l'éclat

Patricia Farazzi, La vie obscure

photo: Jean-Claude Gautrand

D'un noir illimité
(roman)

Patricia Farazzi

Patricia Farazzi, La vie obscure
photo: Giovanni Panizon

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JANVIER 2013
320 pages

18 euros

Voir collection paraboles






16.

 

Dans le trou, Nell assise près du coffre, regarde le ciel incolore. Elle a éteint sa lampe et un mince faisceau de jour tombe sur les livres et les papiers, sa main les tourne et les retourne, mais il n’y a plus rien à chercher, elle est dans un désert tel que Sam n’en a jamais vu. Une bestiole rampe sur le sol poussiéreux, un mille-pattes, peut-être? Elle l’observe un moment et doucement elle l’attrape, il se tord dans sa paume où ses larmes coulent, sans sanglots, sans pleurs, tranquillement. Elle continue à l’observer, à se poser mille questions sur les relations entre les humains et les insectes, leurs liens secrets, leurs inévitables ressemblances, mais elle n’a pas la moindre réponse et elle le libère avant qu’il ne se noie, «casse-toi, t’y es pour rien», et ces quelques mots adressés à un être vivant, aussi insignifiant soit-il, la calment un peu, lui rappellent qu’elle est vivante elle aussi. Du coup, elle tâte ses poches, hésitant entre une autre cigarette et l’inventaire de ses possessions. Devant elle, sur le coffre, elle dépose tout leur contenu, à croire qu’elle se prépare à un séjour en prison, qu’elle amorce un tête-à-tête avec un geôlier invisible. Mais elle n’a pas apporté grand-chose, rien de conséquent auquel se raccrocher. Elle en aurait pourtant bien besoin, parce qu’elle glisse et ça n’en finit pas. Elle ne sait même pas ce qui fait le plus mal. L’orgueil blessé? Peut-être… S’il est nécessaire de donner un nom à ce tsunami intérieur, va pour celui-là. Derrière le rempart d’illusions quand le voile est enfin tombé, il n’y a que des ruines, des formes indistinctes. C’est sûr, ce n’est pas pour rien que le voile existe. Qui veut voir l’envers du décor? Et puis, est-ce si grave? Si Jeff était encore de ce monde, il éclaterait de rire et avec son accent et sa voix à la Eddie Constantine, il lui dirait: «Nell! tu es vivante! ce n’est pas la fin du monde! ton ami Arthur s’est fait entuber par une nana? et alors? il s’est fait son petit cirque sado-maso? et alors? ça change quoi pour toi?» Un puits de sagesse, Jeff, et un cœur fragile, il noyait ses chagrins dans la graisse animale. Mais, elle, elle n’a pas de chagrin et un cœur d’acier malgré le tabac. Comment disait-il le diable dans sa tête? «Tu seras celle qui ne possède rien.» Elle n’a jamais rien possédé. La vie? oui, oui, c’est ce qu’il semble. Seulement, il a fallu qu’elle la jette dans un chapeau et après avoir bien remué, elle est tombée au fond et d’autres l’ont recouverte, ensevelie même. Celle qui n’est pas elle? Étrange formule si on y pense. Qui alors? Annulée dès le départ? et en fanfare encore! zim boum boum! Cuivres, bois et tambours. Jamais, elle n’aurait dû accepter un truc pareil. Celle qui n’est pas elle! Elle qui? Elle quoi? «Et ta sœur?» qu’elle aurait dû lui dire, «et toi? the king Arthur! le roi de quoi?» La colère monte en Nell, elle entrevoit une issue. La colère éclaire le tunnel devant elle, allume des rampes de lumière. Elle retombe pourtant, aussi vite qu’elle est venue, parce qu’il est trop tard. Trop tard, pense-t-elle, plus de quarante ans ont passé depuis ce soir d’été sur le boulevard de Belleville. Et j’ai accepté d’être Nell, une fille garçon, une représentation de quelque chose sans place distincte dans le monde. Sur le coffre, les deux photos sauvées de la moisissure sont côte à côte. Elle et nous. Nous? Y a-t-il eu quelque chose qui ressemble à ça, même de loin? Un nous?
Admettons. Donc, d’un côté elle, et de l’autre côté, nous. Gillette, si belle avec sa robe kabyle et ses bottes brodées et Jeff, disparaissant dans sa barbe et ses cheveux, ou croyant disparaître. Je le revois devant sa batterie, l’extase dans ses yeux. Ces deux-là ont été épargnés, c’est déjà ça. Et puis Sam et toi, avec votre petit secret et, à côté, ce visage terrible.
Nell appuie sur les yeux, appuie, mais la photo ne se déchire pas et quand elle retire ses doigts, les yeux sont toujours là. Le visage est posé, détaché, sans corps, sans vie, c’est tout, rien de plus. Ce dont elle se souvient c’est du temps. Seulement ça. Leur temps, le rythme de leurs vies, tout ce qu’elle a gardé en elle et qui explose maintenant.

Alors elle l’entend, le son se rapproche, un saxo ténor résonne le long du couloir. Il vient. Elle ne bouge pas, n’imagine pas leur rencontre, et quand il entre, elle se lève, mais il ne sait pas encore. Il reste au milieu de la pièce, jouant les yeux fermés, lentement, de plus en plus doucement, jusqu’à ce qu’on n’entende plus qu’un souffle. Et après le silence est terrible, c’est comme si on avait allumé un projecteur sur elle. Elle se retient de respirer et ses larmes continuent à couler comme d’une source, sans bruit. En tâtonnant, il pose le saxo sur le coffre et sa main glisse sur le couvercle. Il sursaute, elle a dû bouger ou renifler, et brusquement il lui fait face. Son bras se tend devant lui, de sa main il explore le vide. Elle avance d’un pas, il tressaille et sa main rencontre le visage de Nell, il recule. Ils restent silencieux l’un et l’autre, elle qui sait et lui qui devine. Lentement, elle se rapproche, pose ses mains sur ses épaules, tombe dans un gouffre de temps, remonte à la surface, retombe, et encore, et finalement, elle dit doucement dans son oreille: «Arthur, c’est moi, Nell.»
Il ne fuit pas, il s’assied sur le coffre et lui demande du tabac, comme s’ils s’étaient quittés la veille. Il roule une cigarette, sans regarder ses mains, et la lui tend:
— Je ne fume plus, c’est trop compliqué. Mais toi, vas-y, fume, l’odeur me manque.
Comment lui dire que déjà elle suffoque? Comment ajouter de la fumée à ce manque d’air? Mais il est son hôte et elle doit respecter ses coutumes. Elle allume la cigarette, il se détend comme si la fumée passait dans ses poumons à lui. Dans cette silhouette, elle cherche celui qui les avait tous séduits, qui passait dans leurs vies en leur offrant ses éclairs de génie comme si ce n’était rien, mais pensez donc, des broutilles, un air de saxo qu’est-ce que c’est? Faites comme si je n’étais pas là. Il était pour eux l’image de la musique. Une seconde peau qui lui allait comme un gant, tout un ensemble de gestes qui lui étaient comme des outils, une économie de mouvements sur laquelle il pouvait compter et qui s’accompagnait d’une élégance qu’il soupçonnait à peine. L’élégance d’une pauvreté maîtrisée, acceptée comme un privilège. Tout ça était parti en fumée, et dans la poussière et les moisissures, elle le regarde s’enfoncer dans son manteau. Elle n’en sortira pas indemne. La forme que ça prendra? Elle n’en a qu’une vague idée, elle attend calmement que le rite commence. Après? Il sera toujours temps d’oublier peut-être, ou de sombrer à coup sûr.
— Qu’est-ce que tu fiches là?
Sa voix est sortie de lui, sourde, teintée de colère.
— Je suis venue lire la suite de l’histoire.
Il s’est assis sur le lit après avoir tourné en rond un instant.
— La suite de l’histoire? Tu as donc trouvé les papiers dans la poubelle?
— Et toi, qu’est-ce que tu fiches là?
— …
Elle s’assied à côté de lui, amassant les couvertures autour d’elle pour s’en faire un rempart.
— C’est bizarre quand même que personne ne soit venu, ici, hein? Tu trouves pas ça bizarre?
— Penses-tu, des tas de gens ont dû venir, à commencer par les types qui bossent dans le parc…
— Et ils n’ont rien touché?
— Tu me fais rire! comment je peux savoir s’ils n’ont rien touché? À l’époque où j’habitais ici, je voyais de temps en temps des traces de passage, mais faudrait être sacrément tordu pour voler des trucs trouvés dans les poubelles. Une ou deux fois, des types ont débarqué et m’ont fait chier, ils voulaient me virer pour prendre ma place, j’ai tenu bon, j’ai toujours su être persuasif, enfin… presque toujours.
Son profil dans la lumière grise du trou semble ne pas avoir changé. Un instant, elle s’imagine qu’il va enlever des lentilles et lui dire «Allez, on arrête, c’était une blague, une mauvaise blague», mais il ne bouge pas et son regard fixe le vide devant lui.
— Je ne sais même pas s’il fait jour ou nuit…
Nell regarde vers l’ouverture avec un haussement d’épaules.
— Il fait jour si on peut appeler ça comme ça…
— Comment savoir combien de temps s’écoule entre deux sommeils? je dors par à-coups, je danse une gigue de sommeil, le silence m’empêche de dormir, il faut que j’aille voir ce qu’il cache. Je dis voir parce que je ne trouve pas d’autre mot… Tous ces mots qui sont faits pour les voyants, tu n’imagines pas… et toi, Nell comment vis-tu?
Elle se laisse aller en arrière la tête sur l’amas de chiffons:
— Je vis seule avec mes insomnies dans un appart près du canal Saint-Martin, un que t’as pas connu. Je m’y suis installée avant l’Afrique, t’avais déjà disparu. Je ne fais plus de photos depuis dix ans, je travaille dans une bibliothèque. La nuit je marche, j’aligne les souvenirs le long du trottoir et je les pousse dans le caniveau, du moins j’essaye, mais il n’y a plus beaucoup d’eau dans les caniveaux, alors au lieu d’être emportés dans les égouts, ils s’entassent.
— T’inquiète, ils sont aspirés par ces machines qui font un boucan infernal.
Il se tourne vers elle, avec ce geste auquel elle s’habitue peu à peu comme s’il brassait l’air devant lui, il pose sa main sur son bras, tâtonne jusqu’à son visage et laisse glisser ses doigts sur ses joues et ses yeux, un effleurement léger.
— Tes joues sont humides, t’as pleuré? Ça m’étonne de toi. Après avoir lu un truc pareil, moi, à ta place, je serais parti en courant, et j’aurais couru jusqu’à ce que j’oublie tout ça.
— Oui, mais t’es pas moi… Depuis des semaines que je vis avec vous deux, je me suis déglingué les méninges à force de chercher à comprendre et la seule chose que je ne comprends pas, c’est ton silence.
— Silence? c’est duplicité que tu veux dire.
— Schizo, on l’était tous un peu, certains plus que d’autres… mais que tu sois allé jusqu’au bout...
— Parce que tu crois que j’ai été prévenu? Qu’à un moment j’aurais pu dire «ça suffit! le moment dangereux est arrivé»? Tu rêves! tu pourrais aussi bien me dire que tu ne comprends pas pourquoi j’ai commencé. Tu es déçue, n’est-ce pas? c’est ça?
Nell ne répond pas. En se redressant, elle aperçoit la photo de Dita, elle est tombée sur le sol quand Arthur s’est assis. Un instant, elles sont les yeux dans les yeux.
— Est-ce qu’elle est aveugle elle aussi, maintenant?
— Je ne sais pas, je ne sais plus rien d’elle. Ni où elle est, ni ce qu’elle fait. Je comptais sur toi pour la retrouver, sur ton obstination. C’est pour ça que j’ai jeté les papiers, je savais que tu étais là. Tu ne t’en es pas rendue compte?
— Tu m’offrais en sacrifice?
— Non! non, pas ça, sûrement pas ça, t’es cinglée! Une ultime complicité, peut-être? Pendant des années, j’ai vécu dans deux mondes, celui de la folie de Dita et celui où nous étions ensemble, nous tous. Ça faisait de sacrés écarts en dents de scie, crois-moi. Et à part Sam, personne n’a jamais rien su de l’autre Arthur, et encore, Sam savait ce que je voulais bien lui en dire. En fait, personne n’a jamais rien su. Personne ne pouvait comprendre.
— Et c’est ce que tu voulais, vivre dans un monde où personne d’autre ne pouvait entrer?
— Il n’en reste pas grand-chose de ce monde, pourtant c’était assez bien construit, la mise en scène était bonne…
Il se tait. Nell ferme les yeux, elle tente de faire le vide dans sa tête, de ne pas céder à la colère qui l’envahit peu à peu, son corps grince comme si elle avait la fièvre, le froid la tenaille. Elle s’attendait à un combat, il ne reste que des explications. Les dents serrées, elle dit:
— Et tu voulais la retrouver parce que ce monde te manque?
Elle voudrait qu’il lui dise oui, mais il se replie sur lui-même pour murmurer:
— Non, c’est fini. Depuis que je suis aveugle, il ne me manque plus … ce qu’on vivait c’était une sorte de Dita horror picture show, un jeu où je l’accompagnais, avec ses décors et ses rites, et sa musique surtout. Qui mieux qu’un saxophoniste pouvait inventer une musique d’insectes? Mais ce n’était pas réel, tu comprends ?
Nell pense qu’elle aussi a vécu toutes leurs années comme un opéra, de quatre sous, celui-là, et qu’elle avait imaginé une autre fin, une autre suite peut-être aussi, mais pas ça. Pas la mutilation, et elle aussi, elle se sent mutilée. Un à un les anneaux de liberté dont elle s’entourait ont été tranchés et se sont dissous.
— Une musique d’insecte? Mais pourquoi Arthur? Qu’est-ce que t’en avais à foutre des insectes? Qu’est-ce que tu as choisi toi, là-dedans? Si elle avait aimé les tigres, tu te serais fait dévorer?
— Si je ne l’avais pas rencontrée, ma vie aurait été autre, c’est toujours la même histoire, hein? Qu’allait-il faire sur cette galère? Mais tu as raison, je suis tombé sur elle, beaucoup plus qu’elle sur moi. Je n’ai rien changé à sa vie, j’ai joué mon rôle, c’est vrai, et les rôles c’est elle qui les distribuait. Et alors? Nous avons toujours inversé les rôles et les sexes, c’était aussi notre jeu. Et si ça me plaisait de jouer les femmes soumises? Me conduire en homme? Pas su comment on fait, ou si, je savais, je voyais mon père, il faisait ça pour deux.
Ce père qui revient inlassablement, l’ombre sur sa vie et tout le boniment. Elle se lève d’un bond, elle veut sortir, parler en marchant comme autrefois, il est si immobile, terrassé par les fantômes, voilà ce qu’il est… mais elle retombe sur le lit, retourne sous l’amas de couvertures, il reprend:
— Toi qui aimes les mots ronflants…
— Tu te souviens de ça? c’est incroyable…
— Pas tant que ça… alors pour te faire plaisir, disons que c’était… «inexorable». Dans mon enfance, il y avait un moment de l’année où j’étais heureux, l’été, quand on partait dans une île de la mer ionienne où mon père avait une maison. Et si j’étais heureux là-bas, ce n’était pas seulement à cause de la mer et de la liberté, c’était aussi à cause d’une femme, une femme très âgée, plus âgée sûrement que je ne le pensais. Elle avait été gouvernante dans cette maison du temps des anciens propriétaires et quand mon père avait acheté la propriété, il ne l’avait pas chassée. C’était un des bons côtés du grand homme, ces ‘grands’ gestes qu’il pouvait avoir. Cette femme, je ne me souviens même pas de son nom, on l’appelait la nona, était aveugle depuis des années. Elle restait assise dans un coin, tranquille et silencieuse. Le mystère qu’elle représentait pour moi, ça, je m’en souviens encore précisément, parce que c’est tout ce qu’elle ne voyait plus qui la rendait énigmatique. Devant ses yeux, il y avait un monde lumineux, la mer, des terres brûlées de soleil. Et lorsque j’entrais, arrivant de cette lumière, dans cette pièce où elle se tenait sans presque bouger, je ne comprenais pas pourquoi elle ne sursautait jamais en me voyant, mais surtout, ce qui me rendait dingue, c’était son indifférence pour ce monde au-delà de la porte, pour les rochers rouges et la Méditerranée. Je ne parvenais pas à comprendre qu’elle ne voyait jamais, que son état était permanent, que ce n’était pas un jeu, qu’elle ne pouvait pas se lever et dire « adesso, basta, andiamo a vedere un po’» Je passais ma main devant ses yeux fixes et une peur totalement inconnue me mordait le ventre, une peur inédite. Je découvrais l’irrémédiable. Évidemment, je ne le formulais pas comme ça, je commençais juste à comprendre que tout ne se résout pas dans le faire semblant. Lorsque j’ai enfin compris, il était trop tard, mais jamais je n’avais imaginé qu’un long tunnel d’obscurité allait me lier à cette femme disparue presque centenaire quand j’avais 12 ans. Maintenant, tu vois, je partage son sort, je suis passé de l’autre côté. Maintenant c’est moi qui suis assis sur la chaise et l’obscurité ne se dissipera plus. Tu ne dis rien?
— Je t’écoute.
— La voix des gouffres... Être aveugle donne droit à une certaine écoute, une écoute particulière. On imagine des voies secrètes dans ces paysages obscurs, des tunnels vers la divination. Tu parles! moi, pauvre con que je suis, je n’ai rien deviné, rien vu venir et la vue, je l’ai perdue. Alors que tout être un peu subtil aurait deviné et recraché le poison. Oh, tu frémis, je te sens t’agiter… Le poison, ai-je dit. Il y aura du drame ce soir sur tes ondes, mais il faudra être patiente car je ne vais pas cracher le morceau comme ça, il y aura un coup de gong et alors tu sauras.
— Arrête tes conneries Arthur, tu veux bien?
— Tu me crois pas ? c’est vrai pourtant. Et puis, tout ce que je dis maintenant, est dit dans le noir. In the Dark, c’est le nom d’un album des Grateful dead, c’était aussi un morceau que j’avais écrit, un des rares que j’ai conservé sur du papier. Un truc prémonitoire sans doute. Ça fait un bail que je n’ai plus parlé à personne, ça va te sembler laborieux parce qu’en fait je ne parle pas, je lis. Les mots que je dis, je les vois d’abord devant moi, blanc sur noir. Aucune image extérieure ne les provoque, je les lis en moi, le texte défile en négatif. Et pour la musique, c’est la même chose, je l’entends de plus en plus abstraite, à l’intérieur. Et heureusement dans un sens, car sinon, je n’exprimerais plus que des souvenirs, mais ça ne me gène pas du tout. Finalement, je n’ai jamais cherché à exprimer des images par la musique. Les images, c’est les autres qui les voyaient, moi, j’en avais les reflets, je balançais des sons et les autres me les renvoyaient en pixels, en échos visuels. Pas mal, non? Le plus dur maintenant, c’est de ne plus voir ces reflets. Voir les reflets des choses en soi, dans le noir? Voir des décompositions d’images à l’intérieur? C’est quasi impossible, ça me fiche la trouille aussi, j’ai peur de ne plus savoir les recomposer après. Non, pour ça, il faut la lumière et le souvenir de la lumière s’efface. D’ailleurs, c’est mieux comme ça… la mémoire de la lumière, c’est ce qui est le plus effroyable… c’est insupportable d’y penser, quand on ne voit pas.
Nell alla s’asseoir sur le coffre, les objets qu’elle y avait posés étaient tombés quand Arthur avait rangé son saxo. C’est toujours pareil, pense-t-elle, ils balayent ma vie et ils installent la leur. Elle se penche pour ramasser ses clés, et attrape la photo de Dita au passage. Lentement, elle la déchire sans bruit, en tous petits morceaux, elle les regarde tomber comme des petits flocons de neige. Arthur continue à parler… «Ma vie a toujours été remplie de musique, quand personne ne jouait, quelqu’un en écoutait, et chez mon vieux, tu sais, c’est terrible, ces disques, il n’y a pas de caractères en braille sur la pochette… ça te fait rire?» Oui, ça la fait rire, il y a de quoi rire même si c’est nerveux, parce qu’Arthur parle encore de son père, il a beau dire «mon vieux», c’est d’il papà qu’il s’agit. Lui, il continue… «et puis les disques du grand homme (tiens! pense Nell, le «grand homme» maintenant) pour dire la vérité, ils me font passablement chier, il n’y a même pas un Dylan ou un Coltrane qui traîne là. Je ne sais jamais ce que je pose sur le plateau, c’est toujours une surprise et, à force, les surprises, j’en ai ma claque, je suis le jouet du hasard après avoir été son jouet à elle. Drôle de vie, hein, tout de même, ça doit être bizarre, un appartement où les lumières ne s’allument jamais, où la plupart des volets sont fermés, d’où ne filtre que la musique des morts, oui c’est comme ça que j’appelle ce que je joue, comment savoir qu’un aveugle, un fantôme l’habite encore?»
Nell éclate de rire et elle voit Arthur tanguer dans son désarroi, il tourne sur lui-même tout assis qu’il est, il nage dans l’air.
— Ça te fait rire?
— T’inquiète, c’est nerveux, je me sens bizarre, continue…
Il doit continuer, elle ne va pas en perdre une miette, elle sent que quelque chose va arriver, pas un événement qui va marquer le siècle, ça non! Peut-être juste le début de sa délivrance à elle, Nell. Arthur, lui, semble entraîné dans un marathon de paroles. Une deux, une deux, il avance, mais vers quoi?
— Il y a un morceau de temps qui revient, souvent, trop souvent. Je ne sais même pas vraiment à quoi correspond ce moment? À son départ? À elle. Elle, elle bien sûr, celle que je n’aurais pas dû rencontrer. Celle qui était là avec moi. Elle est partie et tout s’est décoloré. C’est banal tu me diras, sauf que dans mon cas ce n’est pas une métaphore. Tout s’est vraiment décoloré, avant de disparaître. Et moi comme un con, je cherche, mais je ne sais pas ce que cherche précisément. Je cherche le moment, oui, c’est ça, le moment où j’ai avalé le poison, s’il y a eu poison, parce que j’en sais plus rien. Tu piges Nell? C’est ça qui est dingue, je ne sais pas comment ça s’est fait, je ne sais pas. Je n’ai rien avalé, il n’y a pas eu de breuvage maudit, ou je ne sais quoi. Je n’ai jamais eu la preuve de rien. Y en a-t-il eu d’autres? je n’ai pas de preuves! rien du tout. Comment elle a fait, si elle a fait quelque chose, je ne sais pas! Un jour, je me suis réveillé, et je voyais à travers un voile. La trouille que j’ai eue, moi qui ne suis pas trouillard! Une pétoche d’enfer! Ça s’est arrangé, et puis le lendemain c’était pire, et après ça n’a fait qu’empirer et se décolorer et puis, plus rien. Rideau. Et quand je lui ai dit, le premier jour, elle a répondu qu’elle n’y était pour rien et elle s’est tirée. Envolée. Avec son secret. Et voilà.
Un instant, Nell a dû s’assoupir. Tout ce qu’il disait s’est contracté, les mots étaient collés les uns aux autres, ou plutôt ce n’étaient plus des mots, c’était une partition, un délire en prélude à un long solo sombre. Un type aveugle, une fille enfuie, un trou immonde, quel tour se jouait-il à lui-même? Et elle? Qu’est-ce qu’elle fichait là? Il n’avait donc jamais faim ou soif? C’est lui qui parlait et elle avait la gorge en feu. Elle se mit à douter qu’il fût vivant, à douter d’être éveillée, le froid l’engourdissait de plus en plus, elle aurait bu l’eau du ruisseau si elle avait pu y parvenir, mais elle était incapable de bouger, sa voix sortit d’elle, éraillée:
— J’ai soif, dit-elle comme une mourante, et il sursauta comme s’il avait oublié sa présence. Désorienté, il va d’un coin à l’autre, ses pieds butant sur les objets, les doigts tendus devant lui, il farfouille dans un coin:
— Il y avait un bidon de flotte ici… à moins que ce soit l’autre coin…
— Laisse, j’ai de l’eau. Je vais la prendre… je vais la prendre tout de suite, c’est seulement que j’ai très froid, j’arrive pas à bouger.
Il lui prend la bouteille des mains en tâtonnant, remplit la bouilloire et allume le réchaud, si lentement, si péniblement, qu’il est soudain impossible de faire le lien entre celui qui parle et celui qui bouge, le voyant et l’aveugle. Nell n’ose pas penser à l’état de crasse de la bouilloire, de la théière, du verre. Tout le temps que dure cette préparation, il se tait, les mains ballantes, debout près du réchaud, il attend, comme en suspension. Dans ce silence, Nell claque des dents, alors, comme si ça pouvait la réchauffer, il allume une bougie. Et quand l’eau commence à bouillir, il sort un sachet de thé de sa poche et le lui tend. Le verre est sale, l’eau est tiède. Il s’assied et attend patiemment qu’elle boive pour recommencer à parler. Elle lui propose du thé, il refuse d’un signe de tête. Le liquide est amer. Il y a encore de l’eau dans la bouteille, elle la voit près du réchaud, mais elle n’a pas la force de bouger, tout semble inaccessible. Comme elle redevient docile. Faut-il honorer le pacte du démon? Ressaisis-toi Nell! bouge! réchauffe-toi! résiste! je ne te reconnais plus! La voix à nouveau dans sa tête, elle se bouche les oreilles, va-t’en, lui dit-elle, laisse-moi, pas maintenant, pas toi… et la voix d’Arthur résonne à nouveau.
— Tu as faim? Je n’ai rien à t’offrir, je ne laisse jamais de nourriture ici – il se mit à rire – je ne peux rien laisser, tu sais, à cause des rats.
Elle se rétracte. Il a dû le sentir, il a dû entendre les battements de son cœur s’accélérer, il a perçu le mouvement de panique, même son regard désespéré sur les couvertures, il a dû le deviner.
— Rassure-toi, il n’y en a pas, je ne les intéresse pas. Nell! tu n’as pas changé, je te connais bien mieux que tu ne l’imagines. Avec l’acide c’était pareil, tu ne disais pas non, tu te laissais emporter, et après, quand la peur faisait surface, je devais rester, te bercer, te réchauffer, te préparer du thé comme aujourd’hui. Ma vieille — sa voix était rajeunie et son visage était joyeux —, Paris est une grande ville, on ne sait jamais ce qui peut arriver, tu devrais toujours avoir un paquet de biscuit dans ta poche.
Il mit la main dans la sienne et en sortit une pochette de gâteaux secs.
— Tiens, mange! Moi, je peux rester des jours sans manger, ça aiguise ma vision. Ma vision se nourrit du vide, elle le nourrit aussi. Que pourrait-il m’arriver? Mourir ? — il éclata de rire — mais je suis déjà mort! Re-mourir alors? Une fois qu’on l’a fait on peut le refaire. Mort un jour, mort toujours. Je vais t’effrayer si je continue — ça l’égayait — te flanquer une frousse de première! Tu n’as rien compris! Rien n’est triste, Nell, c’est l’histoire de notre jeunesse. Nous étions si jeunes, souviens-toi, si beaux, si intenses, pas de quoi être triste…
— Tu te souviens qu’on est venu ici, une nuit? On avait pris de l’acide. Peut-être qu’on a même déboulé dans cette pièce et que ça ressemblait à un palais des mille et une nuits. Des éclats de miroir nous pleuvaient dessus, ça je m’en souviens, nos visages étaient dedans mélangés, déformés. T’as oublié? ou pas?
— Oublié, oubliette, mais oui, Nell, je m’en souviens, ou pas, comme tu dis. C’est même comme ça que j’ai atterri ici. Je cherchais nos visages peut-être? J’ai aussi pris de l’acide ici avec Dita et la même chose s’est produite, les mêmes éclats de miroirs qui volaient partout avec des visages dedans. Et pas seulement Dita et moi, tu étais là aussi, avec nous. Tu m’as demandé si tu l’avais déjà vue. La voilà la réponse; tu l’as vue ici, par petits bouts. Un éclat par ci, un autre par là, et elle t’a vue elle aussi, par petits bouts, mélangée à elle. Tu lui ressemblais tu sais, un peu... Je dis des conneries. Non, tu ne lui ressemblais pas. Je ne sais plus. Me souvenir des visages, ce n’est pas si facile, j’ai même oublié à quoi je ressemble. Je ne préfère pas le savoir d’ailleurs, ça doit pas être joli à voir.

Ses larmes coulaient régulières et silencieuses. Espérait-elle ainsi noyer cette chose étrange qui s’insinuait en elle, cette minuscule lueur qu’elle ne voulait pas encore accepter de voir? Repliée sous les couvertures elle se sentait rapetisser. Espérait-elle ainsi disparaître, annuler cette Nell qui ressemblait à une autre? Comme si elle était réduite à être une des métamorphoses de cette autre, une mue, avec cette seconde peau accrochée à elle comme une cape. Elle n’avait même plus froid, ni faim, elle observait la scène qu’il décrivait, elle voyait pleuvoir les éclats, avec leurs visages dedans. Elle inspira profondément et dissimulant ses larmes et sa colère, elle dit:
— Je n’étais qu’un œil, un objectif? c’était donc ça? réponds Arthur, réponds-moi!
Et comme s’il l’avait oubliée, il resta silencieux, le regard fixé sur le mur. Et puis lentement il passa sa main sur son front, il chassait quelque chose, une image s’était glissée derrière ses paupières, il laissa sa main sur ses yeux, il tremblait lui aussi, puis dans un murmure, il répéta plusieurs fois:
— Un œil, un œil, tu étais un œil. C’est tellement bizarre, un œil, maintenant, l’idée d’un œil! Il y a un appareil photo chez mon père, la nuit, parfois, je le prends et je me promène dans l’appartement, il n’y a sûrement plus de péloche dedans, c’est sans importance d’ailleurs, parce qu’il n’y a pas de lumière non plus. Ce que j’aime, c’est son bruit, et puis l’idée que j’emmagasine de l’obscurité. Je pourrais en être privé comme je suis privé de lumière, qui sait? Je pense à tout ce noir qui entre dans l’objectif et ça me plaît. Il doit bien y avoir quelques ludions, quelques petits trucs lumineux qui s’accrochent, quelques points, je suis sûr que ça ressemble à l’intérieur de ma tête, à une chambre à bulles… Tu te souviens de tes photos de chambres à bulles? Je pense à toi aussi, à la première fois où je t’ai vue, à la terrasse du café, boulevard de Belleville, il y avait ton appareil photo sur la table, et à côté, tes mains posées, immobiles, de longues mains fines et tranquilles. Des mains de danseur asiatique, va savoir pourquoi? Un œil et des mains? Tu crois ça? Non Nell, il y avait beaucoup plus en toi, et ça, c’est à toi de le savoir, mais d’abord il faut que tu recraches le poison.
— Quel poison?
— Le temps, tu t’intoxiques avec le temps. Faut dégueuler, rejeter tout ça. La photo, c’est un temps figé. Des images, c’est ce qu’il y a de pire. Faut que tu recraches, Nell. La musique permet ça, de recracher du temps, sans images, du temps musical, du tempo, du rythme, des gouffres de temps… C’est à ça que j’ai servi pour vous tous, pendant des années. Je vous aidais à recracher tout ce temps plein d’images, et toi en retour, tu me donnais des instantanés de choses que je n’aurais pas vues sinon. Ça fait trop longtemps que tu ne vomis pas un bon coup ton surplus de temps, tu vas étouffer si ça continue.
Elle regarde, elle écoute, elle absorbe, elle tente de toutes ses forces de faire barrage à la mémoire, de revenir dans le présent, avec des larmes régulières coulant comme du sang d’une artère, des pulsations incolores et liquides.
— J’ai froid, Arthur… Tellement froid.
— Ici, le chauffage, le seul que je connaisse, c’est le sommeil ou le souvenir des pays chauds.
— Arthur?
— Oui, Nell.
— Je…je voulais m’installer ici. Prendre ta place. Non, pas prendre ta place, c’est idiot ce que je dis… J’ai pensé que j’avais trouvé ma place. Tu sais, il y a cet homme sur le banc en bas de chez moi… non, tu ne sais pas. Personne ne sait. Il ne demande rien. Il observe les oiseaux. Il est seul. Moi aussi, je suis seule. Mais il y a pire, bien pire que la solitude. Je suis rayée et dans tous les sens du terme. Rayée des listes des vivants peut-être? Rayée comme un disque, comme un verre. À force de vivre à la lisière des choses, tout s’est concentré dans cette rayure, de part et d’autre il n’y a plus rien. Je vis au conditionnel. Si j’étais, je ferais, j’aurais, je pourrais, je voudrais mais je ne suis, ne fais, n’ai ni ne peux et ne veux encore moins. Un corps androgyne qui a vieilli sans s’en apercevoir avec la mémoire d’amours et de caresses androgynes, d’amitiés androgynes. Celle qui n’est pas elle, qui n’est pas lui et puis qui n’est pas tout court. Maintenant, qu’est-ce qu’on est sans étiquette? sans définition précise? sur quel rayon, nous range-t-on? Transgenre? Mais non! je n’ai jamais voulu changer de sexe, j’étais indéfinie pour dire. Car il faut dire. Faut bien dire quelque chose. Aligner des mots pour dire. Avant c’était facile, il y avait un mot, un mot facile pour tout dire. Libre, nous voulions être libres. Dégagés des entournures, quoi. Dégagés des contraintes. Pendant des années, j’ai vécu sans identité, pas de compte en banque, pas de voiture, pas de sécu, pas de retraite, pas d’impôts, like a bird on a wire. Et puis tout ça m’est tombé dessus, un poids terrible, comme une charge de haine. La haine d’une société qui exècre la légèreté, l’inconséquence, l’indéfini. Mais il y a pire encore, la pauvreté est devenue une tare. Finis les clochards célestes, dans la course aux définitions et aux genres, dans la nouvelle folie classificatoire, on s’est mis à dire SDF. Même pas un mot, non, des initiales. Et y’a pas de quoi rigoler! J’aurais pu – encore du conditionnel –, comme tant d’autres me lancer dans l’humanitaire, mais faut dire qu’il y avait longtemps que je m’étais lancé dans l’humanité, car après les –ismes, il y a eu les –aires: identitaire, humanitaire, parlementaire. Et tout le zinzin. Aurais-je dû retourner sur nos pas? Retourner voir ceux qui avaient été mes amis aux quatre coins du monde? pour leur dire quoi? Vous êtes désormais les victimes du monde capitaliste post-colonialiste que je représente avec ma culpabilité et mes bonnes intentions, j’ai des vaccins pour vous et des brisures de riz! Sans notre connerie, vous auriez pas besoin de vaccins et le riz c’est vous qui nous avez appris à le cultiver! Mais c’est comme ça, pour le moment, nous sommes les maîtres du monde, alors souriez devant la caméra! Elle a coûté assez cher, et de toute façon, vous comme moi, nous ne sommes plus que des représentations, que des images, que de l’information. Si on se marre, si on s’aime, ça n’intéresse personne, faut qu’on souffre. Faut que ça saigne! comme disait Boris Vian. Et ça saigne! mais on dirait ça fric que ça serait plus juste; ça fric un max, Arthur! Ça fric de partout! Il en manque d’un côté? T’inquiète! Il en pousse d’un autre. Ça douille, comme disait ma concierge… Tu te souviens de ma concierge rue Clavel, madame Levasseur? Elle était folle de toi. Mais pas assez folle pour toi, faut croire. Alors pour en revenir à ce trou, je me suis dit que c’était ma place. Que là, j’allais enfin trouver le vide. Être enfin celle qui n’est pas Nell. Mais, est-ce qu’on peut se cacher de soi-même? hein? Même aveugle, on ne peut pas, alors, tu vois, au cas où, j’ai gardé ma clé, on ne sait jamais! Et puis un remords de plus ou de moins, qu’est-ce que ça change?
— Heureusement que t’as pas jeté ta clé! Manquerait plus que ça! Heureusement que tu t’es ressaisie. C’est fini. T’as des yeux, toi? C’est fini, c’est mort, c’est râpé! La fête est finie, la nôtre du moins. Tu veux détruire le peu qui reste? À quoi bon? Te détruire toi-même? T’inquiète, ça se fera tout seul! Le temps y veillera, t’es pas obligée de l’aider si vite, tu crois qu’il t’en sera reconnaissant, le temps?
Arthur s’est rapproché, il caresse doucement le visage de Nell, puis ses épaules, elle ferme les yeux, il réchauffe ses mains, frotte ses cuisses, ses bras:
— T’es gelée! Moi, ici, c’est le saxo qui m’a sauvé, et quand on me l’a piqué j’ai cru crever. J’ai compris ce que c’était que de toucher le fond. Et alors qu’est-ce que j’ai fait? J’ai couru chez mon père! J’ai triché, comme d’habitude, comme avec vous, comme avec tout le monde. Arturo di Stefano se payant le luxe de la misère, s’offrant des amours sado-maso en clandé, ça mérite pas une larme mon histoire, ça vaut pas un clou, et surtout pas que tu t’en inspires.

Nell ne dit rien, les mots lui manquent soudain. Ils passent devant ses yeux fermés, mais pas un seul ne lui semble digne d’intérêt, des petits bouts de rien, c’est tout, comme des bonbons déjà suçotés qu’on a recrachés et qui ont perdu leur goût et leur couleur. Ils vont se loger dans un coin, dans un trou noir. Une grande réserve de mots. Plus tard, peut-être, elle les sortira et les passera en revue, histoire de voir si un ou deux ont survécu, maintenant, elle glisse, glisse, demain lundi, demain retourner à la bibliothèque, travailler, rentrer chez elle, redevenir Nell, l’autre, elle ne dit pas ça en mots dans sa tête, elle voit les images défiler, les gestes de sa vie, qu’est-ce qu’elle fout là-dedans? Si elle pouvait s’en extraire comme on pique un pion sur l’échiquier, ne resterait que l’espace, mais sans elle.
— Nell, tu dors?
La voix revient avec ses mots, elle sent l’odeur du bitume fondu, l’été, elle voit les rues le long du métro aérien, leurs marches nocturnes, elle entend vaguement des sons, ça rie, ça déconne, ça délire, les vieilles banquettes sous leurs fesses, le métro bringuebalant, les laitiers le matin, le café infect, les fêtes sans fin, les lits défaits, leurs murmures, leur géographie détruite et puis des images et encore des images, plus que des images, plus que ça, et comme si Arthur avait deviné, il dit:
— On en est tous là, Nell, personne n’est épargné. Il n’y a pas de secret, pas d’éternité, pour personne, ou alors si maintenant, là, tout de suite, nous, en balade dans le temps, et hop, d’un coup, éternels pour un instant. C’est quand même dingue que ce soit moi qui ne vois pas le présent et me traîne dans des images éternellement figées qui doive te dire tout ça! Tu charries!
Elle cherche encore dans sa mémoire, elle veut se gaver d’images, les extraire du temps une à une, s’intoxiquer un bon coup. En tremblant de froid, elle se roule une cigarette, et tire une bouffée, Arthur lève le nez:
— File-moi une taffe. Je fume plus parce que chercher le paquet de tabac, ça me rend dingue, y’a déjà tellement de trucs que je passe ma vie à chercher.
— Arthur… tu as rencontré Dita depuis que tu es aveugle?
— Non. Je ne l’ai pas rencontrée comme tu dis… évidemment tu ne peux pas dire revue…
— Et si elle n’avait rien à voir avec ce qui t’est arrivé…
— Peut-être… peut-être aussi que ça veut dire qu’elle est morte.

Un silence suit les mots, la mort ça se raconte pas et les vivants n’ont rien à en dire. Ils regardent par-dessus le bord du gouffre. Eux, ils peuvent encore, et même Arthur peut jeter un œil dans sa nuit. Il y a encore des trucs qui bougent qui jettent un peu de lumière, voilée, d’accord, mais c’est toujours ça, alors que dans le gouffre de la mort où le regard s’aventure, rien de rien ne bouge ou alors juste ce que les vivants veulent bien y projeter, leurs petits cailloux de mémoire, leurs petits bouts de papiers avec des images dessus, des miettes de vie, jetées aux morts comme du pain aux oiseaux. Si les morts les attrapent et les mangent? on n’en sait rien, on aimerait bien se le dire, mais on n’ose pas, ça fiche la trouille rien que d’y penser et dans le cas de Dita, on ne préfère pas, on n’imagine pas, on laisse tourbillonner le silence le long des parois jusqu’au fin fond, elle serait encore fichue de les renvoyer les petits bouts de souvenirs, imprégnés de poison, transpercés d’aiguilles, avec des messages en braille… «Rassemblez les armées de termites! Fondez sur le monde! Bouffez les fondations! Écroulez tout!»
— On va partir Nell.
— On?
— Nous. Je t’emmène avec moi. Tu n’as plus rien à foutre ici, je veux dire dans cette ville. T’es aussi aveugle que moi, tu cherches des trucs qui n’existent plus depuis longtemps. On en est au même point. Je vais fourguer l’appart de Montparnasse, je vais ramasser la mise et on va vivre quelque part, près de la mer… On a toujours aimé la mer toi et moi… Toi tu la verras et moi je l’entendrai.
— Toi et moi? près de la mer? une maison? et Sam viendra en vacances avec Bernie et Lorraine? et peut-être même Gigi, avec sa marmaille, ses petits enfants, son mari triste, son chien? T’es chtarbé Arthur, ou quoi?
— J’allais pas si loin, je pensais pas aux autres, je pensais juste à respirer. Respirer, tu sais? J’ai jamais fait autre chose, tu me diras, même le saxo c’est jamais que de la respiration. Mais là, je suis vidé, et toi, tu dérailles complètement. Ne crains rien, j’ai pas besoin d’une infirmière, il y a longtemps que je me démerde tout seul. Je voudrais juste t’offrir de la respiration, du temps, des odeurs de mer… Je vais pas te demander de m’épouser Nell, t’inquiètes, t’auras tout l’espace que tu veux, tu pourras même ne pas me voir. Moi, de toute façon, le problème ne se pose pas.

Partir? Et pourquoi pas? Elle est déjà loin de toute façon, elle a dit adieu à Nell, elle lui a donné son congé. Depuis le matin du café, elle a glissé sur un toboggan, sans escale dans le réel. Mais partir avec lui? déplier et replier le temps? Vivre à nouveau dans le bourdonnement de son saxophone? Apprendre à le voir tâtonner? Pourquoi ferait-elle ça? Comme si elle cherchait une réponse, elle se rapproche d’Arthur, elle le flaire, laisse glisser sa main sur sa joue, ses doigts sur les sillons de son front. Elle sent que la réponse est là quelque part, inscrite dans ce corps. Il a mis en jeu quelque chose. À genoux au-dessus de lui, elle respire son odeur, observe sa peau. Il ne bouge pas, il sourit. Dans un geste insensé, elle attrape sa lampe de poche et la braque sur lui, tout près de lui, elle parcourt les lignes de sa peau. Il se méprend sûrement sur ses intentions et il ouvre son manteau. Elle le laisse faire. Qu’il imagine ce qu’il veut, elle, elle laisse l’idée germer dans sa tête, quelque chose qui la traverse comme une marée, un mouvement de flux et de reflux, qui laisse des traces, des petits bouts de trucs encore indéchiffrables. Elle imagine le sexe d’Arthur en elle, ce qui n’a jamais eu lieu, la frontière qu’ils n’ont jamais dépassée, elle connaît sa langue sur son corps, dans tous ses creux, ses doigts, ses caresses, leurs salives, le goût de son sexe dans sa bouche, doux sur le râpe de sa langue, jamais dressé, jamais. Son refus, elle le connaît. Ne jamais se répandre dans les autres, ni femme, ni homme. La semence de la musique. Elle connaît ses mots, «des sons seulement ça, pas ces petites bestioles, pas elles, pas ces têtards ridicules, des amours sonores, souvent clandestines», elle l’entend encore. Elle le pousse, il s’affale sur le lit, la tête dans les couvertures crasseuses. Ses yeux sont fermés. Il attend, il ne sait pas ce qu’il attend, et elle, elle continue à chercher, à suivre cette idée qui l’a traversée d’un coup, et elle suit les lignes de sa peau, soulève son pull, pétrit son ventre. Il gémit, il dit:
— La mer, ça sera mieux que ce trou, hein? T’étais sérieuse quand tu disais que tu voulais vivre ici?
— Sérieuse, oui… Le pacte du démon s’était conclu comme ça…
Elle parle à mots hachés, elle ne prête aucune attention aux mots, trop occupée à déchiffrer la peau d’Arthur. Il halète, il dit:
— le pacte du démon, je connais, mais j’ai pas signé. C’était un faux, on a signé pour moi! Et maintenant je peux plus lire le contrat, je pense que ça annule tout. T’as pas signé j’espère?
Elle se marre:
— Moi? signer? tu rêves, je ne signe jamais rien…
Il enlève son manteau, tend la main pour la caresser. Elle recule, puis lentement elle ouvre la fermeture éclair de son jeans. Il lève une main, elle ne sait pas s’il dit oui ou non, elle fait glisser le pantalon, suffisamment pour que son sexe en émerge, et sans le toucher elle l’observe. Il ouvre la bouche mais ne dit rien, alors elle jette une couverture sur lui et rallume son mégot.
Resserrant son manteau autour d’elle, en frissonnant, elle s’écarte et éteint sa lampe. Il ne bouge pas, la bougie éclaire l’angle droit de la pièce, là où se trouve le coffre. Par terre, elle voit les morceaux de la photo de Dita. Dehors, la nuit est tombée. Le silence épaissit l’ombre autour d’eux. Nell se roule une autre cigarette, demande à Arthur s’il veut fumer, il ne répond pas. Elle arpente le coin d’ombre en fumant, lançant des petits signaux de braise rouge dans l’obscurité et soudain sa voix emplit le silence, tout le silence, sa voix se glisse dans le moindre recoin, pourtant elle n’a pas crié, elle a parlé calmement, elle a juste dit:
— Dita n’existe pas.
Sur le lit, Arthur a tressailli, il a saisi son manteau, s’en est entièrement recouvert. Elle répète:
— Dita n’existe pas.
Elle n’attend pas de confirmation.
— Tu as tout inventé.
— J’ai tout inventé?
La voix reste en suspens. Elle ne demande pas le pourquoi ni le comment. À quoi bon? s’entraîner l’un l’autre dans une psychologie de pacotilles. Arthur s’est inventé un double féminin battu par un père abusif? Lui que son père n’a jamais touché? Arthur a sombré dans une sexualité frénétique et vaguement sado-maso? Arthur n’a jamais eu de sexualité. Pas au sens où on l’entend. Elle regarde les miettes de la photo et elle se souvient, elle a pris cette photo, un soir de fête. Une fille rousse qui lui ressemblait vaguement, elle était arrivée avec Sam, ils venaient de passer une semaine à se shooter, elle ne s’appelait pas Dita ni Giordane, et elle tenait à peine debout. Arthur ne l’avait pas lâchée de la soirée, c’était leur jeu à Sam et à lui. Un grand trou noir émerge du temps et s’éclaire lentement. Moi aussi, pense-t-elle. Prise au jeu. Le souffle du temps qui soulève la poussière. Elle voit Arthur devant une termitière au bord de l’Amazone ou en Afrique, quelque part où sont les termites en tout cas. Elle imagine son sourire, le saxo qui déchire l’air tropical. Il s’est bien amusé. Elle n’en tirera aucune conclusion. Le trait ce n’est pas elle qui l’a tiré. Va-t-elle lui demander comment il a perdu la vue? S’est-il puni lui-même?
Doit-elle y croire? Sa vie au fond d’un entonnoir, et elle, ligotée sur la plus large embouchure, comme un supplicié sur sa roue, et se tortillant pour se dégager et glisser au fond, récupérer les morceaux de vie qui sont là, tout chauds, tout croustillants. Les croquer l’un après l’autre, dans un festin de miettes. Dans les histoires anciennes, les femmes souffraient et faisaient souffrir. C’était écrit. Ève a trahi, elle a engendré Caïn et ainsi de suite. Femme maudite, femme impure. Donnez-lui un fouet, donnez-lui un rouet. Elle éclate de rire. Elle rit tellement que les murs en tremblent. Celle qui n’est pas elle! condamnée à l’errance dans les limbes. Femme tu ne seras pas et tu ne trahiras pas. Tu te feras imperceptible, invisible, anodine. Pire qu’un voile, pire que l’ensevelissement. Elle rit, elle pleure, elle sanglote, elle bave, elle tambourine sur les murs! Vas-y Nell, c’est ta première crise d’hystérie, et ce n’est pas la dernière. Elle se précipite sur lui, le secoue, hurle:
— Comment es-tu entré dans ma tête Arthur?
Il se débat, heurte le mur, lui aussi il gueule:
— Tu es folle, arrête, je ne vois rien, je ne suis pas entré dans ta tête, t’es maboule!!
— Et ce matin de janvier? comment tu savais? comment?
— Le hasard, Nell, un jeu. C’est toi qui m’a suivi, j’ai juste fait un pari stupide.
— Et les papiers, à qui tu les destinais?
— À personne, c’était ma folie, à moi, et tu étais là, ce matin, un truc de fou, alors j’ai parié, c’est tout…
Elle le lâche et il s’effondre dans le coin, reprenant doucement son souffle:
— Moi non plus je ne m’attendais pas à te retrouver.
Elle se tait. Elle joue avec les petits morceaux de papier, dessine des flocons sur le sol, elle se demande ce qui se passerait si elle en avalait un. Photo trempée dans l’acide, au vitriol de la vie. Chimie compliquée de la mémoire, le lait mué en poison, le miel en strychnine. Ça avait pourtant bien commencé dans un soir d’été et des parfums d’aubépine, elle jette éperdument ses filets vers les confins de l’oubli, là où tout se condense. Nelly Leenhardt, cheveux châtains et courts, yeux ardoise, mains fines, corps adolescent, peau blanche, jolis sourcils. Photographe débutante. Pauvre, mais raffinée. Oui c’est ça, allons-y gaiement, pas de honte à avoir, personne n’ira vérifier. Vit plus ou moins avec Sam Bernovski, écrivain débutant, belle gueule, intelligent, n’a qu’un défaut, force un peu sur la piquouze, mais Nelly ne baisse pas la garde, et ça ne va pas durer. Pauvre et très raffiné. Vivent rue Clavel. Dans des chambres dont elle a pété les murs etc. ça baise, ça fume, ça va et vient, ça rêve et ça dort, ça accueille tous ceux qui sont comme eux. Aiment manger des coquillages, nus si possible, et arrosés de champagne quand ils arrivent à en piquer. Écoutent de la musique un peu fort, ont quelques problèmes avec un voisin répondant au nom de zavez-vu-l’heure. Se sont connus en 68 sur une barricade. Jusque-là tout baigne. On est en 1970, un peu avant ou un peu après, rien ne dépare, ils sont hip, ils sont à la coule. On change d’éclairage, on se réveille le lendemain. Un saxophoniste dort dans leur lit, il est craquant faut dire, un Giotto revu par Andy Warhol. Ils dorment tous les trois ensemble, nus, les couilles de l’un sur la cuisse de l’autre, leurs culs emboîtés, leurs souffles mêlés. Et la fille qui se lève et boit du café seule dans ce qu’on pourrait identifier comme une cuisine, qui regarde par la fenêtre, les yeux encore ensommeillés, qui observe ses seins si petits, qui suit ses jambes minces d’un doigt encore poisseux d’un foutre qui doit bien être le sien, à moins qu’elle n’éjacule déjà, répète doucement, «je suis Nell, celle qui n’est pas elle». Et ça la fait rire. Et son rire résonne encore, au long de ses années de solitude. Ah! elle aurait dû enfiler des cuissardes de cuir verni, brandir un fouet et les faire danser au bout, les tirer par les naseaux, montrer qui était la chef! Mais ça, ça ne l’a pas traversée. Pas un instant elle n’a pensé que ces deux nigauds avaient d’autres chattes à fouetter dans la tête, des fantasmes bien à eux, même si on les retrouve dans tous les magasines spécialisés. Elle a parié sur la poésie, Nell, sur l’égalité des sexes, surtout quand y en a plus, c’est plus facile, elle a misé sur les jeux de miroir, les relations constructives et créatrices, c’est comme ça qu’on disait? S’en souvient plus du tout, faut dire que ça a capoté, c’est le cas de le dire. Et les années ont passé, c’est le seul truc normal auquel s’accrocher, finalement ça a passé. Et ça passe encore, une minute, une autre, elle sera cuite bientôt.

Arthur prend son saxo et lance un cri profond. Il a compris, les mots n’iront pas plus loin. Nell debout sur le lit, se bouche les oreilles, les vibrations la traversent de part en part, elle écoute à l’intérieur les rebondissements, les fonds sonores aquatiques, les méandres océaniques, la mer, a-t-il dit. Les premières vagues battent ses tempes, il a dit ça, va-t-elle le suivre, encore une fois, une dernière fois? Arthur en rajoute une couche, une vraie colère musicale, une rage, ça sort de lui par tous les pores, sur le parchemin de sa peau, des milliers de partitions enfin écloses sous la lumière de la lampe de Nell libèrent toutes ses tempêtes. Il hurle et bégaie, il tord les sons, finies les images de lumières et de couleurs, c’est sa noirceur qu’il raconte, ses yeux morts, ses tunnels sans issues, ça grince, ça se percute, ça mord, Nell tombe, le torrent de sons l’a submergée, elle a perdu l’équilibre, sur le lit elle roule, les mains sur les oreilles, les yeux désespérément fermés, avec derrière des éclatements de lumière rouge, des détonations, des corps calcinés. Elle s’imagine ensevelie sous des milliers de termites, grouillante, dévorée vive, elle hurle, hurle, sa voix va se casser, Arthur arrive à la rescousse, avec des aigus de plus en plus stridents, il tourne, il pousse l’air d’un bord à l’autre, la pièce va se vider, ils vont s’asphyxier, happer autour d’eux les dernières particules d’oxygène, la bouche ouverte comme des poissons jetés sur la rive, bientôt ils vont ramper vers la sortie, se bousculant dans le couloir, leurs visage distordus reflétés dans la poussière, mais ça ne se passe pas comme ça, le saxo tombe de ses mains et il tombe avec lui, il reste sur le sol, haletant, griffant le sol, et elle le regarde, les mains toujours sur les oreilles, repoussant hors d’elle-même ses ultimes vibrations. Il l’appelle, elle ne répond pas. Elle cherche à tâtons ses objets dispersés sur le sol, les dernières pièces de son puzzle, le tabac s’est répandu sur le lit, elle le ramasse, sa lampe de poche braquée sur les couvertures sales, elle fumera cette poussière, et ce sera fini, elle la fumera jusqu’à la dernière miette et tout sera consumé. Maintenant, la musique a réveillé ses oreilles, elle entend la ville, sa rumeur parvient à nouveau jusqu’à elle, un roulement continu, elle va s’y jeter, débouler dans la nuit, un fantôme en voie de guérison, regardez dira-t-elle, regardez bien, mon sang circule, mes veines battent, ma peau se colore. Mais la mer non. Se regarder mourir en silence? elle le voit se tordre sur le sol, elle dit:
— je vais partir, il fait nuit maintenant, tu t’es fait mal? en tombant, tu t’es fait mal?
— j’imagine qu’il y a une limite à la folie, pour moi, à l’intérieur, c’est illimité.
— Ne recommence pas!
— Je n’ai pas mal. Je suis bien par terre.
— Je pars maintenant. Je passerai chez toi, cette semaine, je t’aiderai à vider l’appart si tu veux. Mais la mer, non. Tu es sûr que tu veux rester là, maintenant?
— Je veux. Je dois.
Elle le voit sourire, la tête rejetée en arrière comme s’il essayait de l’apercevoir.
Il écoute son pas dans le couloir. Encore un peu et ce sera le silence du trou, avec le bourdonnement de la ville au loin. Il reprend le saxo, s’assied sur le sol, il caresse le cuivre, les clés. Qu’as-tu fait Arthur? pense-t-il. Il n’a aucune réponse. Une vie en forme d’Arthur, des couleurs de rouille, de suie, de terre. Il n’a plus le sentiment d’avoir de la chair autour de lui. Rien ne le protège de l’usure de l’air, de la pesanteur. Un sac d’os enfoncé dans un manteau trop grand, le manteau du papà, cachemire doublé soie pour abriter un enfant perdu. Il compte sur ses doigts, son âge ou les années disparues. Ses larmes coulent-elles? Il se dit ça, qu’elles coulent, mais il n’a plus de glandes lacrymales, plus de poches d’eau en réserve. C’était beau, dit-il, et sa voix résonne à peine, une confidence pour ses vieux murs. C’était beau, la ville, l’été, les empreintes dans le bitume, les reflets de soleil dans l’eau des caniveaux, une pêche qui roule sur le sol, tombée d’un étal. Les pyramides de fruits, le matin quand on rentrait, personne encore pour les acheter, des fruits tout neufs, les nuages, la Seine, une ville noire et bleue, veinée, striée, enjambée par son gigantesque pantin de fer, les pisses de chien sur le trottoir, des Michaux pour les clodos, l’art des riens, des traînées de craie, des marelles abandonnées, des peaux d’oranges, des coulées fumantes de lessive… Voir et puis ne pas voir, fermer les yeux et continuer à rouler en soi des étendues de lumières comme des ballots de foin. Des grains de lumière pour l’hiver quand on traverse la grisaille d’un bord à l’autre. Des tissus, des cuirs, des cheveux, des yeux, leurs nuances.
Il souffle doucement dans le saxo, il essaie de retrouver une mélodie, ça, il peut encore le faire, elles sont toutes là quelque part dans le marécage, au fond, en lui. Renversé sur le dos, il attend. Il écoute les pulsations de son sang. Les mots, eux, s’en vont dans la chambre à bulles de sa mémoire, on entend un petit bruit quand ils éclatent, un bruit de pop corn. Le temps continue à passer, une bulle après l’autre, continue et continue encore, pour ce que ça lui fait au temps. Il voit deux grandes mains bleues, elles grandissent et se rejoignent jusqu’à former une arche, un solo sourd et calme accompagnant leur lente progression dans l’espace. Où vont-elles? où vont ses mains? Il s’engouffre dans le tunnel qu’elles creusent dans l’espace, bleu, lui aussi. Il a déjà vécu ça, un jour lointain, tellement lointain, il n’a plus de doigts pour saisir la théière et verser le liquide, il voit alors deux petites mains toutes pâles jaillir de ses manches et faire tout le boulot à la place des autres.
S’il pouvait pétrir l’obscurité comme de l’argile avec ces mains-là, et lui donner la forme d’une nuit tropicale. Pousse, pousse devant toi le souffle chaud de l’aube. Encore un effort et le soleil sera là et alors quelles questions pourras-tu encore poser? C’est cette obscurité, ce froid, qui obligent à demander le pourquoi et le comment. Une fois, un jour, tu avais oublié, tu avais enfin compris, enfin lu le mode d’emploi. L’oubli s’était ouvert à toi avec sa grande boîte de souvenirs. Tu vas retourner sur tes pas, à rebours des empreintes. Les choses ont dû changer, c’est pas grave, tu vas faire comme si de rien n’était. En lousdé on arrive à tout. Voyons ce que vous avez laissé, vas-y tant que tu peux voir l’invisible, parce que bientôt ils auront sûrement trouvé un moyen de l’effacer.

 

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