éditions de l'éclat, philosophie

YONA FRIEDMAN
UTOPIES RÉALISABLES


 

 

 LA VILLE GLOBALE

 

 

 

Une convergence des chapitres de ce livre nous oriente vers un compromis: en reconnaissant l'impossibilité de réaliser une utopie qui tienne compte de tous les objectifs et principes énumérés plus haut (tels que les réflexions sur l'environnement, sur la société sans compétition, sur la «faible communication» ou sur la ville globale), il reste un certain nombre de propositions ponctuelles (et dans des domaines limités) qui sont réalisables, une à une.
   J'ai esquissé quelques-unes de ces propositions dans l'édition de ce livre en 1975, et j'en ai ajouté d'autres, conçues pour cette nouvelle édition. Quelques-unes d'entre elles sont tirées d'autres livres ou articles que j'ai publié depuis ces vingt-cinq dernières années.
   Je pourrais aussi ajouter une conclusion personnelle correspondant à mon «image du monde». Elle pourra sembler, au premier regard, quelque peu abstraite, mais en fait, elle ne l'est pas. La voici:
   Notre science, nos philosophies, insistent, à chaque pas, sur l'hypothèse selon laquelle nous vivons dans un univers hypercomplexe où tout est lié à tout. Je pense, personnellement, que notre monde est plutôt hypercompliqué qu'hypercomplexe.
   Expliquons les termes : «complexité» se réfère à une structure dans laquelle chaque terme est relié, d'une manière ou d'une autre, à chaque autre terme, éventuellement directement. La complexité d'un système peut être représentée par un «graphe».


   La «complication» est différente: la relation de deux termes d'une entité compliquée n'est pas directe, et la structure de l'entité est remplacée par l'arbitraire. Une structure complexe permet d'extrapoler d'un état de l'entité à l'état qui le suivra, alors que cette extrapolation d'un état à l'autre n'est pas possible entre deux états d'une entité compliquée.
   Si l'entité complexe peut être visualisée par un graphe, l'image d'une entité compliquée correspond plutôt à une «pelote». Topologiquement parlant, la pelote n'est qu'une ligne. Visuellement, par contre, la pelote est une suite de courbes sans règles visibles.
   Un monde complexe (ou hypercomplexe, c'est la même chose) peut être saisi par la raison; il est réglé par la «machine» du cause-à-effet. Un monde compliqué est erratique, son déroulement dépasse notre raison, et souvent la relation de la cause à l'effet ne peut être discernée.
   Mais ordre complexe ou compliqué, il existe toujours un ordre, fabriqué par notre intellect. L'ordre que nous assumons n'est pas nécessairement une caractéristique du monde, il appartient à l'image du monde située dans notre cerveau.
   Cette réflexion mène peut-être trop loin du sujet du caractère réalisable de nos utopies. Mais il me semble qu'elle explique d'où vient l'erraticité de notre histoire de nos concepts et de nos théories.
   Le caractère réalisable des utopies est soumis à l'erraticité générale de notre univers : nous en avons assez l'expérience...

 

une utopie politique réalisable

1. Une infrastructure mondiale

Dans un des chapitres précédents, j'ai pris position contre les utopies universalistes, puis contre les grandes organisations (p. 62 sq). Je voudrais ici revenir sur ces problèmes, en examinant rapidement une utopie qui a été non réalisable tout au long de l'histoire, celle de L'État mondial.
   L'État mondial, rêve de tous les conquérants, de toutes les religions, de tous les idéalistes, de tous les technocrates! Dernièrement – même –, et alors que je critiquais ce concept dans un séminaire, des étudiants ont été très étonnés que quelqu'un d'aussi progressiste que moi (sic), ne cherche pas un chemin vers la réalisation de cette idée.
   À mon avis – tout personnel –, l'État mondial est une impossibilité. Les États actuels sont déjà trop grands pour fonctionner à la satisfaction de leurs citoyens (et à la satisfaction de leurs fonctionnaires), car la communication interne s'y bloque. Comment, alors, pourrait-on même imaginer un État mondial, alors que – nous l'avons vu – la communication globale est irréalisable?
   Prenons un exemple: la dernière tentative faite pour arriver, même partiellement, à cette utopie: les Nations Unies. À l'heure actuelle celles-ci ne sont plus rien d'autre qu'un club de porte-parole de gouvernements qui, eux-mêmes, ne représentent plus leurs chers administrés. Il est bien évident que ces porte-parole des gouvernements peuvent arriver, entre eux, à une certaine communication, mais toutes les décisions qu'ils pourraient prendre sont, dès le départ, inapplicables, car tout message transmis par eux n'arrivera jamais au niveau des citoyens, c'est-à-dire de ceux qui devraient, en principe, exécuter les décisions.
   Mais alors que l'État mondial est une impossibilité, une «infrastructure mondiale» est possible, je dirais même qu'elle existe déjà.
   Suivant une définition établie au début de ce livre, infrastructure veut dire support matériel des projets, utopies, modes d'utilisations, comportements, etc. (contrairement au terme organisation qui signifie support non matériel de ces mêmes agissements), Si nous acceptons cette définition, il est évident que l'infrastructure mondiale existe: c'est la terre, avec sa biosphère, le soleil dispensateur d'énergie, etc. qui la composent. Son existence nous semble si habituelle que, la majeure partie du temps, nous ne sommes même pas conscients de cette existence: nous marchons sur la terre, nous respirons l'air qui nous entoure, nous trouvons normal qu'il fasse jour et qu'il fasse nuit.
   Nous prêtons, par contre, beaucoup d'attention à l'organisation (support non matériel) qui dispose de cette infrastructure (support matériel), sans nous rendre suffisamment compte que l'organisation est conditionnée en grande partie par les caractéristiques de l'infrastructure.
   La première caractéristique de l'organisation liée à l'infrastructure est la territorialité: c'est l'idée qu'une portion de la surface de la terre (ou une portion de la biosphère) appartient à quelqu'un ou à un groupe quelconque. (Je pourrais souligner la spécificité de cette caractéristique: si la territorialité est un fait chez tous les animaux vivant sur la terre ferme, elle n'existe pas, ou à moindre degré, chez les animaux vivant dans la mer.)
   De la territorialité s'ensuit, tout d'abord, l'idée de frontières, puis l'impératif plus important du droit d'accès. Un territoire est, par excellence, limitrophe à d'autres, et une voie d'accès libre (un no man's land) doit être assurée entre tous les territoires. (Cet impératif existe surtout chez les hommes, car la plupart des animaux vivant sur la terre-ferme ne quittent jamais leur territoire.)
   La dernière caractéristique de l'organisation, qui soit fonction des qualités de l'infrastructure, est la distribution inégale des réserves naturelles de certains éléments nécessaires à la survie. Autrement dit, tous ces territoires ne sont pas pourvus – d'une façon égale – de ces moyens de survie. Cette caractéristique entraîne une forme différente d'organisation chez les hommes et chez les animaux: quand un certain moyen de survie manque à ces derniers (nourriture, eau, chaleur, etc.), ils se déplacent, jusqu'à ce qu'ils trouvent ce qui leur fait défaut; les hommes, par contre, échangent entre eux les éléments nécessaires à leur survie.

L'infrastructure mondiale consiste donc essentiellement en:
   a. territoires limitrophes,
   b. réseaux d'accès reliant ces territoires,
   c. sources de moyens de survie inégalement distribuées.

L'État mondial hypothétique (et impossible) aurait prétendu pouvoir arbitrer et imposer l'exécution de ses arbitrages,
   a. en matière de territoires,
   b. en matière d'accès,
   c. en matière de distribution de réserves.

Nous savons, par expérience, qu'un État, même non mondial, ne réussit pas en général à arbitrer ces sujets de discussion!...
   Quelles sont donc les règles d'organisation qui sont possibles, une fois acceptées les caractéristiques de l'infrastructure mondiale, énumérées plus haut? Les voici:
   a. admission de la migration d'un territoire vers un autre,
   b. gérance intercommunautaire des voies d'accès,
   c. échange direct (troc) des moyens de survie, inégalement distribués.

Si l'État mondial, organisation d'arbitrage et de pression, n'est pas réalisable, une organisation de gérance mondiale est, par contre, possible, à condition que la compétence de cette organisation ne dépasse pas la maintenance des voies d'accès reliant les territoires entre eux (et servant à l'échange des moyens de survie).
   C'est cette fonction de gérance (d'un réseau routier par exemple) qu'ont toujours assuré les anciens grands empires, de l'Égypte aux Incas, des Romains à l'Empire britannique. Toutes les autres activités de ces empires ont été impossibles à perpétuer, alors que la gérance des routes, construites par eux, se maintient jusqu'à nos jours.
   L'organisation mondiale, nécessaire aujourd'hui, serait chargée de la gérance des voies d'accès du globe terrestre.

2. Une multitude de communautés non communicantes 

Examinons maintenant quelle pourrait être la vie, dans cette infrastructure mondiale, gérée par une organisation responsable du bon fonctionnement de ses voies d'accès.
   Nous devons d'abord rappeler que toutes les sociétés, ou communautés, qui coexisteraient dans une infrastructure mondiale, ne pourraient, pour devoir bien fonctionner, dépasser les dimensions du groupe critique correspondant à la structure sociale caractéristique à chacune d'elles. Ce qui veut dire que toutes ces sociétés ou communautés devraient être relativement très petites, par rapport à l'infrastructure mondiale.
   Il est bien évident que si ces groupes sont de petits groupes (afin de pouvoir maintenir leur structure sociale), ils vont être obligés de conserver leurs limites, c'est-à-dire de surveiller leur propre croissance. Cette tâche ne peut naturellement pas être remplie par une organisation centrale (du type État mondial), elle incombera à chaque communauté elle-même.
   Garantir la migration libre, en même temps que maintenir les dimensions des communautés, semble une contradiction; et bien pire encore, maintenir les dimensions des communautés dans le cadre d'une humanité toujours croissante (même si ce taux de croissance est très bas), semble tout simplement impossible. Comment y parvenir?
   Pour trouver une solution, nous allons réfléchir de nouveau à la territorialité, c'est-à-dire à l'appartenance des surfaces terrestres qui devraient revenir à chaque communauté.
   Par suite du très grand nombre des groupes, il est certain que le territoire réservé à beaucoup de ces communautés sera probablement assez réduit. Mais ce n'est pas nouveau: dans la Vallée du Nil (1000 habitants au km2), vivent deux fois autant d'êtres humains que dans tout le Canada, sans que cette densité détruise l'indépendance de chaque communauté. Les communautés égyptiennes vivent côte à côte, sans guerres et sans escarmouches: savoir que sa communauté n'est pas unique, rend l'homme tolérant...
   En dehors de cette territorialité à surface réduite, il existe aussi, nous l'avons vu, des communautés ou groupes que nous avons appelé non géographiques: il s'agit de groupes dont les membres sont en communication constante, sans vivre les uns à côté des autres.
   La migration (immigration et émigration) devient possible en fonction de ces deux phénomènes: la territorialité à surface réduite admet l'insertion de nouveaux groupes ou communautés, entre les autres, et le nombre des groupes, ou communautés, non territoriaux, peut être illimité.
   Une multitude de groupes ou de communautés fermés (non communicants) peuvent ainsi s'installer dans l'infrastructure terrestre.
   Le côté fermé de ces groupes augmente la tolérance mutuelle: puisque les communautés ne peuvent pas augmenter le nombre de leurs membres, elles ne font pas de prosélytisme (première source de conflits entre groupes), sans pour autant fonctionner en tant que société secrète (deuxième source habituelle de conflits). Le très grand nombre de ces groupes ne permet la naissance de sentiments de compétition et d'envie que vis-à-vis de quelques groupes limitrophes et la complexité de ces rapports évite, nécessairement, tout conflit généralisé ou généralisable.

3. Service civil au lieu d'impôt

Cette organisation, cette multitude de sociétés communiquant peu entre elles, dans une infrastructure se réduisant à une sorte de voirie, évite, en raison de la faible organisation, un des moyens politiques principaux de centralisation, qui est l'impôt.
   Nous avons déjà parlé de l'impôt quand nous avons traité de l'économie des réservoirs. C'est une contribution à usage non spécifié, versé au bénéfice d'une organisation de style mafia, dont l'activité principale consiste à obtenir, et à faire fructifier, la somme de ces contributions. Ainsi peut-on interpréter les activités des États, qui, tous, investissent la majeure partie de leurs contributions dans un mécanisme qui ne sert qu'à l'obtention de ces dernières: bureaucratie fiscale, bureaucratie administrative, force policière et force armée. Les services rendus en retour au citoyen, par le même État, sont minimes: il n'est que de comparer les budgets administratifs et policiers aux budgets réservés à l'instruction publique et à la santé... Le simple fait que ces contributions soient administrées par le centre, explique cette disproportion entre dépenses passives et dépenses actives par rapport au bien public.
   Considérons, par contre, les contributions en nature, en temps de service public, en produits du labeur. Ce sont des contributions vraiment civiles; il ne s'agit pas d'argent anonyme (qui peut être distribué n'importe où); elles ne sont pas cumulables et ne sont pas administrables centralement. Le temps d'un médecin, qui paierait ses dettes envers la communauté, par son travail, ne peut être stocké et ne peut être viré ailleurs. Le produit d'un artisan ne peut être accumulé au-delà des besoins publics. Le danger d'abus ou de mauvaise utilisation des fonds publics peut être ainsi fortement diminué.
   Un contrôle public est réalisable grâce à cette méthode. Alors qu'il est pratiquement impossible, pour les citoyens d'un État moderne, de contrôler l'utilisation des budgets, tout le monde est capable de parcourir la comptabilité (surtout en produits ou en heures de travail consenties) d'une communauté de la dimension d'un village ou d'une petite ville.
   Les réservoirs de travail consenti au service du public pourraient représenter le système menant vers la décentralisation et éviter les dégâts causés par les grandes organisations. De nos jours, cette méthode est appliquée, de plus en plus, dans certains domaines négligés par les gouvernements, allant de la garde des enfants jusqu'à la sécurité des habitants.

4. La «corruption honnête» ou l'achat de services utilisables

Actuellement, est considéré comme corruption tout achat d'un service à un serviteur public. Partant de l'hypothèse que ce serviteur est rémunéré par le Trésor Public, il est entendu que ses services sont gratuits pour tout le monde et que, s'il s'agit d'une récompense pour service rendu, le montant de la récompense doit être effectué au bénéfice du Trésor Public.
   Dans la plupart des cas, le système de la rémunération d'un service quelconque est le même que celui qu'on qualifie de corrupteur chez un serviteur public. Si j'utilise, par exemple, les services d'un cordonnier, d'un chauffeur de taxi, ou d'un porteur, il est accoutumé à être payé directement pour sa fatigue. Par contre, s'il s'agit d'un juge, d'un policier ou d'un président de la République, il ne nous semble pas admissible de les payer directement pour leur travail, car ils sont rémunérés par le Trésor Public afin de conserver une impartialité et une indépendance totales envers les citoyens qui sollicitent leurs services.
   En réalité, ce système ne fonctionne pas bien. Un cordonnier, un chauffeur de taxi ou un porteur se sent responsable de son travail car il sait que la rémunération en dépend: sa corruption (pour utiliser le même terme qu'avec le serviteur public) reste honnête. Par contre, dans le cas du juge, du policier ou du Président de la République, la situation est différente: ces serviteurs publics considèrent qu'ils vous font une faveur en vous faisant bénéficier de leurs services, et ils ne se soucient guère (dans la plupart des cas) de savoir si leur travail est bien fait ou non, puisqu'ils ne sont pas rétribués en fonction de la satisfaction de leurs clients.
   Ils ne sont donc pas corrompus, ils sont irresponsables.
   À mon avis, nous devrions réfléchir, et chercher comment nous débarrasser de la rétribution de nos services publics par le Trésor Public, et remplacer le système actuel par celui de la corruption honnête, c'est-à-dire l'achat des services, comme dans le cas du cordonnier.
   Comme tout système, il est bien évident que ce dernier (qui correspond au système commercial, reconnu par notre civilisation) peut amener certains abus: il ne pourrait en fait fonctionner que s'il était contrôlé directement par le public. Comme nous l'avons déjà vu, tout au long de ce livre, un contrôle public direct n'est possible que dans des groupes plus petits que le groupe critique; la même conclusion s'impose de nouveau: la corruption honnête pourrait fonctionner et assurer de meilleurs services que le système actuel, à condition que les services publics fonctionnent dans le cadre de petits groupes.

5. L'antifédération réduit la possibilité des guerres

Nous commençons, petit à petit dans ce chapitre, à échafauder une esquisse (et non pas une proposition) d'organisation sociale, qui découlerait des hypothèses formulées dans ce livre. Cette organisation se présenterait ainsi: une multitude de petits groupes séparés, reliés par un réseau de communication qui couvrirait la surface terrestre, réseau dont la maintenance serait assurée par une organisation de gérance. Le fonctionnement du réseau de communication et le bon fonctionnement des groupes eux-mêmes pourraient être maintenus grâce à un système de contribution en nature: travail ou biens. Quant aux serviteurs publics, nécessaires pour assurer le bon fonctionnement des groupes face aux problèmes de la vie quotidienne, leurs services seraient achetés par leurs clients, chaque fois qu'ils devraient faire appel à eux.
   Je suis sûr que ce modèle sera considéré comme réactionnaire par beaucoup de lecteurs, et je comprends aisément leur point de vue; ils considèrent comme réactionnaire tout modèle qui ne va pas dans le sens d'une croissance et d'une sophistication du mécanisme social.
   Pourtant ces lecteurs commettent une grave erreur: ils préconisent sophistication et croissance de la société sans tenir compte des limitations inhérentes à l'intelligence humaine, limitations qui nous ont menés, dans les précédents chapitres, à postuler l'existence des groupes critiques. Le modèle que je viens d'exposer est l'image d'une société sur laquelle le fait même de l'existence du groupe critique a eu son impact: il ne s'agit pas d'un modèle d'utopie, mais d'une réalité, car ce modèle existe, partout aujourd'hui, mais ses caractéristiques sont pudiquement cachées derrière une terminologie compliquée.
   En effet, si nous considérions notre monde avec lucidité, nous verrions qu'il fonctionne en partant de petits groupes, territoriaux ou non. Sur toute la terre est maintenu un réseau de communication (voirie, poste, téléphone, etc.), maintenance assurée par des organismes de gérance, qui se différencient fortement des autres services gouvernementaux: ils sont inter et supra-gouvernementaux, et continuent à fonctionner indépendamment de la naissance ou de la chute des gouvernements. Des services, de plus en plus nombreux, sont assurés par les contributions en nature de certains petits groupes, et des services, de plus en plus nombreux, autrefois gratuits et publics, fonctionnent maintenant avec le système de la corruption honnête.
   L'image n'est pas réactionnaire, elle est simplement moins hypocrite que celle de nos modèles politiques courants.
   Mais j'imagine l'objection qui suivra: ce modèle va entraîner, nécessairement, une multitude de conflits entre les groupes qui constitueront cette société, et toute cette aventure ne mènera qu'à une guerre de tous contre tous.
   Cette objection, partiellement vraie, est loin de l'être complètement. Essayons de l'examiner à l'aide d'un exemple:
   Imaginons une petite ville de dix mille habitants. Il y a, évidemment, un grand nombre de conflits entre ses habitants, comme il y a, tout aussi évidemment, un très grand nombre de ces habitants qui n'ont, pratiquement, aucune relation entre eux. C'est une situation banale et nous connaissons tous beaucoup de villes semblables à notre petite ville.
   Un fait intéressant est à souligner dans ce genre d'agglomérations: même si la police n'y est pas très présente, il n'y a à peu près jamais de meurtres.
   S'il n'y a pas de meurtres, c'est que la plupart des conflits sont résolus par un arbitrage de groupe, menant soit à une trêve, soit à l'émigration d'une des parties. La plupart des habitants ne sont pas impliqués dans tel ou tel conflit (car ils n'ont aucune relation personnelle avec les parties intéressées) et ils ne participent pas à l'arbitrage, qui reste le fait d'un nombre restreint.
   La situation est différente quand les parties impliquées dans un conflit réussissent à intéresser la majorité, ou la totalité, de leurs concitoyens: ce sont alors des partis qui se formeront, et cette formation sera suivie d'autres conflits, d'échauffourées, autrement dit, la guerre civile fera son apparition.
   Il me semble que cet exemple illustre une situation qui n'existe que trop souvent: la guerre se manifeste quand un certain nombre d'individus se fédèrent autour d'une injustice réelle ou imaginaire. Tant qu'il n'y a pas fédération, l'arbitrage de groupe fonctionne d'une façon satisfaisante.
   Une institution antifédérationniste, peut donc garantir la paix.
   Je ne connais aucune institution qui puisse éviter la fédération, mais il n'en manque pas qui la rendent difficile.
   Un des exemples que je cite volontiers est celui du système des sous-castes indiennes: chacune est imperméable aux autres, et son rôle est irremplaçable. Les interdits limitant le rôle de chaque sous-caste sont probablement la base même du célèbre pacifisme indien. Il existe une très forte tendance à la migration en Inde, qui ne réduit pas, pour autant, les effets de ce système de séparation.
   Un autre exemple à citer est celui des sociétés où l'héritage individuel a été supprimé. L'héritage, la maintenance des propriétés dans un groupe, déclenche une réaction hautement fédérante – aucun autre concept humain n'a mené à autant de guerres que les héritages.
   L'adoption d'un système inspiré des sous-castes, ainsi qu'un système légal, excluant l'héritage, pourraient peut-être nous garantir, dans l'avenir, une diminution appréciable des conflits...

 

6. La migration: l'autodéfense de l'individu contre l'injustice sociale

 Nous revenons, encore une fois, à la migration, la mobilité humaine, qui est sans doute, avec le concept du groupe critique, la pièce maîtresse du système social, fruit de nos réflexions; migration et groupe critique, sont les deux garanties principales de la liberté.
   La liberté! Jamais nous n'en avons autant entendu parler: elle est l'idole de notre temps où grouillent les libérateurs les plus convaincus, chacun nous libérant du libérateur précédent, sans nous demander, jamais, si nous voulons vraiment être libérés!
   La connaissance de la loi naturelle du groupe critique a, par contre, un effet libérateur, puisque tout individu qui en connaît le mécanisme peut retrouver la structure de son groupe, l'influencer ou chercher à le maintenir tel qu'il est. Tout individu peut, par exemple, préférer la structure égalitaire, et la loi du groupe critique lui permettra de trouver comment parvenir à cette structure (en faisant, par exemple, la sourde oreille à certaines influences et en répondant à certaines autres).
   En s'opposant à l'accroissement de son groupe au-delà de la dimension critique, il saura qu'il peut maintenir la structure égalitaire qu'il a choisie; si, par contre, il préfère une structure sociale hiérarchique, la même loi naturelle lui indique comment agir pour parvenir à ce but.
   Mais le problème n'est pas résolu aussi simplement, et en fonction seulement de cette connaissance des lois régissant les structures sociales, ainsi que des recommandations faites à l'individu, en vue de mener son action personnelle. Reste encore, et surtout, la question de la réaction des autres devant son initiative. Il y a, pour lui, deux seules éventualités: soit convaincre les autres et gagner leur consentement, soit émigrer, autrement dit quitter son groupe.
   Nous touchons ici à un problème qui est depuis longtemps à l'ordre du jour: un individu doit-il agir en fonction des idées d'une majorité, ou bien doit-on considérer que les idées de minorités nombreuses peuvent être réalisées, simultanément, sans se porter réciproquement préjudice?
   Dans le paragraphe précédent (paragraphe 5), nous avons effleuré ce problème, en constatant que la guerre (ou tout conflit politique grave) pouvait être évitée en empêchant la fédération qui ne représente pas autre chose qu'une tentative de construire une majorité toujours (malgré les slogans) totalitaire.
   Un système politico-social ne fonctionne bien, du point de vue de l'individu, que s'il est très fragmenté, fragmentation facilitée par le fait du groupe critique.
   C'est la migration qui permet à l'individu de maintenir cette fragmentation. La migration sociale représente une sorte de grève à perpétuité, puisqu'un individu qui quitte un groupe en modifie la structure (nous en avons parlé à propos de la dépendance).
   À l'heure actuelle, il est normal, pour un travailleur, d'assurer sa liberté par la grève, qui représente sa défense contre ce qu'il considère comme une injustice; de même, la migration représente une sorte de grève civile, défense de l'individu contre l'injustice sociale.
   Il devient évident, une fois reconnu cet aspect de la migration, que toutes les organisations centrales de pouvoir (gouvernements, etc.) ne peuvent avoir d'autre attitude que de créer le maximum d'obstacles à la migration libre. Visas, permis de séjour, permis de travail, nos bureaucraties ont construit d'énormes remparts de paperasse pour se protéger de la migration: la migration en masse casse les pouvoirs.
   Je me souviens, durant la Seconde Guerre mondiale, de l'affolement des malheureux devant l'impossibilité de fuir. Je me souviens aussi de la première action de chaque conquérant: établir des barrages. Quand les libérateurs sont arrivés, ils ont maintenu – pour la plus grande consternation des libérés – les mêmes barrages (une grande partie demeure encore aujourd'hui d'ailleurs ...).

7. Plaidoyer pour les connaissances théoriques et contre la primauté accordée aux connaissances appliquées

Nous avons parcouru un long chemin, et j'ai probablement trop parlé en théoricien, depuis le début de cet ouvrage. Même dans ce chapitre final, que j'avais l'intention de traiter d'un point de vue plus pratique, je retombe souvent dans des considérations générales.
   C'est moralement justifiable. Nous entendons beaucoup parler de la responsabilité de la science, et les exemples ne manquent pas: des théories politiques, sociales, médicales ou physiques, une fois appliquées, font des hécatombes. Pourtant, il est impossible de conclure que ce sont les théories en question qui sont soit erronées, soit dangereuses! Il faudrait plutôt envisager le problème suivant: les théories manquent de règles qui permettraient leur propre application.
   C'est en partant de cette constatation que j'ai écrit ce livre. J'ai voulu exposer certaines théories qu'on pourrait appeler parapolitiques. Parapolitiques, en ce sens qu'elles concernent des lois du type lois de la nature, c'est-à-dire des modèles assez généraux pour ne pas être en contradiction avec tout système politique qui fonctionne. D'autre part, tout système politique, qui ne tient pas compte de ces règles, ne peut pas fonctionner...
   Quant à la façon d'appliquer ces connaissances, elle dépendra (suivant leur esprit) de chaque groupe, de chacun de ceux qui les manieront: c'est là le principe du non-paternalisme dont j'ai traité au début de ce livre. Je ne peux donner aucun conseil au lecteur: je ne le voudrais pas – et lui non plus! –. À lui de trouver comment tirer parti, pour sa stratégie personnelle, de ce qu'il aura trouvé dans ce livre. Je crois que je saurais appliquer ces connaissances, à mon propre cas, avec mes propres moyens, mais ce savoir (qui peut être tout à fait erroné) n'est sûrement pas transférable.
   J'ai donc plaidé, en définitive, entre autres choses, pour la primauté des connaissances théoriques et contre la primauté des connaissances appliquées.
   En effet, ce qui intéresse directement un individu quel qu'il soit, c'est de pouvoir appliquer lui-même ces connaissances théoriques. Comme c'est toujours lui qui souffre de la mauvaise application de ces connaissances, il faut donc qu'il sache décider comment s'en servir. Mais pour pouvoir décider, il doit être bien informé; pour être bien informé il doit apprendre. C'est pourquoi l'explication de ces théories, sous une forme popularisée, facile à comprendre par tous, est primordial. Si le lecteur se sent encouragé par ces réflexions, si théoriques soient-elles, à réfléchir à son tour, et à résoudre ses propres problèmes, je penserais que je n'ai pas gaspillé mon temps.

 

Paris, février 1972/juillet 1999.

 

 

SEMI-POSTFACE

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