éditions de l'éclat, philosophie

YONA FRIEDMAN
UTOPIES RÉALISABLES


 

 

 LA "SOCIÉTÉ SANS COMPÉTITION"

 

 Vouloir organiser les «autres» c'est vouloir être supérieur aux autres – cette supériorité ne peut être assurée qu'en devenant le-plus-fort, par la lutte ou par la compétition.
   Nous recherchons la lutte et la compétition. En même temps nous rêvons d'un paradis, d'un monde où la compétition ne serait ni nécessaire, ni admise.
   Toute société, humaine ou non, admet la compétition et en même temps la réglemente. Tout n'est pas permis.
   Peut-être est-il possible (ou sera-t-il possible) d'aller plus loin que de simplement réglementer la compétition? Peut-être est-il possible de réduire la nécessité de la concurrence?
   Il existe sûrement des moyens d'arriver à une société sans compétition, mais comment trouverons-nous la vie dans une société aussi mortellement ennuyeuse? C'est peut-être l'ennui, l'ennemi de notre «paradis» imaginaire?

1. La «lutte pour la vie» est-elle indispensable?

Nous connaissons depuis toujours le concept de lutte pour la vie. Celle-ci est facilement représentée par l'image de deux chiens en présence d'un os: les deux chiens se battent jusqu'à la soumission de l'un d'eux, puis le vainqueur emporte l'os.
   Si nous répétions cette expérience, avec deux chiens et deux os, le scénario pourrait se dérouler comme le précédent (les chiens se battent et le plus fort prend les deux os), mais il y a une autre alternative possible: un chien prend l'un des os, l'autre prend le second os, le tout sans combat.
   Répétons encore une fois cette expérience, cette fois en mettant les deux chiens en présence de deux cents os. La quantité d'os dépassant la capacité de ronger des deux chiens, la bataille pour les os est exclue et invraisemblable. Mais, il n'est pas impossible qu'une bataille entre les chiens ait lieu, non pour obtenir un os (assuré par l'abondance préétablie dans l'expérience), mais pour la préséance: lequel des deux chiens sera le premier à avoir droit aux délices du festin? Ces trois expériences sont des parodies, mais elles mettent en évidence la lutte pour la vie entre individus de la même espèce:
   1. Si une denrée nécessaire à la survie n'existe pas en quantité suffisante pour un ensemble d'individus (rareté des denrées), les individus essayent de supprimer un certain nombre entre eux (les surnuméraires), directement (par bataille) ou indirectement (en les affamant), et l'équilibre entre la quantité des denrées et le nombre des individus sera rétabli.
   2. Si l'équilibre entre la quantité d'une denrée et le nombre d'individus est préétabli (abondance naturelle ou abondance provoquée artificiellement), il n'est pas nécessaire de supprimer les individus surnuméraires.
   3. Dans le cas d'un équilibre préétabli entre quantité de denrées et nombre d'individus, c'est donc la question de la préséance (l'ordre dans lequel on accède aux denrées) qui peut mener à une lutte, laquelle (contrairement à celle qui assure l'équilibre) n'est pas nécessairement meurtrière, mais vise à la soumission à un ordre de préséance arbitraire.
   Ce court examen nous a montré que la lutte pour la vie proprement dite n'a lieu que dans le premier cas, et que son origine vient du déséquilibre entre l'ensemble des moyens de survie et l'ensemble des individus.
   Nous avons vu que, soit l'abondance des moyens de survie, soit la réduction de l'ensemble d'individus dépendant de ces moyens, peuvent l'une ou l'autre également mener à un équilibre.
   C'est donc la manipulation de cet équilibre qui est l'élément important pour la survie d'un ensemble d'individus, et nous pouvons imaginer quatre schémas possibles:
   a. abondance naturelle, donc équilibre,
   b. abondance naturelle et provocation d'une rareté artificielle,
   c. rareté naturelle et lutte pour la vie,
   d. rareté naturelle et réponse technologique.

Expliquons ces quatre schémas:
   a. Le schéma de l'équilibre (abondance réelle des denrées par rapport au nombre d'individus dont la survie dépend de ces denrées) ne nécessite aucune explication: c'est l'état que le mécanisme écologique essaie de maintenir.
   b. Cette même abondance naturelle peut être artificiellement perturbée (par exemple à cause de la volonté de puissance d'un sous-groupe). Cette perturbation se manifeste par l'établissement d'un goulot: la denrée qui existe en quantité suffisante n'est pas librement accessible, et l'accès – réduit – est contrôlé par le groupe qui veut imposer sa volonté de puissance (commerçants, administration, producteurs, etc.). La rareté artificielle est donc un outil de puissance.
   c. La rareté naturelle (manque de denrées par rapport au nombre d'individus) est la seule chose qui provoque une lutte pour la vie proprement dite (réduction du nombre des individus aspirant aux mêmes denrées).
   d. Dans de nombreux cas la denrée peut être produite artificiellement grâce à une technologie connue. L'application de cette technologie augmente donc la quantité de la denrée, au lieu de réduire le nombre d'individus qui en dépendent.
   Dans deux des quatre schémas seulement la lutte n'est pas indispensable: ce sont les schémas de l'abondance, celui de l'abondance naturelle et celui de l'abondance artificielle;

mais, dans le schéma de l'abondance artificielle, le technicien (celui qui sait utiliser la technologie) peut introduire une rareté artificielle, en raison d'un désir de puissance. Par conséquent on ne peut éviter la lutte impliquée par ce schéma que si les moyens d'utiliser la technologie sont connus de tous et appartiennent à tous.
   Les deux autres schémas (rareté naturelle et rareté artificielle) mènent inévitablement à une lutte pour la survie.

2. La lutte pour la domination (préséance)

Nous avons vu que la rareté, artificielle ou naturelle, est génératrice d'inégalité (inégalité temporaire, car l'élimination des surnuméraires peut ramener l'égalité entre ceux qui restent). Cette rareté, artificielle ou naturelle, est un outil pour conquérir la puissance, soit par la lutte, soit par la mise en place d'un goulot dans la distribution, soit par le monopole de la connaissance technique. L'équilibre naturel (si souvent décrit dans les utopies idylliques) semble être la seule organisation ou (non-organisation) égalitaire.
   Ce n'est pourtant pas le cas, car dans ce genre d'utopie, la lutte pour la préséance intervient à peu près toujours.
   J'appellerai cette situation (abondance, naturelle ou artificiellement obtenue, mais lutte pour la préséance) la rareté fictive. Expliquons le terme: la rareté naturelle représentait le manque d'un moyen nécessaire à la survie; la rareté artificielle signifiait le blocage de l'accès à un moyen de survie; la rareté fictive sera produite par l'invention d'un moyen non nécessaire à la survie, mais dont on prétendra qu'il est nécessaire à la distinction. Un tel moyen est, par définition, rare, car s'il pouvait être abondant, il perdrait automatiquement sa valeur de distinction, or il n'a pas d'autre valeur (réelle), n'étant pas réellement nécessaire à la survie.
   La rareté fictive est probablement un des pires fléaux de l'humanité. En effet, si la situation de la rareté réelle admettait, comme nous l'avons vu, plusieurs interventions possibles (l'application de la technologie, la lutte), la rareté fictive ne permet d'autre opposition que le refus catégorique de la valeur inventée, issue de cette rareté. On peut citer comme exemple de rareté fictive, la valeur attribuée aux timbres rares qui sont des objets inutilisables, mais dont la valeur inventée existera tant que tout le monde ne la rejettera pas.
   La rareté fictive est donc le résultat d'un consentement tacite.
   Le point intéressant dans ce cas de la rareté fictive est l'abondance inattendue qui enlève toute valeur à cette chose rare (alors que, dans le cas de rareté naturelle ou même artificielle, l'abondance inattendue n'enlève aucune valeur à la chose qui n'est plus rare, car cette chose est nécessaire à la survie).
   La rareté fictive la plus remarquable concerne la situation sociale (statut). Une situation sociale élevée, est, par définition, rare (car si elle ne l'est pas, elle n'est plus considérée comme élevée et n'est plus désirable).
   Il ressort nettement de ces réflexions que la rareté fictive est, et a toujours été, l'outil de puissance par excellence: c'est grâce à ce concept de rareté fictive qu'on a pu introduire la compétition, même dans une situation d'abondance.
   Dans la description d'une société égalitaire que nous avons faite en partant d'un langage objectif, nous avons postulé l'égalité de toutes les situations sociales dans un groupe. La rareté fictive est donc l'obstacle le plus tenace à la réalisation des utopies sociales égalitaires, telles que nous les avons définies.
   Par conséquent, une société égalitaire ne peut être créée autrement que:
   a. en assurant le feed-back continu de la situation sociale de toute personne appartenant à cette société, feed-back facile à réaliser pour toutes les personnes appartenant à cette société,
   b. en refusant toute rareté fictive.
   Nous appellerons société de non-compétition toute organisation sociale qui essaye de supprimer l'idée de la rareté fictive.

3. La «société de non-compétition»

La société de non-compétition est l'utopie sociale la plus importante de notre époque. Son importance ressort à la fois de la théorie et de la pratique: la théorie (comme toutes les théories), nous conduit (au moins) à constater sa nécessité ou à prévoir son imminence; dans le domaine pratique, on peut partout constater son apparition, même si cette émergence reste latente.
   Nous allons, dans ce paragraphe, et parlant de la théorie, faire la description sommaire de cette organisation et de ses propriétés (prévisibles). Nous verrons ses dimensions possibles, ses moyens, les résultats qu'on peut attendre du fonctionnement d'une telle société, les raisons qui la rendent difficile à atteindre, en un mot, les causes de sa fragilité probable. C'est un programme plutôt chargé...
   La société de non-compétition est un groupe à l'intérieur duquel n'existe aucune lutte intérieure, qu'elle soit pour la survie simple ou pour la préséance. Ce qui ne veut pas dire que l'harmonie règne nécessairement dans ce groupe, car cette situation peut aussi bien résulter de l'indifférence totale d'un individu par rapport aux autres.
   Notons avant tout que l'absence de lutte intérieure ne signifie pas obligatoirement la suppression de toute l'agressivité naturelle de l'espèce humaine: elle ne signifie rien d'autre que la canalisation de cette agressivité vers l'extérieur; en général, ceux qui participent à des tentatives de groupes de non-compétition se montrent plutôt agressifs envers les autres (notons au passage que cette agressivité est, en fait, affaiblie par la distance qui sépare les groupes de non-compétition des autres groupes, c'est-à-dire par la faible fréquence des contacts avec les autres).
   Les motifs de ce refus de la lutte intérieure peuvent varier selon les groupes, mais tous se fabriquent une mythologie, donc une théorie intuitive qui leur impose l'attitude anti-lutte.
   Si nous observons maintenant et décrivons ces groupes et leur organisation à l'aide de notre langage objectif, nous allons trouver les caractéristiques suivantes:
   1. Un groupe de non-compétition ne peut se former que s'il existe un équilibre naturel ou artificiel des moyens de survie (abondance). En fait, les groupes de non-compétition peuvent se former soit en fonction de conditions naturelles particulières (utopies idylliques), soit quand les futurs membres de ces groupes viennent de sociétés possédant une technologie très développée.
   2. Un groupe de non-compétition est nécessairement égalitaire dans le sens que nous avons défini au chapitre II, paragraphe 6, c'est-à-dire qu'aucun des membres du groupe n'exerce ou ne subit d'influence supérieure à celles exercées ou subies par tout autre membre du groupe; autrement dit, la structure de la communication dans le groupe est strictement déterminée par la condition d'égalitarité et par la condition de la valence spécifique à l'espèce humaine.
   3. Si un groupe de non-compétition est égalitaire, il est soumis automatiquement aux conditions de seuil, et ne peut donc contenir un nombre de personnes supérieur à un nombre donné (groupe critique); ce groupe ne peut posséder, non plus, un nombre d'objets supérieur à un autre nombre donné (grandeur critique). La société de non-compétition est donc essentiellement une société de petits groupes, la grandeur de chaque petit groupe étant déterminée par les seuils dont nous avons parlé.
   4. L'organisation de la propriété (c'est-à-dire celle de l'utilisation des objets) dans un groupe de non-compétition doit nécessairement se faire suivant le schéma VIII du chapitre V. Ce groupe possédera donc surtout des objets:
   a) utilisables simultanément par tous,
   b) dont l'utilisation n'implique pas le consentement des uns ou des autres et
   c) dont le transfert n'implique pas non plus le consentement des autres.
   Cette condition de l'organisation de la propriété va de pair avec la grandeur critique limitant le nombre des objets appartenant au groupe. L'observation réelle confirme ces conditions, car à peu près tous ces groupes ont fait de la pauvreté une vertu, et ont toujours été communautaires.
   C'est pour cette raison que les groupes de non-compétition deviennent nécessairement les opposants de tout système fondé sur la rareté fictive. L'attitude des communautés de jeunes contre l'establishment (qui est une des formes de la rareté fictive, ou status-consciousness), en est un exemple évident.
   5. La dernière condition à l'existence d'une société de non-compétition (et la plus souvent négligée) concerne les connaissances possédées par le groupe et par chacun de ses membres. Les groupes de non-compétition se forment facilement, par affinité intuitive, mais restent toujours fragiles, car ils n'ont aucun langage objectif qui permette à chaque membre du groupe d'être informé de l'état de son groupe, et le langage intuitif d'une mythologie est en général trop insuffisant pour pouvoir apporter cette information. Autrement dit, et en fonction des observations que nous avons faites dans les chapitres précédents, les groupes de non-compétition qui ont existé au cours de l'histoire, sans langage objectif, ont toujours été paternalistes, alors qu'une véritable société de non-compétition doit être, par définition, non paternaliste.
   La fragilité des groupes de non-compétition vient précisément de la transgression de ces cinq conditions qui sont très strictes. Le premier danger qui les menace vient de leur succès; car plus ils grandissent, plus ils dépassent le seuil critique; de plus, ils s'enrichissent et le nombre d'objets possédés dépasse, à son tour, la grandeur critique. Le deuxième danger quant à leur existence tient au paternalisme de leurs mythologies. Il est étonnant de voir les scissions qui se font au sein de ces groupes, et d'observer leurs luttes idéologiques (pour la préséance d'une idée sur l'autre), luttes qui leurs sont à peu près toujours fatales.
   Parmi les groupes de non-compétition, il ne faut pas oublier un cas spécial: celui du groupe composé d'un seul individu. Bien entendu, un seul individu répond automatiquement à nos cinq conditions, même à celle de la grandeur critique qui limite le nombre des objets appartenant au groupe; en effet, une personne ne peut utiliser quotidiennement deux mille objets, par exemple, sans l'aide d'autres personnes; la grandeur critique fonctionne donc automatiquement dans le cas du groupe composé d'un seul individu.
   On peut m'objecter qu'une seule personne ne peut former un groupe de non-compétition. C'est vrai. Je n'ai cité ce cas que pour montrer les caractéristiques d'un groupe à faible communication, c'est-à-dire un groupe dont les membres n'ont que le minimum de communication entre eux, ce groupe n'étant alors défini comme groupe que selon une unité territoriale ou selon une similitude de comportement (donc selon des critères venant d'un observateur extérieur). Les groupes tels que ceux formés par certains ermites, certains Orientaux, présentent une telle structure, qui maintient l'égalité par l'absence de communications, donc l'absence d'influences; remarquons pourtant, au passage, que ces groupes sont – malgré tout – semi-paternalistes, car la discipline à laquelle ils obéissent ne permet pas la naissance d'utopies personnalisées.
   Dans les années 70, les sociétés de non-compétition (les communautés américaines, scandinaves, etc.) ont eu la possibilité de survivre, car elles pouvaient déjà appliquer le feed-back continu si important pour remplir la condition du non-paternalisme. Les communautés anglaises, qui ont eu l'idée d'improviser des pièces de théâtre, mettant en scène les problèmes internes de leurs groupes (ce qui rend ces pièces incompréhensibles pour quelqu'un d'extérieur) ont découvert un nouveau langage, non objectif, mais qui peut être suffisant pour garantir le non-paternalisme (un feed-back continu interne). Par contre, l'autocritique, exigée jadis dans les groupes communistes, est devenue l'instrument d'un paternalisme extrême.
   C'est à cause de ce glissement trop facile, d'un feed-back continu non paternaliste, vers une inquisition paternaliste toujours possible, que je tiens tellement au langage objectif, bien qu'il simplifie, sans doute, la complexité des relations réelles. Il me semble, personnellement, que la construction théorique, esquissée dans cet essai, pourrait contribuer à la stabilité des groupes de non-compétition, groupes dont l'apparition représente sûrement la plus grande innovation de notre siècle1.

 

1. Les années 80 ont débouché sur une augmentation de la compétition, et la «non-compétitivité» est aujourd'hui (an 2000) plus utopique que jamais. L'humanité semble axée sur la compétition pour des raisons biologiques, mais est-ce bien sûr? Il semble qu'un long conditionnement nous ait conduit à la pratique de la compétition dans tous les domaines (même dans la mécanique).

Je préfère donc nuancer mon «utopie de la non-compétitivité» en faisant la différence entre compétition «intra-groupe» et compétition «inter-groupe». Si la compétition dans un groupe n'est pas évitable, celle entre groupes (qui est plus dangereuse) pourrait être réduite, ou même éliminée (ou, peut-être, «sublimée»).


4. Une condition technique nécessaire à la société de non-compétition moderne: l'économie des «réservoirs».

Je vais terminer ce chapitre par quelques réflexions sur les moyens à employer pour réaliser la société de non-compétition.
   Sur les cinq conditions, théoriques, nécessaires à la société de non-compétition que nous avons examinées auparavant, quatre concernent la connaissance (organisation non paternaliste, société égalitaire, groupe et grandeur critiques, organisation de la propriété, voir pp. 47, 54, 59). Cette connaissance on peut la découvrir, l'enseigner et l'appliquer: contrairement aux utopies sociales habituelles, la société de non-compétition est donc une utopie réalisable. Quant à la volonté de sortir d'une situation insatisfaisante, elle se manifeste aujourd'hui1 avec une telle intensité qu'il est même superflu d'en parler: en effet, il n'est déjà plus possible d'ouvrir un journal ou un périodique sans y trouver mention, sous une forme ou une autre, de la contestation. Nous sommes devant une volonté de changement, nous possédons la technique de transformation, mais rien ne change. Pourquoi?

1. Dans les années 70... Aujourd'hui (années 90), il semble que la contestation soit devenue un moyen d'affirmation de soi, plutôt que l'expression d'une volonté de changement.

J'ai dit que ces connaissances théoriques pouvaient être connues, enseignées et qu'elles étaient à la portée de tous, sauf une: il s'agit de la première condition qui, elle, dépend de l'extérieur, c'est-à-dire de l'équilibre naturel ou artificiel des moyens de survie, autrement dit de l'abondance. Je vais maintenant analyser brièvement cette condition.
   Il existe des endroits où une abondance artificielle existe (aux États-unis par exemple); dans les organisations économiques de ce genre, l'abondance va de pair avec l'idée de la rareté fictive, idée qui ne s'impose pas nécessairement dans les cas d'abondance naturelle. Mais les régions où règne une abondance naturelle ont toujours été peu nombreuses et sont de plus en plus rares, ceci pour deux raisons: la première, extérieure, c'est l'accroissement du nombre de ceux qui y affluent, attirés, de l'extérieur, par leur richesse; la seconde raison, intérieure, c'est naturellement l'accroissement des naissances. Ces accroissements de population font rapidement disparaître l'abondance naturelle (et nous n'en parlerons donc pas plus ...).
   Pour en revenir à l'abondance artificielle, elle est assurée par un outil, le mécanisme de production des biens nécessaires à la survie (mécanisme capitaliste ou non capitaliste) qui va fonctionner, lui, nécessairement, avec le système des primes (servant de stimulant). En effet, le mécanisme en question est censé produire les biens nécessaires à la survie, en surabondance, la prime, bien superflu (non nécessaire à la survie), qui est un moyen d'établir la prééminence, entraîne la formation d'un nouveau système fondé sur la rareté fictive.
   Le système d'abondance artificielle que nous avons étudié précédemment devient automatiquement un système fondé sur la rareté fictive.
   Mais une société reposant sur l'idée de l'abondance artificielle, c'est-à-dire sur l'idée de la richesse, par la production en masse de tous les biens nécessaires à la survie, va alors suivre automatiquement cette ligne de la production en masse, dès qu'apparaîtront les produits et les biens n'ayant de valeur qu'en fonction d'une rareté fictive. Il s'ensuivra que ces biens, n'ayant de valeur d'utilisation que par leur rareté fictive, vont perdre cette qualité, puisqu'ils vont être produits en masse et l'inflation s'abat inévitablement, sous différentes formes, dans toutes les organisations sociales visant l'abondance artificielle.
   L'inflation, expliquée dans ces termes, représente le phénomène suivant: une personne rend un service aux autres (elle sacrifie son temps, son énergie, ses connaissances: elle travaille), et elle est rémunérée en obtenant quelque chose qui la distingue avantageusement des autres, une prime (salaire, puissance, statut, etc.). Les autres veulent, eux aussi, obtenir la même prime, ou une prime plus avantageuse. Ils peuvent alors soit rendre les mêmes services (donc participer à la production), soit essayer d'obtenir la prime par chantage (en établissant la rareté fictive). Dans le premier cas (tous produisent), on en arrive, non seulement à une surproduction, mais une dévalorisation des primes, ce qui représente l'inflation (selon la définition que j'ai donnée plus haut à ce terme). Pour revenir à la situation qui précédait l'inflation, une partie de la société essayera d'établir une nouvelle rareté fictive, procédé qui mènera de nouveau à la destruction de toute tendance égalitaire de la société. Après ce genre de destruction, on trouve toujours des sages qui déclarent que la société égalitaire est impossible!
   Ce scénario, ultra simplifié, n'appartient pas exclusivement à telle ou telle idéologie politique. Toute organisation politique et économique tend à y retomber, c'est du moins ce que nous enseigne l'expérience historique.
   Je vais essayer de construire un contre-projet. Il ne sera pas très élaboré, car je ne me crois pas capable d'élaborer tout seul un tel projet. Je désire, simplement, l'esquisser.
   L'abondance naturelle existe, nous l'avons vu, si tous les biens nécessaires à la survie se trouvent sans effort. Un animal peut, par exemple, vivre en abondance naturelle (temporaire), s'il trouve, en un endroit donné, le climat qui lui est propice, l'air, l'eau, sa nourriture, un espace suffisant pour se comporter suivant ses habitudes, sans rencontrer d'ennemis dangereux. (Au lecteur écologiste qui m'objectera que de telles conditions propices mènent obligatoirement à une explosion démographique de l'espèce en question, je répondrai que ce n'est pas toujours vrai, sauf dans le cas d'espèces très fécondes qui, n'étant pas habituées à vivre dans de bonnes conditions, se défendent par le nombre (certains insectes, les lapins, etc.); les conditions idéales de l'abondance naturelle existent, par exemple, pour l'éléphant sans que, pour autant, les éléphants se soient multipliés sans limites.
   L'abondance artificielle, elle, commence avec le comportement d'un animal qui essaie de se faire une réserve des denrées risquant de lui manquer à certaines périodes (en hiver, par exemple).
   L'attitude humaine est fondamentalement identique: se construire une réserve, de nourriture (objets), de chaleur (objets et technologie), d'espace (exclusivité d'un territoire). L'homme commence à s'organiser au moyen de greniers, pratiquement depuis la préhistoire.
   Les greniers qui assurent l'abondance naturelle pendant les périodes difficiles, sont aussi la source même de la rareté fictive, car ils permettent au gardien du grenier d'établir sa puissance.
   Il est évident, suivant cette image simplifiée, que la puissance d'un gardien de grenier est d'autant plus grande que le grenier qu'il garde (et qu'il utilise pour exercer une pression) est plus grand. Par exemple, un système de grenier centralisé (dans lequel sont concentrées toutes les réserves) permet une sorte de dictature centralisée; par contre, un grand nombre de greniers spécialisés entraîne une certaine apparence de liberté.
   Dans nos sociétés actuelles, le grenier (que je préfère appeler réservoir) c'est le Trésor public, et cela, quelle que soit l'idéologie du pays. Ce trésor public est alimenté par les contributions de chacun de ceux qui appartiennent à la société, et cette alimentation se fait en unités de compte, c'est-à-dire en argent.
   Le réservoir contenant l'argent, autrement dit le trésor public, n'empêche pas le chantage, c'est-à-dire l'introduction de la rareté fictive. Sous la pression que tous exercent sur les gardiens du réservoir, le moyen de la rareté fictive (primes) – ici l'argent – doit être de plus en plus largement distribué (escalade des primes), ce qui introduit le phénomène d'inflation (généralement très bien exploité par les gardiens du réservoir).
Venons-en maintenant à mon contre-projet et imaginons que, à la place d'un réservoir généralisé (le trésor public contenant l'argent), on utilise un grand nombre de réservoirs spécialisés contenant, en lieu et place de cet argent qui symbolise tous les biens, ces biens eux-mêmes (chaque réservoir étant spécialisé dans une sorte de biens déterminés).
   Imaginons maintenant qu'une personne, appartenant à une société (fonctionnant avec ce système de réservoirs spécialisés), verse sa contribution au trésor public, en nature, au lieu de la verser en unités de compte généralisées (argent): il s'agirait naturellement de denrées dont le manque représente une rareté réelle pour la société. Par contre, la contribution des producteurs de biens relevant de la rareté fictive serait versée, elle, en argent (qui n'a qu'une valeur fictive).
   Ce système aurait l'avantage de séparer les biens relevant de la rareté réelle (donc nécessaires à la survie), des biens relevant de la rareté fictive, il éliminerait les possibilités d'inflation dans le domaine des biens nécessaires à la survie (nourriture, logement, etc.), mais les admettrait pour les biens superflus du point de vue de la survie (produits de luxe, produits préférentiels, etc.). De ce fait, en cas d'inflation des biens à valeur fictive, le domaine des produits nécessaires à la survie ne serait pas touché. De plus le réservoir spécialisé de tel ou tel produit pourrait concurrencer les distributeurs du même produit, si ces derniers essayaient d'en introduire la rareté fictive (afin de pallier aux conséquences que l'inflation de l'argent entraînerait pour eux).

 

Bien que ce paragraphe semble nous éloigner de notre sujet, il n'en est rien, car ce système des réservoirs est, en fait, étroitement lié à l'existence des groupes de non-compétition: en effet la réalité montre que les groupes de non-compétition, qui existent actuellement, essayent précisément d'organiser une sorte de trésor public, bien à eux, sous forme de réservoirs des produits nécessaires à leur survie.

5. Conclusions concernant la société de non-compétition.

Après avoir constaté que la lutte pour la vie n'était généralement pas indispensable, nous avons vu que, dans un système d'abondance naturelle ou artificielle, une société égalitaire était possible. Mais l'émergence de cette société est habituellement empêchée par la compétition, soit pour les objets réellement nécessaires à la survie et artificiellement raréfiés, soit pour des objets qui ont reçu une valeur fictive et dont la rareté vient de la fiction qui leur attribue cette valeur.
   Actuellement les groupes de non-compétition, qui se forment un peu partout1, contestent, intuitivement, ce système de la rareté fictive. La destruction de cet obstacle pourrait être menée beaucoup plus loin en passant par la séparation effective entre la rareté fictive et la rareté réelle plutôt que par la contestation idéologique qui n'a d'autre résultat que de déplacer la frontière entre les deux raretés.
C'est en effet l'idéologie qui constitue actuellement l'autre obstacle majeur à l'émergence de cette société: slogans, citations, polémiques, tous purement intuitifs, ne mènent pas loin – la vulnérabilité d'une société naissante ne peut être soignée avec des incantations (aussi belles et sympathiques soient-elles), mais plutôt aguerrie grâce à l'exploration et l'application du jeu des lois naturelles qui la régissent (seuils numériques, mécanismes, situations et dépendances des éléments des organisations, etc.).
   Dans cet essai, je me suis efforcé, jusqu'ici, de montrer la possibilité d'établir une base théorique qui permettrait de rendre réalisables les utopies. Je me suis arrêté à l'une de celles-ci, celle que j'estime, sans doute par parti pris, la plus prometteuse. Je ne prétendrai pas que la société de non-compétition soit l'unique utopie réalisable qui en vaille la peine, mais je pense qu'elle donne une des images les plus claires de la théorie.
   Je vais maintenant essayer de montrer d'autres domaines dans lesquels des utopies sont également réalisables.

1. Rappelons encore une fois que le texte, pour l'essentiel, date de 1970. Mais si une large publicité était donnée alors aux expériences de société de non-compétition, il n'en reste pas moins qu'elles existent aujourd'hui sous des formes moins voyantes ou plus parcellaires, et souvent dans les pays les plus pauvres.

 

 

 

 

 

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