ALFRED KORZYBSKI
UNE CARTE N'EST PAS LE TERRITOIRE


Le rôle du langage dans les processus perceptuels. Alfred Korzyski, Une carte n'est pas le territoire

AVANT-PROPOS
 

The Role of Language in the Perceptual Processes [Le rôle du langage dans les processus perceptuels] est le premier écrit d'Alfred Korzybski publié en langue française. Il fut rédigé à l'occasion d'un symposium de psychologie clinique qui s'est tenu à l'Université du Texas pendant l'année universitaire 1949-1950. Douze autres auteurs ont contribué à ce symposium organisé et dirigé par les professeurs Robert A. Blake et Glenn V. Ramsey. Le livre qui naquit de ce symposium, Perception: An Approach to Personality [Perception: une approche de la personnalité], fut publié par Ronald Press Company, New York, en 1951. Le présent article en constitue le chapitre 7.
La traduction est de Yuri (Georges Psheradsky)1.
Cet article est le dernier écrit d'Alfred Korzybski; nombreuses sont les personnes qui le considèrent comme le meilleur condensé de son œuvre.
 

Charlotte Schuchardt Read
Literary Executor Alfred Korzybski Estate
New York, octobre 1965

1. N.d.e. Alfred Korzybski est décédé le 1er mars 1950 tandis qu'il mettait la dernière main à la correction de cet article en vue de sa publication. Mademoiselle Charlotte Schuchardt, sa secrétaire de rédaction, a fait la déclaration suivante quant à la forme définitive du manuscrit : «Il faut préciser que Korzybski n'en a pas achevé la correction finale. Le travail que j'ai fait après sa mort n'a été que mineur, et je suis l'obligée de plusieurs collaborateurs de l'Institut [de Sémantique générale] pour leur assistance. Toutefois, il me revient d'assumer la double responsabilité de ma légère révision et surtout celle de n'avoir pas entrepris les corrections que Korzybski aurait pu faire.»

LE RÔLE DU LANGAGE DANS
LES PROCESSUS
PERCEPTUELS

N'étant pas moi-même un spécialiste de la psycho-logique2, je considère comme un privilège particulier le fait de participer à ce symposium dont l'objet présente un caractère tellement vital. Le thème et les divisions principales de ce chapitre m'ont été suggérés par les organisateurs du symposium, et c'est bien volontiers que je suis leurs conseils.
Au cours de mes travaux, j'ai découvert qu'il existe certains principes simples constituant le fondement du sujet, et je tenterai ici d'en faire état. Pour plus de détails, je renvoie le lecteur à la bibliographie et au grand nombre d'autres ouvrages disponibles se rapportant à la question.
Mes travaux ne traitant pas directement du problème de la 'perception', j'utiliserai ce terme ici dans son sens vernaculaire. Je ne me sens pas qualifié pour le définir et, par conséquent, j'emploierai des guillemets simples pour indiquer ma façon non technique de traiter ce type de réactions humaines. Je ne puis éviter de toucher indirectement aux problèmes de la 'perception', mais je le ferai sous un angle différent.
 
 

L'effet du système du langage
sur les processus perceptuels

L'histoire qui suit, extraite de la clandestinité européenne du temps d'Hitler, pourrait peut-être illustrer mon propos. Une grand-mère américaine et sa jeune et séduisante petite-fille étaient, avec un officier roumain et un officier nazi, les seuls occupants d'un compartiment dans un train. Le train traversait un tunnel sombre et la seule chose que l'on entendit fut le bruit d'un baiser sonore suivi d'une gifle vigoureuse. Lorsque le train déboucha du tunnel, personne ne souffla mot, mais la grand-mère se disait en elle-même: «J'ai quand même bien élevé ma petite-fille. Elle saura se débrouiller dans la vie. Je suis fière d'elle.» La petite-fille, quant à elle, se disait: «Allons, grand-mère est assez âgée pour ne pas s'offusquer d'un petit baiser. D'ailleurs ces garçons sont gentils. Tout de même, je ne lui savais pas la main si lourde.» L'officier nazi méditait: «Ces Roumains quand même, comme ils sont rusés. Ils volent un baiser et s'arrangent pour que ce soit le voisin qui reçoive la gifle.» L'officier roumain, lui, contenait mal son hilarité: «Comme je suis malin» pensait-il, «je me suis baisé la main et j'ai flanqué une gifle au nazi.»
De toute évidence il s'agissait d'un problème de 'perception' limitée, où l''audition' entrait principalement en jeu avec différentes interprétations.
On peut donner un autre exemple de 'perception' dont chacun peut personnellement faire l'expérience. Je propose même que cette démonstration facile soit réalisée par tous les lecteurs de cet article. Il faut deux personnes pour effectuer cette expérience. La première, à l'insu de l'autre, découpe des titres d'articles de même dimension, extraits de différents numéros d'un journal. Le sujet ne doit pas changer de place d'un bout à l'autre de l'expérience. Un des titres lui est présenté à partir d'une certaine distance. S'il est capable de le lire, on met ce titre de côté. Ensuite, on lui en présente un autre, différent, à une distance un peu plus grande. Si de nouveau il est capable de le lire, on met ce titre également de côté. On réitère ce processus jusqu'à ce que le sujet ne soit plus capable de lire le titre présenté. On lui en lit alors le contenu. Le fait surprenant de l'histoire est que le sujet est alors capable de voir et de lire le titre dès l'instant qu'il 'sait' ce qu'il contient.
De telles illustrations peuvent être multipliées indéfiniment. Ces exemples suffisent pour illustrer l'impossibilité de séparer rigoureusement la 'perception', la 'vision', l''audition', etc., de la 'connaissance'; c'est une division qui ne peut pas être faite, sinon superficiellement à des niveaux verbaux.

2. Sur l'utilisation particulière du trait d'union et autres symboles de ponctuation en tant que «procédés extensionnels», voir pp. 72-73.

Dans une orientation non-aristotélicienne3, nous tenons pour acquis que tous les 'processus perceptuels' impliquent, de la part de notre système nerveux, l'activité d'abstraire à des niveaux de complexité différents. L'expérience en neurologie montre le caractère sélectif des réponses de l'organisme aux situations globales, et les communications présentées au cours de ce symposium corroborent également l'opinion que les mécanismes de 'perception' résident dans la faculté de notre système nerveux d'abstraire et de projeter.
Abstraire, par nécessité, implique une évaluation, consciente ou non, et par conséquent le processus d'abstraction peut être considéré comme un processus d'évaluation de stimuli, qu'il s'agisse d'un 'mal de dents', d'une 'migraine' ou de la lecture d'un 'traité de philosophie'. Un grand nombre de facteurs entrent en jeu dans la 'perception' comme le suggèrent les contributions à ce symposium. Puisque ce phénomène semble être un processus circulaire, il est considéré ici aux niveaux inférieurs et supérieurs de complexité (voir p. 89).

3. N.d.t. Cf. Glossaire: Aristotélicien, non-aristotélicien.

Les processus d'abstraction. — Dans l'état actuel de nos connaissances nous pouvons dire que toute vie est de caractère électro-colloïdal, y compris le fonctionnement du système nerveux4. Nous en ignorons jusqu'à présent les mécanismes intrinsèques, mais d'un point de vue électro-colloïdal, chaque partie du cerveau est connectée avec chacune des autres parties et avec notre système nerveux dans son ensemble. Sur une telle base, même s'il devient nécessaire d'examiner en détail les différents aspects des processus d'abstraction à des fins d'analyse, il nous faut prendre conscience que ces différents aspects constituent les parties d'un seul processus global et continu de la vie humaine dans des conditions normales.
Considérons le fonctionnement de notre système nerveux lorsque nous 'percevons' quelque chose qui se produit ou un événement quelconque. Le terme 'événement' est utilisé ici dans le sens que lui donne Whitehead: comme une coupe instantanée d'un processus. Laissons tomber, par exemple, une boîte d'allumettes. Il s'agit ici d'un événement d'ordre premier qui se produit à des niveaux non-verbaux, ou ce que l'on appelle les niveaux «silencieux» ou «in-dicibles». La lumière réfléchie frappe l'œil et nous obtenons dans le cerveau des sortes de configurations électro-colloïdales; en tant qu'organismes sensibles nous pouvons ensuite réagir à ces configurations par des sortes de 'sensations', des évaluations, etc., aux niveaux «silencieux». Enfin, aux niveaux verbaux, nous pouvons parler à propos de ces réactions «organismales». Par exemple Newton aurait pu dire «gravitation» à propos de la chute de la boîte d'allumettes. En revanche Einstein pourrait dire «courbure de l'espace-temps». Mais quoi que nous puissions dire à son sujet, l'événement d'ordre premier reste aux niveaux silencieux. La manière dont nous en parlerons pourra changer d'un jour à l'autre, d'une année à l'autre, ou d'un siècle à l'autre. Toutes nos 'sensations', nos 'pensées', nos 'amours', nos 'haines', etc., se produisent à des niveaux silencieux in-dicibles, mais peuvent être affectés par les niveaux verbaux grâce à une interaction continue. Nous pouvons verbaliser à leur sujet, pour nous-mêmes ou pour les autres, nous pouvons les intensifier, les atténuer, etc., mais c'est un autre problème.
Le diagramme suivant (Fig. I) représente une analyse extensionnelle du processus d'abstraction d'un point de vue électro-colloïdal non-aristotélicien. Cette analyse est simplifiée à l'extrême et pourrait être plus approfondie. Toutefois elle nous suffit pour expliquer brièvement les aspects les plus généraux et les plus importants du problème.

La plupart d'entre nous identifions en valeur les niveaux I, II, III et IV et réagissons comme si nos expressions verbales à propos des trois premiers niveaux étaient le 'ça' de l'événement (voir pp. 49 sqq.). Quoi que nous puissions dire que quelque chose 'est', ce n'est évidemment pas le 'quelque chose' des niveaux silencieux. En effet, comme l'a écrit Wittgenstein : «Ce qui peut être montré ne peut pas être dit.» Par expérience, j'ai découvert qu'il est pratiquement impossible de communiquer la différenciation entre les niveaux silencieux (in-dicibles) et les niveaux verbaux, autrement qu'en demandant à l'auditeur ou au lecteur de se pincer avec une main, un doigt de l'autre main. C'est alors qu'il se rend compte d'une manière «organismale» que les expériences psycho-logiques directes d'ordre premier ne sont pas verbales. La simplicité de cette constatation pourrait nous induire en erreur si nous ne prenions conscience de ses implications, car dans nos réactions en tant qu'êtres vivants, la plupart d'entre nous identifient en valeur les niveaux entièrement différents, avec souvent des conséquences désastreuses.

Malheureusement, en général les gens, y compris de nombreux scientifiques, négligent complètement les niveaux II et III et réagissent comme s'ils n'avaient pas conscience que IV «n'est pas» I. En d'autres termes, nous ne prenons pas en considération les mécanismes du système nerveux humain ou ne «pensons pas de manière électro-colloïdale» à propos de nos réactions. Une telle négligence conduit à des incompréhensions, à d'orageux débats bi-valents ('soit-soit'), à des hostilités, à des préjugés, à l'amertume, etc. Dans l'histoire de la 'philosophie', par exemple, le combat métaphysique à propos du 'solipsisme' cesse tout simplement d'être un problème lorsque nous prenons conscience du fait que la seule connexion possible entre les niveaux silencieux (non-verbaux) et les niveaux verbaux, lesquels sont intrinsèquement différents les uns des autres, se trouve dans leur similarité de structure, exprimée en termes de relations, et sur laquelle le système non-aristotélicien actuel est fondé.

Une prise de conscience des processus d'abstraction clarifie la structure d'un grand nombre de nos difficultés interpersonnelles, professionnelles, etc., difficultés qui peuvent devenir de simples bagatelles ou même disparaître, si nous prenons conscience des identifications en œuvre. Des problèmes qui se sont créés d'eux-mêmes se révèlent souvent par la suite ne pas en être du tout.

Tout énoncé est verbal; il n'est jamais le 'ça' silencieux. Quelqu'un dans un cauchemar peut rêver qu'il 'est' un Staline. Cela peut être bien innocent. Quelqu'un, en plein jour, peut rêver qu'il 'est' un Staline; c'est déjà plus sérieux. Quelqu'un peut proclamer consciemment «je suis Staline», et le croire, et commencer à tirer sur ceux qui ne sont pas d'accord avec lui; en général un tel individu est enfermé dans un asile et son cas, d'ordinaire, est sans espoir.


4. N.d.t. Cf. Glossaire: Colloïdes, électro-colloïdal.

Le diagramme ci-dessus décrit les mécanismes sémantiques humains (d'évaluation) de l'individu moyen qui oscille entre la sanité5 et les troubles sémantiques. Il est bien connu que ce qui serait seulement un rêve pour une personne 'normale', 'est la réalité' pour un sujet atteint de démence précoce, qui se comporte et vit en accord avec cette 'réalité'.
Ces mécanismes opèrent de façon également pathologique chez les adultes infantiles qui vivent dans un monde imaginaire construit sur des identifications.

5. N.d.t. Voir Glossaire: Sanité, non-sanité, folie.

En même temps, les niveaux verbaux sont d'une importance unique pour l'homme parce qu'il est capable de passer d'abstraction en abstraction à des niveaux verbaux de plus en plus élevés à partir des niveaux I - II - III, etc. Dans la vie de l'homme, le niveau IV représente le moyen d'inter-communiquer et de transmettre d'individu à individu et de génération à génération, les expériences accumulées par les individus et par l'espèce. J'appelle cette capacité humaine la caractéristique de «time-binding6».

6. «Time-binding» : la capacité de condenser, digérer et utiliser les expériences et les réalisations accumulées par les générations précédentes pour leur développement dans le temps présent et leur transmission aux générations à venir.

Les niveaux symboliques de comportement différencient de façon très nette les réactions humaines d'avec les réactions-signal des formes de vie inférieures et moins complexes. Si les expériences accumulées par l'homme ne sont pas correctement verbalisées, le développement humain risque d'être sérieusement contraint ou même suspendu.
Ce simple diagramme représente des processus extrêmement complexes mettant en jeu la 'perception' à différents niveaux, les problèmes d'interprétation, de formalisme verbal, etc. Chaque type de réaction humaine, des niveaux les plus bas aux niveaux les plus élevés, engage ces mécanismes; ne pas en être conscient peut conduire à des évaluations erronées perturbatrices, génératrices de frustrations ou d'autres conséquences désastreuses. Nous verrons plus tard comment ce diagramme s'applique aux structures de langage primitives et aristotéliciennes.
J'ai souligné ici l'aspect grave ou tragique de nos processus d'abstraction parce que je m'efforce de faire saisir l'énorme valeur vitale de ce qui pourrait autrement paraître trop simple et évident.
 
'Pensée' verbale et non-verbale. — On remarquera que j'ai mis le mot 'pensée' entre guillemets. Ce terme implique généralement une activité plutôt 'corticale', ce qui indiquerait verbalement une sorte de scission entre le fonctionnement des régions corticales et thalamiques de notre système nerveux, alors qu'il n'existe en fait aucune rupture de ce genre, mais bien interaction et intégration à différents niveaux.
«Est-ce que toute pensée est verbale?» Certains disent «oui», d'autres disent «non». Si toutefois nous nous limitons à 'penser' verbalement, nous retombons dans nos vieilles ornières linguistiques des générations antérieures, lesquelles ont été formées socio-culturellement et canalisées neurologiquement dans les formes de représentation héritées du passé. Dans de telles conditions, nous sommes inaptes ou inadaptés pour voir le monde intérieur ou extérieur d'un œil neuf et, de ce fait, nous freinons les activités scientifiques et les autres activités créatrices. Nous parlons de 'liberté' avec tant de verve sans prendre jamais en considération les degrés de liberté de Willard Gibbs7, desquels dépend toute notre progression. Un système non-aristotélicien comprend cette nouvelle orientation et celle-ci finalement entraîne à 'penser' d'une façon créatrice. Ainsi, une automobile a indéfiniment plus de degrés de liberté qu'un tramway qui est 'canalisé' sur ses rails. Malheureusement, tragiquement peut-être, la plupart d'entre nous 'pensent' verbalement, ce qui est particulièrement caractéristique de l'orientation aristotélicienne du sujet-prédicat, et ce qui limite ou bloque nos possibilités de 'pensée' créatrice. La manière physico-mathématique et donc scientifique de 'penser' a permis de surmonter ces handicaps; elle se trouve ainsi à la base de l'activité scientifique créatrice qui procure à l'humanité tant de bienfaits.

7. N.d.t. Willard Gibbs : Physicien américain (1839-1903), auteur de travaux sur l'analyse vectorielle et la mécanique statistique à la base de la physique théorique moderne. En physique classique, le degré de liberté d'un corps indique le nombre de possibilités de mouvement qu'il possède dans un système de coordonnées. Ainsi, dans l'espace tridimensionnel le solide libre de tout contact possède 6 degrés de liberté : trois coordonnées décrivent la translation de son centre de gravité le long des axes x, y et z, trois, la rotation de son centre de gravité autour de trois axes de rotation perpendiculaires entre eux.

Il y a une différence énorme entre 'penser' en termes verbaux et 'contempler', intérieurement silencieux, à des niveaux non-verbaux, puis rechercher la structure de langage propre à s'adapter à la structure des processus silencieux que l'on suppose avoir découverte, et que la science moderne s'efforce de dévoiler. Si nous 'pensons' verbalement, nous agissons comme des observateurs de parti pris et projetons sur les niveaux silencieux la structure du langage que nous utilisons; en agissant ainsi nous restons embourbés dans notre routine d'anciennes orientations, lesquelles rendent pratiquement impossibles aussi bien les observations ('perceptions'?) rigoureuses et sans parti pris, que tout travail créateur. Par contre, lorsque nous 'pensons' sans mots, ou par images ou par visualisations (ce qui implique une structure et donc, des relations), il nous est possible de découvrir de nouveaux aspects et relations aux niveaux silencieux et par suite de formuler d'importants résultats théoriques dans la recherche générale d'une similarité de structure entre les deux niveaux, le silencieux et le verbal. Pratiquement tous les progrès importants ont été accomplis de cette façon.
Le grand mathématicien Jacques Hadamard a étudié comment certains mathématiciens et scientifiques éminents ont coutume de 'penser'. Je renvoie à son précieux petit livre: Essai sur la psychologie de l'invention dans le domaine mathématique (11). La majorité des créateurs interrogés ont déclaré qu'ils 'pensent' en termes de structures visuelles. «La plupart du temps, des images sont utilisées et très souvent ces images sont de nature géométrique,» a découvert l'auteur. Je rapporterai ici une des questions que pose Hadamard et à laquelle Einstein a fourni une réponse d'un intérêt particulier en ce qui nous concerne:

Question : Il serait très utile, pour une enquête psychologique, de savoir de quelles images internes ou mentales, de quelle sorte de «mot interne» les mathématiciens font usage; et si ces images sont de nature motrice (kinesthésique), auditive, visuelle ou mixte, selon le sujet étudié.

Réponse : Les éléments mentionnés ci-dessus sont, dans mon cas, de type visuel et quelques-uns de type musculaire. Les mots conventionnels ou autres signes doivent être recherchés laborieusement et seulement à un second stade, lorsque le jeu des associations en question est suffisamment établi pour être reproduit à volonté ... Pour autant qu'ils interviennent à un stade, les mots sont, dans mon cas, purement auditifs, et ils n'interfèrent qu'à un stade secondaire, ainsi que je l'ai déjà dit.

Personnellement, je 'pense' en termes d'images, et la façon dont je parle ultérieurement de ces visualisations est un problème différent. Lorsque j'effectue un travail créateur, je remarque également une forte tension des yeux due à cette visualisation, ce qui semble être lié d'une certaine façon avec la 'perception'.
Sur ce thème, je pourrais également renvoyer à un texte des plus importants intitulé L'Invention mathématique du grand mathématicien Henri Poincaré (34), et qui fut présenté au début du siècle sous forme de conférence devant la Société de Psychologie de Paris.
Le langage devient alors un medium à travers lequel nous parlons finalement à nous-mêmes ou aux autres, et ayant ses propres limites bien définies. «La relation entre le langage et l'expérience est souvent mal comprise», a découvert Sapir (40). «Le langage n'est pas seulement, comme on le suppose souvent avec naïveté, un inventaire plus ou moins systématique des divers éléments de l'expérience qui paraissent pertinents à l'individu; le langage constitue aussi une organisation autonome symbolique et créatrice qui, non seulement se réfère à une expérience largement acquise sans son secours, mais aussi effectivement définit pour nous l'expérience en raison de sa complétude formelle et à cause de notre projection inconsciente des attendus implicites qu'il contient dans le champ de l'expérience»(c'est moi qui souligne).
Comme l'a dit Santayana: «L'empiriste ... pense qu'il ne croit que ce qu'il voit, mais il s'en sort beaucoup mieux pour croire que pour voir» (21, p. 18).

8. Les chiffres arabes renvoyant aux pages de Science and Sanity sont valables pour toutes les éditions. Les renvois en chiffres romains correspondent à la troisième édition; il faut soustraire le nombre cinq pour obtenir la page correspondante dans la seconde édition.

Dans An Essay on Man [Un essai sur l'homme], Ernst Cassirer (7) discute de «l'avidité pour les noms» que manifeste tout enfant normal d'un certain âge.

En apprenant à donner un nom aux choses, l'enfant n'ajoute pas simplement une liste de signes artificiels à sa connaissance antérieure d'objets empiriques immédiatement perceptibles. Il apprend plutôt à former les concepts de ces objets pour pouvoir s'accorder au monde objectif. À partir de là, l'enfant se tient sur un terrain plus solide. Ses perceptions vagues, incertaines et fluctuantes ainsi que ses sentiments diffus commencent à revêtir une nouvelle forme. On peut dire d'eux qu'ils se cristallisent autour du mot en tant que centre fixe, foyer de pensée.

Ici, cependant, réside un aspect important de la «dénomination» ou «étiquetage» :

L'acte même de dénommer dépend d'un processus de classification ... celles-ci [les classifications] sont fondées sur des éléments constants et récurrents dans notre expérience sensorielle ... Il n'existe pas de schéma rigide et préétabli selon lequel nos divisions ou subdivisions pourraient être fixées une fois pour toutes. Même dans les langages étroitement apparentés et s'accordant dans leur structure générale, nous ne trouvons pas de noms identiques. Comme Humboldt l'a fait remarquer, les termes grec et latin pour désigner la Lune, quoiqu'ils se rapportent au même objet, n'expriment pas la même intention ou le même concept. Le terme grec (mhvn) souligne la fonction de la lune pour la «mesure» du temps; le terme latin (luna, luc-na) met en évidence la luminosité de la Lune ou son éclat ... La fonction d'un nom se limite toujours à faire ressortir un aspect particulier d'une chose, et c'est précisément de cette restriction et de cette limitation que dépend la valeur du nom ... dans l'acte de dénommer nous sélectionnons certains centres fixes de perception dans la multiplicité et la dispersion des données de nos sens (7).

Un «nom» (étiquette) met en œuvre chez un individu donné toute une constellation ou configuration d'étiquettes, de définitions, d'évaluations etc., unique pour chaque individu, fonction de son environnement socio-culturel et linguistique et de son hérédité, en relation avec ses désirs, ses intérêts, ses besoins, etc.
Cassirer fait quelques comparaisons intéressantes entre un enfant qui apprend à parler et un adulte qui étudie une langue étrangère. Je puis ajouter ici qu'en ce qui me concerne, il se trouve que j'ai été élevé dans quatre langues (issues de trois racines différentes), ce qui m'a aidé à ne pas être limité par les mots comme j'aurais pu l'être si je n'avais appris qu'une seule langue lorsque j'étais enfant.
Nous constatons avec quel sérieux nous devons considérer la terminologie, qui est affectée par notre Weltanschauung générale qu'elle détermine tout à la fois. En 1950, nous devons visualiser le monde en général comme un processus sub-microscopique, électronique et dynamique, et nous représenter la vie en particulier comme un processus électro-colloïdal d'une complexité encore bien supérieure (1, 2). Qu'est-ce qui nous a permis de visualiser un 'objet' et la vie de cette façon? Des théories, des verbalisations, échafaudées durant des milliers d'années, jusqu'aux dernières découvertes de la science moderne. Ainsi, de nouveau, nous trouvons-nous en face de cette circularité incessante (voir pp. 91 sqq.). Le fait que nous puissions 'percevoir' les événements, les objets ou les personnes de cette manière a des répercussions très importantes sur l'ensemble de ce processus, comme nous le verrons plus loin dans notre discussion.
 
STRUCTURES DU LANGAGE PRIMITIF. — Tous les langages possèdent une certaine structure, et chaque langage reflète dans sa propre structure celle du monde telle que l'ont présumée ceux qui ont développé ce langage9. Réciproquement, nous projetons dans le monde, la plupart du temps inconsciemment, la structure du langage que nous employons. Parce que nous estimons la structure de notre propre langage habituel comme allant tellement de soi, particulièrement si c'est notre langue maternelle, il nous est parfois difficile de comprendre combien les peuples munis d'autres structures de langage conçoivent le monde différemment.

9. Pour les travaux sous-tendant cette théorie, voir Science and Sanity.

 

 

 

 

La structure de toute 'chose', qu'il s'agisse d'un langage, d'une maison, d'une machine, etc., se résume à des relations. Pour qu'il y ait 'structure', il doit y avoir tout un complexe ou réseau de parties ordonnées et reliées entre elles. Le seul lien possible entre les niveaux non-verbaux et verbaux n'existe qu'en termes de relations; par conséquent, les relations en tant que facteurs de structure, donnent le seul contenu de toute connaissance humaine. Partant de là, nous pouvons mesurer l'importance de la structure d'un langage, quel que soit ce langage. Bertrand Russell et Ludwig Wittgenstein firent œuvre de précurseurs en portant une attention sérieuse au problème de la structure (38, 39, 51). Il ne m'est pas possible d'approfondir ici cette question, mais je m'efforcerai d'en transmettre l'importance fondamentale.
Parmi les peuplades primitives qui 'pensent' d'une manière 'pré-logique' monovalente, la «conscience d'abstraire» est pratiquement nulle. L'effet produit sur l'individu par quelque chose à l'intérieur de lui-même est projeté à l'extérieur et acquiert souvent un caractère démoniaque. L''idée' d'une action ou d'un objet est identifiée avec l'action ou l'objet lui-même.
Le stade 'paralogique', quant à lui, est un peu plus avancé. Les identifications sont ici fondées sur des similarités et les différences sont négligées (non consciemment, bien entendu). Lévy-Bruhl décrit ce niveau primitif d'évaluations en formulant la «loi de participation» suivant laquelle toutes les choses qui possèdent des caractéristiques similaires «sont les mêmes» (29; 21, p. 514). Un 'syllogisme' primitif s'énonce à peu près comme suit : «Certains Indiens courent vite, le cerf court vite, donc certains Indiens sont des cerfs.» Ce processus d'évaluation est entièrement naturel à ce niveau; il pose les fondations pour la construction d'un langage et pour des abstractions d'ordre plus élevé. Nous nous sommes effectivement orientés par similarités, trop souvent considérées comme des identités.
Les hommes primitifs ne discutent pas d''idées' abstraites. Comme l'a découvert Boas: «l'Indien ne parlera pas de la bonté en tant que telle, quoiqu'il puisse très bien parler de la bonté d'une personne. Il ne parlera pas d'un état de bonheur en le séparant de la personne qui se trouve dans cet état.» Cependant, Boas conclut que «le fait de ne pas se servir de formes généralisées d'expression ne démontre pas une incapacité de les créer, mais prouve seulement que le mode de vie de ces peuplades est tel que ces formes ne sont pas requises» (3, pp. 64-67).
L'utilisation de termes abstraits tel que «la bonté en soi» rendit possible une économie énorme dans la communication, elle accéléra aussi fortement le progrès du «time-binding» humain, et finalement rendit possible la science moderne. Mais, en même temps, le fait même de nous livrer à des abstractions d'ordres supérieurs devient un danger si nous n'en sommes pas conscients et persistons à confondre ou identifier de façon primitive les ordres d'abstractions.

 

La citation suivante extraite de Being and Value in a Primitive Culture [L'être et la valeur dans une culture primitive] de Dorothy D. Lee fait apparaître (par les faits plutôt que par des généralisations verbales d'ordre supérieur; voir pp. 66-73) le type extensionnel de la structure du langage des Trobriandais10 (25, p. 402):

Si j'avais à me rendre avec un Trobriandais dans un jardin où le taytu, une espèce d'igname, vient d'être cueilli, je reviendrais en vous disant : «il y a là d'excellents taytus, ils sont tout juste à point, grands et parfaitement conformés; ils n'ont pas une brunissure, pas une tache; gentiment arrondis aux extrémités et sans bout pointu; tout a été cueilli d'un seul coup, il n'y aura pas de second glanage.» Le Trobriandais quant à lui reviendra en disant «Taytu»; et dans ce mot il aura dit tout ce que moi je vous ai dit et même plus. Même la phrase «Il y a des taytus» représenterait une tautologie puisque l'existence est impliquée dans l'être, puisqu'en fait elle est un des ingrédients de l'être pour le Trobriandais. Et tous les attributs, même s'il pouvait dans son propre langage trouver des mots, là, sous la main, pour les exprimer, constitueraient une tautologie puisque le concept de taytu les contient tous. En fait, si un seul de ces qualificatifs était absent, l'objet ne serait pas un taytu. Un tel tubercule, s'il n'est pas à un stade de maturité permettant la récolte, n'est pas un taytu. S'il n'est pas mûr, c'est un bwabawa. S'il est trop mûr, vidé, ce n'est pas un taytu ramolli mais quelque chose d'autre encore, un yowana. S'il est taché de rouille, c'est un nukunokuna. S'il a des taches de décomposition, c'est un taboula. S'il est difforme, c'est un usasu. S'il est de forme parfaite mais petit, c'est un yagogu. Si le tubercule, quelle que soit sa forme ou sa qualité, provient d'un glanage d'après saison, c'est un ulumadala. Quand le tubercule trop mûr, c'est-à-dire le yowana, projette des pousses sous terre ce n'est pas un yowana qui germe, mais un silisata. Quand de nouveaux tubercules se sont formés sur ses pousses ce n'est pas un silisata mais un gadena...
Comme l'être est identifié avec l'objet, il n'y a pas de mot pour être ; comme l'être est immuable, il n'y a pas de mot signifiant devenir.

Il est également significatif de constater que les différenciations temporelles et les généralisations temporelles dont nous disposons sont absentes chez les Trobriandais :

Les verbes trobriandais, ne faisant aucune distinction temporelle, n'ont pas de temps. L'histoire et la réalité mythique ne sont pas le «passé» pour les Trobrianders. Elles sont toujours présentes et participent à la vie courante de tout individu, donnant une signification à toutes ses activités et à toute existence. Un Trobriandais parlera du jardin que le frère de sa mère a planté ou de celui que le Tudava mythique a planté, exactement dans les mêmes termes que ceux qu'il utilisera pour parler d'un jardin qu'il est lui-même en train de planter; et cela lui donnera satisfaction ... (25, p. 403).
Le Trobriandais n'a pas de mot pour l'histoire. Quand il veut distinguer entre différentes sortes d'événements, il dira par exemple «Molubabeba dans-enfant-son», ce qui signifie «dans l'enfance de Molubabeba», il ne s'agit pas d'une phase antérieure du temps actuel mais d'une autre sorte de temps (25, p. 405; c'est moi qui souligne).

 

 


10. N.d.t. Trobriandais : Habitants des îles Trobriand, archipel océanien situé au Nord de la pointe orientale de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, où l'anthropologue Bronislaw Malinowski (1884-1942) effectua d'importantes recherches ethnologiques.

De nombreux et excellents articles et livres ont été écrits par des anthropologues, des psychiatres, des linguistes, etc., sur la façon dont des peuplades primitives différentes ou différentes nationalités dissèquent la nature de diverses manières selon la structure du langage qu'ils utilisent11.

11. Parmi les documents traitant de ce sujet, voir (25) et d'autres travaux de Dorothy D. Lee; voir également (44).

Les caractéristiques principales des structures primitives de langage ou encore structures 'pré-logiques' et 'paralogiques' peuvent se résumer à leurs identifications des différents ordres d'abstractions et à leur absence de termes abstraits. Les 'perceptions' des individus aux niveaux primitifs sont souvent différentes des nôtres, différentes dans la mesure où les abstractions d'ordre plus élevé sont confondues et identifiées avec les abstractions d'ordre inférieur au niveau desquelles elles sont projetées. Les primitifs identifient ou assignent une seule valeur à des ordres d'abstractions divers et essentiellement multi-valents; ce faisant ils deviennent imperméables aux contradictions avec la 'réalité', de même qu'une expérience d'un ordre plus élevé leur est inaccessible12.

Systèmes de langage aristotéliciens
et non-aristotéliciens

 

Structure du langage aristotélicien. — Au cours de l'évolution culturelle de l'humanité, nos abstractions courantes furent codifiées çà et là sous forme de systèmes dont notamment le système aristotélicien. Le terme «système» est employé ici dans le sens d'«un ensemble de fonctions doctrinales apparentées» (cette notion de fonctions doctrinales étant empruntée au professeur Cassius Keyser [17]). Nous nous préoccupons ici de cette structure à cause de son influence encore énorme sur ceux d'entre nous dont la structure du langage courant est de type indo-européen.
Mon propos, en l'instance, est d'attirer l'attention sur le fait qu'en traitant de l'imperfection du système aristotélicien en 1950, je ne dénigre nullement le travail remarquable et sans précédent d'Aristote aux environs de 350 av. J.-C. Je tiens à affirmer explicitement ma profonde admiration pour son génie extraordinaire, surtout si l'on considère l'époque où il a vécu. Néanmoins, l'altération de son système et la rigidité qu'a imposée ce système altéré, tel qu'il a été appliqué de force pendant presque deux mille ans par les groupes au pouvoir, souvent sous des menaces de torture et de mort, ont conduit et ne peuvent que conduire à davantage de désastres. D'après ce que nous savons d'Aristote et de ses écrits, il est peu probable que, s'il était vivant, il tolèrerait de telles altérations, ou la rigidité artificielle du système qu'on lui attribue d'habitude.
L'espace m'étant limité, je ne puis ici entrer dans les détails et ne peux que renvoyer le lecteur à mon ouvrage plus important sur ce sujet: Science and Sanity : An lntroduction to Non-aristotelian Systems and General Semantics [Science et sanité: une introduction aux systèmes non-aristotéliciens et à la Sémantique générale] (21). Un résumé sommaire donné dans ce livre (pp. xxv sqq.) sous la forme d'un tableau comparatif des orientations aristotéliciennes et non-aristotéliciennes peut aider à communiquer au lecteur l'importance de ce problème.
Je souhaite ici mettre en évidence certaines des considérations maîtresses de la structure du système aristotélicien ainsi que leurs effets sur notre vision du monde, nos évaluations et, par voie de conséquence, même nos 'perceptions'. Pratiquement dès l'énoncé des formulations d'Aristote, et en particulier à la suite des distorsions qu'elles ont subies ultérieurement, un grand nombre de critiques se sont fait jour, pour la plupart inefficaces parce qu'inexploitables. On n'a que très tardivement découvert que l'une de leurs insuffisances les plus sérieuses est la croyance dans l'unicité de la forme de représentation sujet-prédicat, à savoir que tous les types de relation de ce monde pourraient être exprimés sous cette forme, ce qui est évidemment infirmé par les faits et rendrait impossibles la science et les mathématiques.
Je voudrais citer Bertrand Russell dont les travaux concernant l'analyse des relations sujet-prédicat firent date :

La croyance ou la conviction inconsciente que toutes les propositions sont du type sujet-prédicat – en d'autres termes que chaque fait consiste en quelque chose possédant quelque qualité – a mis la plupart des philosophes dans l'incapacité de rendre compte du monde de la science et de la vie quotidienne... (37, p. 45; 21, p. 85).

En règle générale, les philosophes ne sont pas parvenus à observer plus de deux types de phrases, que l'on peut illustrer par les énoncés «ceci est jaune» et «les boutons d'or sont jaunes». Ils supposent incorrectement, d'une part que ces deux énoncés sont d'un seul et même type, et d'autre part que toutes les propositions sont de ce type. La première erreur fut relevée par Frege et Peano; on découvrit que la seconde rendait impossible l'explication de l'ordre. En conséquence, le point de vue traditionnel selon lequel toute proposition attribue un prédicat à un sujet s'effondra, et avec lui tous les systèmes métaphysiques qui étaient fondés consciemment ou non sur ce principe (39, p. 242; 21, p. 131).

Des relations asymétriques sont présentes dans toutes les séries – dans l'espace et le temps, plus grand et moins grand, le tout et la partie, et bien d'autres parmi les plus importantes caractéristiques de notre monde. Il en découle que la logique réduisant tout à des sujets et des prédicats est astreinte à condamner tous ces aspects comme erreur et pure apparence (37, p. 45; 21, p. 188).

Dans cet esprit, je voudrais également rapporter quelques remarques d'Alfred Whitehead, auteur d'une étude de la plus haute importance sur ce sujet:

... les habitudes de la pensée sujet-prédicat ... avaient été imprimées dans l'esprit européen par l'emphase exagérée donnée à la logique d'Aristote durant la longue période du Moyen Âge. Il est probable qu'en regard de cette distorsion de l'esprit, Aristote n'était pas un aristotélicien (49, pp. 80-81; 21, p. 85).

Le mal produit par la «matière première» aristotélicienne est exactement cette habitude d'exagération métaphysique concernant la forme de proposition sujet-prédicat (49, p. 45).

La position philosophique alternative doit commencer par la dénonciation de cette idée de «sujet qualifié par le prédicat» comme un piège tendu aux philosophes par la syntaxe du langage (48, p. 14; 21, p. 85).

Dans Languages and Logic [Langages et logique] Benjamin Lee Whorf procède à une analyse des structures de langage primitif et autres (50, p. 43-52).

Les langages indo-européens et de nombreux autres accordent une place prépondérante à un type de phrases comprenant deux parties, chaque partie construite autour d'une classe de mots – substantifs et verbes – que ces langages traitent différemment dans leur grammaire. ... Les Grecs, et particulièrement Aristote, ont renforcé ce contraste et en ont fait une loi de la raison. Depuis lors, le contraste a été affirmé dans la logique de différentes manières: le sujet et le prédicat, l'acteur et l'action, les choses et les relations entre les choses, les objets et leurs attributs, les quantités et les opérations. Ensuite, conformément de nouveau à la grammaire, s'implanta la notion suivant laquelle l'une de ces classes d'entités peut exister isolément, mais que la classe des verbes ne peut exister sans la présence d'une entité de l'autre classe, la classe des «choses». ... Nos langages indiens [américains] montrent qu'avec une grammaire appropriée nous pouvons obtenir des phrases intelligentes qui ne peuvent pas être décomposées en sujets et prédicats.

La structure sujet-prédicat du langage résulta de l'attribution à la 'nature' de 'propriétés' ou 'qualités' alors que les 'qualités', etc., sont en fait fabriquées par nos systèmes nerveux. La perpétuation de telles projections tend à maintenir l'humanité aux niveaux archaïques de l'anthropomorphisme et de l'animisme dans leurs évaluations de leurs environnements et d'eux-mêmes.
Le principal verbe de notre langage qui a servi de support structurel à ces optiques est le verbe «être». Je vais ici procéder à une très brève analyse de quelques utilisations du petit mot «est» et des effets importants de son usage sur notre 'pensée'. On a découvert qu'une étude complète du terme «est» s'avérerait très complexe. Le grand mathématicien et logicien Augustus de Morgan, l'un des fondateurs de la logique mathématique, a dit avec justesse, dans son ouvrage intitulé Formal Logic [Logique formelle] (1847) (8, p. 56) :

Une tentative en vue de traiter intégralement du terme est conduirait pour le moins à l'étude de la forme et de la matière de tout ce qui existe, sinon à l'étude de la forme et de la matière possibles de tout ce qui n'existe pas, mais qui pourrait exister. Pour autant que cela puisse se faire, cela donnerait la grande encyclopédie, et son supplément annuel serait l'histoire de l'espèce humaine durant ladite période.

Ici, suivant Russell, nous ne pouvons qu'énoncer approximativement que dans les langages indo-européens, le verbe «être» a au moins quatre usages entièrement différents (36, p. 64):

12. La note qui suit a été rédigée par Mademoiselle Schuchardt : «Pour plus de clarté, il serait peut être utile de développer brièvement certaines des opinions de Korzybski concernant les types primitifs d'orientation et son emploi du terme "primitif", tels que personnellement je les interprète. Pour ma part, il me semble que Korzybski se réfère à certains niveaux de développement complexes socio-culturels, psycho-logico-linguistiques, etc., et aux orientations concomitantes que l'on rencontre dans différentes régions du globe. Si l'on considère notre classe humaine de vie comme un tout, nous pouvons supposer que les développements à partir d'orientations 'primitives' vers des types d'orientation plus avancés 'pré-scientifiques', pour aboutir aux orientations "scientifiques au sens de 1950", se sont accomplis par degrés ici et là, non pas de façon linéaire, mais plutôt en "spirale", conformément à notre compréhension de nous-mêmes et de nos environnements (voir pp. 94-97). En règle générale, les développements d'une culture particulière se trouvèrent finalement confondus avec les transformations d'autres cultures et entraînés avec elles.
«Le lecteur peut se référer à (18) où pour la première fois Korzybski formulait sa nouvelle définition des êtres humains en tant que "classe de vie time-binding", unique en ce sens que chaque génération peut (potentiellement) reprendre le progrès évolutif là où la précédente l'a laissé. Ce processus peut être entravé ou étouffé de nombreuses manières. Korzybski a déclaré dans un autre contexte que «la compréhension par l'homme du time-binding tel qu'il est expliqué ici établit les bases déductives pour une 'science de l'homme' pleinement développée où les deux méthodes, inductive et déductive, sont utilisées. ... Il m'a fallu inclure les environnements neuro-linguistiques et neuro-sémantiques (évaluationnels) en tant qu'environnements; j'ai dû aussi considérer les conditions géographiques, physico-chimiques, économiques, politiques, écologiques, socio-culturelles, etc., comme facteurs qui façonnent les personnalités humaines, et par conséquent même le comportement de groupe» (23).
«Jusqu'à présent, les ordres d'abstraction les plus élevés jamais atteints par l'homme et ceux qui donnent le degré de prédictibilité le plus haut peuvent être observés dans les formes de représentation mathématiques (comme par exemple le calcul tensoriel). Amener les potentialités constructives de l'homme dans ses activités éthiques, socio-économiques, etc., à leur expression plus complète et de cette façon marcher de pair avec ce qui a été réalisé en mathématiques, en science, etc., et avec les conséquences technologiques qui en découlent, telle fut l'une des visées principales de Korzybski dont le point de départ fut la publication de Manhood of Humanity [L'Age d'homme de l'humanité] en 1921.
«Il semble hors de doute que certains types primitifs d'évaluation subsistent encore dans les orientations de la plupart des gens de cultures occidentales actuelles (et peut-être également d'autres cultures, au sujet desquelles je ne me sens pas suffisamment compétente), ces types d'évaluation mettant en jeu des dichotomies et des prémisses antagonistes telles que "science par opposition à religion", etc. (23).
«Je suis consciente que certaines personnes récusent les conclusions de Lévy-Bruhl, de Boas et d'autres. Pour autant que je sache, Korzybski pensait que ces auteurs apportaient des éléments précieux pour l'analyse de ces problèmes qui restent encore à l'état de problèmes, et continueront d'être analysés avec différentes interprétations et différentes terminologies.» – C. S.


1. comme verbe auxiliaire: c'est fait13.

2. comme le «est» d'existence: je suis.

3. comme le «est» d'attribution: la rose est rouge.

4. comme le «est» d'identité: la rose est une fleur.

Les deux premiers usages sont difficiles à éviter en anglais [et en français], et relativement sans danger. Les deux autres par contre sont d'une pertinence extrême pour notre analyse. Si nous disons «la rose est rouge», nous falsifions tout ce que nous 'savons' en 1950 concernant notre système nerveux et la structure du monde empirique. Il n'y a pas de 'rougeur' dans la nature, mais seulement des radiations de longueurs d'ondes différentes. Notre réaction à ces ondes de lumière est uniquement notre réaction individuelle. Un daltonien, par exemple, verra du 'vert'. Un individu atteint d'achromatopsie verra du 'gris'. Nous pouvons dire plus correctement «je vois la rose comme étant rouge», ce qui ne serait pas une falsification.
S'il est exercé sans la conscience des identifications qu'il implique, le quatrième usage, le «est» d'identité, perpétue un type primitif d'évaluation. Dans certains langages – le slave par exemple – il n'y a pas de «est» d'identité. Dire «je classifie la rose comme une fleur» est structurellement correct et sous-entend que c'est notre système nerveux qui fait la classification.
L'importance de ce «est» d'identité implanté dans la structure de notre langage peut difficilement être surestimée, tant il affecte nos réactions neuro-évaluationnelles et conduit à des estimations inappropriées dans la vie quotidienne de chacun d'entre nous, qui sont parfois cause de grandes tragédies.
Souvenons-nous maintenant de la «grammaire philosophique» de notre langage que nous appelons «lois de la pensée», telles que les présente Jevons (12; 21, p. 749) :

1. la loi d'identité : tout ce qui est, est.

2. la loi de contradiction : rien ne peut à la fois être et n'être pas.

3. la loi du tiers exclu : tout doit ou bien être, ou bien ne pas être.

Ces 'lois' reçoivent différentes interprétations 'philosophiques', mais il nous suffit ici de souligner que (a) la seconde 'loi' représente un énoncé négatif de la première et la troisième un corollaire des deux premières, à savoir aucun tiers n'est possible entre deux contradictoires; et (b) le verbe «être», ou «est», et l'«identité» jouent un rôle fondamental dans ces formulations et les réactions sémantiques résultantes.
L''identité' en tant que 'principe' est définie comme la «parité absolue sous 'tous' ('chaque') rapports». Dans ce monde de processus aux mutations sans fin, cette identité ne peut jamais être trouvée ni empiriquement ni aux niveaux silencieux de nos systèmes nerveux. Une «identité partielle» ou «une identité sous certains rapports» ne représente évidemment qu'une contradiction dans les termes. L'identification, au sens où ce terme est utilisé ici, peut s'observer à un niveau très bas dans l'échelle de la vie. Elle peut être considérée comme la première mise en relation organique et/ou «organismale» de la 'cause' et l''effet', l'ordre, etc., lorsque les organismes inférieurs ont répondu effectivement aux signaux 'comme si' ils étaient les réalités évoquées. Aux niveaux inférieurs, de telles identifications organiques ont une valeur de survie. Les observations de laboratoire montrent que l'amibe manifeste, envers des stimuli artificiels sans valeur nutritive, des réactions similaires à ses réactions à des stimuli comportant une valeur nutritive. L'amibe en tant que brin de protoplasme vivant identifie de façon organismale un stimulus artificiel de laboratoire, dénué de valeur nutritive, à la 'réalité'. Ainsi, bien que la réaction se produise, l'évaluation est inappropriée, ce qui ne change rien au fait biologique que, sans de telles identifications ou la réponse automatique à un stimulus, aucune amibe ne pourrait survivre.
En progressant dans l'échelle de la vie, les identifications se raréfient, les réactions d'identification deviennent plus flexibles, l''évaluation appropriée' devient plus fréquente, et les animaux deviennent de plus en plus 'intelligents', etc. Si, chez l'homme, on découvre des identifications, elles ne représentent qu'une survivance des réactions primitives et des fausses évaluations, ou encore des cas de sous-développement ou de régression, qui sont pathologiques pour l'homme.
Une bonne partie de nos identifications quotidiennes sont inoffensives, mais elles peuvent en principe conduire à des conséquences désastreuses, ce qu'elles font effectivement souvent. Je livre ici trois cas d'identifications: le premier chez un patient d'hôpital psychiatrique, le deuxième chez un de mes étudiants, sujet 'normal', et le troisième chez un groupe d'indigènes du Congo belge.
A l'époque où j'étudiais la psychiatrie à l'hôpital Sainte Elisabeth, un médecin me désigna un jour un malade catatonique, rigidement immobile dans un coin. Depuis des années ce malade n'avait pas parlé et il ne semblait pas comprendre lorsqu'on lui adressait la parole. Il se trouvait qu'il était né et avait passé une partie de sa vie en Lituanie, où depuis plusieurs générations les habitants avaient été entraînés par le Tsar à haïr les Polonais. Le médecin, qui ignorait ce fait historique, me présenta au malade en disant : «Je voudrais vous présenter un de vos compatriotes, il est également polonais.» Aussitôt le malade me sauta à la gorge pour m'étrangler, et il fallut deux infirmiers pour m'arracher à son étreinte.
Un deuxième exemple concerne une jeune femme qui fut mon étudiante il y a quelques années dans un de mes séminaires. Elle occupait un poste de responsabilité, mais dans son orientation générale, elle était pathologiquement inquiétante puisqu'elle songeait à assassiner son père, celui-ci ne l'ayant pas défendue contre sa mère qui l'avait battue et brimée enfant. Au cours de cette période, le frère de la jeune femme, notablement plus âgé qu'elle et le préféré de leur mère, n'avait cessé de la traiter avec condescendance, ce pourquoi elle le haïssait également.
Au cours d'une entrevue, je me trouvais particulièrement satisfait de ses progrès et je lui parlais donc en souriant. Tout d'un coup, elle se rua sur moi et tenta de m'étrangler. Cela ne dura qu'environ cinq secondes. Il s'avéra ensuite qu'elle avait identifié mon sourire avec l'attitude condescendante de son frère, et par conséquent c'était 'son frère' qu'elle essayait d'étrangler; il se trouvait seulement qu'il s'agissait de mon cou.
Et voici le troisième incident que je voudrais également rapporter pour mettre en évidence les problèmes que nous avons à traiter (35, p. 52). Nous avons tous déjà vu une boîte de farine à crêpe de la marque Tante Jemima avec le portrait d'une femme de couleur sur la boîte. Le docteur William Bridges de la Société de Zoologie de New York raconte à ce sujet l'histoire d'un planteur américain au Congo belge. Celui-ci employait quelques 250 indigènes. Un jour, le chef local le fit appeler et lui dit avoir entendu qu'il mangeait des indigènes. Il le prévint que s'il ne cessait pas, il ordonnerait à ses hommes d'arrêter le travail. Le planteur protesta de son innocence et fit venir son cuisinier comme témoin. Celui-ci cependant affirma avec insistance que le planteur mangeait effectivement les indigènes, mais il refusa de préciser si ceux-ci étaient mangés frits, bouillis, en ragoût ou autrement. Quelques semaines plus tard, le mystère fut éclairci quand le planteur reçut la visite d'un ami venu du Soudan et auquel était arrivée une aventure analogue. En comparant leurs expériences réciproques ils découvrirent la solution de l'énigme. Tous deux avaient reçu des États-Unis des arrivages de boîtes de conserve. En général, ces boîtes portaient des étiquettes illustrant en images leur contenu, tel que cerises, tomates, pêches, etc. Aussi, quand les cuisiniers virent les étiquettes avec le portrait de 'Tante Jemima' ils furent persuadés qu'une Tante Jemima devait en effet se trouver à l'intérieur !
Une structure de langage perpétuant les réactions d'identification nous maintient au niveau des types primitifs et préscientifiques d'évaluation, en accentuant les similitudes et en négligeant (non consciemment) les différences. C'est ainsi que nous ne 'voyons' pas ces différences et réagissons comme si deux objets, deux personnes ou deux événements étaient 'les mêmes'. De toute évidence, ceci ne constitue pas une 'évaluation appropriée' en accord avec nos connaissances de 1950.
Lorsque nous analysons les codifications aristotéliciennes, nous devons aussi tenir compte des types d'orientation bi-valents 'soit-soit'. Pratiquement tous les hommes, y compris les peuples les plus primitifs qui n'ont jamais entendu parler des philosophes grecs, suivent quelque chose d'équivalent à ces types d'orientation 'soit-soit'. Il devient évident que nos relations par rapport au monde extérieur et intérieur s'avèrent souvent, à l'état brut, bi-valents. Par exemple, nous traitons du jour ou de la nuit, de la terre ou de l'eau, etc. Au niveau de l'existence, nous avons la vie ou la mort, notre cœur bat ou ne bat pas, nous respirons ou suffoquons, nous avons chaud ou froid, etc. Des relations similaires ont cours à des niveaux plus élevés. C'est ainsi que nous avons l'induction ou la déduction, le matérialisme ou l'idéalisme, le capitalisme ou le communisme, les démocrates ou les républicains, etc., et ainsi de suite indéfiniment à tous les niveaux.

13. N.d.t. Pour des raisons linguistiques, le texte anglais n'est pas adapté pour servir d'exemple en français.

Dans la vie réelle, bien des questions ne sont pas si tranchées et c'est pourquoi un système qui érige en postulat la rigueur générale du 'soit-soit', et objectifie ainsi la 'classe' (les 'propriétés', les 'qualités', etc.), est par trop déformé et indûment limité. Il doit être révisé et rendu plus souple pour prendre en compte les 'degrés'. La nouvelle orientation requiert une 'manière de penser' physico-mathématique. Ainsi donc, si par nos présuppositions, nos inférences inconscientes, etc., nous évaluons l'événement, le niveau sub-microscopique du processus, comme s'il était le même que l'objet macroscopique à l'état brut que nous percevons devant nous, nous ne nous dégageons pas de notre routine de 'pensée' bi-valente. Au niveau macroscopique, si nous considérons, par exemple, deux pommes placées côte à côte, nous percevons qu'elles peuvent se 'toucher' ou 'ne pas se toucher' (voir fig. II). Ce langage ne s'applique pas au niveau sub-microscopique du processus où la question de 'toucher' ou de 'ne pas toucher' devient une question de degré. Aux niveaux sub-microscopiques, il se produit entre les deux pommes des interactions continuelles que nous ne pouvons pas 'percevoir'. Si nous voulons nous conformer aux suppositions de la science1950, il nous faut visualiser un processus14. Et c'est bien ainsi que nous devrions 'penser' à une pomme, ou à un être humain, ou à une théorie.

14. Pour la signification de la date en petits caractères, voir pp. 70-71.

 

MACROSCOPIQUE SUB-MICROSCOPIQUE


Fig. II – Vue macroscopique et niveau de processus
sub-microscopique de deux pommes placées côte à côte.

Il n'y a pas de 'perception' sans interpolation et interprétation (21, p. xxviii sqq.). Nous ne pouvons pas nous y opposer. Mais nous pouvons visualiser les progrès les plus modernes de la physique mathématique et des autres sciences, et les projeter dans les processus silencieux in-dicibles qui se déroulent autour de nous et en nous.
La structure de langage aristotélicienne a aussi perpétué ce que j'appelle l'«élémentalisme» ou la scission verbale de ce qui ne peut l'être empiriquement, comme le terme esprit tout seul et les termes corps, espace, temps, etc., tous seuls. Il y a seulement quelques années (1908) que l'éminent mathématicien Minkowski a déclaré dans son retentissant mémoire Space and Time [Espace et Temps] présenté à la 80e Assemblée des Physiciens et Médecins allemands à Cologne: «Les vues sur l'espace et le temps que je voudrais exposer devant vous ont jailli du terreau de la physique expérimentale, et c'est à cela qu'elles doivent leur robustesse. Elles sont radicales. Dorénavant l'espace en soi et le temps en soi sont condamnés à s'estomper jusqu'à n'être plus que des ombres, et seule une sorte de combinaison des deux préservera une réalité indépendante.» (32, p. 75)
Cette 'union' de ce qu'on avait coutume de considérer comme des entités séparées et distinctes devait fatalement s'accompagner d'un changement dans la structure du langage; dans ce cas particulier, ce fut la formulation par Minkowski de la nouvelle géométrie quadri-dimensionnelle de l'«espace-temps», dans laquelle l''espace' et le 'temps' sont réunis de façon permanente par un simple trait d'union grammatical, rendant ainsi possible la théorie générale de la relativité.
La vieille structure élémentaliste du langage nous a construit un monde anthropomorphe, animiste et imaginaire, peu différent du monde des primitifs. La science moderne rend impérative l'adoption d'une structure de langage non-élémentaliste qui ne fractionne pas artificiellement ce qui ne peut l'être empiriquement. Si nous n'adoptons pas cette nouvelle structure, nous demeurons handicapés par des blocages neuro-évaluationnels, le manque de créativité, l'absence de compréhension, et l'incapacité d'embrasser de larges perspectives, etc., et nous sommes ébranlés par des contradictions, des paradoxes, etc.
Les points que j'ai abordés précédemment, à savoir le type de structure sujet-prédicat, le «est» d'identité, les orientations bi-valentes 'soit-soit' et l'élémentalisme, constituent peut-être les caractéristiques les plus saillantes de la structure aristotélicienne du langage; ce sont elles qui ont modelé nos 'perceptions' et entravé la recherche scientifique grâce à laquelle jusqu'à présent, et dans bien des cas, nous avons été affranchis des anciennes limitations et avons pu 'voir le monde avec un regard neuf'. Il est bien connu que «découvrir ce qui est évident» est des plus difficiles, simplement parce que les anciennes tournures de 'pensée' ont bloqué notre capacité de «voir ce qui est vieux d'un œil neuf» (Leibniz).