YONA FRIEDMAN
UTOPIES RÉALISABLES


 

 

 LE "GROUPE CRITIQUE"

 

La société s'est constituée par le biais de la communication: les abstractions inventées par un individu et transférées à d'autres individus, deviennent, de ce fait, des biens en commun. Ce transfert des pensées, des abstractions est terriblement compliqué et aléatoire, mais, par miracle, il réussit assez souvent. Si le transfert de pensée d'une personne à une autre est déjà très difficile, à l'intérieur d'un groupe d'individus, il devient plus difficile encore, plus lent et plus sujet à des malentendus. Ces difficultés augmentent encore si le groupe devient plus grand; ceci jusqu'à une limite au-delà de laquelle toute communication s'avère pratiquement impossible. Cette limite implicite aux difficultés de la communication est peut-être la contrainte la plus fondamentale, la plus naturelle, à la formation des sociétés, humaines ou autres.

 

1. L'impossibilité de «l'utopie universaliste»

Nous avons vu (au chapitre 1) que la condition sine qua non de toute utopie réalisable était, soit la persuasion, à laquelle doit avoir recours l'auteur de l'utopie pour convaincre ceux qui pourraient avoir un rôle à remplir dans la réalisation du projet de l'utopie, soit une communication directe entre ceux-là mêmes, communication qui leur permettrait de comprendre la nécessité de réaliser ce projet. Il s'agit donc, dans le cas d'une utopie sociale, soit de la persuasion venant d'un individu, soit d'un commun accord entre tous les membres d'une société.
   Évidemment, cette condition n'est pas trop difficile à remplir, tant que l'utopie ne concerne qu'un groupe relativement restreint. S'il s'agissait de groupes beaucoup plus grands, nous pourrions observer qu'au-delà de certaines dimensions, ces groupes ne seraient capables d'arriver à l'accord commun nécessaire à la réalisation d'une utopie que très lentement ou même jamais (la persuasion et la communication directe sont devenues impossibles). Une certaine grandeur fonctionnelle du groupe ou de la communauté représente ainsi un seuil très important quant aux utopies sociales.
   Ce fait – que nous allons examiner plus loin et plus en détail – nous permet de réaliser une vérité évidente qui, malgré sa simplicité, est rarement reconnue. Il s'agit de l'impossibilité des utopies universalistes, c'est-à-dire, de l'impossibilité des projets qui ne sont réalisables qu'en fonction d'un consensus universel.
   Étrangement, l'histoire de l'humanité fourmille d'utopies universalistes qui, bien entendu, n'ont jamais pu arriver au terme de leur réalisation: la paix mondiale, la croissance zéro, la justice sociale (donc les grands principes moraux) en font partie.
   On se plaît souvent à dire que ces utopies sont irréalisables, car la nature humaine ne peut s'y adapter. À mon avis, c'est faux, et cette critique ne fait pas autre chose que de remplacer un grand principe moral par un grand principe cynique, ce qui ne fait toujours qu'un peu plus de paroles vides de sens.
   En effet, si nous examinons les choses de plus près, nous pouvons voir que si – par exemple – la paix mondiale est difficile à réaliser, par contre la paix intérieure à une société de dimension limitée existe un peu partout. La même observation est valable pour les autres grands principes moraux, qui sont tous réalisables au sein d'un groupe plus restreint.
   Si notre raisonnement n'est pas faux, les utopies sociales fondées sur les grands principes moraux sont réalisables quand elles ne concernent qu'un groupe de dimension réduite, à l'intérieur duquel la persuasion entraînant le consensus reste possible.
   Donc, les utopies universalistes sont irréalisables, mais elles ne l'ont pas toujours été nécessairement. En fait, pour une humanité plus réduite en nombre, répartie en groupes qui ne savent rien de l'existence les uns des autres, cette situation de paix plus ou moins généralisée, de justice sociale, etc., semble être plus réalisable.

2. «Valence» et «dégradation de l'influence»

En réalité, l'impossibilité des utopies sociales universalistes (donc des utopies qui semblent établir des règles de conduite valables, par exemple, pour toute l'humanité, ou pour une part très nombreuse de cette dernière) est la conséquence de certaines propriétés animales de l'homme; animales en ce sens qu'elles résultent de la structure physiologique de l'être humain. Je pense ici surtout à certaines limitations actuellement inhérentes à son cerveau.
   Dans le chapitre consacré au langage, nous avons examiné deux facteurs: la structure mathématique des sociétés (exprimée à l'aide des graphes) et la structure sociale, fonction de la structure mathématique (telles la société égalitaire, hiérarchique, etc.). Si nous nous contentions de cette représentation, nous pourrions, par exemple, imaginer une société de dix millions d'individus dans laquelle chacun pourrait influencer directement tout autre individu, ce qui est impossible dans la réalité, mais admis suivant la première formulation de notre langage. En effet, un graphe (donc une structure mathématique) de dix millions de points complètement reliés entre eux est possible mathématiquement.
   Nous allons donc devoir rajouter des contraintes à notre langage de base et ces contraintes seront d'ordre biologique: ce seront les limitations de l'animal humain. Regardons donc les concepts qui expliquent ces limitations biologiques.
   Le premier concept à examiner sera celui que j'appelle la valence: il représente une propriété (observable et biologiquement déterminée) de l'animal homme. Cette propriété définit le nombre de centres d'intérêts sur lesquels un homme peut concentrer son attention consciente. Par exemple, je peux lire à la fois deux textes (même avec difficulté), peut-être même trois, mais je ne pourrai sûrement pas comprendre dix textes lus simultanément. Dans ce cas, ma valence sera peut-être de trois, ou plus, mais sûrement inférieure à dix.
   La valence limitera donc le nombre de personnes dont un membre d'une société peut recevoir (ou sur lesquelles il peut exercer) une influence, durant une période de référence quelconque. Cette valence sera visualisée dans les cartes de cette société (ou de cet environnement) par le degré du point qui correspond à cette personne (degré = le nombre de lignes partant de, ou arrivant à, un point donné dans un graphe).
   L'autre concept clé, celui de la dégradation de l'influence au cours de sa transmission, est un concept déjà mentionné quand nous sommes convenus de la façon de calculer la hiérarchie réelle dans une société.
   Il s'agit, là aussi, d'une propriété observable et biologiquement déterminée de l'animal homme: en fait, cette dégradation dépend de nos capacités cérébrales. C'est la capacité de canal pour la transmission d'une information, capacité de canal qui est particulière à une espèce ou à une sorte d'objet.
   Cette propriété, elle aussi, est fortement limitative pour les structures sociales possibles: elle implique qu'à partir du point de départ d'une influence, et après un certain nombre de transmissions intermédiaires, l'influence originale ne peut que se dégrader ou devenir négligeable.
   La valence et la capacité de canal de l'être humain représentent des seuils naturels, seuils que nous ne pouvons transgresser facilement. Ces deux seuils fixent des limites à la propagation de l'influence entre êtres humains (et entre objets): donc les organisations sociales (ou environnementales) dépendent sensiblement de la valeur numérique de ces seuils.

3. Le «groupe critique»

Figure 19

La possibilité d'application pratique entraînée par la connaissance de ces deux seuils (valence et capacité de canal) pour les sociétés/environnements est la suivante: ils déterminent des grandeurs numériques qui limitent le nombre d'éléments (hommes et objets) pouvant appartenir à une société sans gêner son bon fonctionnement, ainsi que le nombre de liens (influences) reliant ces éléments. Ainsi par exemple, il sera impossible de réaliser une société égalitaire à laquelle appartiennent n' humains et m' objets et dans laquelle il existe w' liens, si les seuils respectifs n'admettent pas plus de n humains, m objets et w liens, tout comme il sera impossible de concevoir une société hiérarchique contenant n" hommes et m" objets reliés entre eux par w" liens. Dit plus simplement: une société ou un environnement ayant une structure déterminée (dans le sens donné plus haut à ce terme) ne pourra pas contenir plus d'un nombre établi d'éléments (hommes, objets et liens).
   Nous appellerons groupe critique le plus grand ensemble d'éléments (hommes, objets et liens) avec lequel le bon fonctionnement d'une organisation, ayant une structure définie, peut encore être assuré.
   Le concept du groupe critique est peut-être le résultat le plus important de cette étude, car la comparaison d'une organisation avec son groupe critique montre immédiatement si un projet d'organisation ou une utopie sociale est réalisable ou non. La plupart des utopies ou projets ont échoués non à cause de l'impossibilité de leurs idées de base mais cause de la violation de la loi du groupe critique. Très souvent même, le succès initial d'une tentative a été l'outil de son déclin car le succès attirant de nouveaux adhérents, le groupe faisant cette tentative s'est accru puis détruit par sa propre expansion !


4. La grandeur du «groupe critique» est une caractéristique de chaque espèce

Le groupe critique résulte donc de deux facteurs biologiques (la valence et la capacité de canal) et d'un facteur topologique (la structure de la société). Sa grandeur n'est donc pas régie par une idéologie, une technique ou des connaissances, autrement dit, par des facteurs artificiels qui dépendraient de l'homme. Les trois facteurs décisifs ne dépendent que des lois de la nature, et la loi du groupe critique est elle-même une loi naturelle.
   Deux des facteurs (valence et capacité de canal) sont des facteurs biologiques: ils varient donc avec chaque espèce. Le troisième facteur est invariant, en ce sens qu'il est le même pour toutes les espèces.
   Le groupe critique lui-même varie donc avec l'espèce: il est différent pour l'homme, pour le singe ou pour les lions, les harengs ou les abeilles. Mais, pour chaque espèce, il est possible de l'établir, et sa grandeur numérique peut être considérée comme une caractéristique de cette espèce.
   Si nous considérons, par exemple, une espèce animale, disons l'éléphant, nous trouverons que la horde des éléphants varie suivant le nombre d'individus qui en font partie, mais cette horde ne dépassera jamais, au grand jamais, un certain nombre donné: celui du groupe critique des éléphants.
   L'aliénation pour l'homme est une conséquence du dépassement très important du groupe critique humain: nous cohabitons avec plus d'hommes que nous ne pouvons en supporter et nous utilisons plus d'objets que nous ne pouvons en commander; tout cela sans que nous ayons changé nos caractéristiques biologiques.
   Le dépassement du groupe critique provoque une surcharge sur le cerveau de l'individu, surcharge qu'il ne peut aucunement supporter.

N.B. — À première vue il semble que la valence et la capacité de canal seules dépendent des lois de la nature, mais, en fait, c'est aussi le cas de la structure sociale: nous avons vu qu'elle est fonction de la structure mathématique d'une société, donc régie par les lois de la topologie.

5. La désintégration des grandes organisations

Ce qui vient d'être dit du phénomène du groupe critique dépasse, et de loin, la simple observation et l'hypothèse scientifique. Il s'agit, en fait, d'un phénomène que j'appelle parapolitique: plus fondamentalement politique que tout ce que nous appelons politique. Ce phénomène du groupe critique devient évident, si nous considérons que la viabilité de toute organisation sociale (donc le caractère réalisable de toute utopie) dépend des limites inhérentes à toute communication, et que le phénomène du groupe critique est l'expression la plus simple et la plus rigoureuse de ces limites.
   Imaginons un exemple. Dix humains, utopistes convaincus, décident de former un groupe égalitaire. Ils y parviennent, après quelques difficultés. Leur groupe fonctionne bien, et beaucoup d'autres humains veulent se joindre à eux. Les fondateurs du groupe décideront de n'accepter d'abord que quatre nouveaux membres. Le groupe pourra encore rester égalitaire, car – si nous supposons, pour l'exemple, que la valence est 4 et la capacité de canal 6 – le groupe de 14 membres est encore inférieur au groupe critique égalitaire. Puis 6 autres nouveaux individus rejoindront le groupe; aussitôt, un des anciens deviendra meneur du groupe: le groupe a dépassé la grandeur critique égalitaire, et est devenu, de groupe égalitaire, groupe hiérarchique.
   Ce groupe hiérarchique commence à grandir, l'arbre hiérarchique s'installe. Puis, quand le nombre des membres du groupe dépasse 900 (qui est la dimension critique du groupe hiérarchique, à condition que la valence reste 4 et la capacité de canal 6), un des sous-groupes devient dissident. Ce phénomène est quasi automatique, quand le groupe dépasse la dimension critique correspondant à sa structure sociale, il se scinde.
   Cet exemple, extrêmement simplifié, a montré une des conséquences possibles du dépassement de la dimension du groupe critique.
   En réalité, le phénomène est beaucoup plus complexe, et les conséquences beaucoup plus différenciées, car d'autres facteurs entrent en jeu, dont nous allons parler maintenant.
   Nous avons vu que la grandeur du groupe critique peut varier en fonction de:
   a. la structure du groupe,
   b. la valence spécifique de ses membres,
   c. la capacité de canal spécifique des membres du groupe.
   Mais, si nous reprenons notre définition de la valence, nous voyons qu'il est question du nombre des influences assimilables par un individu durant une période de référence donnée. La valence dépendra donc aussi, mis à part le mécanisme cérébral spécifique de l'individu en question, de la durée de référence. Expliquons-nous: le nombre d'influences assimilables sera différent, naturellement, si la durée de référence est d'une minute, d'une heure, d'un jour, d'un an ou d'un siècle. De plus, il dépendra encore du langage par lequel l'influence s'exprime: langage parlé, exemple non verbal, etc.
   Nous devons donc introduire ici un concept supplémentaire, que j'appelle la vitesse caractéristique du langage: cette vitesse est exprimée par le temps, par la durée nécessaire à un individu pour exprimer et pour assimiler une influence. Il existe des codes très rapides: le langage militaire, les codes commerciaux, etc., et des codes très lents, dont la compréhension est liée à l'expérience vécue: codes artistiques, religieux, philosophiques, etc.
   La vitesse caractéristique d'un code influence et la valence et la capacité de canal. Si j'ai parlé auparavant de diverses valeurs numériques de la valence ou de la capacité de canal des humains, je l'ai toujours fait en fonction d'un code défini, car la valence et la capacité de canal en sont fonction.
   Une autre variable encore, non négligeable, est celle que j'appelle la vitesse de réaction admise par le contexte extérieur. Cette vitesse doit correspondre au temps de référence qui a servi pour déterminer la valence et la capacité de canal, compte tenu, aussi, de la vitesse caractérisant le langage utilisé.
   Expliquons-nous. Imaginons un marin conduisant un frêle esquif. Il utilise un gouvernail qu'il peut manier avec une certaine vitesse et auquel obéit le frêle esquif à une vitesse qui lui est propre. Notre marin réussira à conduire son bateau tant que le rythme des changements extérieurs (vagues, coups de vent) est plus lent que la vitesse avec laquelle son frêle esquif obéit à ses manœuvres. Autrement dit, l'esquif ne sombrera pas tant que sa vitesse de réaction sera plus rapide que le rythme des changements du contexte extérieur.
   La vitesse de réaction est un élément essentiel pour déterminer la grandeur critique des organisations. Ainsi, le bon fonctionnement d'une unité militaire dépend de sa grande vitesse de réaction qui est fonction d'une grandeur critique beaucoup plus réduite qu'une Église dont la vitesse de réaction peut être mesurée en siècles.
   L'expression précise de la grandeur du groupe critique sera donc une fonction dépendant:
   a. de la structure sociale du groupe,
   b. de la valence spécifique de l'espèce humaine,
   c. de la capacité de canal spécifique à l'espèce humaine,
   d. de la vitesse de réaction imposée par un contexte,
   e. de la vitesse caractéristique du langage utilisé par le groupe.
   En possession de cette formule précise nous pouvons conclure qu'un groupe (ou une organisation), qui dépasse la grandeur du groupe critique correspondant, peut réagir de diverses manières. Il peut, soit:
   aa. changer sa structure sociale,
   bb. se scinder en plusieurs groupes qui garderont la structure sociale du groupe originel,
   cc. ralentir sa vitesse de réaction.
   Ces trois réactions représentent un changement politique important: soit une révolution, soit une sécession, soit une sclérose. Les révolutions, les sécessions ou les scléroses sont, dans la plupart des cas, les conséquences d'un dépassement de la grandeur critique: le phénomène du groupe critique représente donc bien un phénomène parapolitique.
   Nous connaissons beaucoup d'exemples de ce phénomène: la désintégration, des empires, l'ingouvernabilité des grands États, etc. Ces empires, ces États, pouvaient exister tant qu'ils étaient relativement petits, tant qu'ils n'étaient pas centralisés (je ne considère pas comme centralisée une organisation dans laquelle – comme dans les anciens empires – l'acheminement des décisions du centre prenait six à douze mois: en effet, ces États étaient, de ce fait, régis moins par le pouvoir central que par des proconsuls localement tout-puissants), ou encore tant que la vitesse de réaction exigée par le contexte extérieur était relativement lente (l'Angleterre victorienne, par exemple).
   À notre époque, cette dégradation due au dépassement de la grandeur critique appropriée s'exprime, entre autres, par le fait que les pouvoirs centraux font de la politique étrangère, mais sont incapables de faire de la politique intérieure, qu'il s'agisse des États ou des entreprises, etc. C'est à ce fait que l'on doit le nombre grandissant des rencontres au sommet, qui ne sont, en définitive, rien d'autre que des clubs de dirigeants à l'échelon le plus élevé, essayant de s'entresauver face à l'abîme profond qui les sépare des organisations qu'ils sont supposés diriger.


6. La diversification

Cette constatation du caractère parapolitique du phénomène du groupe critique nous ramène aux constatations de départ de ce chapitre sur l'impossibilité des utopies universelles, qui découle des limitations impliquées par le fait du groupe critique.
   Si les utopies universelles sont impossibles, la clef des utopies pourrait être, au contraire, la coexistence dans la diversité. Chaque groupe rechercherait son utopie, qu'il réaliserait, et ces utopies seraient particulières à chaque groupe, même si leur particularité ne s'exprimait pas par une terminologie consacrée. Cette multiplicité d'utopies et l'impossibilité de l'utopie unique sont la conséquence logique de nos observations précédentes; c'est une sorte de loi de la nature.
   Il est probable que la foi dans l'utopie unique, supérieure aux autres, est particulière à l'Occident, héritage des Grecs et de la chrétienté. Cette foi qui incite à la conquête pour sauver les autres – contre leur propre volonté –, cette attitude missionnaire, est probablement la caractéristique la plus autodestructrice imaginable, car, ayant pour but l'impossible, elle passe à côté de la voie réalisable (la multiplicité des utopies), sans l'apercevoir. Quelle Église a-t-elle déjà compris que les religions ne peuvent être sauvées que par les hérésies?
   Une autre conséquence de ce qui précède est l'impossibilité de la communication globale. Toute image que l'Occidental se fait du monde repose sur l'hypothèse tacite de la désirabilité d'une union, de la compréhension entre tous, de la communication entre tous. Tant que cette communication n'a pas été réalisable, faute d'une technologie adéquate, cette hypothèse ne s'est pas manifestée dans toute sa nocivité. Par contre, aujourd'hui, puisque ce ne sont plus les moyens de communication qui manquent, c'est manifestement l'inadaptation biologique de l'animal humain qui rend impossible la communication générale et l'Occident se remet difficilement du choc1.
   

 

1. Comme je l'ai déjà fait remarquer dans la préface de ce livre, l'impossibilité de la communication généralisée n'est pas due à une impossibilité technique, mais plutôt à notre incapacité structurelle (dans le sens biologique du terme) à coordonner un surplus d'informations, nécessairement ambiguës.

La peur des catastrophes, typique de

ces trente dernières années, est un exemple à citer: la pénurie est imminente, et le recours qui vient à l'esprit de l'Occidental est la création de conseils de sages. Ces conseils de sages arrivent avec leurs propositions, et, une fois celles-ci faites, nous voyons qu'elles sont inapplicables. Inapplicables parce qu'incommunicables dans le court laps de temps restant, incommunicables pour l'humanité tout entière. La vitesse de réaction propre à un groupe, dont la dimension serait celle de l'humanité entière, correspondrait à un temps disponible de plusieurs siècles, ce qui est évidemment beaucoup trop long face à l'urgence des problèmes à résoudre.
   Par contre, les petits groupes peuvent se défendre avec des moyens de fortune contre ces pénuries. Ils sont capables de réussir le sauvetage que la grande organisation ne peut réaliser. Les organisations parallèles, comme celles des marchés noirs (qui pallient les défections des marchés officiels), des organisations de quartiers (qui réalisent les service que les gouvernements ne sont plus capables de fournir), etc., représentent quelques exemples de l'autodéfense des petits groupes. Le troc qui remplace l'argent à l'époque des pénuries, l'isolation volontaire de petits groupes qui essaient de survivre dans des situations difficiles, sont des phénomènes sains. Nous devons encourager leur émergence, en expliquant l'impossibilité de la communication généralisée prônée par nos ancêtres, et en enlevant l'étiquette d'asociabilité aux tentatives d'autonomie des petits groupes, blackboulés par les dogmes sociaux courants.


7. L'autorégulation sociale ou encore: pourquoi un chien est-il toujours assis confortablement?

Nous avons vu jusqu'à présent dans ce chapitre que les utopies sociales réalisables obéissent à une sorte de loi naturelle, celle du groupe critique. Pour toute utopie sociale, il existe donc un nombre limite définissant le plus grand groupe qui puisse encore réaliser cette utopie.
   Bien entendu, nous pouvons ainsi élargir le concept du groupe critique aux réseaux entre groupes, lesquels sont nécessairement régis (parce qu'ils sont liés entre eux par l'intermédiaire d'humains, ayant la même valence et capacité de canal que les autres membres du groupe) par des lois identiques; ces lois peuvent être différentes, par contre, en ce qui concerne la vitesse de réaction du réseau qui peut être plus lente que celle du groupe.
   L'existence d'une loi limite est toujours le signe de l'autorégulation d'un système: le système se développe d'une certaine manière jusqu'à ce qu'il arrive à sa limite, et, à partir de ce moment, il commence à se comporter différemment. Les lois naturelles de la biologie sont des exemples typiques de ce genre de lois.
   De là découle une constatation très simple, souvent pressentie: nos sociétés sont parfaitement autorégulantes. Cette hypothèse peut être confirmée en fonction des réflexions contenues dans ce chapitre.
   Voici comment nous verrons fonctionner l'autorégulation d'une société si nous admettons que l'organisation sociale humaine ne peut se développer qu'entre des limites très étroites: nous comprendrons que si une organisation s'accroît, elle est obligée de changer sa structure, et que, changeant sa structure, elle est contrainte en même temps de changer de dimension. L'hypothèse de l'autorégulation des organisations sociales peut être conçue comme un des facteurs les plus importants de la sélection naturelle: une société qui garde sa structure et qui, en même temps s'accroît, ralentit sa vitesse de réaction, se rend d'elle-même vulnérable dès la première crise et se détruit à un rythme accéléré. Dans une telle société, peu de membres survivront: et ce seront ceux qui auront été orientés vers un autre type de structure; ils seront peu nombreux et constitueront le départ d'une autre lignée génétique.
   Il y a quelque temps j'ai posé, à un ami biologiste, la question rhétorique suivante: comment se fait-il qu'un chien s'asseye toujours confortablement? Ce qu'on ne peut pas toujours dire d'un humain. Évidemment la réponse est que le chien n'a probablement pas de théories quant à savoir comment on doit s'asseoir; après s'être assis, le chien continue de bouger jusqu'à ce qu'il trouve son parfait bien-être. Par contre, l'homme s'assoit suivant une image qu'il se fait de la parfaite façon de s'asseoir, sans suivre sa propre autorégulation comme le fait le chien.
   Il y a quarante-deux ans (1958), dans mon livre sur l'architecture mobile (qui traite de la possibilité d'autorégulation dans le domaine de l'architecture), je constatai que «les animaux possèdent la liberté individuelle en suivant des lois inviolables, et que les hommes n'ont pas de liberté individuelle, mais que leur système de lois est violable. Il est donc clair que les animaux ont une supériorité sociale sur les hommes».
   Cette supériorité sociale des animaux vient de l'autorégulation (qui est régie, comme nous l'avons vu, par des lois strictes comme, entre autres, celle du groupe critique). L'utopie sûrement réalisable, et l'une des plus importantes, consisterait à admettre l'équivalence de toutes les utopies, mais ceci n'est possible que dans un système de lois qui admet l'autorégulation. Dans un tel système de lois naturelles – qui est inviolable – et qui est nécessairement du type des lois limites, l'utilité et la «réalisabilité» des utopies s'ensuivraient naturellement.
   Je parle ici, au futur, d'un tel système de lois naturelles, bien que nous vivions actuellement dans un système semblable (et que nous y ayons toujours vécu), mais si je le fais c'est pour souligner, en usant de ce futur, le fait qu'un jour il faudra bien que nous reconnaissions l'existence de ce système et que nous renoncions aux idéologies verbeuses qui remplacent actuellement ce qui devrait être notre science sociale et politique. Reconnaître le monde dans lequel nous vivons pour ce qu'il est, pourrait être plus «animal» (dans le sens noble du terme), que de créer pour nous-mêmes un monde imaginaire de plus en plus compliqué et de plus en plus contradictoire par rapport à nos expériences quotidiennes, et par là, pourrait être fort important pour notre survie.
L'hypothèse du groupe critique est peut-être le point de départ d'une écologie sociale.

CHAPITRE SUIVANT

SOMMAIRE