l'éclat

Hagi Kenaan


Visage(s)

Une autre éthique du regard
après Levinas


 

«Le mot hébreu pour «visage» est une forme plurielle: Panim. C’est dire comme le visage est à la fois ce qui regarde et ce qui est regardé ; c’est dire à quel point on (re)connaît l’Autre dans le visage que l’on voit, dans celui qui nous regarde, dans cet entre-regards qui fait la relation humaine. C’est pourquoi le visage ne se laisse jamais regarder comme une image, et c’est peut-être le sens de la formule énigmatique de Levinas, «l’éthique est une optique», qui revient à plusieurs reprises dans ses écrits. Dans un monde saturé d’images et de visages désincarnés (publicité, écrans, foule), que reste-t-il de notre responsabilité quand il s’agit de voir? Notre regard porte-t-il encore en puissance la dimension éthique que lui accordait Levinas? «Il n’y a pas si longtemps, il est arrivé quelque chose à notre regard. L’expérience de la vision a changé. Le champ visuel a subi une transformation radicale. Les images sont pourtant plus nettes que jamais. Le niveau des pixels ne cesse d’augmenter. Mais cette acuité dissimule le fait que le sens de la vue n’a plus de sens, que l’œil est cliniquement mort. » C’est à partir de ce constat qu’Hagi Kenaan propose une autre éthique du regard après Levinas.

Hagi Kenaan est Professeur de philosophie à l’Université de Tel Aviv. Il est l’auteur de plusieurs essais sur la phénoménologie ou l’esthétique, dont The Present Personal: Philosophy and the Hidden Face of Language (Columbia University Press, 2005) qui développe une philosophie de l’écoute, et d’un livre pour enfants sur la philosophie (Un jour, la philosophie, Tel Aviv, 2000). Visage(s) est son premier livre traduit en français.


Préface de Catherine Chalier




Que signifie voir un visage? Au cours de sa longue histoire, depuis sa quête de la sagesse aux temps anciens jusqu’aux efforts spéculatifs les plus récents pour penser le politique ou l’éthique, la philosophie n’a guère entendu cette question comme à elle adressée. Les anciens ont certes célébré la lumière et la visibilité, comme Platon dans le Phèdre, ils les ont en particulier associées à l’énigme de la beauté des corps qui bouleversent notre âme car ils éveillent en elle le souvenir de la beauté contemplée jadis avant la chute en ce monde-ci. Cette vision-là, issue d’éros, de sa souffrance et de son désir nostalgique de trouver enfin ce qui ressemblerait à une promesse de bonheur, n’a toutefois d’yeux que pour l’éclat du beau. Comment pourrait-elle inciter à s’attarder sur un visage vieilli ou fatigué, disgracieux ou hostile, fragile et menacé, sur un visage qui ne laisse rien espérer à celui qui regarde, mais au contraire beaucoup à craindre?
L’omniprésence des écrans, de nos jours, change-t-elle la donne? Nous passons beaucoup de temps devant eux, ils imposent à l’œil une inflation d’images éphémères qui visent à le saturer par leur flux continuel, voire obsédant. Beaucoup ne savent plus se passer un instant de leurs écrans portatifs et ils ne lèvent pas les yeux face à l’énigme du visage qui passe près d’eux, parce qu’ils ignorent comment lui faire face. Le visage, en effet, résiste à sa réduction au règne des images, il ne se laisse pas «prendre» par elles, il interdit qu’on le regarde à la façon dont on les regarde. Il fait mémoire d’une altérité irréductible à ce flux incessant qui s’impose presque partout au regard, souvent même de façon tyrannique et affolante. Mais cette altérité du visage, ou encore cette transcendance, n’est pas pour autant celle d’une beauté contemplée jadis, elle ne nous fait pas pressentir le bonheur. Elle nous inquiète.
Que l’éthique soit une optique, une façon singulière de regarder le visage d’autrui, comme le médite Emmanuel Levinas, lance un défi à cette façon de voir rivée à «notre» optique, c’est-à-dire à la quête de l’apaisement de notre désir, à notre rapport utilitaire au monde, ou encore à la perte de nous-mêmes dans une multitude d’images. À cet égard, Hagi Kenaan rappelle avec finesse que lorsque les yeux d’Adam et d’Ève se dessillent après avoir mangé le fruit propre à l’arbre de la connaissance du bien et du mal, ce qu’ils voient – leurs corps, leurs visages – les met face à face avec une nudité qui fait peur. Celle-ci, en effet, n’annonce pas la beauté ou le bien, mais la désorientation, la fragilité et l’absence d’assises dans l’être. Or, précisément, celui pour qui l’éthique est une optique perçoit également cette vulnérabilité qui angoisse les hommes, mais il la perçoit comme un appel à une conversion du regard: non plus regard désespéré sur soi et sur autrui, mais incitation à la responsabilité pour cette vulnérabilité.
Malgré ses préventions envers les images, sévèrement critiquées par lui pour leur caractère figé, en dépit de sa critique des philosophies qui lient la lumière et la visibilité à l’excellence de la connaissance, Levinas choisit donc de penser le visage dans l’optique d’un regard. Or cette optique est paradoxale, car le visage ne se laisse percevoir que dans une tension entre le visible et l’invisible, une tension qui rend d’ailleurs la vie difficile, montre Hagi Kenaan. Cette tension, dit-il, est celle de la transcendance dans le quotidien, transcendance qui vient nous visiter en troublant notre repos et en infligeant un démenti définitif à notre paresseuse prétention de croire reconnaître ce que nous voyons. Cette tension est celle de l’éclat de l’Infini qui, avec le visage, fait effraction dans notre monde, nous privant de sa jouissance tranquille et égoïste.
Ainsi, là où Platon s’émerveillait devant l’éclat du beau qui laisse pressentir au désir humain qu’un chemin se dessine face à lui qui, peu à peu, le reconduira vers la patrie perdue lors de l’incarnation de l’âme (Phèdre) et ainsi vers la félicité, Levinas dit son bouleversement devant l’éclat de l’infini, éclat sans beauté aucune, misère et rides, dit-il. Mais misère extraordinaire parce qu’elle ne se voit pas à proprement parler, mais s’impose tel un impératif pour moi: elle me requiert de toute sa hauteur pour que j’en sois responsable. Cette révélation là où cette descente vers moi du visage ne s’ajuste donc pas à la quête d’éros éprouvant le manque qui l’habite et cherchant à le combler. Bien plutôt, sans que j’en prenne la moindre initiative, contre mon gré même, vient-elle creuser en moi un manque qui ne lui préexiste pas. Elle vient m’arracher une responsabilité ou encore un amour sans concupiscence capable de donner ce qu’il n’a pas. Responsabilité ou Agapè, dira Levinas.

Hagi Kenaan s’interroge sur la façon dont un visage m’apparaît. En quoi, demande-t-il, le visage diffère-t-il des objets pour moi qui regarde? Pourquoi est-il seul à pouvoir me faire sortir de la sphère de l’ego? Précisément parce que sa visibilité n’en est pas une: voir un visage, en effet, ce n’est pas voir un phénomène, c’est entendre un appel à moi adressé. Or je ne «vois», ou plutôt je n’entends, ce visage, que si je réponds à cet appel. L’éthique se tient tout entière dans cette optique difficile, paradoxale et éminemment singulière. Je ne vois pas la transcendance du visage, c’est elle qui me pénètre et s’impose à moi. C’est comme si on ouvrait une fenêtre et que tout l’extérieur entrait chez nous, selon son rythme propre, explique Hagi Kenaan. Mais le visage diffère de l’objet en ceci aussi, poursuit-il, qu’il est unique; non pas unique par rapport à un genre, mais unique en soi, et c’est précisément cette unicité sans genre (le genre «visage» en l’occurrence n’existe pas) qui me bouleverse et m’appelle à son service. Décidément, le visage ne ressemble à rien de connu et c’est cette foncière non-ressemblance qui m’oblige absolument sans me promettre le moindre bonheur, voire le moindre merci. Cette unicité exceptionnelle n’implique aucune reconnaissance, ce n’est pas le visage d’un(e ) bien-aimé(e) que je me réjouis de distinguer dans une foule, c’est celle d’une transcendance qui se retire au fond de sa transcendance au fur et à mesure où je lui réponds, exigeant toujours davantage. Plus je suis juste, plus je sens que je suis loin, rappellera Levinas.
En mettant en perspective la pensée de Levinas avec celle de Husserl, Heidegger, Merleau-Ponty ou encore Sartre, Hagi Kenaan analyse avec finesse comment ce visage prend à rebours les analyses phénoménologiques liées au primat de la conscience. Je perds en effet contenance face au visage, je perds la première place, c’est lui qui me vise et qui me fait honte. Non pas honte pour une action que j’aurais faite, voire pour un trait de caractère réel ou imaginaire censé me définir et dont il serait le juge impitoyable (Sartre), mais, plus puissamment encore, honte pour mon inattention, pour mon désir de donner à ma liberté toutes ses prérogatives sans m’encombrer d’aucun souci pour lui. Par son intrusion inopinée dans mon champ optique, le visage me fait découvrir la honte d’une liberté sourde et muette à son appel, il me révèle ce qui rend juste la liberté. Il en résulte une découverte paradoxale: loin de succomber sous l’effet d’une telle honte, et à condition de ne pas protester contre elle en arguant de son bon droit à être, le «je» humain advient alors à son unicité la plus irremplaçable. L’appel du visage ne s’adresse jamais à la foule mais bien à moi, à moi seul: je suis élu(e) pour lui répondre, je deviens véritablement unique à l’instant précis de ma réponse. Or, c’est dans cette unicité que réside ma difficile liberté, car personne ne peut se substituer à moi dans ma tâche de responsable.
Le visage rend possible tout discours, c’est avec lui que la parole commence. «Levinas cherche à montrer que la langue est dotée d’un visage», explique Hagi Kenaan. La langue ou plutôt le Dire, soit l’émergence du sens, en avant-propos de tous les dits (concepts, phrases qui thématisent, affirment ceci en tant que ceci etc.), vient à moi par l’invisibilité du visage. Si je le vois, si je le décris (beau ou laid, séduisant, menaçant etc.), je ne peux pas l’entendre. Seul celui/celle qui répond au visage sans le voir découvre que le Dire a un visage ou, plus exactement sans doute, que le Dire me parle par ce visage. Ce Dire ne s’est pas retiré dans un arrière-monde inatteignable, Il me cherche, Il m’inquiète, voire me persécute alors que je voudrais persévérer dans mon être, que ce soit avec sérénité et sagesse, ou trouble et passion. Propositions difficiles, propositions qui, comme le montre Hagi Kenaan, font sortir du champ de la phénoménologie, même si Levinas reste fidèle aux descriptions concrètes qui la caractérisent.
Mais comment entendre ce Dire, s’il est vrai, comme le soutient Levinas, que les propositions effectives du langage le trahissent? Comment l’entendre puisqu’il reste invisible, que le visage ne le fait pas voir bien qu’il se tienne dans sa trace? Et comment l’entendre alors qu’Il est tout disposé à se retirer comme un étranger indésirable dès que je lui oppose ma surdité? C’est seulement en répondant à ce visage que je commence à l’entendre, explique avec insistance le philosophe, c’est seulement en donnant, commente Hagi Kenaan, que je le perçois. Ce don est fait sans connaissance de cause, comme les Hébreux au pied du mont Sinaï promirent «nous ferons et nous entendrons» (naasé venichma), sans examiner en toute conscience le contenu des dix paroles. Devant l’urgence de ma réponse à l’appel du visage, je n’ai pas le temps d’examiner ce que je peux (ou ne peux pas) lui donner. Je me trouve des ressources pour lui donner ce que je n’ai pas. Et c’est alors seulement que j’en reçois la révélation.