éditions de l'éclat, philosophie

MAZZINO MONTINARI
«LA VOLONTÉ DE PUISSANCE » N'EXISTE PAS


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Critique du texte
et volonté de puissance






1. N.d.e. – Ce texte fut publié à plusieurs reprises et souvent modifié à fur et à mesure que le travail de l'édition critique des œuvres et des lettres permettait à Montinari de mieux préciser sa reconstruction. La version que nous en donnons tient compte de toutes les modifications récentes. « Nietzsches Nachlaß von 1885 bis 1888 oder Textkritik und Wille zur Macht », in Jahrbuch der Internationalen Germanistik, série A (Kongreßberichte), vol. 2, cahier 1 (Akten des v Internationales Germanisten-Kongresses. Cambridge 1975) (1976), Bern, Frankfurt a. M. et München 1976, pp. 36-58 ; « Volontà di potenza e critica del testo », in : Prassi e teoria anno v, nuova serie, n° 1 (1979), pp. 45-62 ; « Volontà di potenza e critica del testo », in AA.VV., Nietzsche, Angeli, Milano, 1979, pp. 45-62 ; « Nietzsches Nachlaß von 1885 bis 1888 oder Textkritik und Wille zur Macht », in Jörg Salaquarda (éd.) Nietzsche, Darmstadt 1980, pp. 323-349 ; « Nietzsches Nachlaß 1885-1888 und der “Wille zur Macht” », in F. Nietzsche, Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe édité par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, dtv – de Gruyter, München, 1980, vol. 14, pp. 383-400 ; « Volontà di potenza e critica del testo », in M. Montinari, Su Nietzsche, Editori Riuniti, Roma 1981, pp. 47-65 ; « Nietzsches Nachlaß von 1885 bis 1888 oder Textkritik und Wille zur Macht », in M. Montinari, Nietzsche lesen, Walter de Gruyter, Berlin-New York 1982, pp. 92-119. Des extraits figurent dans l'appendice au volume VIII des OPC « Genèse des œuvres » pp. 415-423.

2. N.d.e. – Cf. le fragment 23 [63] de 1876-1877, où l'expression « Wille zur Macht » apparaît pour la première fois, et les fragments 4 [239], 7 [206], 9 [14] de 1880-1881.

3. N.d.e. – Sur la confrontation philosophique de Nietzsche avec Afrikan Spir et Gustav Teichmüller, je me permets de renvoyer à Paolo D'Iorio, « La superstition des philosophes critiques. Nietzsche et Afrikan Spir », Nietzsche-Studien, 22 (1993), pp. 257-257-294.

4. FP 40 [53] Août-septembre 1885 : « Contre le mot “phénomènes [Die Erscheinungen]”. N.B. L'apparence [der Schein] au sens où je l'entends, est la véritable et l'unique réalité des choses – ce à quoi seulement s'appliquent tous les prédicats existants et qui dans une certaine mesure ne saurait être mieux défini que par l'ensemble des prédicats, c'est-à-dire aussi par les prédicats contraires. Or ce mot n'exprime rien d'autre que le fait d'être inaccessible aux procédures et aux distinctions logiques : donc une “apparence” si on le compare à la “vérité logique” – laquelle n'est elle-même possible que dans un monde imaginaire. Je ne pose donc pas l'“apparence” en opposition à la “réalité”, au contraire, je considère que l'apparence c'est la réalité, celle qui résiste à toute transformation en un imaginaire “monde-vrai”. Un nom précis pour cette réalité serait « la volonté de puissance”, ainsi désignée d'après sa structure interne et non à partir de sa nature protéiforme, insaisissable et fluide. » Soulignons une nouvelle fois que nos compilateurs n'ont pas jugé bon non plus d'intégrer ces fragments dans leur pot-pourri.

5. N.d.e. Cf. infra la note 9.

6. N.d.e. – Naturellement l'appareil critique d'Otto Weiss n'a pas été republié dans les éditions successives : ni en 1926, dans la reprise de l'édition canonique dans le cadre de l'édition Musarion (dans laquelle La Volonté de puissance était éditée par Friedrich Würzbach), ni a fortiori dans la nouvelle compilation que Würzbach a préparé en 1935 pour Gallimard.

7. N.d.e. – Il s'agit du cahier W II 5, publié dans l'édition Colli-Montinari comme groupe 14 du printemps 1888.

8. N.d.e. – Dans la description des manuscrits de 1888 (OPC, XVI, p. 425), Montinari revient sur l'importance de ce cahier et sur le manque de fidélité avec lequel il a été publié dans la Großoktavausgabe : « Notons que ces fragments sur la Naissance de la Tragédie (dans lesquels Nietzsche parle de lui-même à la troisième personne) ont été publiés sans soin et sans rigueur (la plupart du temps amputés) en partie dans la prétendue Volonté de puissance, et en partie dans le volume XIV de la Großoktavausgabe, de sorte que leur sens théorétique est absolument perdu. »

9. N.d.e. – Dans son commentaire aux Œuvres complètes, («Genèse des œuvres », OPC, VIII, p. 414 sq.) Montinari observe, à propos de cette deuxième tentative d'organisation du matériau de la “Volonté de puissance”, que « de tout cela, les éditeurs de la Volonté de puissance ne tinrent pas compte dans leur compilation systématique, et Otto Weiss ne jugea pas même utile d'y faire référence dans son édition commentée ». En outre, il insiste sur le fait que Le Cas Wagner ne provenait pas de ce matériau, comme le soutenait la sœur de Nietzsche : « La longue querelle autour de la “principale œuvre philosophique en prose de Nietzsche” n'aurait jamais pu avoir lieu si les œuvres qu'il publia – ou dont il prépara l'édition – à partir de 1886, n'avaient été présentées sous un jour trompeur par les premiers éditeurs du Nietzsche-Archiv. Du simple fait de l'édition objective des manuscrits de Nietzsche, rien ne justifie l'affirmation de la sœur de Nietzsche qui déclare (dans la préface de la deuxième édition “canonique” de La Volonté de puissance en 1906) que “Par-delà bien et mal, ne serait pas autre chose qu'un « morceau de la grande œuvre théorétique que Nietzsche avait eu l'intention d'écrire dès 1883 ». [Également dans la préface à la première édition de La Volonté de puissanceP Elisabeth Förster-Nietzsche écrivait que « cet exposé fera comprendre comment tous les ouvrages de Nietzsche, depuis Par-delà le bien et le mal jusqu'au Crépuscule des idoles, sont plus ou moins en rapport direct avec son œuvre capitale, et comment la Transmutation constitue le fonds général duquel se détachent tous les ouvrages du philosophe, le but vers lequel tendent tous ses efforts ». – (Nous citons l'édition “Sautet” qui a eu le mérite de donner en traduction française et de diffuser en collection de poche les pages fondamentales dans lesquelles Elisabeth fait montre, de manière éclatante, de toute son incompétence philologique.)] Bien qu'avec un peu plus de circonspection, Otto Weiss, dans son commentaire à la reprise de la seconde édition canonique dans le cadre de la Großoktavausgabe (1911), exprime le même point de vue lorsqu'il écrit que tous les écrits de 1888 “se détachèrent successivement” de l'édifice principal d'une œuvre systématique, La Volonté de puissance. En somme, pour l'ex-Nietzsche-Archiv, à partir de 1886, Nietzsche aurait peu à peu vidé son trésor de pensées par des publications partielles successives. C'est également le point de vue d'un des critiques les plus attentifs de l'ex-Nietzsche-Archiv, August Horneffer, pour lequel (1906) Nietzsche – n'étant pas capable d'accomplir une synthèse philosophique – se serait laissé gagner par le démon de l'impatience et aurait publié (ou préparé pour la publication) entre 1886 et 1888, au moins sept ouvrages, au lieu de se consacrer à l'élaboration de son œuvre “systématique”. C'est une manière plate, superficielle et aprioriste de considérer l'activité littéraire de Nietzsche. Plate, parce que la richesse de ce que Nietzsche a laissé dans ses manuscrits est masquée et annulée dans un soi-disant magma chaotique de pensées fragmentaires ; superficielle, parce qu'elle part du singulier principe selon lequel ladite synthèse systématique n'était pas possible pour une “nature” aphoristique telle que Nietzsche ; aprioriste, parce qu'elle prête à Nietzsche l'intention continue d'écrire une soi-disant œuvre principale, pour lui reprocher ensuite les différentes distractions et “impatiences” qui l'en auraient dissuadé. Même la conclusion d'Horneffer – reprise par son frère Ernst en 1907 dans sa polémique avec Peter Gast et Elisabeth Förster-Nietzsche, après la nouvelle édition de La Volonté de puissance – est faussée par de tels présupposés, quand bien même exprime-t-elle une exigence juste en soi. Pour August et Ernst Horneffer, en effet, la seule manière possible de publier les manuscrits consiste à renoncer à tout ordre systématique et à les reproduire tels que Nietzsche nous les a laissés ; toutefois, le lecteur se trouverait ainsi en présence d'un “chaos”. Et c'est ce préjudice du “chaos”, ce désir de démontrer que Nietzsche n'était pas une nature “aphoristique”, la manière préconçue de comprendre un “système”, qui poussèrent les éditeurs de La Volonté de puissance à la compilation selon les “intentions” de Nietzsche. Une fois encore – comme sur toutes les autres questions débattues à cette époque –, “amis” et“ennemis” de l'ex-Nietzsche-Archiv acceptaient en réalité des prémisses identiques, dans ce cas le préjudice sur la systématicité. Les manuscrits de Nietzsche, par contre, parlent un tout autre langage, tout à fait clair, même pour ce qui concerne la manière dont doivent être considérées les œuvres de 1888 : ils nous racontent leur naissance » OFN, VI***, pp. 462-463.

10. N.d.e. – Nietzsche séjourna pour la première fois à Turin du 5 avril au 5 juin 1888.

11. N.d.e. – «… Comme, par exemple, ce qui deviendra ensuite le chapitre « Le problème Socrate » dans Le Crépuscule des idoles, ou encore la transcription au propre des notes sur La Naissance de la tragédie, dont il ne nous reste plus que le fragment 17 [3], ou encore le fragment 17 [4] “Pour l'histoire du concept de Dieu” utilisé plus tard, avec des modifications, dans L'Antéchrist » (M. Montinari, « Les manuscrits de Nietzsche » in OPC, XIV, p. 426).

12 N.d.e. – Il s'agit du septième séjour à Sils-Maria. Nietzsche y resta du 6 juin au 20 septembre 1888.

13. N.d.t. – « Le reste est ... œuvre posthume !» À la fin du dernier chapitre de son premier grand livre sur la pensée des Sages de la Grèce (Nature aime se cacher (1948) tr. fr. P. Farazzi, L'éclat, Combas, 1994, p. 318), Giorgio Colli, reprenait cette formule d'Hamlet, à propos de ce qui devait succéder au platonisme : « L'athanasia [immortalité] du Banquet a été un songe fugitif. Il [Platon] n'a pu s'exprimer dans l'apparence de manière apollinienne, comme ses prédécesseurs: la fin n'est pas sereine. The rest is silence ». Ce final de Montinari serait-il un clin d'œil à l'ami et au maître ? C'est ce que nous nous plaisons à imaginer, voulant également suggérer qu'avec Nietzsche, comme avec Platon, « un autre monde s'éteint ».

14. N.d.t. – Cf. infra la note 13 du chapitre 4.

1.

Lorsqu'on parle de « volonté de puissance » à propos de Nietzsche, on fait référence tout d'abord à l'un de ses philosophèmes, puis à son projet littéraire, et enfin à la compilation de fragments posthumes connue sous ce titre et publiée en 1906 sous sa forme ultime, aujourd'hui encore “canonique”, par Heinrich Köselitz (alias Peter Gast) et Elisabeth Förster-Nietzsche, la sœur du philosophe. La définition de la volonté de puissance, ébauchée dès 1880, à partir des réflexions sur le « sens de la puissance », dans Aurore et dans les fragments posthumes antérieurs ou contemporains2, est développée dans la deuxième partie d'Ainsi parlait Zarathoustra, et plus précisément dans le chapitre « De la domination de soi » qui date de l'été 1883.

« Partout où j'ai trouvé du vivant, j'ai trouvé de la volonté de puissance ; et même dans la volonté de celui qui obéit, j'ai trouvé la volonté d'être maître. […] Et la vie elle-même m'a confié ce secret : “Vois, m'a-t-elle dit, je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même. […] Et toi aussi, toi qui cherches la connaissance, tu n'es que le sentier et la piste de ma volonté : en vérité, ma volonté de puissance marche aussi sur les traces de ta volonté du vrai ! Il n'a assurément pas rencontré la vérité, celui qui parlait de la ‘volonté de vie', cette volonté – n'existe pas. Car : ce qui n'est pas, ne peut pas vouloir ; mais comment ce qui est dans la vie pourrait-il encore désirer la vie ! Ce n'est que là où il y a de la vie qu'il y a de la volonté : pourtant ce n'est pas la volonté de vie, mais […] la volonté de puissance. Il y a bien des choses que le vivant apprécie plus haut que la vie elle-même ; mais c'est dans les appréciations elles-mêmes que parle – la volonté de puissance !” »

Et un recueil de sentences de l'automne 1882 s'ouvre par cette phrase (5[1]) :

« Volonté de vie ? Moi, j'ai trouvé à sa place toujours et uniquement la volonté de puissance. »

2.

Cette description, qui date des années 1882-1883, restera valable pour Nietzsche jusqu'à la fin. La volonté de puissance, ou volonté de domination, ou encore volonté de possession, c'est la vie même : partout où il y a vie, il y a volonté de puissance. Elle n'est pas un principe métaphysique, comme la volonté d'exister ou volonté de vivre de Schopenhauer ; elle ne se « manifeste » pas, elle est simplement une autre manière de dire la vie, de définir la vie, qui est – pour Nietzsche – un rapport entre le fort et le faible, mais elle est surtout volonté de dépassement de soi, dans l'être vivant se mettant soi-même en situation de danger « par amour pour la puissance ». Et la « volonté de vérité » (que Nietzsche avait appelé précédemment, à partir d'Aurore, « passion de la connaissance ») est également volonté de puissance en tant que « volonté de rendre pensable tout l'être », qui doit se plier à l'homme de la connaissance, s'assujettir à l'esprit, pour en devenir le miroir, l'image réfléchie. C'est ce qu'ont fait les créateurs de valeurs de « ce que le peuple croit être le bien et le mal » : ce sont eux qui, avec leur volonté de puissance, ont remis les valeurs, comme patrimoine de croyances morales, entre les mains de ce que Nietzsche appelle le « peuple ».

3.

Après avoir rappelé, certes sommairement, ce que Nietzsche entendait par l'expression « volonté de puissance », il nous faut maintenant nous pencher sur le projet littéraire, c'est-à-dire sur la question de savoir dans quelle mesure Nietzsche a eu l'intention d'écrire une œuvre intitulée « La volonté de puissance ». Le titre apparaît pour la première fois dans les manuscrits de la fin de l'été 1885. Il est annoncé par une série de notes immédiatement antérieures, à partir du printemps de cette même année. Il faut pourtant souligner dès à présent, pour ne pas créer de fausse perspective, que le thème de la « volonté de puissance » se» se trouve mêlé à d'autres dans les fragments posthumes, et que le titre même – dès sa première occurrence – n'est pas le seul vers lequel Nietzsche oriente ses méditations. Le sens historique, la connaissance comme falsification qui rend possible la vie, la critique de la tartuferie moderne, la définition du philosophe comme législateur et expérimentateur de nouvelles possibilités, la prétendue grande politique, la caractérisation du « bon européen », etc. : tous ces thèmes, parmi d'autres encore, font l'objet de développements dans les cahiers et carnets de cette époque. Les carnets posthumes de Nietzsche, sous leur forme authentique, se présentent dans leur ensemble comme un journal intellectuel, ce qu'ils sont véritablement. Un journal dans lequel sont consignées toutes les tentatives d'élaboration théorétique, les lectures (presque toujours sous forme d'extraits), mais aussi les ébauches de certaines lettres et les titres des œuvres en projet accompagnés de leurs différents plans. Ce qu'il ne faut pas perdre de vue à la lecture, c'est le caractère provisoire de toutes ces notes, leur complexité, mais surtout le fait qu'elles constituent une unité. Concernant les titres et les plans, nous pouvons dire que nous trouvons, le plus souvent, des titres provenant de notes précédentes, mais également, des titres isolés, témoignant d'une intention qui n'a pas encore été concrétisée ; de même que l'on trouve aussi des titres liés 1) à des annotations ou 2) à un autre titre, ou encore 3) ne témoignant d'aucune relation, ni avec les annotations voisines ni avec un autre titre. L'unité tient en tout cas à cette atmosphère tendue, typique de l'ébauche, qui doit être considérée telle qu'elle se trouve dans le manuscrit et s'avère réfractaire à toute velléité de systématisation ou volonté de système, en tant qu'elle est une pensée en devenir. Et si nous isolons provisoirement une pensée, fût-elle centrale, telle que la « volonté de puissance », et un projet littéraire ayant pour titre « La volonté de puissance », ce sera par simple commodité d'exposition et – en dernière analyse – pour démontrer qu'une telle opération finit nécessairement par éclairer faussement l'œuvre de Nietzsche, si on ne la relativise pas, en la replaçant toujours dans le contexte organique – que j'ai précisément nommé « pensée en devenir » – de toutes les méditations philosophiques et de tous les projets littéraires de Nietzsche.

4.

Il n'est pas inutile de rappeler, dans ce cadre, un titre qui remonte à l'époque de la composition de la quatrième partie d'Ainsi parlait Zarathoustra. Dans un cahier de l'été-automne 1884, nous trouvons (26 [259]) :

Philosophie de l'éternel retour

Tentative d'une inversion

de toutes les valeurs

La préface à cette « Philosophie de l'éternel retour », intitulée « La nouvelle hiérarchie » ou « De la hiérarchie de l'esprit », est esquissée « en opposition à la morale de l'égalité ». Dans ce texte (26 [243]), Nietzsche parle d'une « hiérarchie des créateurs de valeurs (en rapport avec l'activité d'instituer des valeurs) » – c'est-à-dire : les artistes, les philosophes, les législateurs, les fondateurs de religion, les « hommes supérieurs » (en tant que « gouvernants de la terre » et « créateurs de l'avenir », qui finissent par « s'annihiler » eux-mêmes). Tous ceux-là sont considérés comme des « ratés » (ce qui est évidemment une anticipation du thème conducteur du quatrième Zarathoustra). Cette préface culmine dans la description de la « sagesse dionysiaque » :

(Sagesse dionysiaque). La force suprême de sentir comme nécessaire (valant de revenir éternellement) tout ce qui est imparfait, souffrant, sentiment puisé dans un surplus de force créatrice qui ne peut que se briser toujours de nouveau et qui choisit les chemins les plus difficile et les plus téméraires (Principe de la plus grande sottise possible, Dieu comme Diable et symbole de témérité).

L'homme jusqu'ici comme embryon où se pressent toutes les puissances formatrices – Raison de sa profonde inquiétude – – – le plus créateur en tant que le plus souffrant ?

Quelques pages plus loin, Nietzsche développe une problématique de la volonté de puissance : la volonté de puissance dans les fonctions de l'organique, en rapport au plaisir et au déplaisir, dans ce qu'on appelle l'altruisme (amour maternel et amour sexuel), et il soutient que la volonté de puissance se trouve aussi dans la matière organique (26 [273, 274]). Suit l'ébauche de la philosophie de l'éternel retour en tant que telle, dans laquelle les doctrines de l'éternel retour du même, de l'inversion de toutes les valeurs et de la volonté de puissance sont mises tour à tour en relation. La pensée de l'éternel retour du même est la « pensée la plus lourde» ; pour pouvoir la supporter, une « inversion de toutes les valeurs » est nécessaire. Mais en quoi consiste cette inversion ? Nietzsche répond : que l'on ne se réjouisse plus de la certitude, mais de l'incertitude, que l'on ne voit plus des « causes et des effets » mais une « création continue », que l'on se donne la volonté de puissance à la place de la volonté de survie, que l'on ne dise plus, avec humilité, « tout est seulement subjectif », mais « c'est aussi notre œuvre, soyons en fiers ! » (26 [284]).

La préface à la philosophie de l'éternel retour apparaît successivement sous différents titres (les plus importants sont : « Le nouvel illuminisme », et « Par-delà bien et mal »), jusqu'à ce que, la référence à cette philosophie étant déplacée dans le sous-titre, elle prenne un nouveau titre principal : « Midi et éternité. Une philosophie de l'éternel retour » (26 [293, 297, 298, 325, 465]). Dès lors et pour longtemps, L'Inversion de toutes les valeurs n'apparaît plus dans les projets de titre. « Le Nouvel illuminisme » et « Par-delà bien et mal » deviendront peu après les parties principales d'un nouveau plan intitulé : « L'éternel retour. Une Prophétie. » A la fin de ce plan, se trouve une partie consacrée à l'éternel retour sous le titre : « Le marteau du grand midi » (26 [58, 80, 82]).

5.

Au début 1885, l'achèvement du Zarathoustra, par la publication à compte d'auteur d'une quatrième partie, fut des plus confidentiels. En effet, cette dernière partie ne fut tirée qu'à quarante exemplaires, dont seul un petit nombre fut adressé aux amis et aux connaissances proches – le vide se faisait toujours plus grand autour de Nietzsche.

Depuis le début de 1884, Nietzsche s'était trouvé engagé dans un long contentieux avec son éditeur Ernst Schmeitzner, pour essayer de récupérer ses livres et une partie de ses maigres droits d'auteur. À l'automne de cette même année, Nietzsche caressait encore l'idée de se représenter publiquement comme poète. En témoigne une ébauche de lettre, inconnue jusqu'à présent, envoyée à Julius Rodenberg, rédacteur de la Deutschen Rundschau.

Les années 1885-1886 sont caractérisées par de nombreuses tentatives pour trouver un éditeur qui soit prêt à la fois à acquérir le stock restant de ses œuvres précédentes publiées par Ernst Schmeitzner et à publier ses nouveaux écrits. La solution ne fut trouvée qu'à l'été 1886 : son premier éditeur, Ernst Wilhelm Fritsch, se porta acquéreur des écrits précédents, depuis La Naissance de la tragédie jusqu'au troisième Zarathoustra, et Nietzsche décida de publier ses nouveaux écrits, à ses propres frais, chez l'éditeur Constantin Georg Naumann de Leipzig. Ces préoccupations concernant son œuvre ne doivent pas être oubliées – ni surévaluées – si l'on veut juger les différents projets littéraires présents en si grand nombre dans les manuscrits de cette période. La réélaboration d'Humain, trop humain, que Nietzsche entreprit au printemps et à l'été 1885, doit être comprise, à mon avis, dans l'optique d'une nouvelle volonté de se représenter au public. Cette impulsion vers la communication publique est attestée par les ébauches précédentes et parallèles à la tentative de réélaboration d'Humain, trop humain, dans lesquelles Nietzsche s'adresse aux Allemands et aux « bons Européens », sans oublier les nombreux plans d'une nouvelle œuvre zarathoustrienne (le plus souvent sous le titre « Midi et éternité »).

Indépendamment de l'évidente réélaboration des aphorismes d'Humain, trop humain, il serait faux toutefois de répartir cette grande quantité d'informations entre les différents projets éditoriaux. C'est le contraire qui est vrai : Nietzsche parvient, dans le cours de ses réflexions, à des titres et des ébauches déterminés qui concernent, si l'on peut dire, avec une même légitimité, l'ensemble de ses notes, chaque fois d'un point de vue littéraire (mais aussi philosophique) différent. Les projets sont interchangeables, ils se suivent et éclairent chaque fois l'ensemble des notes à partir d'une intention déterminée. L'unité – à défaut du caractère systématique, au sens traditionnel – de la tentative de Nietzsche ressort de la totalité des notes posthumes, qui doit, pour cela même, être présentée sous sa forme authentique et non systématique.

6.

La lecture des fragments, tels que Nietzsche les a écrits, donc chronologiquement et dans leur désordre apparent, nous donne un aperçu très révélateur du mouvement de sa pensée. Les plans éparpillés çà et là, fonctionnent, au contraire, comme autant de pauses périodiques. Ils témoignent d'une prise de conscience à l'intérieur de cette tension que ressent également le lecteur qui tente de suivre le devenir de la pensée de Nietzsche, son « cercle labyrinthique » (pour reprendre une expression d'Eckhard Heftrich). La pensée, dont on peut dire qu'elle est le support de toutes les notes de cette période, est celle de l'éternel retour, et la multiplication des plans zarathoustriens (qui ne furent pas tous développés) démontre en tout cas la centralité de cette pensée, dont Zarathoustra – dans la troisième partie – apparaissait déjà comme l'annonciateur. Quand nous lisons dans un cahier de l'été 1885 : « Zarathoustra ne peut rendre heureux qu'après avoir d'abord établi la hiérarchie. D'abord elle est enseignée » (35 [71, 73]), il faut comprendre : la pensée de l'éternel retour ne peut rendre heureux qu'une fois la hiérarchie réalisée. Ce qui explique pourquoi, dans l'ébauche de 1884 évoquée plus haut, la « philosophie de l'éternel retour » comme tentative d'une inversion de toutes les valeurs, était introduite par une préface sur la nouvelle hiérarchie, la hiérarchie de l'esprit. Pendant la réélaboration d'Humain trop humain, nous trouvons même parmi les notes, comme correspondant ultérieur à l'éternel retour, la « Philosophie de Dionysos ». La tentative d'un livre pour esprits libres fait faillite. Du travail diligent de cet été-là proviendront plus tard de nombreux aphorismes pour Par delà bien et mal, – en particulier ceux où est annoncé le dieu tentateur : Dionysos (aph. 295). – Il faut également signaler que le dernier aphorisme (1067) de la compilation d'Elisabeth Förster-Nietzsche et Peter Gast est tiré de ce même matériau. – Notons la chronologique arbitraire : ce fragment (38 [12]) date de juin-juillet 1885, c'est-à-dire d'une époque où Nietzsche n'avait pas encore envisagé d'écrire une œuvre portant ce titre –. Mais ce n'est pas dans l'optique d'une inversion de toutes les valeurs et de l'éternel retour que nous trouvons l'ébauche dans laquelle, pour la première fois, La Volonté de puissance apparaît comme titre d'une œuvre projetée par Nietzsche. Comme nous l'avons déjà dit, ce titre apparaît dans un carnet d'août 1885 (39 [1]) :

La Volonté de puissance

Essai

d'interprétation nouvelle

de tout événement.

par

Friedrich Nietzsche.

L'accent ici est déplacé : dans les notes qui suivent ce titre, Nietzsche reconduit l'alimentation, la reproduction, l'adaptation au milieu, l'hérédité, la division du travail à la volonté de puissance comme dernier fait qui peut être certifié (39 [12]). La volonté de vérité, la volonté de justice, la volonté de beauté, la volonté d'aider les autres – toutes ne sont que volonté de puissance (39 [13]). Suivent une ébauche de préface (39 [14]) et une introduction (39 [15]). Dans la première, Nietzsche propose une interprétation du monde qui ne dépende pas de la morale (parler de lois de la nature revient pour lui à transposer des représentations morales dans la nature), sur la base de l'élévation de l'homme représentée par l'athéisme ; mais, ajoute-t-il, Dieu – c'est-à-dire l'interprétation morale du monde – est réfuté ; le diable – qui est l'expression populaire d'une interprétation immoraliste de la réalité – ne l'est pas. Dans l'introduction, au contraire, Nietzsche s'arrête sur un autre thème destiné à devenir central dans les plans postérieurs de l'œuvre sur la volonté de puissance : il souligne en effet que ce n'est pas le pessimisme (qui est en fin de compte une forme d'hédonisme) qui représente le plus grand danger, mais l'« absence de sens », la « Sinnlosigkeit » de tout événement. L'interprétation religieuse a dépéri, suivie par l'interprétation morale, mais soit les penseurs modernes ne s'en rendent pas compte, soit ils ne veulent pas l'admettre et continuent, tout en étant athées, comme Schopenhauer, à donner un sens moral au monde. La morale et Dieu, pourtant, se soutenaient l'un l'autre, et la chute de l'une entraînera nécessairement celle de l'autre. Nietzsche se propose d'interpréter le monde de manière « immorale », de sorte que la morale passée ne s'avère être qu'un cas particulier d'une interprétation globale (qui, plus encore qu'immorale – Nietzsche met d'ailleurs ce mot entre guillemets –, sera extra-morale). (Notons au passage que ces deux derniers fragments ne seront pas publiés dans la compilation d'Elisabeth Nietzsche et Peter Gast !).

7.

Dans le cahier suivant, nous trouvons un schéma dans lequel le thème de l'« absence de sens » a déjà été intégré. Ce schéma a un caractère systématique, très général, que Nietzsche n'a jamais adopté dans ses livres (40 [2]) :

La Volonté de puissance

Essai d'une nouvelle interprétation

de tout événement.

(Préface sur la menaçante absence de sens [Sinnlosigkeit]. Problème du pessimisme).

Logique

Physique

Morale

Art

Politique.

La nouvelle interprétation de tout événement se spécifie peu après dans une régression de la pensée, du sentiment et de la volonté vers les appréciations de valeur. Celles-ci, à leur tour, correspondent à nos instincts, lesquels sont réductibles à la volonté de puissance, fait ultime auquel on peut remonter (ou descendre). Dans la préface qui restera inachevée, on peut lire : « Sous le titre, qui n'est pas inoffensif, de “Volonté de puissance”, une philosophie nouvelle va prendre la parole ou, plus exactement, la tentative d'une interprétation nouvelle de tout événement : d'une manière qui, bien entendu, reste provisoire, n'est qu'un essai, une préparation, un préalable à la position du problème, un “prélude” au sérieux qui requiert des auditeurs choisis et initiés, ce qui d'ailleurs va de soi… comme pour tout ce qu'un philosophe dit publiquement. » (40 [50])

À ce propos, il faut remarquer l'opposition consciente à la métaphysique pessimiste de Schopenhauer, qui remonte à l'extrait du Zarathoustra, cité en ouverture de cet essai, dans lequel Nietzsche avait opposé la volonté de puissance à la volonté de vivre. Il s'agit maintenant d'une interprétation qui, selon Nietzsche, ne constitue pas une explication. La comparaison avec Gustav Teichmüller et Afrikan Spir, et leurs volumes respectifs Die wirkliche und die scheinbare Welt [Le monde réel et apparent, 1882] et Denken und Wirklichkeit [Pensée et réalité, 1877], est une partie constitutive des méditations nietzschéennes sur la théorie de la connaissance, qui s'opposent à la dévaluation dudit monde de l'apparence, dévaluation qui constitue la racine du pessimisme3.

Dans le fragment 40 [53], Nietzsche précise que pour lui n'existe aucune Erscheinnungen («apparence », « phénomène ») opposée aux essences des choses, il ne veut pas que la « volonté de puissance » soit comprise comme un noumène. Pour lui, l'apparence ne s'oppose pas à la « réalité » ; au contraire, l'apparence est la réalité qui ne se laisse pas transformer en un monde de la vérité imaginaire, l'apparence dans sa multiplicité et richesse est inaccessible aux procédés et aux distinctions de la logique. Un nom précis pour cette apparence-réalité – ajoute Nietzsche – pourrait être « la volonté de puissance », qui serait une définition d'une telle réalité de l'intérieur et non à partir de sa nature protéiforme et insaisissable4. Sur cette ligne interprétative de la réalité, on comprend aussi pourquoi Nietzsche parvient, dans des notes légèrement postérieures à celles citées jusqu'ici, à parler de la volonté de puissance non seulement comme du « désir fondamental » (Grundbegierde) auquel – comme il l'avait dit précédemment – on aspire comme au fait ultime, mais aussi d'une multiplicité de « volontés de puissance » (donc non plus une seule volonté de puissance qui se répartit dans l'individuation), et cela aussi en l'homme. Nous lisons : « L'homme en tant que multiplicité de “volontés de puissance” : chacune avec une multiplicité de moyens expressifs et de formes. Les prétendues “passions” isolées (par ex. l'homme est cruel) ne sont que des unités fictives, dans la mesure où la part des différents instincts fondamentaux qui parvient à la conscience avec une apparence de similitude est recomposé synthétiquement de façon illusoire en un “être” ou en une “aptitude”, en une passion. De la même manière que l'âme elle-même n'est qu'une expression pour tous les phénomènes de la conscience, que nous interprétons pourtant comme la cause de tous ces phénomènes (la “conscience de soi” est fictive!) » (1 [58] 1885-1886).

8.

Nous nous sommes arrêtés longuement sur cette première phase de l'histoire de« La Volonté de puissance» comme intention littéraire et nous avons voulu mettre en lumière certains aspects essentiels (pas tous) des méditations de Nietzsche, parce que de tels aspects reviendront, quand bien même seront-ils largement modifiés ou accentués différemment, et avec des changements terminologiques, dans les plans postérieurs. Il faut dire également que, pendant un certain temps, c'est-à-dire entre la fin de l'été 1885 et jusqu'à l'été 1886, le projet de « La Volonté de puissance » que nous retrouvons au printemps 1886, avec le sous-titre « Tentative d'une nouvelle interprétation du monde », n'est pas privilégié par rapport aux autres titres et projets (ils sont d'ailleurs tous interchangeables). Le titre le plus important demeure « Midi et éternité », qui se réfère à une œuvre zarathoustrienne. Les ébauches d'un prélude à la philosophie du futur, comme œuvre à préparer, ne manquent pas. Le titre le plus récurrent de ce projet est « Par-delà bien et mal », pour lequel Nietzsche avait un manuscrit prêt pour l'impression à l'hiver 1885-1886. Tenons-nous en au fait que ce livre a été conçu parallèlement à d'autres œuvres («La Volonté de puissance » et « Midi et éternité »). Dans un important manuscrit, qui contient la plus grande partie des copies au propre de Par-delà bien et mal, se trouve un plan accompagné de la formule : « Titres pour dix nouveaux livres » que Nietzsche date lui-même du printemps 1886 (2 [73]). Les titres sont cités dans cet ordre : 1. Pensées sur les anciens Grecs ; 2. La Volonté de puissance ; 3. Les artistes. Arrière-pensées d'un psychologue ; 4. Nous, les sans-Dieu ; 5. Midi et éternité ; 6. Par-delà bien et mal. Prélude pour une philosophie de l'avenir ; 7. Gai saber. Chansons du prince Vogelfrei ; 8. Musique ; 9. Expérience d'un scribe ; 10. Pour l'histoire de l'assombrissement moderne.

Une vérification approfondie de chacun de ces titres nous entraînerait trop loin et hors du sujet qui nous intéresse ici. Contentons-nous de signaler que pour chacun d'eux, nous trouvons dans les manuscrits une série déterminée de notes, et qu'ils éclairent d'une manière nouvelle des notes précédentes et, du fait qu'ils accentuent certains thèmes spécifiques, ils permettent le passage à des réalisations ultérieures. Comme par exemple « l'histoire de l'assombrissement moderne » que Nietzsche décrit quelques pages plus loin (2 [122]), dans les termes suivants : « Déclin de la famille, “l'homme bon” comme symptôme d'épuisement, Justice en tant de volonté de puissance (discipline) luxure et névrose, musique noire [...], absence nordique de naturel. » Un autre titre se réfère même à un manuscrit déjà prêt pour l'imprimeur (Par-delà bien et mal), et les chants du prince Volgefrei étaient prêts depuis l'automne 1884 (et en partie depuis 1882). Erich F. Podach, dans son livre Un coup d'œil sur les carnets de Nietzsche (Ein blick in Notizbücher Nietzsches, Heidelbeg 1963), reprocha à Nietzsche de ne pas s'en être tenu à ce plan, pour « se consumer dans un combat avec une œuvre systématique principale ». Cette exigence nous semble extraordinairement injuste. Tout d'abord parce que Podach s'éloigne de la compréhension du sens véritable des ébauches, des schémas, des plans et des titres, qui doivent être considérés comme tout à fait provisoires et non pas toujours reliés à une vision d'ensemble du matériau existant et à une vision de projets futurs, d'autant plus qu'ils sont pour la plupart à l'état de fragments, éclairant une expression déterminée de Nietzsche, et ne sont compréhensibles qu'à l'intérieur de la masse entière, en devenir, des notes (d'où la nécessité d'une édition critique). Mais également, Podach évoque l'idée d'un combat avec une œuvre fondamentale qui n'a jamais existé. Selon lui, les fragments posthumes de Nietzsche constituent dans leur ensemble une tentative, et cette tentative fut interrompue par la maladie. Affirmer que la maladie fut la cause de l'inachèvement de l'œuvre d'une vie est, comme nous le verrons plus loin, une naïveté produite par le concept des plus douteux d'« œuvre principale ».

9.

Quelques semaines plus tard – Par-delà bien et mal avait déjà été publié –, Nietzsche écrit une nouvelle esquisse qu'il date : Sils-Maria, été 1886. Le nouveau plan se trouve dans un épais cahier, dans lequel il a transcrit une grande partie du matériau pour la rédaction de Par delà bien et mal et pour les autres publications de cette période. Nous lisons :

La Volonté de puissance

Tentative d'une inversion de toutes les valeurs

En quatre livres.

Premier livre : Le danger des dangers (description du nihilisme, comme conséquence nécessaire des appréciations de valeur antérieures).

Deuxième livre : Critique des valeurs (de la logique, etc.)

Troisième livre : Le problème du législateur (incluant l'histoire de la solitude). Comment doivent être constitués les hommes qui subvertissent les valeurs. Les hommes, qui possèdent tous les caractères de l'âme moderne, mais sont assez forts pour les métamorphoser en santé pure.

Quatrième livre : Le marteau.

leurs moyens pour leur tâche.

Sils Maria, été 1886. (2 [100])

C'est le problème des valeurs qui est mis au premier plan dans cette ébauche : les valeurs doivent être inversées, c'est ce que veut dire la formule Umwertung aller Werte (inversion de toutes les valeurs), qui est maintenant le sous-titre constant de tous les plans de « La Volonté de puissance ». Un an auparavant déjà, en juin-juillet 1885, Nietzsche avait parlé de la nécessité de préparer une Umkehrung der Wherte, une subversion des valeurs, comme de la tâche principale des instincts calomniés et réfrénés, contre les idéaux grégaires, contre la tartuferie morale, contre le pessimisme idéaliste de l'époque moderne. Maintenant Nietzsche met au premier plan de ses méditations « le danger de tous les dangers », c'est-à-dire le nihilisme sur lequel doit nécessairement déboucher l'interprétation morale-chrétienne de la vie. La négation de Dieu est un fruit du sens de la véracité, qui a été développé par le christianisme (ailleurs, dans la préface de la deuxième édition d'Aurore – automne 1886 – Nietzsche parle d'abolir la morale « par moralité », et d'« auto-suppression de la morale »). Le plus grand danger est celui du manque de signification, du caractère absurde de toute l'existence – thème déjà évoqué un an avant, comme nous l'avons vu. La science, la politique (nationalisme et anarchisme sont ici associés), l'histoire débouchent sur le nihilisme, et l'art (avec Wagner) y prépare également. Désormais, le but de Nietzsche n'est plus une nouvelle interprétation de tous les événements, mais l'inversion, la transvaluation, le bouleversement, en somme la Umwertung de toutes les valeurs. La thématique du nihilisme et de son dépassement devient ainsi centrale dans toutes les annotations de Nietzsche à partir de l'été 1886. Quant au projet littéraire de « La volonté de puissance », notons que la quadripartition est maintenue dans la plus grande majorité des plans, marquant, comme autant de points de référence, de bilans et de nouveaux départs, le cours des méditations de Nietzsche. Le premier livre est consacré à la description du nihilisme, le second à la critique des valeurs (ou de la morale), le troisième à la volonté de puissance comme déterminant de la subversion des valeurs, le contenu du quatrième est déjà ici relativement flou – et il le sera plus encore dans les plans successifs. Nietzsche parle du « marteau » (métaphore pour indiquer la puissance destructrice et sélective de la doctrine de l'éternel retour), d'une décision terrible qui doit être provoquée en Europe, pour empêcher l'« aveulissement » de l'homme auquel il préfère le déclin, la fin.

10.

Nietzsche annonça La Volonté de puissance, avec le sous-titre que nous avons cité, sur la quatrième de couverture de Par delà bien et mal. Prélude à une philosophie de l'avenir, qui parut en 1886, alors qu'il méditait sur le plan de l'œuvre et y avait fait allusion dans la Généalogie (été 1887). On peut légitimement parler à cette époque de son intention de publier un œuvre en quatre parties sous le titre : La Volonté de puissance. Inversion de toutes les valeurs. Par delà bien et mal n'est nullement une partie séparée de La Volonté de puissance, comme le soutiennent Peter Gast et Elisabeth Förster-Nietzsche5. C'est au contraire une compilation de tout ce que Nietzsche considérait comme digne d'être communiqué du matériau de l'époque du Zarathoustra (1881-1885) et des tentatives successives d'une réélaboration d'Humain trop humain comme prélude à une philosophie de l'avenir. Ce prélude fut préparé pour l'impression, comme on l'a dit, au cours de l'hiver 1885-1886. Même les préfaces et les différents ajouts aux nouvelles éditions de La Naissance de la Tragédie, d'Humain, trop humain, d'Aurore, du Gai savoir, rédigées entre l'été 1886 et le printemps 1887, proviennent des notes que Nietzsche écrivit précisément dans le but d'une nouvelle édition. Ils ne font nullement partie d'un soi-disant recueil d'annotations destinées à « La Volonté de puissance». Naturellement il est possible de distinguer des relations réciproques entre ce matériau et les ébauches pour « La Volonté de puissance » (toutes ces notes proviennent du même esprit). On doit toutefois savoir distinguer ce qui appartient spécifiquement aux intentions littéraires, telles qu'elles nous apparaissent dans les ébauches de l'été 1886, de toutes les notes qui précèdent ou des réélaborations en tout genre qui se développent parallèlement. Dans une rubrique en 53 sections, rédigée au printemps 1887, Nietzsche avait ensuite annoté tous ces fragments du matériau précédent qu'il ne voulait pas oublier. Cette rubrique n'est ni un plan ni une ébauche, mais tout simplement un inventaire de notes éventuellement utilisables. Il est remarquable que le fameux dernier aphorisme 1067 de la compilation de Gast et Förster-Nietzsche ne figure pas dans cette rubrique. Si les intentions littéraires de Nietzsche ont quelque valeur, nous devons nécessairement en conclure qu'à ses yeux ce fragment avait rempli sa fonction, dans la mesure où il en avait publié une autre version dans Par-delà bien et mal (aph. 36). Alors que tous les interprètes de Nietzsche, jusqu'à l'édition Schlechta (1956), avaient l'habitude d'attribuer une importance décisive à ce soi-disant dernier fragment de La Volonté de puissance. Il conserve, certes, toute sa valeur philosophique et doit être publié avec les posthumes, mais il n'appartient pas aux notes que Nietzsche avait l'intention de conserver au printemps 1887. Il a sa place légitime dans une publication chronologique des posthumes de Nietzsche, mais nullement comme soi-disant texte final de l'œuvre que Nietzsche annonça sur la quatrième de couverture de Par delà bien et mal, œuvre qu'il ne publia jamais et que d'autres ont voulu reconstruire.

Au printemps 1887, nous trouvons un autre plan pour « La Volonté de puissance ». C'est du moins ce que l'on peut supposer – avec une grande probabilité – dans la mesure où la feuille sur laquelle il a été écrit a été déchirée dans sa partie supérieure et nous ne pouvons lire que :

[+++] de toutes les valeurs

Livre premier

Le nihilisme européen

Livre deuxième

Critique des valeurs suprêmes

Livre troisième

principe d'une nouvelle détermination des valeurs

Livre quatrième

Discipline et éducation

Ébauché le 17 mars 1887, Nice. (7 [64])

Ce plan est important dans la mesure où Peter Gast et Elisabeth Förster-Nietzsche le considérèrent comme le plus approprié pour leur pot-pourri – nous dirons par la suite sur quelle base. Il est presque identique à celui de l'été 1886. Les thèmes des quatre livres sont également le nihilisme, la critique des valeurs, l'inversion des valeurs, l'éternel retour (comme marteau et donc comme principe de discipline et éducation, ce qu'on avait déjà dans le plan de 1886).

11.

Après avoir terminé le travail des nouvelles éditions de ses œuvres antérieures, Nietzsche se consacra avec une intensité particulière à un problème central des ces ébauches de l'été 1886 et du printemps 1887 : le nihilisme, auquel, comme nous l'avons vu, il veut consacrer le premier livre.

Le fragment grandiose (5[71]) sur le « nihilisme européen », daté « Lenzer Heide, 10 juin 1887 », est un point culminant de ses méditations. Il s'agit d'un court traité en seize parties. La chose paraîtra incroyable, mais Elisabeth Förster-Nietzsche et Peter Gast ont découpé ce texte dans la compilation canonique (il figurait par contre intégralement et sans découpage dans la première Volonté de puissance de 1901). Ainsi, seuls les lecteurs de l'appareil critique d'Otto Weiss, qui se trouve dans le volume XVI de la Großoktavausgabe (1911), purent apprendre que les soi-disant aphorismes 4, 5, 114, 55 (qui doivent être lus dans cet ordre) constituaient un seul et même texte. Nous pourrions le résumer de la manière suivante : la morale a fait croître la véracité, mais la véracité reconnaît le caractère infondé de la morale et conduit au nihilisme, comme discernement de l'absence de sens de ce qui advient. L'absence de sens (Sinnlose) qui se répète éternellement est la forme extrême du nihilisme. Si le caractère fondamental de l'advenir pouvait être approuvé, en partant du présupposé selon lequel on reconnaît en lui son propre caractère fondamental, alors on pourrait approuver la répétition de l'absence de sens. Cela arriverait si on acceptait le caractère fondamental de la vie le plus exécré &Mac253; la volonté de puissance. Or même les vaincus, ceux qui souffrent de la volonté de puissance et, de fait, la haïssent, devraient se convaincre qu'ils ne sont pas très différents de leurs oppresseurs, parce que leur “Volonté de morale” également (la morale est négation de la volonté de puissance) est une volonté de puissance masquée, leur haine est volonté de puissance. Le terme « vaincus » n'a aucun sens politique ; les « vaincus » se retrouvent dans tous les groupes sociaux. Pour les vaincus, l'impossibilité de la morale devient nihilisme. De tout cela, il s'ensuit une crise qui donne naissance à une hiérarchie des forces du point de vue de la santé : « En reconnaissant ceux qui commandent comme tels et ceux qui obéissent comme tels. Naturellement en dehors de toutes les institutions sociales en vigueur » comme l'observe explicitement Nietzsche (§ 14). Les plus forts, dans cette crise, seront les plus mesurés, c'est-à-dire ceux qui n'ont pas besoin d'articles de foi extrêmes et qui non seulement admettent, mais aussi aiment une bonne dose de hasard et d'absurdité : « Les hommes qui sont sûrs de leur puissance et qui représentent avec une fierté consciente la force atteinte par l'homme. » Le fragment se conclut sur un point d'interrogation : « Comment un tel homme penserait-il à l'éternel retour ? – » C'est-à-dire que penseraient les plus puissants de la répétition de l'absurde ? (§§ 15-16)

 

12.

Après la publication de la Généalogie, Nietzsche se consacra intensément entre l'automne 1887 et février 1888, à l'ordonnance et à la transcription de ses notes pour « La Volonté de puissance ». Le résultat de ce travail très intense ce sont 372 fragments numérotés et ordonnés dans deux cahiers in quarto et dans les 58 premières pages d'un épais cahier in folio. Le plan se trouve dans un autre cahier encore dans lequel, à côté des 372 fragments (374 en réalité, deux numéros étant répétés) on trouve l'indication sommaire du contenu, Nietzsche a également écrit – pour les 300 premiers numéros – un chiffre romain de I à IV, qui se réfère à un plan sans titre contenu dans le cahier où apparaît la rubrique. Ce plan (12 [2] 1888) est structuré en quatre livres ; mais les titres des livres manquent :

[I] 1. Le nihilisme intégralement pensé jusqu'au bout.

2. Culture, civilisation, l'ambiguïté du “moderne”.

[II] 3. L'origine de l'idéal.

4. Critique de l'idéal chrétien.

5. Comment la vertu arrive au pouvoir.

6. L'instinct de troupeau.

[III] 7. La “volonté de vérité”.

8. Morale en tant que Circé des philosophes.

9. Psychologie de la volonté de puissance (Plaisir volonté concept, etc.).

[IV] 10. L'éternel retour.

11. La grande politique.

12. Recettes de vie pour nous.

Dans ce plan il faut noter le fait que le mouvement vers les quatre thèmes principaux – nihilisme, critique des valeurs, inversion des valeurs, éternel retour – reste inchangé. Toutefois les quatre livres se structurent en chapitres, qui contiennent à leur tour une accentuation déterminée des thèmes principaux.

Considérons maintenant attentivement les fragments organisés en rubriques par Nietzsche, surtout par rapport à l'utilisation qui en est faite dans la compilation d'Elisabeth Förster-Nietzsche et Gast. Nous disposerons ainsi d'un exemple parmi d'autres de leur pratique éditoriale. Les quatre livres du deuxième plan selon lequel Nietzsche avait organisé ses fragments, correspondent précisément aux quatre livres du plan du 17 mars 1887, choisi par les éditeurs de la compilation. On pouvait s'attendre alors à ce que les indications de Nietzsche aient été suivies – en tout cas sur ce point, sur lequel elles étaient très précises. Mais le très grand philosophe et écrivain Peter Gast ne l'entendant pas de cette manière, et Elisabeth Förster-Nietzsche ayant elle-même étudié la philosophie avec Rudolf Steiner … voici les résultats :

1. Des 374 fragments que Nietzsche avait numérotés en vue de « La Volonté de puissance », 104 n'ont pas été intégrés dans la compilation, dont : 84 non publiés et 20 écartés dans les volumes XIII et XIV ou dans les notes d'Otto Weiss publiées dans le volume XVI de la Großoktavausgabe. Dans la préface au volume XIII de la Großoktavausgabe, Elisabeth Förster-Nietzsche écrit : « Les volumes XIII et XIV rapportent des annotations inédites […] à l'exception de celles que l'auteur lui-même avait, sans l'ombre d'un doute, destinées à La Volonté de puissance. »

2. Des 270 fragments restants, 137 ont été publiés dans une version incomplète ou avec des modifications textuelles arbitraires (omissions des titres, de phrases entières, découpage de textes liés entre eux…). Parmi ceux-là :

a) 49 ont fait l'objet de corrections par Otto Weiss ; corrections auxquelles n'a pas accès, par exemple, l'utilisateur de La Volonté de puissance, encore publiée de nos jours (aux bons soins d'Alfred Bäumler), par les éditions Kröner6.

b) 36 ont été corrigés de manière incomplète : Weiss donne quelquefois des indications imprécises sur le texte, et se trompe souvent dans le déchiffrement des extraits qui ont été écartés.

c) 52 manquent totalement d'annotations, bien qu'ils présentent des erreurs similaires à celles des autres fragments pour lesquels, selon Otto Weiss, une note s'imposait.

3. Comme nous l'avons dit, Nietzsche avait organisé 300 des ces fragments en 4 livres de son plan. dans 64 cas, les compilateurs n'ont pas respecté cette division.

13.

Quoi qu'il en soit Nietzsche n'était pas satisfait de son travail : « Le premier état de ma “tentative d'inversion de toutes les valeurs” est prêt : en fin de compte ç'aura été une torture et je n'ai pas encore le courage nécessaire. Dans dix ans, j'essaierai de faire mieux » écrit-il le 13 février 1888 à Peter Gastz. Et le 26 du même mois : « Ne croyez pas que j'ai fait de nouveau de la “littérature”, il ne s'agit que d'un premier état pour moi ; tous les hivers, désormais, je veux préparer pour moi une telle rédaction – l'idée de la publicité est vraiment exclue. »

Dans la même lettre, Nietzsche fait part à Gast de sa lecture des Œuvres posthumes de Charles Baudelaire, qui viennent de paraître à Paris (1887). Et nous trouvons effectivement dans ce cahier in folio – où se trouve le dernier fragment numéroté 372 – vingt pages d'extraits de Baudelaire – entrecoupés ici et là par des méditations de Nietzsche –, auxquels font suite d'autres nombreux extraits tirés particulièrement de Tolstoï, Ma religion, Paris 1885, de l'œuvre du grand sémitiste et historien d'Israël Julius Wellhausen sur les antiquités arabes, et de ses Prolegomena zur Geschichte Israels (le premier paru en 1887 et le second en 1883 à Berlin), du premier volume du Journal des Goncourt, des réflexions de Benjamin Constant sur le théâtre allemand, de la Vie de Jésus de Renan, enfin et surtout, des Possédés de Dostoïevsky, traduit en français par Derély et publié à Paris en 1886. Ce sont des lectures décisives, tout d'abord sur le plan de la conception du christianisme primitif auquel Nietzsche attache alors une grande importance. Le livre de Tolstoï, surtout, et celui de Dostoïevsky fournissent à Nietzsche, en polémique avec Renan, certaines intuitions fondamentales : le premier pour ce qui concerne la psychologie du rédempteur, le second concernant l'histoire du concept de Dieu (proches des théories panslaves de Sciatoff). Nietzsche s'avère un lecteur de premier ordre, et ces lectures, comme celles des années précédentes, que notre édition relève de la manière la plus précise, nous montrent un Nietzsche absolument au fait des problèmes culturels de son temps, un Nietzsche historique, fort éloigné du spectre pâle que nous présentent de nombreuses interprétations – celles allemandes surtout – qui se contentent de tisser inlassablement une trame discutable de philosophèmes, sans aucune référence concrète à la vie intellectuelle réelle de Nietzsche.

Au cours du printemps niçois puis turinois de 1888, Nietzsche, après cette première tentative de rédaction de La Volonté de puissance, continue à travailler d'arrache-pied. Dans le cahier qui, d'un point de vue chronologique, vient tout de suite après celui que nous venons de citer, les élaborations originales prévalent sur des morceaux transcrits d'autres auteurs, bien qu'on y trouve également des transcriptions ou des réflexions suscitées par les lectures d'œuvres comme celle de Victor Brochard sur Les Sceptiques grecs (1887, et qui sera un point de départ pour l'idée du philosophe sceptique comme seul philosophe honnête possible aujourd'hui), de Charles Féré (sur la dégénération physiologique et ses raisons sociales, aspect de la décadence européenne sur lequel Nietzsche concentre maintenant son attention), et enfin du livre de Louis Jacolliot sur les Lois de Manou qui devient pour Nietzsche le classique de la pia fraus, le pieux mensonge religieux.

14.

Il faut noter qu'à partir de l'automne 1887 et jusqu'à l'été 1888, on ne trouve dans les manuscrits quasiment que des titres se référant à « La Volonté de puissance ». Cette circonstance extérieure montre qu'à cette époque, Nietzsche se consacre intensivement à cette tâche (si l'on excepte – à partir de février 1888 – la période pendant laquelle il rédige Le Cas Wagner, le pamphlet dans lequel Nietzsche traite un cas particulier de la décadence moderne). Certains plans témoignent d'une hésitation dans la composition : Nietzsche semble privilégier une rédaction par chapitre – de 8 (15 [20]) à 12 (16 [51]) selon les différentes versions – plutôt qu'une œuvre articulée en quatre livres. Ce plan en 11 chapitres est particulièrement important :

1. Le monde vrai et le monde apparent.

2. Le philosophe comme type de la décadence.

3. L'homme de religion comme type de la décadence.

4. L'homme bon comme type de la décadence.

5. Le contre-mouvement : l'art. Problème du tragique

6. Le paganisme et la religion

7. La science contre la philosophie

8. Politique

9. Critique du présent

10. Le nihilisme et son contraire : les hommes du futur

11. La volonté de puissance (14 [169]).

Sous ces titres de chapitres, Nietzsche ordonne les annotations de l'épais cahier in folio7 dont nous avons parlé, et qui s'ouvre sur la date du 25 mars 1888.

Tandis que prévalaient jusqu'alors des réflexions de caractère socio-psychologique sur le lien pessimisme-nihilisme-chistianisme, on note maintenant une prédominance du concept de « décadence » (dans lequel confluent toutes les manifestations du pessimisme, du nihilisme, et du christianisme) et en même temps un approfondissement de l'aspect gnoséologique-métaphysique du problème. Cette dernière chose advient, de manière significative, avec un retour de l'antithèse « art » et « vérité » dans La Naissance de la Tragédie. Dans les notes sur ce titre est développée cette problématique du monde « vrai » et du monde « apparent », à laquelle nous avons fait allusion à propos des fragments de l'été 1885. La conclusion de ces réflexions se trouvera ensuite dans le fameux chapitre du Crépuscule des idoles intitulé : « Comment, pour finir, le monde “vrai” devint fable. » Pour Nietzsche, la croyance en un monde « vrai », opposé à celui « apparent », conditionne cet ensemble de phénomènes, qu'il définit en utilisant successivement les termes de pessimisme, nihilisme, décadence. Et de fait, le premier chapitre du plan, sur la base duquel Nietzsche a ordonné en rubrique la plus grande partie des notes du cahier en question, a pour titre : « Le monde vrai et celui apparent. » Dans ce plan, sont mis en évidence tant le rapport entre la croyance en un monde vrai (fut-elle philosophique, religieuse ou morale) et la décadence (c'est-à-dire, souvenons-nous en encore une fois : pessimisme, nihilisme, christianisme) que les mouvements contraires ou « contre-mouvements » (Nietzsche parle de Gegenbewegungen) qui se retournent contre la décadence. Ainsi la série de fragments sur La Naissance de la tragédie est organisée par Nietzsche sous la rubrique « contre-mouvement : l'art », qui est le titre du cinquième chapitre du plan que nous avons mentionné et d'autres semblables8. Cette tentative de Nietzsche d'ordonner son propre matériau n'est certes pas de moindre importance par rapport à celle de février 1888 ; elle représente même une phase ultérieure dans les plans et doit être présentée comme telle dans une édition critique, même si peu de temps après, elle fut dépassée par d'autres plans et organisations9.

A Turin10, Nietzsche utilisa également deux autres cahiers très épais. Entre-temps, les fragments étaient devenus plutôt confus, à cause des nombreux ajouts et corrections. Nietzsche les transcrit en partie sur des feuilles quadrillées à part. Certains constituaient de petits traités formant un tout11, d'autres furent simplement transcrits au propre, sans aucune forme d'organisation. Cette retranscription fut commencée au cours des dernières semaines du printemps turinois. Nietzsche l'emporta à Sils-Maria12, où il commença par travailler aux épreuves du Cas Wagner (ce travail prit plus de temps que prévu, parce qu'il dût préparer un second manuscrit pour l'imprimeur, le premier étant illisible).

15.

A Sils-Maria, Nietzsche continue de transcrire également une partie de ses annotations au propre. Toutefois il n'était pas satisfait des résultats de son travail. C'est pourquoi il écrivit à Meta von Salis, le 22 août : « Par rapport à l'été passé […] cet été semble vraiment être “parti en fumée”. Et cela me contrarie énormément : parce qu'après un séjour de printemps qui, pour la première fois, s'était bien passé pour moi, j'emportais dans ces montagnes plus de forces que l'année précédente. En outre, tout était prêt pour une grande tâche bien déterminée. » Nietzsche avait demandé à Meta von Salis un exemplaire de sa Généalogie de la morale (et il fait allusion à cette œuvre dans son “Épilogue” au Cas Wagner, écrit pendant ces journées). La relecture de son œuvre produisit sur Nietzsche une impression particulière, qui ne devait pas rester sans conséquences. Dans la même lettre, Nietzsche écrit : « Au premier coup d'œil, une surprise : j'ai découvert une longue préface à la Généalogie dont j'avais complètement oublié l'existence […] Au fond je ne me souvenais que du titre des trois dissertations : le reste, c'est-à-dire le contenu, était allé se faire bénir ! C'est la conséquence d'une activité intellectuelle extrême, qui a rempli cet hiver et ce printemps, et a construit une sorte de mur dans l'intervalle. Désormais ce livre revit devant mes yeux – et en même temps l'état dans lequel je me trouvais l'été dernier et qui en détermina la naissance. Des problèmes d'une difficulté extrême, pour lesquels je n'avais pas encore trouvé un langage, une terminologie. Mais je devais alors être dans un état d'inspiration quasi ininterrompue, de sorte que cet écrit glisse comme la chose la plus naturelle du monde. On n'y perçoit aucune peine –. Le style est véhément et trépidant, mais aussi plein de finesses ; et souple et coloré. En vérité, je n'avais jamais écrit de la sorte. » Ce bilan lucide reflète exactement la dernière phase du travail de Nietzsche. Mais il prend également tout son sens si l'on compare la date de cette lettre – 22 août – avec deux autres dates : celle du dernier plan de « La Volonté de puissance » et celle de la préface d'une œuvre nouvelle, l'Inversion de toutes les valeurs.

En ce qui concerne le dernier plan de « La Volonté de puissance », Erich Podach (Friedrich Nietzsches Werke des Zusammenbruchs, p. 63) en a publié la date, mais non pas le plan lui-même. Otto Weiss, quant à lui, a publié le plan mais sans donner la date (Großoktavausgabe, vol. XVI, p. 432). Podach a ensuite publié le plan, mais sans le mettre en rapport avec la date (Ein Blik in Nietzsches Notizbücher, 1963, pp. 149-160). Tout simplement parce que le plan et la date se trouvent sur deux feuilles qui ont été séparées. Mais il ne fait pas de doute qu'elles faisaient partie d'un même ensemble (même papier, même format, même encre, même calligraphie, et les marges correspondent). Voici le texte du plan (18 [17]) :

Ébauche du

plan de :

 

La volonté de puissance

Essai

d'une inversion de toutes les valeurs

 

Sils Maria

le dernier dimanche

du mois d'août 1888

Nous les hyperboréens. Poser les fondements du problème.

Premier Livre : « Qu'est-ce que la vérité ? »

Chapitre premier : Psychologie de l'erreur.

Chapitre deuxième : valeur de vérité et mensonge.

Chapitre troisième : La volonté de vérité (justifiée seulement dans la valeur affirmative de la vie).

deuxiÈme Livre : Origine des valeurs

Chapitre premier : Les métaphysiciens.

Chapitre deuxième : Les « homines religiosi ».

Chapitre troisième : Les « gens de bien » et ceux qui veulent amender l'Humanité.

troisiÈme livre : Conflit des valeurs

Chapitre premier : Pensées sur le christianisme.

Chapitre deuxième : Sur la physiologie de l'art.

Chapitre troisième : Sur l'histoire du nihilisme européen.

Loisirs d'un psychologue

quatriÈme livre : Le grand Midi.

Chapitre premier : Le principe de la vie « hiérarchique ».

Chapitre deuxième : Les deux voies.

Chapitre troisième : L'éternel retour.

Le problème de la vérité s'est graduellement développé jusqu'à devenir le thème du premier livre. Le deuxième livre est encore consacré, comme dans les précédents plans en quatre parties, à la critique des valeurs, mais dans le sens d'une histoire de ces valeurs et de leurs représentants. Dans le troisième livre, Nietzsche traite du conflit des valeurs et les titres de ses chapitres correspondent précisément au contenu des annotations sur le christianisme, sur la physiologie de l'art et sur l'histoire du nihilisme européen. Après un “Intermezzo” (composé probablement de sentences dont Nietzsche avait transcrit un recueil entier), vient le quatrième livre qui, comme dans tous les autres plans, est consacré à l'éternel retour.

17.

Le dernier plan de « La volonté de puissance » a donc été composé, comme l'écrit Nietzsche, « le dernier dimanche d'août » c'est-à-dire le 26 août, quatre jours après s'être plaint dans sa lettre à propos de l'été « parti en fumée » à Sils-Maria. Après l'avoir composé, Nietzsche réorganisa un certain nombre d'annotations précédentes, mais s'arrêta à ce stade initial. Le 30 août, il réitère ses plaintes dans une lettre à sa mère : « Je suis à nouveau en pleine activité – pourvu que ça dure encore quelque temps, parce qu'un travail que j'avais longuement et bien préparé, et qui devait être achevé pour cet été, est littéralement parti en fumée. » Dans ces lignes s'exprime l'espoir de parvenir enfin à un résultat. Effectivement la réalisation du travail « longuement et bien préparé » prit une autre forme par rapport à celle prévue dans tous les plans précédents. Depuis la moitié d'août, comme nous l'avons dit, Nietzsche avait commencé à transcrire au propre et à rédiger les annotations qui étaient déjà partiellement transcrites, comme des petits traités autonomes et achevés. Il se décide alors à publier tout ce qui était prêt. Une feuille séparée, sur le recto de laquelle restait encore le titre Inversion de toutes les valeurs (19 [2]), rapporte au verso, une série de titres qui font allusion à un « abrégé» de la philosophie de Nietzsche (19 [3]) :

Pensées pour après-demain

Abrégé de ma philosophie

et :

Sagesse pour après-demain

Ma philosophie en abrégé

et enfin :

Magnum in parvo

Une philosophie en abrégé

Telles sont les titres envisagés de l'«abrégé» que Nietzsche avait en projet. Mais la liste des différents chapitres (que l'on trouve sur la même feuille) est encore plus importante (19 [4]) :

1. Nous autres, Hyperboréens.
2. Le problème de Socrate.
3. La “raison” en philosophie.
4. Comment, pour finir, le monde “vrai” < devint > fable.
5. La morale, une contre-nature.
6. Les quatre grandes erreurs.
7. Pour nous – contre nous.
8. Concept d'une religion de la décadence.
9. Bouddhisme et christianisme.
10. Extraits de mon esthétique.
11. Entre artistes et écrivains.
12. Maximes et traits.

Les numéros 2, 3, 4, 5, 6, 12 du plan sont, en fait, autant de chapitres du Crépuscule des idoles, déjà sous leur titre définitif ; le n°11 est le titre original du chapitre Divagations d'un inactuel, de la même œuvre. Les numéros 1, 7, 8, 9 sont les titres originaux qui se trouvent encore aujourd'hui effacés en tête des quatre premiers groupes de paragraphes dans le manuscrit destiné à l'imprimeur de L'Antéchrist : « Nous autres, Hyperboréens » §§1-7 ; « Pour, nous – contre nous » §§ 8-14 ; « Conception d'une religion de la décadence » §§ 15-19 ; « Bouddhisme et christianisme » §§ 20-23. Du fait que Nietzsche a daté du début septembre une première version de son avant-propos au « Loisirs d'un psychologue » (qui deviendra ensuite Le Crépuscule des Idoles), et qu'il a également rédigé, le 3 septembre, l'avant-propos de l'Inversion de toutes les valeurs, et ce d'après le plan en quatre livres, dont le premier devait être L'Antéchrist, on peut en déduire qu'entre le 26 août et le 3 septembre :

1. Nietzsche a renoncé à « La Volonté de puissance » qu'il projetait jusqu'alors.

2. Il dût envisager, pendant une courte période, la possibilité de publier, sur la base du matériau déjà mis au propre, une Inversion de toutes les valeurs.

3. Il s'est toutefois décidé à publier un « abrégé» de sa philosophie.

4. Il a intitulé ledit « abrégé» : Loisirs d'une psychologue (qui deviendra Le Crépuscule des idoles).

5. Il a tiré de cet « abrégé», les chapitres : « Nous autres, Hyperboréens », « Pour nous – contre nous », « La conception d'une religion de décadence », « Bouddhisme et christianisme » qui, constituaient, ensemble, 23 paragraphes sur le christianisme y compris l'introduction, (« Nous autres, Hyperboréens »).

6. L'œuvre principale porte dès lors le titre Inversion de toutes les valeurs, prévue en quatre livres, dont le premier, L'Antéchrist, était déjà terminé pour un tiers (les 23 paragraphes cités).

7. Le 3 septembre, Nietzsche écrit l'avant-propos de l'Inversion. Les « Loisirs d'un psychologue » étaient pour lui « un abrégé jeté avec une grande témérité et précision de toutes mes hétérodoxies philosophiques les plus essentielles » comme il le dit dans ses lettres (à Gast le 12 septembre 1888 ; à Overbeck le 16 du même mois) et c'était donc le résultat, prêt à être communiqué, de ses réflexions philosophiques de la dernière année. Il était composé de simples annotations écrites en vue de «>LaLa Volonté de puissance ». Au contraire, l'« Inversion de toutes les valeurs » en quatre livres, était son nouveau programme de travail. Le premier livre, L'Antéchrist, provient en effet, pour une bonne moitié, des réflexions qui précèdent – cette provenance étant entendue dans le seul sens autorisé ici, celui de l'origine littéraire, donc, provenant de notes anciennes, de « versions » préparatoires – il avait été tiré de cet « abrégé» de sa philosophie que Nietzsche avait déjà mis au propre ; mais du point de vue de ses intentions littéraires, c'était un nouveau commencement. Dans L'Antéchrist les paragraphes 1 à 7 constituaient en fait une sorte d'introduction (tout comme le chapitre « Nous autres, Hyperboréens » était l'introduction de l'« Abrégé »), tandis que les paragraphes 8 à 23 forment un essai d'un seul tenant sur le christianisme, que Nietzsche voulait alors poursuivre en lui conservant son unité – notamment du point de vue du style. Ainsi, avait-il trouvé la « forme » d'exposé qu'il cherchait pour son « œuvre principale ». Et nous pensons que la relecture de la Généalogie l'y a aidé : s'agissant d'une œuvre dont le style est très proche de celui de l'Antéchrist.

Ainsi le 7 septembre 1888, Nietzsche pouvait écrire à son ami Meta von Salis : « Entre-temps, j'ai beaucoup travaillé, au point que j'ai des raisons de désavouer les plaintes de ma dernière lettre dans laquelle je vous parlais d'un été “parti en fumée”. J'ai même réussi quelque chose de plus, quelque chose que je n'aurais pas osé espérer… Il est vrai que cela a eu pour conséquence, ces dernières semaines, quelque désordre dans ma vie. Plusieurs nuits, je me suis relevé à deux heures “pressé par l'esprit”, pour noter ce qui venait de me passer par la tête. Alors j'entendais mon hôte, M. Durisch, ouvrir la porte avec précaution pour partir discrètement à la chasse aux chamois. Qui sait ? Peut-être étais-je moi aussi parti à la chasse aux chamois… Le trois septembre fut un jour remarquable. Très tôt, j'ai écrit l'avant-propos de mon « Inversion de toutes les valeurs », le plus fier prologue qui ait peut-être jamais été écrit. Puis je suis sorti, et alors, que vis-je ? La plus belle journée que j'aie jamais vue en Engadine – une vivacité de couleurs, un bleu du lac et du ciel, une limpidité de l'air, parfaitement inouïs… » et plus loin : « Le 15 septembre je pars à nouveau pour Turin, en ce qui concerne l'hiver, en raison de la profonde concentration dont j'ai besoin, il serait peut-être un peu risqué d'essayer la Corse… Mais qui sait ? – L'année prochaine je me déciderai à faire imprimer mon « Inversion de toutes les valeurs », le livre le plus indépendant qui soit… Non sans graves hésitations ! Par exemple, le premier chapitre s'appelle L'Antéchrist ! »

18.

Nous connaissons six versions différentes du nouveau plan littéraire, sous le titre collectif de « Inversion de toutes les valeurs » en quatre livres. Les titres des différents livres nous renseignent sur les intentions de Nietzsche. C'est pourquoi il n'est pas inutile de les citer tous par ordre chronologique :

(1) Inversion de toutes les valeurs

Premier livre

L'Antéchrist. Essai d'une critique du christianisme.

Deuxième livre

L'esprit libre. Critique de la philosophie comme mouvement nihiliste.

Troisième livre

L'immoraliste. critique de la morale : variété la plus funeste d'ignorance.

Quatrième livre

Dionysos : Philosophie de l'éternel retour. (19 [8])

(2) Inversion des valeurs

Livre 1 : l'Antéchrist

Livre 2 : le misosophe

Livre 3 : l'immoraliste

Livre 4 : Dionysos

Inversions de toutes les valeurs (11 [416])

(3) Inversion des valeurs.

L'Antéchrist. Essai d'une critique du christianisme.

L'Immoraliste. Critique de la plus funeste espèce d'ignorance, la morale.

Nous qui disons oui. Critique de la philosophie en tant que mouvement nihiliste.

Dionysos. Philosophie du retour éternel.

Chants de Zarathoustra

De sept solitudes. (22[14])

(4)

I. L'affranchissement du christianisme : l'Antéchrist

II. de la morale : l'immoraliste

III. de la « vérité » : l'esprit libre

IV. du nihilisme : - - -

Le nihilisme conséquence nécessaire du christianisme, de la morale et de la notion de vérité de la philosophie. Les signes du nihilisme... (22[24])

(5) IV. Dionysos

Type du législateur. (23[8])

(6) L'esprit libre

Critique de la philosophie

en tant que mouvement nihilisme

L'immoraliste

Critique de la morale

en tant qu'espèce la plus dangereuse d'ignorance

Dionysos philosophos. (23[13])

Le dernier plan est évidemment postérieur à la conclusion de l'Antéchrist. On note une hésitation pour ce qui concerne le deuxième et le troisième livres : la critique de la philosophie passe à la seconde place, celle de la morale, à la troisième place dans le premier plan et à la deuxième place dans le troisième plan ; dans le troisième et quatrième plans, la critique de la morale passe après celle de la philosophie. La conception fondamentale reste toutefois identique : après la critique du christianisme de la morale et de la philosophie, Nietzsche envisage l'annonce de sa philosophie. C'est la philosophie de Dionysos, la philosophie de l'éternel retour du même.

Le contenu de la nouvelle œuvre ne s'éloigne pas substantiellement de la thématique que nous avons vue se développer dans les plans de « La Volonté de puissance » : ce qui tend à prouver que, pour Nietzsche, le plan littéraire de l'« Inversion de toutes les valeurs » en quatre livres était destiné à supplanter les plans de « La Volonté de puissance », et en effet le matériau de L'Antéchrist était tiré d'annotations écrites au cours des mois précédents, alors qu'il pensait à « La Volonté de puissance ». Du point de vue du contenu, l'« Inversion de toutes les valeurs » était, d'une certaine manière, identique à « La Volonté de puissance », mais elle en était aussi, de fait, sa négation littéraire. Ou encore : des notes pour « La Volonté de puissance », sont sortis Le Crépuscule des Idoles et l'Antéchrist. « The rest is … Nachlaß13.

19.

Le 21 septembre 1888, Nietzsche était de nouveau à Turin. En neuf jours, il réussit à terminer le premier livre de « L'inversion de toutes les valeurs », à savoir L'Antéchrist. La date du 30 septembre 1888 prit pour Nietzsche un signification symbolique, et il l'a marquée à la fin de la préface du Crépuscule des idoles ; et à la fin de L'Antéchrist on peut lire : « < Dire que l'on mesure le temps à partir du dies nefastus qui a marqué le début de cette calamité – à partir du premier jour du christianisme ! Pourquoi pas plutôt à partir de son dernier jour ? À partir d'aujourd'hui ? – Inversion de toutes les valeurs ! > »

Un état d'exaltation s'empare de Nietzsche. Dès lors, il ne connaît plus de mesure, à tel point qu'il ajoute à L'Antéchrist une « Loi contre le christianisme », qu'il introduit ainsi : « Promulguée au jour du Salut, le jour de l'An I (le 30 septembre 1888 dans le faux calendrier) ». Si on lit les déclarations de Nietzsche à propos de son œuvre, on ne saisit pas le sens historico-critique de L'Antéchrist, qui pourtant – comme le vit plus tard Franz Overbeck – contenait certains morceaux de bravoure, comme la psychologie du rédempteur et celle de l'apôtre Paul, la reconstruction historique des origines du mouvement chrétien, l'analyse de la fraude que constitue la religion. Ecce Homo naît dans cet état d'euphorie, à partir d'un chapitre que Nietzsche avait ajouté au Crépuscule des idoles, au milieu d'octobre 1888. Dans les cahiers de Nietzsche on trouve encore certains annotations pour un autre livre de « L'inversion » : « L'immoraliste ». Mais ce travail est interrompu justement par Ecce Homo, jusqu'à ce que Nietzsche, dans une lettre à Brandes du 20 novembre, déclare avoir déjà écrit toute « L'inversion », qu'il identifie avec L'Antéchrist. Il écrit également à Paul Deussen : « Ma vie atteint son comble : encore deux ans, et la terre tremble, frappée par une foudre terrible. – Je te jure que j'ai la force de changer la manière de compter les années. – rien de ce qui subsiste aujourd'hui ne restera sur pied je suis plus dynamite qu'homme. – Mon “Inversion de toutes les valeurs”, sous le titre L'Antéchrist, est prête. » Et en effet, dans le dernier frontispice on peut lire : L'Antéchrist. Inversion de toutes les valeurs. Le titre général d'une œuvre en quatre livres est devenu désormais le sous-titre de L'Antéchrist. Puis, Nietzsche supprimera également ce sous-titre, et lui substituera : « Imprécation contre le christianisme ». L'optique exaltée dans laquelle Nietzsche voit ses derniers écrits est celle d'événements non littéraires, mais tels qu'ils peuvent « détruire tout l'ordre existant ». Ainsi s'achèvent, à l'aube de la fin même de Nietzsche, les aventures du projet littéraire de « La Volonté de puissance ».

Demeure, à côté de ses écrits, son legs posthume. Ce legs est au vrai sens du terme un «lien», parce que ses questions – tant dans les œuvres que dans les fragments posthumes pris dans leur ensemble – subsistent encore aujourd'hui. Mais précisément en vertu de ce lien, le legs manuscrit de Nietzsche doit être connu sous sa forme authentique. Et pour ce qui concerne « La Volonté de puissance », l'analyse philologique des fragments posthumes de 1885 à 1888, a privé de son objet la querelle sur la prétendue «œuvre fondamentale». Cette question n'est plus à l'ordre du jour de la recherche scientifique sur Nietzsche14.


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