éditions de l'éclat, philosophie

MAZZINO MONTINARI
«LA VOLONTÉ DE PUISSANCE » N'EXISTE PAS


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Interprétations nazies

 

1. N.d.e. – Ce texte a connu plusieurs versions : «Appunti su Nietzsche e il nazionalsocialismo (L'interpretazione di Alfred Bäumler)» in: Studi tedeschi, xvii, n° 2, 1974, pp. 49-71; «Nietzsche zwischen Alfred Bäumler und Georg Lukács», in: Basis. Jahrbuch für deutsche Gegenwartsliteratur, vol. 9, Frankfurt am Main, 1979, pp. 188-223; «Interpretazioni naziste», in M. Montinari, Su Nietzsche, Editori Riuniti, Roma, 1981, pp. 73-89; «Nietzsche zwischen Alfred Bäumler und Georg Lukács» in M. Montinari, Nietzsche lesen, Walter de Gruyter, Berlin-New York, 1982, pp. 169-206. Les parties concernant Georg Lukács dans les versions allemandes n'ont pas été retenues ici dans la mesure où elles ne concernaient pas directement notre sujet. La note 9 y fait toutefois longuement allusion.

2. Cf. R. F. Krummel, Nietzsche und der deutsche Geist, Berlin 1974, pp. 65 sq.

3. Reinhard Bollmus, Das amt Rosenberg und seine Gegner. Zum Machtkampf im nationalsozialistischen Herrschaftssystem, Stuttgart, dva, 1970.

4. N.d.t. – Les deux expressions en italiques sont en français dans le texte.

5. Cf. l'appareil critique de Karl Schlechta in Friedrich Nietzsche, Werke in drei Bänden, München 1956, vol. 3, pp. 1393 sq.

6. Sur cet aspect, voir Eckhard Heftrich, Nietzsches Philosophie, Identität von Welt und Nichts, Frankfurt 1962, en particulier les pp. 273-275, 277, 290-295.

7. N.d.e. – Cette même année, Colli et Montinari étaient à la recherche d'un éditeur allemand pour leur édition critique. Dans une lettre du 13 avril, Montinari s'exprime durement à l'égard de l'éditeur de Bäumler : « Quant à Kröner, je ne suis pas du même avis que toi. Je crois que ce qui compte ce n'est pas tant que l'état d'esprit ait ici changé, mais les faits suivants : 1) ils ne veulent à aucun prix lâcher Bäumler, au moins pour ce qui concerne ce qui a été édité, pour lequel ils accepteraient seulement un appareil critique et des variantes ; 2) ils sont encore plus pouilleux et avares que Kohlhammer, Luchterhand, etc. En outre, je suis sûr qu'ils nous demanderaient des compromis inacceptables. Enfin ce qui compte, ce n'est pas tant l'état d'esprit de Weimar mais bel et bien le nôtre : le mien est nettement hostile à cette maison d'édition : l'idée qu'ils réimpriment tranquillement – “parce que le titre est beau” disent-ils – La Volonté de puissance, me met déjà dans une telle rage. Ce ne sont que des philistins, et le responsable de la section philosophique est au fond un nazi, du type pleurnichard... c'est les pires ! Ils ne nous concéderont jamais un désaveu de Bäumler, ce à quoi nous devons arriver » (cf. Lettere, cit., pp. 303-304).

8. Wolfgang Müller-Lauter, Nietzsche, Seine Philosophie der Gegensätze und die Gegensätze seiner Philosophie [Nietzsche. Sa philosophie des contradictions et les contradictions de sa philosophie], Berlin, 1971, p. 1.

9. N.d.e. – Dans un article consacré à l'interprétation lukácsienne de Nietzsche (« Interpretazioni marxiste », in Su Nietzsche, cit., pp. 90-103 et in « Nietzsche zwischen Alfred Bäumler und Georg Lukács », cit., pp. 189-206), Montinari revient sur le texte de cette préface. Il souligne d'abord l'affinité entre l'interprétation marxiste de Lukács et celle nazie de Bäumler. Bien qu'animés par des idéologies politiques radicalement différentes, ils parviennent tous deux au même résultat : Nietzsche a été un précurseur du nazisme ! Paradoxalement, le Nietzsche de Lukács est encore plus nazi que celui de Bäumler, qui ne parvenait pas à s'expliquer le sens réactionnaire du “mythe” de l'éternel retour. Au contraire, La destruction de la raison nous apprend que l'éternel retour n'est pas en désaccord avec la volonté de puissance, qu'il consiste en une éternisation de “l'ordre social barbare et tyrannique” du capitalisme et qu'en fin de compte la philosophie de Nietzsche correspond parfaitement au système de pensée hitlérien, si ce n'est qu'Hitler a par la suite substitué l'éternel retour à la théorie des races de Chamberlain (cf. La destruction de la raison, tr. fr. L'Arche, Paris, 1958, tome I, p. 333). En passant, Montinari rappelle à Lukács que même dans la Dialectique de la nature de Friedrich Engels – auteur difficilement suspect d'avoir des penchants mythiques – nous trouvons des formulations cosmologiques très proches de celles de Nietzsche. Mais Montinari considère surtout qu'il est « plus important de reconstruire l'atmosphère dans laquelle la philosophie de Nietzsche se développe, que de procéder à un quelconque arrangement idéologique – que ce soit pour la condamner ou pour l'absoudre». Pour Lukács, au contraire, le contenu de la philosophie de Nietzsche se réduit à la lutte contre la «conception prolétarienne du monde». Où s'affirmait-elle cette conception du monde pour que Nietzsche puisse la connaître et la combattre ? Lukács l'a déjà dit : «Sans la connaître, Nietzsche la combattait. » Montinari conclut que « La lutte de Nietzsche contre la conception prolétarienne du monde dont parle Lukács se résout entièrement dans sa philosophie de l'histoire à caractère métaphysique, en tant que chaque philosophie de l'histoire qui évite une réelle confrontation avec l'histoire elle-même et les faits historiques, est en dernière analyse une métaphysique déguisée » (art. allemand cité, pp. 200 et 203). Toux ceux qui comme Bäumler et Lukács n'ont pas l'intention de lire Nietzsche mais de l'utiliser pour leurs propres constructions métaphysiques, idéologiques, politiques, ou littéraires ont besoin d'une simplification d'un Nietzsche univoque, et réduit à deux ou trois formules vagues. Dans ce cas, peu importe que les fragments posthumes aient fait l'objet de telle ou telle couture, ou coupure : toutes les compilations de La Volonté de puissance sont bonnes. Certes il faut prendre garde, dans la mesure où tant que les manuscrits seront conservés (et peut-être même publiés dans une édition critique) ils peuvent toujours recommencer à parler et provoquer de désagréables surprises comme celles qui surgissent à la lecture du livre de Lukács, dans lequel il cite la préface dont nous étions partis et à laquelle nous revenons pour redonner la parole à Montinari. « Qu'on me permette de revenir sur quelques détails philologiques, écrit-il. Dans la Destruction de la raison, la polémique de Nietzsche contre Bismarck est interprétée comme une polémique de droite. À cet effet Lukács cite certains textes. Le premier est un passage d'une lettre de Nietzsche à sa sœur Elisabeth, datée de la moitié ou de la fin octobre 1888 [...]. Lukács parle d'une prise de position de Nietzsche en faveur de Guillaume II et contre Bismarck, et rapporte ce passage de la lettre citée : “Notre nouvel empereur me plaît toujours plus … la volonté de puissance comme principe serait pour lui déjà compréhensible.” En allemand : “... Der Wille zur Macht als Prinzip wäre ihm schon verständlich ! ”

Mis à part le fait que les épanchements épistolaires sont généralement discutables et hasardeux, Lukács aurait pu se souvenir des sympathies de Nietzsche pour Frédéric II, l'empereur libéral des 99 jours (comme s'en est souvenu Thomas Mann, dans son désir de faire apparaître plus acceptable politiquement le philosophe de sa jeunesse). Il faut dire également que Lukács néglige les raisons de la sympathie de Nietzsche envers Guillaume II, à savoir le détachement (temporaire) du “jeune empereur” de la clique antisémite du prédicateur de cour Adolf Stöcker. Mais – si cela ne suffisait pas – l'ironie du sort veut que précisément les mots décisifs : “la volonté de puissance comme principe serait pour lui déjà compréhensible”, soient une double falsification. C'est ce que révèle une lettre de Peter Gast à Ernst Holzer, du 26 janvier 1910 (Gast avait alors depuis peu et définitivement cessé sa collaboration avec le Nietzsche-Archiv de Weimar, à cause de dissensions avec la sœur de Nietzsche).

Dans cette lettre, il écrit : “ Quand au chapitre ‘sens de la vérité de madame Förster', je dois vous raconter un des exemples qui me vient à l'esprit en ce moment et qui me fait sourire. Sourire – parce qu'il y a tant de choses que l'on doit soutenir en tant qu'ex-‘membre des Archives', mais qu'aucune ‘personne honnête' ne peut soutenir ! Quand en 1904, nous imprimions le second volume de la Biographie [de Nietzsche], y fut insérée une lettre, dans laquelle notre empereur – alors âgé de 29 ans – est loué pour ses déclarations défavorables à l'égard des antisémites et de la Kreuzzeitung [Le Journal de la Croix, périodique d'extrême droite, qui s'adressait aux militaires et aux Junker prussiens]. Or, vous savez à quel point la Förster brûle du désir d'attirer l'intérêt de l'Empereur sur Nietzsche et – si possible – de l'amener à une quelconque déclaration positive sur la tendance de Nietzsche. Que fit-elle alors à cet effet ? […] elle ajouta une phrase qui n'existe pas dans la lettre originale : ‘La volonté de puissance pourrait comme principe être pour lui [pour l'empereur] déjà compréhensible !' Vous vous souvenez d'où vient cette phrase : de l'ébauche de la préface à La Volonté de puissance, qui se trouve publiée dans le volume XIV [de la Grossoktavausgabe]. La version de cette ébauche… est une des tâches les plus difficiles de déchiffrage de l'écriture de Nietzsche. Avant moi déjà, les Horneffer s'y étaient employés ; mais leur déchiffrage comprenait plus de lacunes que de mots. Mais précisément cette phrase se trouve retranscrite entièrement. Quiconque se met à déchiffrer à nouveau ce que les autres ont déjà tenté de déchiffrer, est plus gêné qu'aidé par les tentatives de ses prédécesseurs. En conclusion : lorsque je déchiffrai le fragment, je ne me rendis pas compte que la version des Horneffer : ‘La volonté de puissance comme principe pourrait être pour eux [les Allemands] déjà compréhensible' ne peut absolument pas s'accorder avec le reste de l'ébauche de la préface. Et quand, en avril de l'année dernière, j'eus de nouveau ce cahier entre les mains, mon soupçon fut confirmé : à la place de ‘déjà compréhensible' [schon verständlich] on doit lire indiscutablement ‘difficilement compréhensible' [schwer verständlich] ! Maintenant si madame Förster voulait être exacte, elle devrait faire imprimer : ‘La volonté de puissance comme principe serait pour lui (pour l'empereur) difficilement compréhensible' – n'est-ce pas amusant ?”

Nous apprenons donc que la phrase citée par Lukács pour faire voisiner concrètement – et c'est l'unique passage dans ce sens – l'impérialisme de Guillaume (du reste à peine naissant) et la “volonté de puissance” de Nietzsche, non seulement n'existe pas dans la lettre (dont on peut dire, entre parenthèses qu'elle est une falsification de bout en bout, et il n'en existe pas d'autre exemplaire que celui d'Elisabeth Förster-Nietzsche), mais en plus qu'elle provient d'une phrase mal déchiffrée d'une des nombreuses préfaces que Nietzsche écrivit dans la dernière phase de son travail sur «La Volonté de puissance », avant de renoncer définitivement à la publication d'une œuvre sous ce titre. Pour Nietzsche donc, les Allemands, puisque c'est de ça dont il s'agit, n'auraient pas été en mesure de comprendre la volonté de puissance comme principe, c'est-à-dire comme moment théorétique, mais seulement précisément la volonté de puissance comme expression politique du Reich (et c'est en fait le sens du texte authentique de la préface publiée dans notre édition critique). »

10. N.d.e. – En allemand, Macht signifie à la fois «puissance» au sens scientifique, et «pouvoir » au sens politique.

11. Wolfgang Müller-Lauter, op. cit., p. 28.

12. N.d.e. – Ernst Mach, Beiträge zur Analyse der Empfindungen, Jena, G. Fischer, 1886, avec des annotations de lecture de Nietzsche ; E. Mach, P. Salcher, Photographische Fixirung der durch Projectile in der Luft eingeleiteten Vorgänge. Separatabdruck aus dem Repertorium der Physik, herausgegeben von Dr. F. Exner, a. ö. Professor an der Universität Wien, avec une dédicace de Mach à Nietzsche.

13. A. Bäumler, Nietzsche der Philosoph und Politiker, p. 82.

14. N.d.e. – L'expression « Siegfrid à cornes » qui exprime la caricature théâtrale de la figure du «très libre Siegfrid» (cf. Par-delà bien et mal, aph. 256) est utilisée pour la première fois dans les cahiers de 1886-1887. Précédemment, Nietzsche avait parlé des « wagnériens à cornes » (5[7] 1886) puis de «“jeunes gens allemands” et autres bêtes à cornes rêveuses – cœurs de lait à la moiteur d'étable » (5[48] 1886) ; enfin le terme révèle sa tonalité fortement anti-allemande, d'un point de vue esthétique, culturel et politique : « Une lettre me rappelle les jeunes gens allemands, Siegfrid à cornes et autres wagnériens. Mes respects à la modération allemande ! Dans l'Allemagne du nord il y a des intelligences modestes, auxquelles suffit même l'intelligence de la Kreuzzeitung » (11 [4] 1887) ; « Depuis le champ immense de l'art, qui est anti-allemand et restera tel, et dont resteront exclus une fois pour toutes, les jeunes allemands les Siegfried à cornes et autres wagnériens, – voici surgir le coup de génie de Bizet, qui fit résonner une nouvelle – hélas si vieille – sensibilité, qui n'avait jamais eu alors, dans la musique cultivée d'Europe, un langage » (11 [49] 1887-1888) – soit dit en passant : ce fragment que Nietzsche avait numéroté 319 dans la seule collection qu'il avait organisée en vue de la publication de « La Volonté de puissance » n'apparaît ni dans la compilation des frères Horneffer (VP1), ni dans l'édition “aux bons soins” d'Elisabeth Förster-Nietzsche et de Peter Gast (VP2), ni dans l'ample compilation de Würzbach reprise par Gallimard (VP5).

15. Les références entre parenthèses renvoient à l'œuvre citée supra de Bäumler.

16. N.d.e. Cf. 11 [3], écrit à Nice le 24 nov. 1887 : « On est artiste au prix de sentir ce que tous les non-artistes nomment “forme” en tant que contenu, que “la chose en soi”. De telle sorte que l'on se retrouve certes dans un monde renversé : parce que le contenu devient désormais quelque chose de simplement formel – y compris notre vie. »

17. N.d.e. – « Lama » était le surnom que Nietzsche avait donné à sa sœur, (cf. Curt Paul Janz, Nietzsche, tr. fr. Gallimard, Paris, 1984, vol. I, pp. 128-129) : « Déjà enfant, son frère, inspiré par le Livre de la Nature de Friedrich Schoedler, lui avait donné ce surnom, comme elle le rappelle elle-même (E. Förster-Nietzsche, Der junge Nietzsche, Leipzig 1912, p. 44). “En effet dans ce livre il était écrit que ‘le lama est un animal singulier : il: il porte volontiers les charges les plus lourdes, mais si on veut l'y contraindre, ou si on le maltraite, il refuse toute nourriture et s'allonge dans la poussière pour mourir'; mon frère trouva que cette description me convenait si exactement, et chaque jour davantage, qu'il se servit toujours de ce surnom, surtout lorsqu'il avait besoin de mon aide dans des situations difficiles; personne d'autre que lui n'a employé ce surnom.”» Mais l'édition originale du livre de Janz comporte un paragraphe supplémentaire que la traduction française n'a étrangement pas jugé utile de conserver. Janz poursuit : « Elisabeth oublie d'ajouter la suite de la description du lama par Schoedler : “Il est curieux de noter que le lama, pour se défendre, crache contre son adversaire la salive et le fourrage digéré à moitié.” Il ne fait pas de doute que par la suite, la sœur de Nietzsche démontra suffisamment que cette seconde partie de la description lui allait aussi bien que la première. Et on peut penser que son frère l'avait également à l'esprit lorsqu'il lui donna ce surnom. » Le livre de Friedrich Schoedler, Das Buch der Natur, die Lehren der Physik, Astronomie, Chemie, Mineralogie, Geologie, Botanik, Zoologie und Physiologie umfassend, Braunschweig 1875, 2 voll., est aujourd'hui encore conservé à Weimar avec ce qu'il reste de la bibliothèque personnelle de Nietzsche (Herzogin Anna Amalia Bibliothek, C 407). Il ne s'agit pas toutefois de l'exemplaire que les deux enfants avaient lu alors, mais de la deuxième édition que Nietzsche avait acheté le 21 juin 1875 à Bâle.

1.

« Nietzsche et le national-socialisme » est un thème qui correspond bien à cette association d'idées instinctive selon laquelle, aujourd'hui encore, le nom de Friedrich Nietzsche est lié aux douze années brunes de l'Allemagne, à l'idéologie hitlérienne et à son mouvement. Mais si nous passons d'une formulation d'ordre général à une considération critique, nous nous apercevons aussitôt, sans même entrer dans les détails, que nous avons affaire à des représentations vagues qui, tout au plus, ont recours à des concepts tels que « violence du Surhomme », « volonté de puissance », « bête blonde » etc. renvoyant ou se laissant assimiler sous cette forme, à une « idéologie » du national-socialisme tout aussi vague, et dont Nietzsche aurait été un précurseur. Dans un essai récent, qui contient par ailleurs des éléments très importants pour approfondir la compréhension de la position de Nietzsche par rapport à son époque, Cesare Cases écrivait: « : « Quand l'économie capitaliste se fut débarrassée des oripeaux du libéralisme, [Nietzsche] apparut comme un précurseur du fascisme. Et il ne fait pas de doute, n'en déplaise à d'aucuns, qu'il fut aussi cela. »

Mais s'il est déjà très difficile de vouloir reconstruire – avec les instruments de la critique historique, c'est-à-dire en tenant compte précisément des documents et des faits – quelque chose qui pourrait s'appeler l'« idéologie national-socialiste », du fait de tous ce fatras de mythes et de représentations mal digérés dont cette « fausse conscience de la réalité » s'est servie pour son action politique, il est d'autant plus impossible de parler sérieusement, d'un point de vue historique, d'une véritable assimilation par le national-socialisme de ce que Nietzsche fut vraiment et de ce qu'il pensa réellement. Et cette précision me semble essentielle si nous voulons commencer à réfléchir de manière critique à l'association d'idées instinctive à laquelle j'ai fait allusion. De fait, les historiens du national-socialisme, qui n'ont pas évacué à la hâte la question de l'« idéologie » de ce mouvement, n'ont pu que constater à quel point Nietzsche était étranger à la sphère “idéale”, si j'ose dire, des fondateurs du nazisme. Dans son ouvrage, Le Mythe du vingtième siècle, Rosenberg revendique Nietzsche au titre des précurseurs du mouvement et le place de manière très discutable au même rang qu'un Paul de Lagarde (que Nietzsche – le vrai Nietzsche, le Nietzsche post-wagnérien – méprisa profondément) ou qu'un Houston Stewart Chamberlain (qui pouvait, certes, se prévaloir en toute légitimité de l'“honneur” de figurer au rang des précurseurs, et qui avait toujours combattu Nietzsche d'un point de vue wagnérien-bayreuthien et raciste). Quant à Hitler, on ne peut certainement pas dire que les œuvres de Nietzsche aient fait partie de sa “formation” (ce que nous apprend, entre autres, la monographie que J. Fest lui a consacrée), et il n'est même pas sûr qu'il l'ait jamais lu. Toute la théorie de la race, le point cardinal des conceptions hitlériennes, était profondément étrangère à Nietzsche, de même que le concept de Führer. Il y a autant de passages dans lesquels il s'en prend à la théorie de la race, au mythe de la race arienne, et où il polémique contre l'antisémitisme, que de chouettes à Athènes.

Mais qu'on me permette un exemple, peut-être plus particulièrement significatif. Au cours du printemps de 1887, Nietzsche eut l'occasion de correspondre avec l'un des représentants les plus en vue de l'antisémitisme de son temps, et qui devint même par la suite député national-socialiste. Je veux parler de Theodor Fritsch, né en 1852 et mort en 1933. Je citerai un passage de l'une des deux lettres par lesquelles Nietzsche lui répondit pour le sommer de ne plus lui envoyer l'Antisemitische Correspondenz, dont Fritsch était le rédacteur (je rappellerai que Fritsch fut également l'auteur d'un Catéchisme antisémite, qui connut une diffusion énorme et qui, en 1923, en était à sa vingt-neuvième édition). Le 29 mars 1887, Nietzsche écrivait à Fritsch :

Croyez moi : cette invasion répugnante de dilettantes rébarbatifs qui prétendent avoir leur mot à dire sur la “valeur” des hommes et des races, cette soumission à des “autorités” que toutes les personnes sensées condamnent d'un froid mépris (“autorités” comme Eugen Dühring, Richard Wagner, Ebrard, Wahrmund, Paul de Lagarde – lequel d'entre eux est le moins autorisé et le plus injuste sur les questions de morale et d'histoire ?), ces continuelles et absurdes falsifications et distorsions de concepts aussi vagues que “germanique”, “sémitique”, “aryen”, “chrétien”, “allemand” – tout cela pourrait finir par me mettre vraiment en colère et me faire perdre la bonhomie ironique avec laquelle j'ai assisté jusqu'à présent aux velléités virtuoses et aux pharisaïsmes des Allemands d'aujourd'hui. – Et, pour conclure, que croyez-vous que je puisse éprouver quand des antisémites se permettent de prononcer le nom de Zarathoustra ?

Ce qu'il éprouvait, Nietzsche ne l'écrivit pas dans cette lettre. Peu après, dans une note, on peut lire :

Il y a quelques temps, un certain Theodor Fritsch de Leipzig m'a écrit. En Allemagne, il n'existe pas d'engeance plus impudente et crétine que ces antisémites. Je lui ai adressé, en signe de remerciement, un beau coup de pied en forme de lettre. Cette canaille ose prononcer le nom de Zarathoustra. Immonde ! Immonde Immonde ! (7[67] 1887, cf. aussi 5[45]).

Peu après cette brève et éloquente correspondance, le même Theodor Fritsch se risqua à une recension de Par-delà bien et mal, paru l'année précédente. Il y avait trouvé, à bon droit, une « exaltation des juifs » et une « âpre condamnation de l'antisémitisme », et liquidait Nietzsche comme « philosophe superficiel », ne nourrissant « aucune compréhension pour l'essence de la nation » et ne faisant, dans Par-delà bien et mal, que cultiver « des bavardages philosophiques de vieilles commères ». Les affirmations de Nietzsche à propos des juifs n'étaient pour Fritsch que « les idioties superficielles d'un pauvre savant de pacotille, corrompu par les juifs ». « Par chance » – concluait-il – « les livres de Nietzsche ne sont lus que par une petite douzaine de personnes2. »

Tels furent donc les rapports, réels, concrets, attestés par des documents, que Nietzsche, durant toute sa vie, entretint avec l'antisémitisme et le germanisme. Ce qui n'a pas empêché qu'il soit revendiqué par les nazis eux-mêmes, et que la phrase de Lukács selon laquelle Nietzsche était un « précurseur intellectuel du national-socialisme » ait encore quelque signification pour un grand nombre de personnes. Mais revenons aux faits, en ce qui concerne les rapports du national-socialisme avec Nietzsche.

2.

Hans Langreder, un jeune chercheur allemand, a eu le mérite d'inaugurer la recherche historique empirique sur « la discussion sur (et avec) Nietzsche pendant le Troisième Reich » dans une thèse présentée en 1970 à l'Université de Kiel. Il a pu constater ainsi que, sous le Troisième Reich, le jugement sur Nietzsche n'était pas unanime, et que l'on pouvait en trouver à la fois une image négative et positive (dans le sens de l'idéologie national-socialiste). Parmi les idéologues du national-socialisme, d'aucuns tentaient de le gagner à leur conception du monde, tandis que d'autres considéraient comme totalement inacceptable ce Nietzsche incommode, cosmopolite, individualiste, apolitique ; d'autres encore s'efforçaient de trouver une solution intermédiaire. Officiellement la préférence fut donnée à l'image positive, et cette image de Nietzsche comme un des esprits tutélaires du national-socialisme, a encore aujourd'hui une large diffusion. Selon Langreder, le personnage principal, parmi les idéologues du Troisième Reich, qui favorisa ce rattachement de Nietzsche à l'hitlérisme est Alfred Bäumler, qui participa à ladite « révolution conservatrice ».

Bien avant de devenir national-socialiste, Bäumler avait été nietzschéen. Après la prise de pouvoir par les nazis, Bäumler, qui avait participé activement aux bûchers des livres « non allemands », non aryens, fut nommé à une chaire, spécialement créée pour lui, dite de «Pédagogie politique » à l'Université de Berlin ; il devint ensuite directeur de la Section scientifique du bureau « Chargé par le Führer du contrôle de tout ce qui concerne l'enseignement et l'éducation culturelle et philosophique du parti national-socialiste », appellation complète du fameux « bureau Rosenberg», dont un jeune chercheur de l'Université de Trèves, Reinhard Bollmus, nous a donné un historique excellent et précis3. En réalité, avec la création de ce bureau, Rosenberg fut mis à l'écart du pouvoir effectif ; les raisons pour lesquelles il fut ensuite jugé à Nuremberg comme criminel de guerre concernent sa charge postérieure de ministre des territoires orientaux occupés par l'Allemagne nazie entre 1941 et 1945.

Mais revenons à Bäumler. Au début des années trente, Bäumler était professeur de philosophie et il avait publié, entre autres, un essai sur la critique kantienne du jugement. Il commença à se faire connaître comme éditeur et interprète de l'œuvre de Nietzsche, et fit d'abord paraître chez l'éditeur Reclam deux recueils de textes tirés principalement de la soi-disant œuvre posthume principale de Nietzsche : La Volonté de puissance. Les deux recueils avaient pour titre : Nietzsches Philosophie in Selbstzeugnissen. Erster Teil : « das System ». Zweiter Teil : « Die Krisis Europas » ; à savoir : La philosophie de Nietzsche exposée sur la base de textes et témoignages de Nietzsche lui-même. Première partie : « le système ». Seconde partie : « La crise de l'Europe ». En 1931, parut, toujours chez Reclam, sa véritable interprétation de la philosophie de Nietzsche, sous un titre qui correspondait exactement à la bipartition du choix de textes précédent : Nietzsche der Philosoph und politiker : Nietzsche philosophe et politicien.

Ce début des années trente fut une période de vives discussions autour de Nietzsche. La raison “circonstancielle” en était que ses œuvres n'étaient plus protégées par les droits d'auteur (selon la législation de cette époque, la période de tutelle des droits d'un auteur était de trente ans à partir de la date de la mort : Nietzsche était mort le 25 août 1900). « Quand les œuvres d'un génie, trente ans après sa mort, deviennent libre propriété de son peuple et de tout le monde intellectuel – observait Hans Prinzhorn en 1932 dans la Deutsche Rundschau – il est compréhensible que les cervelles et les mains, qui vivent dans et du monde de la culture, s'activent. Combien d'occasions s'offrent alors de mettre à l'épreuve des notions, des capacités, des médiations – mais aussi des ambitions et des malignités privées, et en même temps de faire des affaires et de renforcer des tendances cachées de politique culturelle. »

Ce fut précisément au cours de cette période qu'Erich F. Podach publia pour la première fois le journal clinique de l'asile d'Iéna, où Nietzsche avait été interné les deux premières années de sa maladie (1889-1890). Le document fit sensation et déchaîna d'innombrables discussions ; la sœur de Nietzsche, âgée de plus de 80 ans, tenta encore de sauver l'honneur de son frère, compromis, selon elle, par cette infection syphilitique dont il était clairement question dans le journal clinique, faisant intervenir les amis du Nietzsche-Archiv et des lettrés plus ou moins serviles, disposés à accepter ses souvenirs les yeux fermés, ou, pire encore, les documents qu'elle fabriquait elle-même. Après vingt ans de silence, Josef Hofmiller, rédacteur des Süddeutsche Monatshefte, un des plus remarquables connaisseurs de l'œuvre de Nietzsche, reprit la plume pour exprimer son embarras à l'égard d'un philosophe aimé jadis : il condamnait Nietzsche (même dans sa polémique anti-wagnérienne) – expressément contre Bäumler – et ne voulait le sauver que comme moraliste et écrivain. La vie privée de Nietzsche devint la cible d'un effort de démystification, par lequel on réagissait à l'image de « saint » laïc, qui avait toujours été entretenue par les archives de Weimar : le livre de Helmut Brann sur Nietzsche et les femmes, intéressant bien que manquant le plus souvent de mesure, en est un bon exemple.

Toutefois, un esprit clairvoyant pouvait, à la lumière de tels événements, arriver aisément à la conclusion qu'on assistait à une nouvelle évolution de la réception de Nietzsche en Allemagne, si riche en événements contradictoires. En effet, alors même que se formaient les interprétations philosophiques de Karl Jaspers et de Karl Löwith concernant Nietzsche, interprétations qui conservent encore aujourd'hui leur valeur (de sorte qu'il n'était nul besoin de recourir à Bäumler pour «prendre au sérieux » Nietzsche comme philosophe), ce n'est certainement pas la discussion à scandale sur la maladie de Nietzsche et sur sa vie privée qui portait la « signature de l'époque », mais bien plus l'adaptation de Nietzsche aux « instances du jour », aux « tendances » à peine « cachées de politique culturelle » qui surgissaient en ces années fatales sur le terrain de la démocratie moribonde de Weimar. Et ce fut là justement le sens de l'interprétation bäumlérienne de Nietzsche, que beaucoup perçurent alors comme nouvelle. Bäumler, du reste, était bien conscient de son entreprise, quand il répondait à Josef Hofmiller (qui n'était au fond qu'un conservateur bavarois) : « Ce qui est fatal dans l'importance de Nietzsche sur l'esprit allemand, c'est le fait que l'œuvre gigantesque contenue dans ses carnets posthumes n'a pas eu jusqu'à présent une influence à la mesure de son importance. (Ses seuls et meilleurs lecteurs demeurent Klages et Spengler.) Pour la grande masse des lecteurs, Nietzsche est encore le poète du Zarathoustra ; sur les esprits les plus subtils, il a eu une influence par le biais de deux de ses masques : “Dionysos” (Naissance de la tragédie) et l'“esprit libre” (les livres d'aphorismes). Cet “esprit libre” était devenu le maître d'un genre littéraire pratiquement inexistant en Allemagne, celui de l'essai moral et psychologique. Comme virtuose d'un style à la fois profond et concis, Nietzsche a conquis la génération qui fit son entrée sur la scène littéraire publique de l'Allemagne après sa mort. C'est alors qu'il a eu une influence comme poète et comme écrivain et, aujourd'hui encore, il est apprécié comme tel. D'où il s'ensuit que ses œuvres intermédiaires et les plus personnelles sont appréciées de manière particulière […] Nous constatons que cette appréciation se double nécessairement d'une sous-évaluation des travaux tardifs de Nietzsche et de ses textes posthumes. » Ecce Bäumler !

Quant à nous, nous constatons, comme fait historico-culturel précis, que la politisation extrême de Nietzsche, comme penseur allemand, son Aufnordung ou sa “nordification” – comme on le dira sous peu – était une nouveauté pour le public intellectuel du début des années trente : les écrivains et autres littérateurs (comme l'observait ironiquement Bäumler) se trouvaient confrontés à une image de Nietzsche qu'ils ignoraient jusqu'alors. Une telle évolution, certes, remontait – chez Bäumler – à quelques années auparavant, quand il écrivait son essai sur Nietzsche et Bachofen. Et, du reste, des protestations contre la « politisation germanique » de Nietzsche ne manquèrent pas non plus : le plus remarquable se trouve dans le Compte-rendu parisien de Thomas Mann, qui date de 1927 ; c'est là qu'on peut lire ces paroles mémorables, dirigées précisément contre l'essai de Bäumler sur Nietzsche et Bachofen : « Le germanisme élevé et formateur de Nietzsche connaissait, comme celui de Goethe, d'autres voies pour s'exprimer, qui ne sont pas celles du grand retour à la matrice mythique-historique-romantique. » Ou encore, avec une allusion explicite à la politique contemporaine : « La fiction professorale, selon laquelle l'actuel moment de l'histoire de l'esprit appartiendrait à une simple réaction romantique contre l'idéalisme et le rationalisme, contre l'illuminisme des siècles passés, comme si aujourd'hui, de la même manière qu'au début du dix-neuvième siècle, la “nationalité” [Nationalität] s'opposerait de plein droit révolutionnaire à l'“humanité” [Humanität], dans la mesure où la première serait l'élément nouveau, plein de jeunesse et voulu par l'époque : cette fiction professorale doit être manifestée pour ce qu'elle est : une fiction pleine des tendances présentes, pour laquelle n'importe pas tant l'esprit d'Heidelberg [c'est-à-dire l'esprit du romantisme heidelberghien, que Bäumler avait invoqué pour son interprétation de Nietzsche-Bachofen] que l'esprit de Munich [c'est-à-dire l'esprit de la ville allemande qui était alors le centre du mouvement hitlérien]. Ce n'est pas à Bachofen et à son symbolisme des rites funéraires que se rattache ce qui est véritablement nouveau et veut devenir réalité, mais bien à cet événement et à ce spectacle de l'histoire de l'esprit allemand, qui est digne de la plus haute admiration pour son héroïsme, l'événement et le spectacle de l'auto-dépassement du romantisme chez Nietzsche et à travers Nietzsche ; et rien n'est plus sûr que le fait que dans l'humanisme [Humanität] de demain, qui devra être non seulement un au-delà de la démocratie, mais aussi un au-delà du fascisme, entreront des éléments de néo-idéalisme, assez solides pour contre-balancer l'ingrédient du nationalisme [Nationalität] romantique.» Voilà pour Thomas Mann en 1927.

Malheureusement « l'humanisme de demain » prophétisé par Mann devait encore se faire attendre ; pour le moment – une période terrible qui durera douze ans et qui changera le visage de l'Europe – les petits bourgeois philistins insurgés contre l'esprit et contre l'humanisme auraient eu l'avantage.

L'interprétation de Nietzsche proposée puis imposée par Bäumler (jusqu'aux antifascistes et aux marxistes qui l'ont adoptée en négatif) est basée sur deux propositions de méthode : 1. La véritable philosophie de Nietzsche est dans ses carnets posthumes (tels qu'ils avaient été publiés jusqu'alors par le Nietzsche-Archiv). 2. Pour juger l'œuvre de Nietzsche, il est nécessaire de faire ce qu'il n'eut pas le temps de faire – selon Bäumler – à savoir : « assumer le travail de la connexion logique » dans l'œuvre de Nietzsche.

L'important pour Bäumler c'était de forcer la philosophie de Nietzsche pour en faire la prémisse d'une conception politique, « germanique », qu'il prétend « découvrir » chez Nietzsche.

Deux questions se posent alors, auxquelles nous devrons répondre : 1. Bäumler a-t-il su saisir le sens exact des textes posthumes de Nietzsche ? 2. Qu'advient-il de Nietzsche sur la base de la « connexion logique », que Bäumler lui-même s'est chargé d'opérer ?

Il nous importera ensuite d'indiquer si la politisation de la pensée de Nietzsche opérée par Bäumler est soutenable.

3.

Bäumler accepte sans la moindre critique (à la différence d'Heidegger lui-même par exemple, sans parler de Jaspers) la compilation connue sous le nom de La Volonté de puissance. Il a continué à le faire même après la seconde guerre mondiale, quand il était encore actif, non plus, certes, comme nazi, mais tout de même comme éditeur des œuvres de Nietzsche, chez l'éditeur Kröner de Stuttgard. Il serait intéressant, bien que déprimant, de confronter les notes de Bäumler à La Volonté de puissance avant et après la seconde Guerre Mondiale. On pourrait par exemple constater la disparition de phrases comme celle-ci : « Le jeune Nietzsche avait fait la distinction entre un concept latin [ omanomanischen], “décoratif” de la culture, et un concept de culture gréco-germanique, comme physis potentialisée. Sa dernière œuvre philosophique, dans laquelle il tire les conclusions, fait de ce concept éducatif gréco-germanique une réalité de pensée. » Tout Bäumler est là! Cette phrase rassemble les traits principaux de son interprétation de Nietzsche : l'équivalence anti-historique entre grec et germain (que Nietzsche avait refusé après la rupture avec Wagner) est placée dans La Volonté de puissance, comme fondement du prétendu « système de Nietzsche ».

Certes, en 1945, tout cela avait quelque peu perdu de son actualité. Mais je ne voudrais pas manquer de citer cet extrait de la postface de 1930 : « Dans la forme sous laquelle La Volonté de puissance nous est conservée, nous pouvons reconnaître un grandiose cours de pensées, nous pouvons distinguer également de brèves sections plus profondément développées, mais sans jamais oublier que nous n'avons pas devant les yeux une œuvre achevée de Nietzsche. Même s'il était possible, sur la base d'une future édition critique, d'effectuer quelques corrections à cette œuvre, nous ne parviendrions pas à ce que Nietzsche se proposait, et ce qu'il aurait été en mesure de faire. »

Ici Bäumler fait justement remarquer les limites objectives qui conduisent toute reconstruction de ce type à la faillite. Mais lui-même, en parlant d'« œuvre », reste attaché à cette idée selon laquelle, cachée dans les carnets posthumes, existe l'ébauche d'une œuvre de Nietzsche intitulée « La Volonté de puissance ». Dès 1907, Ernst Horneffet avait déjà démontré que cette œuvre n'existait pas. Karl Schlechta l'a répété cinquante ans plus tard. Mais dans les deux cas, on ne peut que constater une incroyable incompréhension, dans la manière dont les choses se sont passées véritablement.

À chaque fois, deux questions distinctes sont confondues dans la polémique. D'une part, la question du sens de l'œuvre posthume de Nietzsche et de sa philosophie ; d'autre part la question de l'édition de l'œuvre posthume. Soit : d'une part la volonté de puissance comme principe philosophique et de l'autre La Volonté de puissance comme œuvre et comme “livre”. En effet, il est tout à fait possible d'insister sur l'importance profonde de la volonté de puissance dans la pensée de Nietzsche et affirmer en même temps – comme l'attestent effectivement les manuscrits – que Nietzsche n'&Mac253; jamais écrit aucune œuvre portant ce titre (et n'avait pas même l'intention de le faire). Malheureusemesement, tant Ernst & August Horneffer en 1907, que Karl Schlechta en 1956, ont entretenu, et certes pas d'une manière tout à fait innocente, cette confusion. À partir de la vérification philologique de l'inexistence d'une œuvre systématique, les frères Horneffer (jadis éditeurs de la première Volonté de puissance en 1901 dans le cadre du Nietzsche-Archiv) conclurent à une prétendue incapacité de Nietzsche de l'écrire, arguant du caractère fragmentaire et même limitatif de sa pensée. Pour eux, Nietzsche n'avait pas un esprit systématique et donc n'était pas même un philosophe au vrai sens du terme, parce qu'il n'était pas parvenu à écrire une œuvre systématique.

Au contraire, pour Elisabeth Förster-Nietzsche et pour tous ses adeptes lettrés, Nietzsche était philosophe précisément parce qu'il avait laissé, quand bien même était-elle inachevée, une œuvre systématique. Dans l'équation philistine : philosophe = système = œuvre, les deux points de vue se retrouvaient de la manière la plus heureuse : une querelle allemande typique issue d'une encore plus typique niaiserie allemande 4.

Cinquante ans plus tard, Karl Schlechta, lui-même ancien éditeur du Nietzsche-Archiv, apporta encore une fois, avec toute l'objectivité possible, la preuve que l'œuvre n'existait pas5. Mais Schelchta prétendait avoir démontré quelque chose de plus, à savoir que l'œuvre posthume de Nietzsche ne présentait pas un grand intérêt (en précisant tout de même : «Du moins pour ce que nous en connaissons »). Ses adversaires, Karl Löwith, Wolfram von den Steinen, Rudolf Pannwitz et d'autres, protestèrent contre la dépréciation de l'œuvre posthume, mais firent une nouvelle fois la confusion entre les deux questions : d'une part celle de l'édition de l'œuvre posthume (et de ce point de vue Schlechta avait sans nul doute raison: La Volonté de puissance n'existe pas), de l'autre, celle du sens philosophique de l'œuvre posthume (et sur ce point il y avait en effet de bonnes raisons à opposer à Schlechta)6. Le mérite de Schlechta – d'avoir soutenu que le problème de la publication selon l'ordre chronologique de l'œuvre posthume était une exigence éditoriale fondamentale et de l'avoir appuyé avec des arguments irréfutables – reste inchangé, même si son édition n'est pas pleinement satisfaisante sur ce point. Mais, dans le feu de la polémique sur le sens philosophique de l'œuvre posthume, ce dernier élément passa inaperçu.

L'éditeur de Bäumler ne voulut pas renoncer au « beau titre » : La Volonté de puissance, et, en 1964, Bäumler réédita l'«œuvre principale» de Nietzsche7. Toutefois dans la postface, la phrase que nous avons citée fut remplacée par celle-ci : « La Volonté de puissance que Gast nous a laissée, est un document historique qui conservera toujours sa valeur une fois que tous les manuscrits de Nietzsche seront déchiffrés et publiés. Quelqu'un qui a vécu aussi longtemps et si pleinement dans l'atmosphère de Nietzsche, tel que Peter Gast, nous apporte quelque chose qui restera indispensable pour comprendre et reconstruire La Volonté de puissance. »

Le Bäumler de 1930 ne renonçait pas à considérer la compilation comme une œuvre en soi, et même comme l'œuvre principale de Nietzsche, même s'il précisait que Nietzsche n'avait pas « fini » ce livre. Ce qu'il répéta en 1964, si ce n'est que l'instrument passif d'Elisabeth Förster-Nietzsche, Peter Gast, un homme bon, faible et sans aucune capacité philosophique, devenait pour Bäumler le « médiateur indispensable » pour reconstruire cette œuvre principale de Nietzsche.

Aujourd'hui encore est conservé à Weimar, un exemplaire du livre de Bäumler avec une dédicace à la sœur de Nietzsche. Mais on peut retrouver ce que cette dernière pensait du fameux « médiateur indispensable » de La Volonté de puissance dans une lettre dans laquelle elle évoque la question d'une future édition critique de l'œuvre de Nietzsche. Le 16 septembre 1915, Elisabeth Förster-Nietzsche écrivait à l'un de ses conseillers, Karl Theodor Kötschau :

Mais maintenant il serait vraiment nécessaire de reprendre l'activité éditoriale [...] Pour vous donner une idée de ce qu'il y aurait à retravailler sur les manuscrits, il vous faudrait pouvoir venir ici personnellement de façon à ce que je puisse vous montrer les matériaux et mes futurs plans. Peter Gast n'était sûrement pas un érudit et quand bien même sa connaissance était-elle de première main, il lui manquait la précision du philologue qu'il remplaçait par une sorte d'arbitraire ou de caprice artistique, qui rend désormais absolument nécessaire de nombreuses et pénibles vérifications. Et tout cela doit être fait de mon vivant parce que je suis la seule à posséder l'entière tradition en vue de l'édition complète, et malheureusement aussi pour les erreurs qui ont été commises.

Qu'on prenne bien garde à la date de cette lettre : elle fut écrite cinq ans à peine après la publication de la soi-disant édition critique de La Volonté de puissance, par Otto Weiss !

Mais Peter Gast lui-même avait admis le caractère insoutenable, d'un point de vue scientifique, de sa compilation. Dans un exemplaire du petit livre de Ernst Horneffer, Nietzsches letztes Schaffen, que Gast avait utilisé et qui est encore conservé à Weimar, en marge de l'observation d'Horneffer sur La Volonté de puissance, selon laquelle « les manuscrits de Nietzsche doivent être publiés tels quels, mot à mot, en renonçant à toute mise en ordre ou regroupement », Gast avait écrit : « Si nous les avions publiés ainsi, Horneffer aurait dit que le contraire eut été plus juste. Le public ne supporterait pas une telle édition. Les connaisseurs, pour lesquels une telle édition serait un véritable bonheur ne sont qu'une toute petite minorité. » En réalité, les fragments posthumes incomplets, surtout ceux de La Volonté de puissance en tant qu'œuvre, fût-elle inachevée, avaient pour Bäumler une valeur quasiment ésotérique : dans les carnets posthumes, Nietzsche aurait réellement dit ce qu'il pensait ; et Bäumler se sentait confirmé dans son opinion dans la mesure où La Volonté de puissance présentait un caractère systématique artificiel : une œuvre demeurée inachevée, mais une œuvre tout de même, dans laquelle on pouvait trouver le Nietzsche authentique. Mais c'est précisément cette optique qui est fausse et qui est la cause des falsifications de la pensée de Nietzsche.

La publication de l'œuvre posthume telle qu'Horneffer l'avait envisagée en 1907, aurait montré l'extrême fragilité de l'édifice de La Volonté de puissance. Cette publication n'aurait pas simplement incité à faire quelques corrections (comme l'écrivait Bäumler en 1930), mais aurait démontré, malgré les éventuelles corrections, le caractère négatif de ce « document historique » que Gast nous a prétendument “légué” (comme l'écrivait Bäumler en 1964).

Voyons maintenant comment aurait pu se présenter ce « véritable bonheur pour les connaisseurs » (que n'auraient certes pas apprécié de grossiers simplificateurs comme Bäumler).

Les manuscrits de Nietzsche lus selon leur succession chronologique nous offrent une présentation authentique, pratiquement sans lacunes, de sa production et de ses intentions. Les fragments posthumes, publiés selon leur chronologie dans les manuscrits, complètent et clarifient les œuvres publiées ou déjà prêtes pour la publication. Ceci est valable d'autant plus pour les carnets posthumes des dernières années d'activité intellectuelle de Nietzsche, desquels fut tirée La Volonté de puissance. C'est pourquoi il est nécessaire de s'habituer à distinguer nettement deux manières de considérer la masse de manuscrits que Nietzsche nous a laissée. La première manière consiste à comprendre tout l'ensemble de ses notes – indépendamment de leur utilisation – comme l'expression unitaire, en devenir, de la pensée de Nietzsche. La seconde consiste à distinguer dans cet ensemble les intentions littéraires de Nietzsche, ses plans de publication et – dans le cas de publications effectives – ce qu'il faut considérer comme travail préparatoire, ce qui a été écarté et pourquoi il l'a été, ce qui est resté à l'état de fragments plus ou moins élaborés, disponible pour d'autres éventuelles utilisations évoquées dans d'autres plans, ou bien – également – ce qui est entièrement lié à des plans clairement écartés et dépassés par Nietzsche au cours de ses méditations.

Ce qui veut dire également que, pour une interprétation de la pensée de Nietzsche, les deux manières de considérer l'ensemble de ses notes ne peuvent avoir de valeur indépendamment l'une de l'autre. Elles représentent en revanche des moments complémentaires d'une même recherche, que le lecteur critique se doit d'accomplir. Mais la seconde manière de comprendre les cahiers de Nietzsche c'est précisément la tâche de l'édition critique, qui doit bien distinguer, avec des moyens “objectifs”, les notes par rapport aux œuvres publiées (ou effectivement prêtes pour la publication, comme les manuscrits pour l'imprimeur ou les copies au propre).

Telle est la seule voie, décrite avec le plus de concision possible, pour s'approcher de manière critique des manuscrits d'un auteur multiple et polysémique tel que Nietzsche. Mais elle n'aurait certes pas convenu au systématique Bäumler, qui se mit même à défendre avec zèle ladite “œuvre principale en prose”8 et en fit un best-seller auquel l'éditeur Kröner, même après la polémique suscitée par l'édition de Schlechta en 1956-58, ne voulut pas renoncer.

Voyons maintenant ce que devient Nietzsche, dès lors que d'autres ont assumé la tâche d'établir la « connexion logique » de ses pensées (cette tâche pour laquelle il n'eut pas, au dire de Bäumler, le temps nécessaire). Passons donc à ce que Bäumler appelle le « système Nietzsche ».

4.

Un des meilleurs interprètes contemporains de Nietzsche, Wolfgang Müller-Lauter, introduit son essai, Nietzsches Philosophie der Gegensätze 9, par cette citation pertinente du romantique Friedrich Schlegel: « Il est tout aussi mortel pour l'esprit d'avoir un système que de n'en avoir point. Celui-ci devra donc se décider à associer l'une et l'autre chose. »

Durant l'été 1888, Nietzsche écrivit une des nombreuses préfaces pour le livre que, peu après, il aurait définitivement renoncé à écrire : « La Volonté de puissance ». Cette préface est particulièrement importante parce qu'elle nous informe très clairement des “intentions” de Nietzsche, dont parle si abondamment Bäumler. Le texte authentique de cette préface fragmentaire a été publié récemment pour la première fois dans notre édition critique. Nietzsche y écrit :

Un livre à penser, rien d'autre : appartenant à ceux pour qui penser fait plaisir, rien d'autre...

Qu'il soit écrit en allemand est pour le moins inactuel : j'eusse aimé l'avoir écrit en français pour qu'il ne parut point cautionner de quelconques aspirations “impérialistes allemande”.

Des livres à penser : ils appartiennent à ceux pour qui penser fait plaisir, rien d'autre... Les Allemands d'aujourd'hui ne sont plus des penseurs : quelque chose d'autre leur fait plaisir et leur donne à réfléchir. La volonté de puissance en tant que principe leur serait si difficilement compréhensible... C'est en effet pourquoi j'eusse aimé ne pas avoir écrit en allemand mon Zarathoustra.

Je me méfie de tous les systèmes et des constructeurs de systèmes et les évite : peut-être découvrira-t-on finalement derrière ce livre le système que j'ai, quant à moi, évité...

La volonté de système chez un philosophe, en termes moraux, est une corruption plus raffinée, une maladie du caractère, et en termes non moraux, volonté de se présenter comme plus stupide qu'il ne l'est. – Plus stupide signifie : plus fort, plus simple, plus impérieux, plus inculte, plus autoritaire, plus tyrannique…

Je ne me préoccupe plus des lecteurs : comment pourrais-je écrire pour des lecteurs ? ... Mais je m'annote moi-même, pour moi (9[188])10.

Dans son essai, Wolfgang Müller-Lauter souligne également l'importance du fragment que nous venons de citer, en commentant ainsi la phrase :

« La volonté de puissance comme principe serait difficilement compréhensible pour les Allemands »: « Aux Allemands distraits, le discours sur la volonté de puissance, en tant qu'on y parle de puissance ou pouvoir11, pouvait sembler apparaître comme la volonté de confirmer une quelconque aspiration au Reich allemand. En outre, ils sont habitués à l'emploi du concept de volonté au sens de Schopenhauer et de ses disciples. C'est pourquoi ce que Nietzsche dit de la volonté de puissance leur est difficilement compréhensible. La volonté de puissance n'est pas précisément un “principe”, au sens de la métaphysique traditionnelle12. »

Dans le « système Nietzsche » de Bäumler, nulle trace de la tension intellectuelle que les paroles de Schlegel trahissent et que nous pouvons ressentir dans la phrase de Nietzsche : « Peut-être découvrira-t-on finalement derrière ce livre le système que j'ai évité ».

Ce dont Bäumler a besoin, c'est d'un Nietzsche qui se présente « comme plus stupide qu'il ne l'est », et donc : « Wlus fort, plus simple, plus impérieux, plus inculte, plus autoritaire, plus tyrannique ». Un Nietzsche introuvable précisément dans ses carnets posthumes, dès lors qu'on n'essaie pas de reconstruire tel ou tel Nietzsche, mais que l'on cherche le Nietzsche entier, tel qu'il était, dans ses notes intimes, mais aussi dans ses livres et dans ses lettres. Bäumler en revanche veut un Nietzsche sans problèmes, un Nietzsche amoindri, et non le Nietzsche qui a écrit : « Profonde répugnance à trouver le repos une fois pour toutes dans une quelconque vision globale du monde ; fascination pour la manière de penser inverse : ne pas se laisser priver de la stimulation du caractère énigmatique » (2[155] 1886).

Sous la formule d'un « réalisme héroïque », Bäumler construit son Nietzsche. Il met en évidence les aspects qui conviennent le plus à ses intentions, qui sont, en dernière analyse – comme nous le verrons –, surtout politiques et fortement destinées à l'actualiser, comme l'avait déjà relevé Thomas Mann (qui avait lu également son Nietzsche et l'avait assimilé de manière bien plus créative que Bäumler). Nietzsche est pour Bäumler l'athée radical, passionné ; et à la différence des philosophes comme Platon, il a le courage de la réalité ; comme Héraclite, Nietzsche serait un philosophe du devenir et du conflit, de la volonté de puissance. Bäumler connaît les œuvres de Nietzsche et il est pour cela même en mesure de montrer en exemple, avec une certaine exactitude, les pensées essentielles de Nietzsche sur la théorie de la connaissance. Mais ici, la problématique des sciences naturelles, qui fut le point de départ de Nietzsche, échappe totalement à Bäumler.

Prenons un exemple : à lire Bäumler, il semble qu'Ernst Mach, un contemporain de Nietzsche, n'ait jamais existé, qu'il n'ait jamais écrit une Analyse des sensations et que Nietzsche n'ait jamais lu ce livre. Et en revanche, le scientifique et philosophe Ernst Mach, que Nietzsche connaissait fort bien (et dont on conserve encore aujourd'hui à la bibliothèque de Weimar, les livres que Nietzsche possédait13), fut à cette époque le représentant de la critique scientifique la plus radicale du causalisme, de la conception mécaniste de la physique en général.

En 1884, Nietzsche écrivait : « Si je pense à ma généalogie philosophique, je me sens en relation avec le mouvement anti-téléologique, c'est-à-dire spinoziste, de notre temps, mais à la différence que je tiens pour une illusion même le “but” et la “volonté” en nous ; de même avec le mouvement mécaniste (réduction de toutes les questions morales et esthétiques à des questions physiologiques de toutes les physiologiques à des chimiques, de toutes les chimiques à des mécaniques), mais avec cette différence que je ne crois pas à la “matière” et que je tiens Boscovich pour l'un des grands tournants, comme Copernic ; que je considère comme stérile toute démarche qui part de l'autoréflexion de l'esprit, et je ne crois pas que l'on puisse mener une bonne recherche sans suivre le fil conducteur du corps. Non pas une philosophie comme dogme, mais bien comme l'ensemble des éléments qui règlent provisoirement la recherche. » (26[432] 1884). Ce Nietzsche n'existe pas pour Bäumler. Des exemples tels que celui de Mach pourraient se multiplier à loisir. Le « bon européen » Nietzsche ne vit pas, pour Bäumler, dans l'Europe du dix-neuvième siècle. Il a très peu de choses en commun avec des intellectuels tels que Stendhal, Baudelaire, Dostoïevsky, Tolstoï et ni même avec d'autres écrivains, poètes et philosophes tels que Mérimée et Taine, les frères Goncourt et Renan, Sainte-Beuve et Flaubert, Guyau et Paul Rée, Bourget et Tourgenéïv. C'est comme si Nietzsche n'avait jamais dit cette phrase d'Ecce Homo («Pourquoi je suis si sage » § 2), si digne d'être méditée : « Indépendamment du fait que je suis un décadent, je suis également tout le contraire. »

Bäumler parle également d'une lutte que Nietzsche aurait mené contre la conscience [Bewusstsein], contre l'esprit [Geist], aussi bien dans la sphère théorétique que pratique, en faveur de la vie et suivant « le fil conducteur du corps ». Ce que Bäumler tente d'éliminer de son « système Nietzsche » (ce qu'avait fait d'ailleurs Klages avant lui) c'est la tension globale qui domine dans toute la philosophie de Nietzsche entre les deux pôles « esprit » et « vie ». Ainsi quand Nietzsche, dans un aphorisme d'Aurore [n° 429], parle de la passion de la connaissance à laquelle le bonheur inconscient de la barbarie est odieuse, ou bien quand, dans Ainsi parlait Zarathoustra («Des illustres sages »), il proclame l'inséparable unité entre « vie » et « sagesse », et « esprit » et « vie » dans la phrase : «Esprit est la vie qui dans la vie elle-même tranche», ce philosophe intellectualisé à l'extrême n'existe pas pour Bäumler. Que Nietzsche se sente l'héritier d'une vivisection moraliste durant depuis deux mille ans, semble même oublié. Et pourtant Nietzsche lui-même a écrit dans sa préface de 1887 à la seconde édition du Gai savoir :

Un philosophe qui a traversé et ne cesse de traverser plusieurs états de santé, a passé par autant de philosophies : il ne saurait faire autrement que transfigurer chacun de ses états en la forme et en l'horizon les plus spirituels ; – un art de la transfiguration, voilà ce qu'est la philosophie. Il ne nous appartient pas, à nous autres philosophes, de séparer l'âme et le corps, comme fait le peuple, encore moins de séparer l'âme et l'esprit.

Enfin Bäumler est même contraint de faire disparaître de sa systématisation de la pensée de Nietzsche la connaissance fondamentale sur laquelle s'appuie Ainsi parlait Zarathoustra : la théorie de l'éternel retour du même, bien que Nietzsche ait réservé, précisément à cette théorie, la place la plus importante du dernier livre, dans les plans de « La Volonté de puissance ». Dans le dernier plan, daté « Sils-Maria, le dernier dimanche d'août 1888 », c'est-à-dire immédiatement avant le renoncement à la publication d'une telle œuvre, le quatrième livre portait le titre : « Le grand Midi » et le troisième et dernier chapitre de ce livre s'intitulait « L'éternel retour » (cf. 18[17]). Bäumler se rebelle contre cette théorie et, puisqu'il identifie le système qu'il a lui-même construit avec le système présumé de Nietzsche, il écrit : « Il n'y a rien dans son système philosophique avec lequel on puisse accorder cette éternisation du devenir – cette pensée de l'éternel retour se retrouve isolée dans La Volonté de puissance comme une masse erratique14

L'idée pourrait peut-être avoir quelque sens, si le « système Nietzsche » dont parle Bäumler et si le livre qui le contient existaient vraiment : mais ni le système ni le livre n'existent. Et comme ce qui nous importe avant tout, c'est ce que Nietzsche a dit et non pas ce que Bäumler voudrait que Nietzsche ne dise pas, nous sommes contraints de douter des facultés interprétatives de Bäumler. D'autant plus que Nietzsche affirme lui-même, dans un de ses fragments, que la plus grande « volonté de puissance » c'est « vouloir l'éternel retour » ! (7[54] 1886-1887).

Mais, justement sur la base de l'arbitraire et des mutilations auxquelles nous avons fait allusion, Bäumler peut préparer le « Nietzsche décapité » (selon une heureuse définition de Löwith), dont il a besoin pour la seconde partie de son opération : une philosophie politique pseudo-révolutionnaire, un « assaut de Siegfried » – comme le dit Bäumler – « contre la bienséance de l'Occident ». En somme Nietzsche pourra devenir un « Siegfried à cornes15 » ; toute ironie, toute ambiguïté, toute sorte d'esprit auront été éloignées de lui : Nietzsche deviendra guerrier, et même il deviendra “germanique”.

5.

Nous arrivons maintenant à la dernière partie, qui est aussi la plus désagréable, de notre propos. En effet : si l'interprétation philosophique de Nietzsche que Bäumler nous propose est déjà en soi unilatérale, comme nous l'avons montré, le penseur politique qu'il essaie de nous imposer, n'est autre qu'un représentant du germanisme, qui ne peut être compris que sur le fond confus du Mythe du vingtième siècle. Si Bäumler avait au moins au début fait l'effort de démontrer quelque chose alors qu'il était aux prises avec la pensée de Nietzsche, dans la seconde partie de son livre toute trace d'« honnêteté intellectuelle » – pour reprendre une expression de Nietzsche – a disparu. Reste simplement un mauvais et trop visible parti pris politique.

Le germanisme de Nietzsche est simplement affirmé sur le ton apodictique. En voici certains exemples : « L'immanence de la philosophie de Nietzsche doit être considérée en même temps que le but héroïque qu'elle se donne. C'est en cela que consiste le germanisme de Nietzsche. (17)16 »

« Rien n'était plus odieux à la nature tendue vers la nordification [(sic!), mot pour mot : nordisch-gespannt] que la représentation orientale d'une consécration paisible aux délices… Sa théorie de la volonté est l'expression la plus accomplie de son germanisme. (49)»

« De la pensée centrale de la métaphysique gréco-germanique naît sa grande théorie : qu'il n'y a pas une seule morale, mais bien seulement une morale des seigneurs et des esclaves. (67) » (Nous sommes heureux d'apprendre que pour parler d'une morale des classes dominantes différente de celle des classes dominées, il est nécessaire, au dix-neuvième siècle, de recourir non seulement à une métaphysique mais, qui plus est, à une métaphysique « gréco-germanique ».)

« Ce sentiment authentiquement germanique parle dans la défense du peuple par Zarathoustra contre l'État… Nietzsche exprime inconsciemment tout le secret de l'histoire allemande (92) ». Et voici le Nietzsche « germanique inconscient ».

« Nous retrouvons cette même aversion contre l'universalisme de l'État propres aux Germains, chez le peuple le plus proche des Allemands, à savoir les Grecs. » (Qu'il nous soit permis ici d'observer comment, en l'espace de cent ans chez les Allemands la nostalgie d'Iphigénie pour le pays des Grecs s'est transformée en une caricature barbare et prétentieuse.)

Bäumler oppose les Grecs aux Romains et il voudrait que Nietzsche en fasse autant, dans la mesure où les Romains sont les fondateurs de cette chose non allemande qu'est l'État (et l'on ne doit pas oublier ici l'actualité politique d'une attaque contre l'État non allemand qu'était la République de Weimar). Malheureusement cette opération est irréalisable sans une « reconstruction “fiable” » de la pensée politique de Nietzsche.

Dans Le Crépuscule des idoles (« Ce que je dois aux Anciens» § 1) Nietzsche écrivait : « Jusqu'au cœur de mon Zarathoustra, on reconnaîtra chez moi une ambition très consciente d'atteindre au style “romain”, à l'“aere perennius” du style […] Aux Grecs, je ne dois aucune impression qui, en force, approche seulement celles-là. Et disons-le tout net, ils ne peuvent être pour nous ce que sont les Romains. Il n'y a rien à apprendre des Grecs – leur génie nous est trop étranger, il est trop fluide pour avoir un effet impératif et “classique”. Qui donc aurait jamais pu apprendre à écrire à l'école d'un Grec. Qui aurait pu jamais apprendre sans les Romains. »

Mais Bäumler ne se laisse pas démonter et fait la distinction entre la forme au plan de laquelle Nietzsche aurait appris des choses essentielles des Romains, et le contenu de sa théorie qui, en revanche, serait « anti-romain » (96), oubliant ainsi que Nietzsche lui-même a dit que celui qui n'a pas compris que le contenu et la forme sont une seule et même chose ne sait pas ce que c'est qu'écrire17.

Bäumler ne se laisse pas embarrasser non plus par le passage suivant de L'Antéchrist (§ 58) :

Cet imperium romanum, qui se dressait ære perennius, forme d'organisation dans des conditions difficiles la plus grandiose jamais atteinte jusque-là et en comparaison de quoi tout ce qui précède, tout ce qui suit, n'est qu'inachevé, bâclé, dilettante – voilà que des saints anarchistes [les chrétiens] se sont fait un devoir de “piété” de détruire le “monde”, c'est-à-dire l'imperium romanum, au point de n'en laisser pierre sur pierre – au point même que les Germains et autres rustres purent s'en rendre maîtres… Le chrétien et l'anarchiste : décadents tous deux, tous deux incapables d'une influence qui ne décompose pas, n'infecte pas, ne fasse pas dépérir, ne saigne pas à blanc, tous deux animés d'un instinct de haine mortelle pour tout ce qui se dresse, debout, de toute sa stature, pour tout ce qui a de la durée, tout ce qui promet un avenir à la vie... Le christianisme a été le vampire de l'imperium romanum, il a défait du jour au lendemain ce que les Romains avaient fait de prodigieux, défricher le sol où édifier une grande civilisation qui avait le temps pour elle. Ne l'a-t-on pas compris ? L'imperium romanum que nous connaissons, que l'histoire de la province romaine nous apprend à connaître de mieux en mieux, cet admirable chef d'œuvre de grand style, n'était qu'un début, sa construction était calculée pour faire ses preuves au cours des millénaires – jusqu'à nos jours, on n'a pas construit, ni même rêvé de construire à ce point sub specie æterni.

Commentaire de Bäumler : « Face aux juifs et aux chrétiens les Grecs et les Romains se trouvent être sur le même plan. Face à un adversaire plus fort même les anciens ennemis doivent se mettre d'accord » (113). Donc une sorte de front populaire – de Volksfront, dirait-on en allemand, quand bien même serait-il préférable dans ce cas de dire völkische Front – contre le christianisme et le judaïsme ! Et si le « Germain inconscient » Nietzsche parle de « Germains et autres rustres » ou de « Germains et autres rétrogrades » son attaque du christianisme n'en est pas moins une attaque à la Siegfried : « Le paganisme nordique est le fond incommensurable, ténébreux, d'où le combattant téméraire émerge contre l'Europe chrétienne » (103). Certes voilà qui est dit de manière bien mythique et bien ténébreuse, mais en ce qui concerne ce que Nietzsche a dit, les choses ne changent pas.

Nous pourrions encore dire comment Bäumler s'efforce de démontrer que Nietzsche ne doit rien à la culture française, que, pour cette raison, il n'est pas un psychologue ; que le culte qu'il vouait à la Renaissance italienne ne signifie pas pour autant qu'il ait véritablement pris parti pour l'Église romaine contre la Réforme (et, du reste, observe, sans l'ombre d'une ironie, le germain Bäumler, il est extrêmement probable que la plus grande partie des familles nobles qui firent la Renaissance fussent d'origine allemande !!!).

Mais nous préférons clore cette déprimante liste de citations par la dernière parole dite par Nietzsche à propos de ses rapports avec les Allemands, avec les Français et avec la psychologie. Elle se trouve dans Ecce Homo (à propos de Le cas Wagner, § 3) :

Les Allemands… il ne faudra jamais leur faire l'honneur que l'on puisse associer à l'esprit allemand le premier esprit intègre dans l'histoire de l'esprit [Nietzsche parle de lui-même], celui en qui la vérité vient faire justice des falsifications de quatre millénaires… “L'esprit allemand” est un air qui ne me vaut rien, à moi ; j'ai peine à respirer à proximité de cette improbité in psychologicis assez malpropre, devenue véritable instinct, et qu'un Allemand trahit à chaque parole, à chaque expression. Ils n'ont jamais, comme les Français, traversé un dix-septième siècle de sévère examen de conscience : un La Rochefoucauld, un Descartes sont en probité cent fois supérieurs aux premiers Allemands, ils n'ont jusqu'à présent jamais eu de psychologues. Mais la psychologie est presque le seul critère de la propreté ou de la malpropreté d'une race… Et quand on se néglige comment pourrait-on avoir de la profondeur ? […] Et quand à l'occasion, il m'arrive de vanter en Stendhal un profond psychologue, il s'est trouvé que des professeurs d'universités allemandes me demandent d'épeler son nom.

6.

« Malheur à moi qui suis une nuance ! », s'exclamait Nietzsche dans Ecce Homo (ibid., § 4), pressentant fort bien les grossiers malentendus auxquels son œuvre était destinée chez les Allemands.

Quant à nous, après avoir constaté à quel point il est impossible de soutenir l'annexion de Nietzsche au national-socialisme dans le cas spécifique de Bäumler, nous nous garderons bien de ne pas admettre l'existence d'un problème historique : qui est celui des raisons qui poussèrent les représentants de la politique « culturelle » et de la propagande nazie à se servir de Nietzsche. Cette enquête, toutefois, devrait finalement abandonner la méthode parténogénétique-idéologique et passer sur le terrain des faits : analyser par exemple les articles (même ceux des quotidiens), dans lesquels on parlait de Nietzsche au peuple allemand pendant le Troisième Reich, ou bien faire une recherche sur ce que furent les œuvres de Nietzsche les plus fréquemment publiées et popularisées au cours de cette décennie, etc. On en tirerait probablement un cadre intéressant, de violence idéologique et propagandiste, pas même très habile, de « terrible simplification », d'un Nietzsche bien loin d'être une « nuance ».

Je veux encore noter, pour finir, que ce que Cesare Cases a nommé, avec beaucoup d'esprit, la « désœurorisation » de Nietzsche n'a absolument rien à voir avec ce type de travail historique, consistant à distinguer la réception de Nietzsche pendant le Troisième Reich, d'un côté, et l'interprétation de ce que Nietzsche dit de sa propre époque, de l'autre. En effet, le Nietzsche « falsifié » de la « sœur » tristement célèbre est un autre problème encore : il a à voir, certes, avec les problèmes personnels de celle qu'il appelait le «Lama18» et de sa fondamentale étroitesse d'esprit – mais bien plus encore avec l'Allemagne de Guillaume II qu'avec celle d'Hitler. J'oserais même cette affirmation : le télégramme d'une Elisabeth décrépite (elle était née en 1846) à Mussolini-Hitler, à l'occasion de leur rencontre à Venise en Juin 1934 («Les Manes de Friedrich Nietzsche flottent sur le dialogue des deux plus grands hommes politiques d'Europe»), ne suffit pas à en faire un national-socialiste (avec un effet «rétroactif» sur son édition des œuvres et des lettres, qui s'accomplit entièrement entre 1894 et 1909), de même que ne suffisent, à mon avis, ni les visites qu'Hitler lui rendit dans la même année (20 juillet et 2 octobre), ni la couronne de fleurs que le même Führer envoya à Weimar, quand Elisabeth y mourut l'année suivante. Qu'il me soit permis de citer à ce propos, l'un de mes commentaires d'Ecce Homo : « Notons qu'on a fini également par “faire porter la faute” à Elisabeth Förster-Nietzsche pour ce qui concerne tous les abus liés au nom de Nietzsche, en tant que “philosophe du national-socialisme”; mais que c'est une simplification inadmissible et une nouvelle légende. Les Bäumler (mais aussi les Lukács) et tous ceux qui ont maltraité “idéologiquement” Nietzsche, ont fait ceci pour leur propre compte, et n'avaient certainement pas besoin “d'être menés par le bout du nez” par une sœur plus qu'octogénaire. Comprendre la pensée de Nietzsche et l'interpréter sans déformations idéologiques, était possible, même sous l'“empire” de la Förster-Nietzsche à Weimar. »


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