l'éclat

David Biale : Gershom Scholem. Cabale et contre-histoire.

 

 

 

 

 

Chapitre I


De Berlin à Jérusalem

 

Gershom Scholem est né à Berlin en 1897. À cette époque, Berlin était depuis longtemps l'épicentre de la population juive d'Allemagne, et les juifs y étaient actifs dans la plupart des domaines de la vie culturelle et intellectuelle. Les historiens ont fréquemment noté, comme les juifs de Berlin eux-mêmes, qu'il existait un esprit juif berlinois spécifique, caractérisé par une forme d'humour particulièrement sardonique1. Scholem aimait s'exprimer dans le dialecte berlinois (berlinisch gesprochen)2.

La famille Scholem s'installa à Berlin au début du XIXe siècle, et les grands-parents de Gershom étaient déjà sur la voie de l'assimilation culturelle. Son père, Arthur, un imprimeur qui gagnait bien sa vie, était presque complètement assimilé. Il travaillait le jour du shabbat et n'observait les autres fêtes juives que pour la forme. Bien qu'Arthur Scholem ait eu à subir un certain antisémitisme social, il n'eut jamais vraiment l'impression d'être exclu de la société allemande. La famille fêtait Noël en tant que fête populaire nationale, avec arbre de Noël et cantiques joués au piano pour faire plaisir aux domestiques chrétiens. Scholem arrêta de participer à ces réjouissances familiales lorsque, en 1911, alors qu'il était déjà sioniste, sa mère lui offrit un portrait de Theodor Herzl en cadeau de Noël
3.

Les raisons pour lesquelles Scholem choisit de rejeter le mode de vie de ses parents et d'opter pour un changement radical ne peuvent être évoquées ici que superficiellement. Il est intéressant de noter que trois des quatre fils Scholem étaient attirés par des options politiques relativement extrémistes. Alors qu'Erich Scholem, le cadet, suivait la politique modérée de son père, le fils aîné, Reinhold, rejoignit les rangs d'un parti résolument nationaliste, le Deutsche Volkspartei («Parti du peuple allemand»). Werner, le troisième fils, s'inscrivit au Parti social-démocrate et fut élu au Reichstag, pendant la république de Weimar, sous l'étiquette du Parti communiste allemand. Scholem compléta ce tableau déjà varié en embrassant le sionisme. Il note, dans son autobiographie, que «les évolutions tout à fait différentes de chacun de nous quatre au cours des années suivantes étaient typiques de l'univers de la bourgeoisie juive; elles montrent pourtant à quel point un milieu manifestement identique a peu d'influence sur le développement individuel
4». Dans l'atmosphère relativement tolérante qui précéda immédiatement la Première Guerre mondiale, tous les choix paraissaient ouverts aux juifs allemands, et le monde juif n'était ni politiquement ni culturellement monolithique. Face à une communauté juive qui n'était guère attrayante et à une société allemande encore mal à l'aise à l'égard de ses citoyens juifs, les jeunes juifs optaient fréquemment pour les tendances les plus radicales, en général le socialisme ou le sionisme, mais aussi parfois le nationalisme allemand d'extrême-droite.

Il y avait sans doute aussi quelque chose dans la famille Scholem qui suscitait des envies de rébellion chez ses enfants. La personnalité des trois autres frères ne nous est pas parfaitement connue, mais Scholem fut dans sa jeunesse un véritable enfant terrible
*. De son propre aveu, il était querelleur et iconoclaste. Si nous cherchons la source de cette attitude de révolte, nous la trouverons chez son père, qu'il décrit comme distant et colérique5. Ses relations avec Arthur Scholem, qui était rarement à la maison, semblent avoir été très tôt tendues, ce qui se manifesta ensuite sous la forme de disputes politiques. Il était beaucoup plus proche de sa mère, à propos de laquelle il raconte plusieurs anecdotes touchantes dans De Berlin à Jérusalem6.

Scholem a exprimé sa révolte contre le mode de vie bourgeois de ses parents en affirmant son identité juive. Nous ne savons pas exactement pourquoi il a choisi cette façon de se révolter. Comme il le dit lui-même, il avait peu de contacts avec le judaïsme à la maison, et l'heure obligatoire d'études religieuses à l'école le laissait indifférent. Mais, durant l'été 1911, son professeur, Moses Barol, qui ne lui inspirait par ailleurs que de l'ennui, montra à la classe un exemplaire de l'Histoire des juifs de Graetz
7. Scholem, qui s'intéressait déjà à l'histoire, commença à lire Graetz à la bibliothèque de la communauté juive et fut influencé par le nationalisme implicite de l'historien du XIXe siècle8. Un an plus tard environ, il lut les Trois discours sur le judaïsme9 de Buber, ainsi que les légendes hassidiques du Baal Shem et de Nachman de Braslav rassemblées par le même Buber10; ces lectures eurent un impact immédiat sur le jeune Scholem11.

À la différence des autres juifs de sa génération qui furent inspirés par Buber, Scholem se mit à étudier les sources traditionnelles dont Buber semblait être un représentant vivant. D'abord avec l'aide de l'un de ses anciens professeurs de religion, puis tout seul, il commença à apprendre l'hébreu, et il avait acquis une maîtrise de l'hébreu parlé plusieurs années avant d'émigrer en Palestine. La connaissance de la langue hébraïque moderne, qui était encore en plein renouvellement, était extrêmement rare chez les juifs allemands, y compris chez des porte-parole tels que Buber, si bien que Scholem devint rapidement un objet de curiosité pour ses contemporains. Sa maîtrise de l'hébreu lui permit de devenir l'un des premiers traducteurs allemands de certains écrivains hébreux modernes, comme S. J. Agnon.

En 1913, il entreprit l'étude du Talmud dans l'une des écoles juives de Berlin, où des enseignants bénévoles avaient mis sur pied un programme d'études talmudiques. Il fut particulièrement influencé par un professeur, Isaac Bleichrode, qui s'installa plus tard à Jérusalem
12. La même année, Scholem rejoignit l'Agudat Yisrael, groupe orthodoxe créé en opposition au sionisme. Bien qu'il fût en désaccord avec la politique antisioniste de ce groupe, il s'en rapprocha parce que cela lui permettait d'étudier des textes juifs. Scholem paraît avoir caressé, à cette époque, l'idée de devenir orthodoxe, mais le côté ritualiste du judaïsme ne l'intéressait guère. Il quitta l'Agudat Yisrael en 1914, tout en continuant d'étudier avec divers enseignants orthodoxes jusqu'à son départ pour la Palestine en 192313. Contrairement à Ernst Simon, autre juif allemand assimilé devenu sioniste et émigré en Palestine, Scholem, en retrouvant son identité juive, ne se tourna pas vers l'observance rituelle. Mais il ne se contentait pas non plus, comme beaucoup d'autres jeunes sionistes allemands, d'exprimer son identité par le biais d'un mouvement politique laïque. Vers l'âge de dix-sept ans, il avait commencé à définir sa propre relation avec la tradition juive: ne se considérant pas comme juif seulement parce qu'il était sioniste, sans vouloir pour autant embrasser l'orthodoxie, il cherchait son identité en se livrant passionnément à l'étude des sources juives.

Scholem devint sioniste en 1911 à l'âge de quatorze ans, par suite de son nouvel intérêt pour le judaïsme. Bien sûr, le sionisme n'était pas seulement un mouvement de jeunes dans l'Allemagne de cette période. L'oncle de Scholem, par exemple, membre actif de l'organisation sioniste allemande, qui exerçait le métier d'imprimeur, publiait les journaux sionistes Die Welt et Die Jüdische Rundschau
14. Mais la famille Scholem considérait ce sioniste isolé comme une sorte d'excentrique inoffensif, et Scholem lui-même, tout en sympathisant avec l'insatisfaction de son oncle à l'égard de la vie des juifs allemands, voyait dans le sionisme des adultes, pour une bonne part, une variante de l'«assimilationnisme». Et, en effet, le sionisme allemand était souvent davantage une réaction à l'antisémitisme social de l'Allemagne de Guillaume II qu'un programme politique concret. Ce «sionisme» remplissait largement sa fonction psychologique et sociale dès lors qu'il suscitait des organisations de solidarité juive et des associations sportives, analogues aux clubs réservés aux non-juifs15.

Le sionisme des jeunes était différent, bien qu'il n'ait pas suscité de grande vague d'immigration en Palestine avant 1933. Les jeunes juifs étaient écartés de la «culture de la jeunesse» de l'époque, qui, en opposition à la société industrielle et à la culture bourgeoise, aspirait romantiquement à une nouvelle communauté «organique» et à un retour à l'harmonie mythique du «Peuple» (Volk). Les jeunes se considéraient comme une classe séparée de la société, dont l'une des principales expressions était le mouvement de jeunesse du Wandervogel («Oiseau errant»). Ses membres, organisés en groupes plus ou moins structurés dans toute l'Europe centrale, croyaient que l'expérience commune de l'errance dans la nature créerait instinctivement une communauté nouvelle
16.

De nombreux juifs allemands adhérèrent au Wandervogel dans les premières années du XXe siècle
17. La plupart étaient issus de milieux assimilés et, bien que leur révolte fût dirigée contre le mode de vie de leurs parents, elle n'avait pas grand rapport avec la question juive. Mais à partir de 1912 environ, l'antisémitisme du Wandervogel allemand s'accrut et une grande partie des juifs durent le quitter18. En partie à cause de cet antisémitisme grandissant, un groupe de jeunes juifs berlinois créa en 1912 le Blau-Weiss («Bleu-Blanc»), une version juive du Wandervogel, qui se développa rapidement en Allemagne et en Autriche pour devenir le principal mouvement de jeunesse juif. Même si le Blau-Weiss adopta le sionisme dès le début, la lecture de son organe, les Blau-Weiss Blätter («Feuilles Bleu-Blanc»), témoigne surtout d'un souci de décrire des excursions idylliques à la campagne, et l'on n'y trouve pratiquement aucune mention de l'idéologie sioniste19.

Scholem n'a jamais été affilié au Blau-Weiss, bien qu'il ait été en relation avec certains de ses membres; par la suite, il fit paraître une féroce critique de ce mouvement dans l'un de ses propres journaux. Il entra dans la Jung-Juda («Jeune Judée»), club de jeunes sionistes berlinois dont il prit la tête pendant les années de guerre, le transformant en l'un des mouvements de jeunesse sionistes les plus radicaux d'Europe centrale. Beaucoup de membres du groupe de Scholem émigrèrent plus tard en Palestine et participèrent à la fondation du kibboutz Beit Zera, dans la vallée du Jourdain
20.

 

 

 

Buber et le mouvement de la jeunesse sioniste

Le guide spirituel du mouvement de la jeunesse sioniste allemande était Martin Buber, et Scholem l'a sans doute connu par l'intermédiaire de ses amis du milieu sioniste. Lorsque Scholem devint, si l'on peut dire, son disciple, un peu avant la Première Guerre mondiale, Buber avait déjà la trentaine; il était sioniste depuis la fin du siècle précédent. Tant par son âge que par son style à la fois prophétique et énigmatique, il jouait le rôle d'une figure charismatique. Buber intervenait comme orateur principal dans les nombreux rassemblements d'étudiants sionistes qui avaient lieu dans toute l'Europe centrale, et son influence se fit sentir jusque dans la lointaine Galicie
21.

Ce qui rendait Buber attrayant n'était pas seulement son charisme, mais surtout la philosophie mystique sur laquelle s'appuyait son sionisme. Il essayait de montrer que le judaïsme possédait en propre des mythes authentiques, qu'il était possible d'utiliser en un temps de quête spirituelle intense. La rationalité occidentale, disait Buber, perçoit le monde comme une multiplicité de perceptions sensorielles, tandis que le judaïsme lutte pour l'unité de l'homme et du monde
22. En dépit de ses institutions bourgeoises, le judaïsme est fondamentalement l'antithèse de la civilisation, dans la mesure où il est véritablement une «religiosité» (Religiosität) et non une «religion» stérile et ritualiste. Buber transformait en vertu l'accusation antisémite libérale selon laquelle le judaïsme n'est pas adapté à la société occidentale moderne: l'esprit «oriental», étranger, du judaïsme, le rendait intéressant aux yeux de la jeunesse en pleine révolte contre le libéralisme du XIXe siècle et la civilisation occidentale.

Buber insistait sur le fait que le sionisme était moins une solution à l'antisémitisme qu'un facteur de renaissance spirituelle juive
23. Avec l'émancipation, les juifs avaient adopté le rationalisme occidental et perdaient leur esprit oriental. Les longues années d'exil en Occident, et en particulier le siècle qui suivit l'émancipation, eurent des conséquences dévastatrices. Par conséquent, la question juive n'était pas celle de l'antisémitisme, car «ce qui est en jeu, c'est bien plus que le sort d'un peuple […]; ce qui est en jeu, c'est l'arché-humain (urmenschliche) et les questions humaines universelles24». Le sionisme signifiait le retour des juifs non seulement dans leur patrie orientale mais, ce qui comptait bien davantage pour Buber, à leur mentalité orientale. Le «devoir inconditionnel» de retourner à Sion devait permettre aux juifs d'échapper à leur existence atomisée en Occident, tout en constituant une solution distincte de la voie occidentale.

À ses débuts, l'argumentation de Buber reposait sur une «mystique de l'expérience» (Erlebnismystik) qui différait essentiellement – comme l'a montré Paul Flohr
25 – de la philosophie dialogique adoptée par Buber après la Première Guerre mondiale, même si les catégories de cette première doctrine devaient ouvrir la voie au «Je et Tu» (Ich und Du) ultérieur. Buber croyait en l'existence d'expériences (Erlebnisse) intérieures, ontologiquement et épistémologiquement différentes des expériences acquises à travers la perception sensorielle (Erfahrung). Alors que la perception sensorielle aboutit à un tableau fragmentaire du monde, les expériences intérieures sont des expériences intuitives de l'unité du sujet et du monde, et la plus haute de ces expériences est l'unité avec l'Absolu. Buber a emprunté la notion d'Erlebnis à l'épistémologie de Dilthey et à la «philosophie de la vie» (Lebensphilosophie), à caractère sociologique, de Simmel26. L'expérience de l'unité avec l'Absolu n'était pas une catégorie sociale pour Buber, comme elle l'avait été pour son maître Simmel, mais une catégorie individuelle et mystique27. La nouvelle communauté (neue Gemeinschaft) que Buber appelait de ses vœux devait être fondée sur l'affinité intuitive entre tous les individus prenant part à cette expérience intérieure28. Bien que ceux qui partagent l'expérience de l'Absolu n'aient pas besoin – ou n'aient pas la capacité – de communiquer entre eux dans le monde social, l'expérience intérieure ne les pousse pas moins à l'invention d'une communauté nouvelle et révolutionnaire. Cette communauté devait être libre de toute restriction imposée de l'extérieur et ne devait être motivée que par la compréhension intérieure et intuitive de ses membres, tous associés dans la même Erlebnismystik.

Quoique le mysticisme de Buber fût dépourvu de prémisses sociales, les jeunes sionistes qui le suivaient étaient attirés par l'idée d'une communauté fondée sur l'expérience intérieure. Comme celle de Buber, leur propre expérience de l'Allemagne était moins une réaction à l'antisémitisme qu'une désillusion à l'égard du rationalisme bourgeois. L'interprétation universelle et existentielle du sionisme comme nouvelle communauté, fournie par Buber, eut un écho immédiat chez ces jeunes juifs assimilés. Ils pouvaient s'identifier avec la culture de la jeunesse en général et avec ses préoccupations, se proclamant les adeptes d'une philosophie nationaliste dans sa forme, mais universaliste dans son essence. L'idée bubérienne d'une communauté fondée sur l'expérience partagée correspondait étroitement à l'idéal du Wandervogel: l'expérience de la nature, en transcendant de façon romantique la réalité quotidienne, devait créer un sentiment de camaraderie entre les «oiseaux errants». Buber abandonna par la suite sa «mystique de l'expérience» en faveur d'une doctrine à caractère plus social, celle du dialogue dans le monde réel – mais le sionisme qu'il prêcha toute sa vie fut toujours pour lui la voie d'accès à une philosophie religieuse de nature plus élevée. Cette relativisation du sionisme était particulièrement significative pour les jeunes juifs qui ne cherchaient ni à retourner au judaïsme orthodoxe, ni à résoudre l'antisémitisme par le nationalisme, mais seulement une philosophie analogue à celle du Wandervogel. Pour la plupart d'entre eux, toutefois, la grande Expérience prêchée par Buber ne fut pas celle du sionisme, mais celle de la Première Guerre mondiale.

Les historiens ont noté depuis longtemps le sentiment envahissant et libérateur d'appartenance à une communauté qu'éprouvèrent les nations belligérantes durant les premiers jours de la Première Guerre mondiale. Pour un grand nombre de ces jeunes gens qui se précipitèrent pour s'enrôler – comme le fit Rupert Brooke en Angleterre –, la guerre représentait l'occasion de se libérer de l'étouffante léthargie des années d'avant-guerre. Durant les premiers mois de la guerre, les juifs allemands furent, eux aussi, emportés par cette vague de patriotisme extatique. Bien que l'antisémitisme ne disparût pas pendant la guerre, de nombreux juifs assimilés se sentirent pour la première fois pleinement acceptés par la société allemande. La guerre leur donnait une chance de prouver leur patriotisme et fut peut-être le dernier et le plus puissant des arguments dans la longue lutte pour l'émancipation totale.

Les sionistes allemands ne firent pas exception à la ferveur générale suscitée par la guerre. Moses Calvary, l'un des dirigeants du Blau-Weiss, écrivit en 1914: «Et la Germanité (Deutschtum) ? Comme vous le savez, j'ai eu moins à combattre pour mes convictions allemandes que pour mes convictions juives, et je suis devenu sioniste, en réalité, non par instinct juif, mais par instinct humain. […] Une défaite de l'Allemagne ne détruirait pas seulement notre patrie bien-aimée, nos possessions matérielles, notre être social, mais aussi une grande partie de notre monde intérieur
29.» Il est intéressant d'examiner les arguments idéologiques par lesquels les sionistes se justifiaient de partager les mêmes émotions que les autres Allemands. Pour certains nationalistes juifs, la guerre était une occasion de venger les souffrances des juifs russes30. Cet argument n'était qu'une version juive de la crainte et de la haine généralement éprouvées à l'égard de l'absolutisme russe, qui poussèrent même les sociaux-démocrates à voter les crédits de guerre en août 1914. Certains sionistes déclarèrent que la guerre donnait aux juifs une chance de prouver leur humanité, tels de «nouveaux Macchabées31». Les sionistes d'Europe centrale insistaient sur la «culture physique», ou ce que Max Nordau appelait le «judaïsme musculaire», qui devait servir à forger un nouvel homme juif, et la guerre devait permettre aux juifs de faire leurs preuves.

L'apologie que fit Buber de la guerre est particulièrement intéressante pour nous, parce qu'elle eut un très grand impact sur la jeunesse juive. Au moment du déclenchement des hostilités, Buber mobilisa sa philosophie mystique au service de la guerre, écrivant à Hans Kohn, qui se trouvait à Prague: «La notion de peuple (Volk) n'a jamais été aussi réelle pour moi que depuis ces dernières semaines. Un sentiment sincère et grand prévaut également chez les juifs
32.» Lors d'un congrès de sionistes berlinois qui s'était tenu au moment de la fête de Hanoukka, en décembre 1914, Buber éleva la guerre au rang d'expérience libératrice, semblable à la guerre des Macchabées33. Même si des troupes juives pouvaient se combattre réciproquement, elles se battaient quand même pour leur judaïté. La guerre elle-même n'était rien d'autre qu'un symbole extérieur de la libération mystique intérieure dont tous les juifs allaient faire l'expérience en y prenant part. Cela semblait être l'Erlebnis qu'il avait appelée de ses vœux, et les juifs en faisaient partie intégrante. Ils allaient «approfondir leur expérience de la communauté (Gemeinschafterlebnis), à partir de laquelle leur judaïsme serait reconstruit de fond en comble34». Scholem, qui était dans l'assistance, entendit le discours de Buber et en fut «scandalisé35». Ce fut probablement le début de son attitude critique envers Buber, toujours plus marquée à mesure que la guerre se prolongeait.

Buber développa son discours de la fête de Hanoukka en avril 1916, dans la première livraison de son mensuel Der Jude («Le Juif»), qui devint le principal forum de la renaissance spirituelle juive en Allemagne dans les années qui suivirent la guerre, et où Scholem lui-même publia quelques-uns de ses premiers articles sur la cabale. Dans l'éditorial intitulé «Le mot d'ordre» (Die Losung), il proclamait que la guerre allait détruire l'illusion d'une société atomisée et que personne, qu'il fût juif ou non-juif, ne voudrait revenir à son existence fragmentée d'avant-guerre. La guerre avait montré qu'elle était la grande expérience mystique décrite par la philosophie de Buber: «À travers l'expérience (Erlebnis) juive de cette guerre, qui a violemment secoué les juifs et les a amenés à se sentir responsables du destin de leur communauté, une nouvelle unité du judaïsme a pris naissance
36.» La guerre allait conduire les juifs au sionisme, c'est-à-dire à la nouvelle communauté, et leur apprendre la valeur mystique du nationalisme. Buber se hâtait toutefois d'ajouter, à la fin de son article, que le sionisme ne se proposait pas d'ajouter une nouvelle nation belligérante au monde, mais de servir de trait d'union entre les nations, une fois la paix revenue. Il est significatif que Buber ait adopté, en gros, la même attitude favorable à la guerre que l'antisioniste Hermann Cohen; tout en s'engageant dans un débat sur le sionisme pendant la guerre, ils s'accordaient sur le fait que le soutien apporté par les juifs au nationalisme allemand devait contribuer à la paix dans le monde37.

L'appui fourni à la guerre par la mystique sioniste de Buber ne fut pas sans effet sur les mouvements de jeunesse juifs
38. Un disciple de Buber, Heinrich Margulies, qui était membre du Herzling, un groupe sioniste s'adressant aux salariés sans qualification, écrivit un article dans la Jüdische Rundschau39 auquel répondait vivement Scholem. Adoptant la terminologie de Buber, Margulies expliquait que ceux qui étaient restés à l'arrière pendant la guerre avaient peur de ne pas connaître la renaissance (Neugeburt) éprouvée par les soldats, mais que les civils étaient, eux aussi, consacrés (weihen) par la sainteté du combat (Heiligkeit des Kampfes). Les assimilationnistes soutenaient que la guerre rendait Sion superflu, puisque l'antisémitisme avait disparu avec l'éclosion de l'unité nationale. Mais c'était précisément le sionisme qui avait préparé les juifs à la guerre en insistant sur les vertus de la communauté, du sacrifice de soi et de l'aspiration au salut du peuple (Volk). Bref, les sionistes étaient les meilleurs patriotes. Le sionisme était resté isolé avant-guerre, mais la guerre avait fait prendre conscience aux sionistes et aux nationalistes allemands du fait qu'ils étaient frères: «Dans le tumulte de la foule, nous avons entendu notre mélodie, et la soudaine éclosion de la communauté (Gemeinschaft) nous a engloutis. […] Quand cette expérience (Erlebnis) nous fut confiée, […] il apparut que nous étions attirés par la guerre, non pas malgré le fait que nous fussions juifs, mais précisément parce que nous étions sionistes.» Ces paroles reflétaient fidèlement la doctrine bubérienne de l'alliance mystique du sionisme et de la guerre.

 

 

Scholem et la guerre

L'opposition à la guerre en Allemagne fut extrêmement limitée durant les deux premières années
40. Un petit groupe de sociaux-démocrates dissidents, conduit par Karl Liebknecht, Hugo Haase et Rosa Luxemburg, rejeta le soutien qu'apportait leur parti à l'«union sacrée» (Burgfrieden) du Kaiser. Werner Scholem, le frère de Gershom qui était devenu social-démocrate deux ans plus tôt après un bref passage par le sionisme, prit le parti des radicaux hostiles à la guerre. Lorsqu'il revint à Berlin en septembre 1914, il vit que Gershom partageait son antimilitarisme, et les deux frères participèrent aux réunions bimensuelles illégales de la minorité social-démocrate qui se tenaient dans un petit café de Neukölln41. Gershom fut très impressionné par Liebknecht, qui avait voté en faveur des crédits de guerre en août 1914, mais avait radicalement changé de cap à la fin de l'année, ce qui se traduisit par un discours spectaculaire au Reichstag42.

L'opposition de Scholem à la guerre n'était pas motivée par des arguments socialistes; il ne s'engagea dans la fraction antimilitariste que par l'entremise de son frère et, lorsque Werner fut mobilisé en 1915, il cessa d'assister aux réunions socialistes secrètes. Bien que l'influence de Werner l'ait peut-être aidé à tenir plus fermement tête à la marée montante du patriotisme, il semble avoir adopté cette position de son propre chef. Cette conclusion incertaine met en lumière une question restée en suspens: comment Scholem, alors âgé de seize ans, a-t-il pu s'opposer à la guerre dès le début sans y avoir été incité par autrui, dans la mesure où l'adhésion à la guerre en Allemagne était presque unanime durant les premiers mois de combat ?

Ce qui conduisit Scholem à rejeter la guerre, ce fut son sionisme radical. Certes, le sionisme en soi n'explique rien, puisque, comme nous l'avons vu, la plupart des sionistes, y compris les mouvements de jeunesse, furent emportés par la ferveur guerrière. Mais Scholem interprétait le sionisme comme un appel à quitter l'Europe et ses préoccupations politiques et culturelles. De nombreux camarades de Scholem au sein de la Jung-Juda s'opposèrent également à la guerre, et l'activité antimilitariste de Scholem passa avant tout par ce groupe. Comme il était le chef de cette fraction de la Jung-Juda, il fut probablement moins influencé que soutenu par ses amis. Faute d'éléments suffisants, il nous faut supposer que l'interprétation radicale du sionisme par Scholem fut probablement la conséquence de sa personnalité iconoclaste et hostile au compromis: en politique comme en historiographie, il suivit sa propre voie.

Scholem exprima pour la première fois son opposition à la guerre en février 1915, en réaction à l'article de Margulies paru dans la Jüdische Rundschau. Avec quelques-uns de ses amis de la Jung-Juda, il écrivit une lettre à ce journal sioniste pour protester contre la publication de l'article militariste en question. Les lycéens affirmaient que les intérêts nationaux juifs ne coïncidaient pas avec ceux de l'Allemagne ou de tout autre belligérant. La lettre, qui portait également la signature de Werner Scholem, fut montrée à Arthur Hantke, président de la Zionistische Vereinigung für Deutschland («Union sioniste pour l'Allemagne»), qui était personnellement d'accord avec le texte mais craignait que la publication d'une telle lettre n'entrainât l'interdiction de l'organisation sioniste. Lors d'une réunion avec Scholem et deux des autres rédacteurs de ce texte, Hantke imposa ses vues et la lettre ne fut pas imprimée. Entre-temps, un jeune homme qui faisait ses études dans le même lycée que Scholem, ayant pris connaissance de la lettre lorsque Scholem fit la tournée des élèves pour recueillir des signatures, le dénonça aux autorités scolaires. Scholem fut exclu du lycée pour agitation antimilitariste, mais poursuivit bientôt ses études à l'université de Berlin en vertu d'une obscure loi prussienne, conçue à l'origine pour permettre aux fils cadets de la noblesse de s'inscrire à l'Université pendant deux ans sans avoir passé le baccalauréat
43. Bien que la lettre antimilitariste, restée confidentielle, n'eût pas d'autre conséquence immédiate que cette exclusion, il s'agit peut-être du premier signe de dissension connu au sein du mouvement sioniste allemand, opposant ceux qui, tels Margulies et Buber, soutenaient la guerre en raison de leurs sentiments sionistes, et la minorité de ceux qui, à l'instar de Scholem, rejetaient la guerre en s'appuyant sur des principes sionistes.

Après avoir vainement tenté d'exprimer leurs vues dans la presse officielle, Scholem et ses amis de la Jung-Juda entreprirent la publication d'un journal clandestin qui contestait la guerre et les tendances germanophiles au sein du mouvement de la jeunesse sioniste. Ce journal n'eut que trois numéros: été et automne 1915, hiver 1916. L'un des membres du groupe, le graphiste Erich Brauer, préparait les plaques lithographiques qui étaient ensuite imprimées en cachette dans l'atelier du père de Scholem, avec la complicité de deux des ouvriers. Le titre du journal – Die Blauweisse Brille («Les lunettes bleues et blanches») – témoignait du désir d'aborder les événements dans une perspective sioniste, mais il pourrait également s'agir d'une allusion ironique à l'hypocrisie du mouvement Blau-Weiss
44.

Bien qu'il fût écrit dans un style quelque peu emphatique et infantile, Die Blauweisse Brille est un document intéressant sur les tendances les plus radicales du sionisme allemand. Les jeunes membres de la Jung-Juda se montraient extraordinairement critiques à l'égard du sionisme officiel aussi bien que de la guerre, ce qui ne leur aurait valu, s'ils avaient été découverts, ni l'indulgence des autorités ni le soutien de la communauté juive. Le premier article de Scholem, paru dans la première livraison du journal, critiquait les mouvements de jeunesse sionistes, y compris les chefs plus âgés de la Jung-Juda. Reflétant ce «fossé des générations» et son désaccord avec l'absence de tout contenu judaïque dans les mouvements de jeunesse, Scholem achevait l'article en qualifiant les mouvements de jeunesse juifs de «mouvement juif sans jeunesse, jeunesse juive sans mouvement, mouvement de jeunesse sans judaïsme».

Dans la même livraison des Blauweisse Brille, Scholem publia un poème antimilitariste, «Von der anderen Seite» («De l'autre côté»), plus important pour son message politique que pour ses qualités poétiques
45.

Dans l'infini,
Devant toi une étoile se lève:
Vers les portes des cieux,
Loin au-delà de l'espace et du temps.
Tu crois qu'elle t'emporte,
Tu t'es donné à elle solennellement:
C'était la guerre !

Mais elle ne conduisait pas,
Comme tu le croyais en voyant
Ses rayons s'élever,
Vers la lumière du monde primordial.
Ce n'était qu'une chimère
Passant à travers le monde:
C'était la guerre !

Dieu, là-haut, rit…
Jetant un feu incendiaire mondial
De pays en pays,
Loin à travers la nuit.
Il nous l'a donné comme une étoile,
Nous attirant avec une grande force
Dans la guerre.

Le jeu de la chimère florissait.
Nous avons foi en la dérision des cieux,
Même si le monde
Nous a déjà étouffés dans les flammes.
Nous l'appelons nécessité,
Epoque noble et divine:
C'est seulement la guerre !

Mais tu restes à regarder
Dans le cœur du feu
Jusqu'à ce que les flammes te consument.
L'éclair flamboyant sorti du poing de Dieu
Te frappe, toi, le fils des étoiles,
Il détruit ta vision du monde:
Remercies-en la guerre !

… Si tu le peux !

Ce texte de Scholem n'est qu'une contribution mineure au corpus poétique antimilitariste, mais il reflète de façon négative le langage mystique qu'utilisaient Buber et ses disciples pour justifier la guerre. Pour Scholem, si la guerre était une nécessité divine, c'était seulement parce que les cieux se jouent de nous. Ainsi, le discours de Buber, solennel et moralisateur, de la «réalisation de l'Absolu» par l'expérience de la guerre, fut transformé par Scholem en un jeu ironique du Tout-Puissant.

Dans la deuxième livraison des Blauweisse Brille, Scholem développa les raisons de son opposition à la guerre dans un article intitulé «Laienpredigt» («Sermon laïque»). Il critiquait ceux qui rattachaient le sionisme à la guerre:


La voie de Sion passe-t-elle par les capitales de l'Europe ? […] Nous voulons tracer une frontière entre l'Europe et la Judée: ma pensée n'est pas votre pensée, ma voie n'est pas votre voie. Nous n'avons pas tant de gens que cela à vous donner pour que vous les jetiez dans la fournaise, tel Moloch. Non, nous avons besoin d'hommes ayant le courage d'avoir des pensées juives qui soient leurs pensées finales, ayant le courage de penser et d'agir radicalement, d'être proches de leur peuple afin de ne pas se laisser vaincre par la désinformation, de Londres à Saint-Pétersbourg – des hommes que les mots «dogmatisme» et «trahison» font éclater de rire.

Le remède à la souffrance de l'exil n'était pas une résignation mélancolique, mais la «joie de la jeunesse», qui ne pouvait être réalisée qu'à Sion. Le nouveau monde qui devait sortir de la guerre serait la «Jérusalem de la joie».

Die Blauweisse Brille contenait un certain nombre de piques explicitement dirigées contre Buber, y compris une caricature assez vulgaire et un pastiche de son style. Un exemplaire passa par les mains de Buber, qui invita Scholem et Erich Brauer à le rencontrer. Quand cette rencontre eut lieu, pendant l'été 1916, Buber avait commencé à infléchir sa position sur la guerre, et l'entretien ne fut pas si orageux que cela
46. Même si Scholem est resté en désaccord avec Buber sur plusieurs questions fondamentales jusqu'à la mort de ce dernier en 1965, leurs relations personnelles étaient marquées par un respect mutuel, Buber étant d'un caractère très tolérant. Quoique Scholem ait été singulièrement porté à la critique et à la polémique, surtout dans sa jeunesse, la courtoisie et le sérieux que lui manifestait Buber firent d'eux, dès le début, des amis intimes.

Malgré son amitié avec Buber, l'attitude de Scholem envers sa philosophie resta inflexiblement critique. Il défendit les «Trois discours sur le judaïsme» (Drei Reden über das Judentum) de Buber dans ses discussions avec son ami Walter Benjamin, qu'il avait rencontré en 1915, mais la critique du «culte de l'expérience» (Kult des Erlebnisses) par Benjamin l'impressionna vivement
47. Benjamin se montra toujours plus hostile à l'égard de Buber que Scholem, mais Scholem aperçut rapidement le lien entre la «mystique de l'expérience» bubérienne et le soutien à la guerre. Après-guerre, il écrivit une sévère critique du mouvement de la jeunesse sioniste dans la revue Jerubbaal de Siegfried Bernfeld, et, même si le nom de Buber n'y figure pas, la cible est claire:


parce que les jeunes ne peuvent pas rester silencieux et ne peuvent pas parler, ne peuvent pas voir et ne peuvent pas agir, ils «éprouvent» (erlebt). Dans ces pages, la Tora est devenue une expérience (Erlebnis). Le mysticisme vague auquel le judaïsme est sacrifié sur l'autel de l'Expérience est la vraie couronne du mouvement de la jeunesse. […] Et ils ont même «fait l'expérience» (erlebt haben) de la guerre quand c'était encore à la mode. […] Cependant, en vérité, l'Expérience n'est rien d'autre qu'une chimère, l'Absolu transformé en un vain bavardage (Geschwätz)
48.

On voit ici clairement que l'opposition de Scholem à la guerre allait de pair avec son mépris du néo-romantisme vide des mouvements de jeunesse. Il critiquait aussi sévèrement la réduction bubérienne du judaïsme historique et du sionisme à des expériences mystiques
49. Buber prônait l'importance de la réalisation (Verwirklichung) dans sa philosophie, et la découverte du fait qu'il n'avait pas cherché à «réaliser» son propre sionisme en émigrant en Palestine fut une grande déception pour Scholem. Il n'aborda jamais explicitement cette question dans ses lettres à Buber, mais elle resta un élément de tension sous-jacente entre les deux amis jusqu'en 1938, date à laquelle Buber, sous la pression des événements qui survenaient en Allemagne, finit, presque à contre-cœur, par se rendre à Jérusalem50.

Le sionisme de Buber paraissait à Scholem dépourvu de toute perspective concrète. Comme la plupart des sionistes allemands de sa génération, Scholem n'était pas attiré par le sionisme de Herzl en tant que solution aux problèmes politiques des juifs, mais parce qu'il apportait des éléments de réponse à leurs besoins culturels et politiques
51. Le sionisme spirituel de Buber remplissait souvent ce rôle pour les jeunes sionistes allemands, mais Scholem trouva son propre modèle chez Ahad Ha'am, l'essayiste sioniste d'Odessa. Scholem en vint à penser que le programme d'Ahad Ha'am, visant à fonder un centre culturel en Palestine, était une voie beaucoup plus réaliste pour le sionisme que l'expérience mystique prêchée par Buber52. Dans ses textes politiques écrits en Palestine dans les années 1920 et 1930, Scholem défendit avec force l'idée que le mouvement sioniste devait avoir pour but la vision culturelle modérée d'Ahad Ha'am plutôt que le maximalisme politique des révisionnistes. Ce n'est qu'après 1933 que la croyance d'Ahad Ha'am en la possibilité de redonner un sang neuf à la diaspora sans émigration massive en Palestine devint obsolète aux yeux de Scholem, en raison des événements politiques d'Allemagne.

Un autre visionnaire qui suscita l'admiration de Scholem durant les premières années de guerre était Gustav Landauer, l'anarchiste assassiné à la suite de la révolution bavaroise avortée de 1918-1919
53. Landauer était proche de Buber, mais s'opposait résolument à l'attitude adoptée par ce dernier à l'égard de la guerre. Il est même possible que Landauer ait contribué à convaincre Buber de renoncer à sa position politique, ce qui a pu, finalement, l'amener à abandonner aussi sa «mystique de l'expérience54». L'opposition de Landauer à la guerre se fondait sur des principes moraux et anti-autoritaires, ce qui séduisait Scholem bien davantage que le marxisme de son frère Werner. Landauer ne fut jamais sioniste, mais il était proche des milieux sionistes, et sa foi dans le peuple en tant que force culturelle et spirituelle fournit à Scholem un modèle pour un nationalisme antimilitariste. Les petites communes anarchistes, dans lesquelles Landauer voyait une solution à l'inhumanité du capitalisme industriel, eurent un grand impact sur les jeunes sionistes et contribuèrent, parallèlement à la conception tolstoïenne du populisme russe, au développement idéologique du mouvement des kibboutz. Scholem entendit Landauer prononcer un discours en 1915 et fit sa connaissance. Il lut les livres de Landauer, La Révolution (Die Revolution) et Appel au socialisme (Aufruf zum Sozialismus), ainsi que d'autres écrits anarchistes, et il se considérait lui-même comme anarchiste, à la fois en tant qu'opposant à la guerre et en tant que sioniste. Même s'il n'adhéra jamais à la croyance des anarchistes en la bonté essentielle de l'homme ni à leur vision d'un nouvel ordre politique, le fait qu'il se soit défini, par la suite, comme un anarchiste théologique a sa source dans ses relations avec l'anarchisme durant la guerre55.

 

La controverse de Scholem avec les mouvements de jeunesse sionistes

L'appui enthousiaste des mouvements de jeunesse sionistes à l'effort de guerre allemand suscita le dégoût de Scholem et contribua à sa critique générale de leur banqueroute idéologique. Si ces groupes étaient vraiment sionistes, déclarait-il, «ils ne diraient pas “Sion” en voulant dire “Berlin”» et ne mêleraient pas leurs aspirations politiques ou professionnelles d'ordre personnel à des objectifs nationaux
56. Même si Scholem devait plus tard combattre les révisionnistes politiques en Palestine, son sionisme intransigeant à l'époque de la Première Guerre mondiale rappelle étrangement le «monisme» de Vladimir Jabotinsky, opposé à toute dilution du sionisme dans une autre philosophie politique.

Scholem était contre l'«activisme» anti-idéologique des mouvements de jeunesse. La philosophie de la «randonnée» adoptée par le Wandervogel juif proclamait que l'expérience de la camaraderie extatique était le fondement de la nouvelle communauté. L'idéologie en tant que telle était considérée comme purement subjective et secondaire au regard de cette expérience partagée. Le Blau-Weiss, pour sa part, s'appliquait consciencieusement à laisser dans le vague son idéologie. Scholem prétendait en revanche que l'idée d'une «communauté» (Gemeinschaft) reposant sur l'expérience de la randonnée collective ne conduirait jamais à l'émigration en Palestine et à la construction d'une communauté réelle dans cette région du monde. L'idéal de la randonnée n'était pas seulement voué à ne pas conduire à Sion, mais se révélait, en réalité, contre-productif, car il détournait la jeunesse de l'élaboration d'une idéologie: une fois la «communauté» réalisée en Allemagne, la mise en pratique du sionisme ne correspondrait plus à rien
57.

Pour Scholem, l'idéologie possédait une valeur objective. Seule une idéologie cohérente et structurée pouvait transformer l'immobilisme des groupes de jeunesse en un mouvement réel. À la place de l'«expérience», Scholem prônait l'éducation par l'exemple
58. Il se montrait particulièrement critique envers l'absence de toute éducation sérieuse dans les mouvements de jeunesse. Nous avons vu que sa propre voie vers le sionisme était entièrement liée à l'étude intensive de l'hébreu et des textes juifs classiques. En s'appuyant sur son expérience personnelle, il était convaincu que cette forme d'étude intensive devait constituer le programme du mouvement de la jeunesse dans son ensemble59.

Pour Scholem, sans la connaissance de l'hébreu, la jeunesse sioniste était dépourvue de langage propre et ne pouvait que se cantonner à un «bavardage oiseux» (Geschwätz). Sans l'étude des sources juives, elle resterait privée de toute connaissance de l'histoire. Scholem prenait pour exemple de ce manque de perspective historique le fait qu'à la mort d'Hermann Cohen, en 1918, les jeunes ignoraient totalement de qui il s'agissait, sachant seulement qu'il s'était opposé au sionisme: «La mort d'Hermann Cohen ne les a pas trouvés prêts à pleurer, de même que sa vie n'avait pas suscité leur respect. […] Sur la tombe d'Hermann Cohen, le judaïsme pleurait, mais le mouvement de la jeunesse juive ne savait qu'une chose: c'était un “ennemi”
60.» Il est frappant de voir Scholem choisir Cohen pour représenter le judaïsme, d'autant plus qu'il a lui-même systématiquement rejeté la conception libérale et rationaliste du judaïsme qu'incarnait Cohen. Nous avons ici un aperçu significatif de la philosophie scholémienne de l'histoire: son assaut révolutionnaire contre les positions de ses prédécesseurs ne s'est jamais transformé en négation. Même quand il réduisait à néant leurs conclusions, il les considérait toujours comme des membres à part entière de la tradition.

La polémique de Scholem contre les mouvements de jeunesse déclencha une vive controverse
61. Hans Oppenheim reprocha à Scholem de critiquer la chose de l'extérieur sans avoir bien compris la situation réelle au sein du Blau-Weiss62. En définissant le sionisme radical comme le but du mouvement et en prônant l'usage immédiat de l'hébreu, Scholem proposait des objectifs utopiques qui ne pouvaient être atteints, étant donné le degré d'assimilation des membres du Blau-Weiss. En imposant à ces derniers des idéaux trop avancés, Scholem risquait d'en éloigner du sionisme une grande partie. Oppenheim accusa Scholem d'élitisme, et cette accusation n'était pas dénuée de fondement. Peu de juifs allemands étaient suffisamment doués ou motivés pour se lancer dans un programme intensif d'étude des sources juives afin d'embrasser, par un chemin long et difficile, le sionisme, et rares étaient ceux qui finiraient, comme lui, par devenir des spécialistes du judaïsme à partir d'un substrat laïque. Dans la philosophie scholémienne de l'histoire juive, nous verrons de nouveau une tendance à l'élitisme, même si celle-ci est assez particulière.

La mise en cause des mouvements de jeunesse sionistes touchait des points sensibles que les membres de ces mouvements connaissaient déjà. En 1917, Moses Calvary fit une conférence sur «Le problème de l'éducation chez les jeunes randonneurs juifs»; il y reconnaissait que «certains proclament que, pour apprécier le paysage allemand, il faut être Allemand, et que seuls les Allemands peuvent véritablement «faire des randonnées» – ce n'est pas entièrement faux
63». Dans sa réponse à Scholem, Oppenheim avouait que les randonnées dans la campagne allemande portaient en germe la menace d'un nouveau genre d'assimilation. Enfin, Heinrich Margulies, dont un article avait été à l'origine de l'opposition de Scholem à la guerre, se retourna contre son mentor dans une conférence pour la jeunesse prononcée en 1917 ou 1918. Il y accusait Buber d'avoir «spiritualisé» le sionisme (Vergeistung des Zionismus) en négligeant la nécessité d'un programme concret d'émigration vers la Palestine64.

Nous trouvons un indice de l'impact de la critique scholémienne du mouvement de la jeunesse dans la correspondance de Franz Rosenzweig pour la période 1919-1922. Parmi les correspondants de Rosenzweig, deux au moins – Mawrik Kahn et Rudolf Hallo – furent profondément ébranlés par les accusations de Scholem et commencèrent à douter de la valeur de leur propre activisme juif
65. Rosenzweig rassura Kahn en lui disant que son implication dans le hassidisme, quoiqu'artificielle et dépourvue d'efficacité, était un acte (Tun) authentique, à la différence de la critique, purement négative, de Scholem. Rosenzweig soutenait que l'authenticité de l'action ne devait pas se mesurer au sentiment extatique qui l'accompagne, et que ceux qui privilégient l'extase par rapport à l'action abandonnent, de fait, la démarche juive pour adopter celle du christianisme. La lettre de Rosenzweig était dirigée contre Buber, comme le montre clairement sa référence satirique à «Rabbi Martin de Heppenheim» (c'était là que Buber habitait), car il était le seul à valoriser l'extase et l'«expérience» (Erlebnis). Mais, tout en critiquant le judaïsme de Buber, Rosenzweig s'en prenait aussi à Scholem. Même si Scholem avait raison de critiquer Buber pour avoir indûment mis l'accent sur l'«expérience», il ne s'était personnellement engagé dans aucune activité positive. Contre la prise de distance de Scholem à l'égard des groupes de jeunesse sionistes, Rosenzweig trouvait les laborieux efforts que faisait Kahn pour retourner au judaïsme beaucoup plus authentiques et fructueux.

Dans ces conditions, la rencontre qui eut lieu plus tard entre Scholem et Rosenzweig – qui n'était pas sioniste – ne pouvait être que houleuse
66. Malgré leurs désaccords personnels et intellectuels, Rosenzweig avait le plus grand respect pour l'enseignement de Scholem, et il l'invita à venir faire des conférences, pendant l'été 1923, au Centre libre des études juives de Francfort67. Scholem accepta cette invitation; avant de partir pour la Palestine à l'automne suivant, il donna des leçons sur le Livre de Daniel, la cabale et S. J. Agnon. Rosenzweig remarqua ironiquement, dans une lettre à Joseph Prager: «Scholem est ici pour l'été, et il est, comme toujours, terriblement mal élevé, mais aussi, comme toujours, brillant68

La polémique de Scholem contre les mouvements de jeunesse avait principalement eu lieu pendant les années de guerre et l'immédiat après-guerre. Mais un changement radical d'orientation du Blau-Weiss déclencha, en 1922, la riposte la plus féroce de Scholem
69. Pendant quelques années, le groupe s'était engagé en faveur de l'émigration en Palestine, ce que Scholem ne pouvait qu'approuver. Mais en 1922, le Blau Weiss proclama la nécessité d'une lutte pour le pouvoir en Palestine, visant à établir une colonie révolutionnaire de jeunes en opposition au sionisme bourgeois. Manifestement influencé par les tendances fascistes qui se développaient dans les mouvements de jeunesse allemands, le Blau-Weiss se restructura, devenant un groupe paramilitaire, avec à sa tête un chef, Walter Moses, doté des pleins pouvoirs. Moses, qui finit sa carrière en dirigeant une usine de cigarettes en Palestine, déclara, lors d'un discours devant les membres du Blau-Weiss révolutionnaire:


La liberté et l'obéissance seront liées afin de faire naître une nouvelle mentalité. L'espoir d'un accomplissement de la vie par le triomphe de la liberté sera réalisé par l'indéracinable croyance en la victoire de la puissance. […] Quiconque sert [cette fière organisation], que ce soit en tant que chef ou en tant que soldat, est profondément lié à la vie, [mais] quiconque fait défection devient un ennemi, qui périra avec les bourgeois (den Bürgern)
70.

Scholem écrivit une pétition, qui recueillit quatorze autres signatures, à la Jüdische Rundschau, pour protester fermement contre la nouvelle orientation du Blau-Weiss
71. Sa critique mordante rappelle les objections qu'il avait déjà énoncées dans de précédentes polémiques. L'absence d'idéologie, qu'il avait critiquée quelque temps auparavant, lui paraissait avoir dégénéré en une pure et simple confiance dans les décrets du chef, qui, faute de contenu substantiel (Inhalt), «se tient au delà du bien et du mal, sous l'étoile du conditionnement de la jeunesse à admirer la puissance et l'autorité». Scholem qualifia cette nouvelle idéologie de «mysticisme sans scrupules» (bedenklose Mystizismus), suggérant ainsi que la mystique de l'expérience qu'il avait attaquée dans ses articles antérieurs culminait désormais dans l'autoritarisme et l'absolutisme (Verabsolutierung des Blau-Weiss). Bien que le Blau-Weiss se déclarât prêt à établir une «colonie culturellement créative» en Palestine, il était encore profondément empêtré dans le modèle allemand, empruntant ses idées au mouvement allemand de la jeunesse et ses métaphores militaires à l'expérience de la Grande Guerre, qu'il n'avait toujours pas dépassée. Dépourvu de tout lien avec la langue hébraïque, montrant par son irresponsabilité qu'il renonçait à l'héritage culturel transmis par le peuple juif (den überlieferten Kulturbesitz des jüdischen Volkes), le Blau-Weiss ne pouvait apporter aucune contribution à la résurrection juive en Palestine, et risquait même de la mettre en danger par son appel à la révolution contre les institutions juives. Un grand abîme (Abgrund) séparait le stérile Blau-Weiss de la figure du pionnier (halutz), sur laquelle reposaient les vrais espoirs du mouvement sioniste.

Avec ces dures paroles, la désillusion de Scholem à l'égard du mouvement de la jeunesse sioniste était à son comble. Mais le phénomène qui avait suscité sa colère devait jouer un rôle important dans le développement ultérieur de sa pensée. Son rejet de l'approche mystique du judaïsme et du sionisme influa sur sa conception de la politique sioniste et de l'historiographie. Il vit dans le messianisme militariste des révisionnistes une réincarnation des tendances dangereuses du Blau-Weiss : le mépris révolutionnaire de la tradition juive et l'absence de buts concrets et constructifs. Dans son historiographie, il prit ses distances avec la vision mystique et mythopoétique de l'histoire juive et se fit l'avocat d'une méthode philologique plus sobre.

La vie de Scholem pendant cette période de polémiques fut animée et orageuse. Au début de l'année 1917, son frère Werner fut arrêté pour avoir pris part à une manifestation contre la guerre; leur père, furieux et gêné du manque de patriotisme de ses deux fils, mit Gershom à la porte et le priva de soutien financier pendant presque un an
72. Scholem emménagea à la pension Struck, où habitaient principalement des juifs d'Europe orientale, et gagna sa vie en traduisant en allemand des textes hébreux et yiddish. Durant l'été 1917, il fut mobilisé après avoir réussi à échapper à la conscription pendant deux ans. Comme le héros anticonformiste du roman de Thomas Mann, Felix Krull, qui s'était fait passer pour épileptique, Scholem s'efforça de tromper les services de recrutement de l'armée allemande en simulant la folie. Il fut mis en observation dans un hôpital psychiatrique pendant six semaines, avant d'être finalement déclaré, en janvier 1918, totalement inapte au service militaire73.

La période que Scholem passa à la pension Struck, à Berlin, se révéla très importante pour lui
74. Il y découvrit la vivacité du monde intellectuel juif d'Europe de l'Est. De nombreux jeunes juifs allemands en quête de leurs racines judaïques recherchaient ardemment les juifs d'Europe orientale, considérés comme des représentants du judaïsme «authentique». Scholem décrivit plus tard cette fascination, à laquelle il succomba, lui aussi, comme «le culte des juifs de l'Est (Ostjuden), florissant chez les jeunes sionistes allemands qui cherchaient ainsi à exprimer leur ressentiment contre le rejet du judaïsme d'Europe orientale par leurs parents75». Avant la guerre, les juifs de l'Est qui fuyaient la persécution et la misère étaient reçus froidement par la plupart des juifs allemands, qui les considéraient comme des gens grossiers et primitifs. Mais, par suite de la guerre, certains juifs allemands se mirent à considérer les juifs de l'Est d'un œil beaucoup plus favorable. Ceux qui étaient partis sur le front de l'Est avaient vu les communautés juives de là-bas et crurent, à l'instar de Franz Rosenzweig, avoir trouvé le «judaïsme vivant». Cette expérience datant du temps de la guerre a pu conduire des juifs assimilés à s'identifier de nouveau au judaïsme76.

À Berlin aussi, les juifs allemands tels que Scholem «découvrirent» les juifs de l'Est. Un groupe de jeunes juifs aux penchants populistes nettement marqués fonda un Jüdisches Volksheim («Foyer populaire juif»), qui devait être un centre social et éducatif destiné aux enfants des juifs pauvres d'Europe orientale vivant à Berlin
77. Cette tentative d'«aller au peuple» n'eut guère de succès pour ce qui était des contacts avec le prolétariat juif, mais fit se rapprocher les étudiants juifs allemands des intellectuels juifs d'Europe orientale. Le Foyer organisait des soirées culturelles au cours desquelles on lisait les œuvres des conteurs et des poètes, et on y donnait des leçons en hébreu et en yiddish. Scholem assista à quelques-unes de ces rencontres et fut, comme on pouvait s'y attendre, scandalisé par ce qu'il décrivit comme une «atmosphère d'extase esthétique78». Il fut particulièrement agacé par le dirigeant du Foyer, Siegfried Lehmann, dont la conférence sur «Le problème de l'éducation religieuse pour les juifs» lui fit l'effet d'un rabâchage de l'interprétation bubérienne du hassidisme, qu'il considérait comme dépourvu de «la moindre connaissance de l'histoire du judaïsme». Scholem s'en prit à Lehmann et déclara qu'«au lieu de passer son temps à ce genre de balivernes et à ce bavardage littéraire, [il valait mieux] qu'on apprît l'hébreu et que l'on allât aux sources (zu den Quellen gehen)79».

L'un des juifs d'Europe orientale qui donnaient des cours au Foyer vivait dans la même pension que Scholem: c'était Zalman Rubaschoff, qui devint par la suite président de l'Etat d'Israël. Il travaillait à l'époque comme éditeur à Berlin et devint un ami proche de Scholem, auquel il apprit le yiddish. C'est probablement lui qui fit découvrir le sabbatéisme et le frankisme à Scholem, qui leur consacra certains de ses travaux les plus importants. Evoquant son amitié avec Rubaschoff, Scholem déclara bien des années plus tard: «[Il] m'apparaissait comme un émissaire venu d'un monde lointain, où le judaïsme était vivant, venu pour éveiller les os desséchés du judaïsme allemand
80

Parmi les autres émigrés d'Europe orientale dont Scholem fit la connaissance durant cette période se trouvait le grand écrivain de langue hébraïque S. J. Agnon, qui vivait alors en Allemagne
81. Scholem avait entendu parler de lui pour la première fois en 1916, dans un livre édité par les sionistes allemands à l'intention des soldats juifs, où figurait une nouvelle d'Agnon, «Et ce qui est tordu sera redressé», avec une introduction de Buber. Scholem rencontra ensuite Agnon; leur amitié se poursuivit à Jérusalem jusqu'à la mort de ce dernier, en 1970. Peu de textes d'Agnon étaient disponibles en langue allemande, et Scholem entreprit de traduire plusieurs de ses nouvelles, ce qui contribua certainement à susciter l'intérêt de la communauté juive d'Allemagne pour l'œuvre d'Agnon82.

Scholem fut sans doute intrigué par la relation ambivalente qu'entretenait Agnon avec la tradition juive, comme l'indique le titre du livre d'Arnold Band consacré à Agnon: Nostalgie et cauchemar (Nostalgia and nightmare). Agnon, que Scholem a appelé le «dernier classique hébraïque
83», était profondément enraciné dans le monde traditionnel des juifs de Galicie, d'où il provenait, mais il jetait sur ce monde un regard fortement satirique. Sa façon subtile de transformer les thèmes juifs traditionnels en histoires démoniaques et surréalistes dut paraître à Scholem proche de sa propre attirance ambiguë pour les aspects démoniaques de la vie juive.

Scholem lut également avec avidité les œuvres de M. Y. Berdichevsky. Il ne vit ce dernier qu'une seule fois, dans une librairie, et ne le rencontra plus jamais par la suite, mais il fut particulièrement impressionné par ses traductions des légendes juives en allemand
84. En 1919, alors qu'il était étudiant à Berne, il rencontra S. A. Horodezky, le vulgarisateur du hassidisme, et travailla avec lui sur la traduction de ses textes hébraïques en allemand. Malgré cette collaboration, Scholem conçut par la suite un grand mépris pour la version romantique du hassidisme popularisée par Horodezky85.

Toutes ces rencontres furent des étapes importantes dans le développement intellectuel de Scholem. Chez les juifs de l'Est, il trouva le sionisme décomplexé et l'amour de la tradition juive qu'il avait cherchés en vain parmi les juifs allemands. Il écrivit la plupart de ses articles polémiques contre le Blau-Weiss alors qu'il vivait au contact de cette communauté d'exilés. Bien qu'il soit resté en Europe centrale pendant plus de six ans après avoir quitté la maison paternelle, il était déjà psychologiquement sorti de l'environnement bourgeois assimilé de sa jeunesse, environnement dont il voyait encore les traces dans la jeunesse sioniste. Sa première expérience de «Sion», qu'il devait retrouver dans le yishuv de Palestine, majoritairement composé d'émigrants d'Europe orientale, avait déjà eu lieu à Berlin.

 

La décision d'étudier la cabale

Après avoir échappé au service militaire en janvier 1918, Scholem se rendit à Iéna, où il suivit pendant six mois les cours de l'université. En mai, lorsqu'il reçut son avis officiel d'exemption, il quitta l'Allemagne et partit rejoindre Walter Benjamin, qui s'était temporairement exilé en Suisse quelque temps auparavant. Pendant un an et demi, Scholem vécut à Berne, assistant aux cours de l'université et consacrant de longues heures à d'intenses discussions avec Benjamin. En 1919, il décida de rentrer en Allemagne pour y passer son doctorat. Ses études universitaires avaient porté jusqu'alors sur les mathématiques et la philosophie, et Scholem envisageait sérieusement d'aller se perfectionner en mathématiques à Göttingen.

Un autre choix s'offrait : partir à Munich, qui possédait la plus belle collection de manuscrits cabalistiques de toute l'Allemagne, et écrire une thèse sur la cabale. Scholem avait commencé à s'intéresser à cette question en 1915, et c'était devenu pour lui une véritable passion à partir de 1919. Aussi bibliophile que son ami Benjamin, il avait acheté une grande quantité de vieux textes cabalistiques; lors de son départ pour Jérusalem en 1923, il en possédait six cents
86. En quelques années, il rassembla l'une des bibliothèques privées les plus extraordinaires de Jérusalem, et, en 1936, il parodia la tradition des snobs qui publiaient le catalogue de leur propre bibliothèque en éditant une plaquette intitulée Liste des livres sur la cabale et le hassidisme qui manquent dans la collection de livres de Gershom Scholem.

La cabale ne pouvait s'ouvrir à Scholem ni par la voie du judaïsme ordinaire, ni par celle de l'apprentissage universitaire. Les maîtres orthodoxes qui lui enseignèrent la Bible et le Talmud étaient incapables de répondre à ses interrogations sur la cabale, et il n'existait à l'époque aucun universitaire en Allemagne spécialisé dans ce domaine. À Munich, Scholem soutint son doctorat d'études sémitiques sous la direction de l'assyriologue Fritz Hommel, mais il rédigea sa thèse sur le Sefer ha-Bahir pratiquement sans aide
87.

Le choix de se rendre à Munich plutôt qu'à Göttingen fut probablement déterminé par les longues discussions de Scholem avec Benjamin et avec Buber. Scholem déclara que son amitié avec Benjamin, qui remontait à 1915, avait été «la plus importante de [sa] vie
88». Même si Benjamin n'était pas sioniste et ne connaissait pas grand-chose au judaïsme, il était extrêmement proche des préoccupations de Scholem. Unis dans une même opposition à la guerre, ils avaient un intérêt commun pour de nombreuses questions de philosophie et de métaphysique, et chacun des deux exerça une influence considérable sur le développement intellectuel de l'autre. Le projet initial d'écrire une thèse sur la philosophie du langage de la cabale naquit probablement dans des conversations avec Benjamin sur la question. Scholem trouva dans la pensée de Benjamin une philosophie à dimension mystique, sans commune mesure avec tout ce qu'il avait pu voir dans les universités qu'il avait fréquentées89.

Scholem fut également incité à étudier la cabale par Buber, qui l'encouragea et qui fut probablement la seule personne avec laquelle il s'entretint sérieusement et fréquemment de ses études durant sa période munichoise
90. Au début, l'intérêt de Scholem pour la cabale fut probablement inspiré par les Trois discours sur le judaïsme (Drei Reden über das Judentum), dans lesquels Buber soutenait, contrairement à la «science du judaïsme», que le mythe doit être considéré comme un élément du judaïsme à part entière. Le rejet du judaïsme «bourgeois» par Scholem s'accordait avec la nouvelle ambiance intellectuelle dans laquelle vivaient les jeunes juifs allemands, ambiance que Buber contribua à créer91. Mais, si la fascination qu'éprouvait Scholem pour l'irrationalisme reflétait sa dette envers Buber, sa décision de faire de l'étude de la cabale son projet universitaire était originale. Et, de fait, elle doit être comprise en partie comme une réaction contre l'approche mystique des sources juives qu'avait instituée Buber.

Les premiers articles que Scholem consacra à la cabale montrent ce que sa décision d'investir ce domaine devait au rejet des idées bubériennes. En 1920, il écrivit une longue recension d'un recueil d'extraits du Zohar traduits par Jankew Seidmann
92, où il accusait l'auteur d'avoir rendu la langue de la cabale dans le style de l'expressionisme allemand. Il en attribuait la responsabilité à l'adaptation des Récits de Rabbi Nachman par Buber93. La langue de Seidmann était «celle du Bar Kochba de Prague, […] mais ne fut jamais la langue du Zohar94». La cible visée était évidente: comme le Blau-Weiss, le cercle sioniste pragois, qui comprenait Samuel Hugo Bergmann et Robert Weltsch, était sous l'influence spirituelle directe de Buber. Dans cet article – le premier qu'il ait consacré à la cabale –, Scholem étendait sa critique des mouvements de jeunesse et de leurs choix linguistiques à l'érudition cabalistique: les chercheurs n'étaient pas moins contaminés par l'«expressionisme» de Buber que ne l'était le Wandervogel sioniste.

Un an plus tard, Scholem fit paraître un article encore plus long sur la cabale, sous la forme d'une recension d'un essai de Meir Wiener sur «la poésie lyrique de la cabale» (Die Lyrik der Kabbalah)
95. Wiener faisait une distinction entre la «religion» et le «rituel», et certains passages de son essai semblaient tirés mot pour mot des Trois discours de Buber. Il célébrait l'acte «religieux» spontané comme étant la véritable «expérience de Dieu» (Gotterlebnis)96. Scholem insista finement sur l'utilisation que faisait Wiener de la catégorie de l'Erlebnis pour traiter de la cabale97, en demandant si la distinction entre «l'expérience vivante inapplicable» et «l'ossification cultuelle du dogme, tournée vers la pratique», était utile pour comprendre la cabale. Les distinctions bubériennes conduisaient, au contraire, à une distorsion de l'essence historique de la cabale, car elles assujettissaient de façon anachronique des matériaux historiques à des catégories de pensée modernes. La tendance wienérienne, héritée de Buber, à unifier toutes les formes de mystique en une seule et même «théorie expressioniste vulgaire» détruisait la singularité historique de chacune d'elles98. Dans sa critique plus tardive de l'interprétation anhistorique du hassidisme par Buber, Scholem appliqua explicitement à Buber les objections qu'il avait élevées contre Wiener en 1921.

Pour Scholem, le principal problème du livre de Wiener, comme de toute l'approche expressioniste du judaïsme, était que l'amour de Wiener pour l'extase métaphysique sapait les fondements de la discipline philologique et historique nécessaire pour comprendre la cabale dans sa singularité historique. Dans une remarque incidente, il se moquait de ceux qui, tel Hugo Bergmann (l'un des plus proches disciples de Buber), aspiraient à «la résurrection de la métaphysique
99». La tendance à considérer tous les écrits mystiques comme une poésie pouvant inspirer un éveil métaphysique favorisait une mésinterprétation de la nature de la cabale. En tant que corpus de textes techniques, la cabale ne requérait pas l'enthousiasme du poète ou du métaphysicien, mais la méticuleuse enquête du philologue.

Scholem, toutefois, n'était nullement hostile à la métaphysique. On pourrait même dire que la première impulsion qui l'orienta vers l'étude de la cabale fut d'ordre métaphysique, car il espérait découvrir dans ces écrits ésotériques certaines vérités pour lesquelles il n'y avait aucune place dans la philosophie rationnelle juive. Mais il s'avisa ensuite que les vérités métaphysiques ne pouvaient être découvertes qu'en utilisant les instruments de la critique philologique et historique. Comme il l'écrivait dans sa critique du livre de Wiener, «la profondeur philologique peut avoir une fonction authentiquement mystique
100». Scholem développa cette surprenante idée en 1937, dans une lettre aphoristique adressée à Zalman Schocken pour son soixantième anniversaire, intitulée «Un exposé sincère sur les véritables motivations de mes recherches cabalistiques» (Ein offenes Wort über die wahren Absichten meines Kabbalastudiums)101.


Je ne suis pas du tout devenu «cabaliste» par inadvertance. Je savais ce que je faisais – si ce n'est qu'il me semble maintenant que j'imaginais que la tâche serait beaucoup plus facile. Au moment d'endosser l'habit du philologue et de quitter les mathématiques et la théorie de la connaissance pour m'engager dans un champ beaucoup plus incertain, je n'avais qu'une vague connaissance de mon sujet, mais j'étais plein d'«intuitions».

Trois années décisives pour ma vie tout entière (1916-1918) étaient derrière moi: beaucoup de pensées excitantes m'avaient conduit au plus rationaliste des scepticismes en ce qui concernait mes domaines d'étude et à l'affirmation intuitive de thèses mystiques qui se situaient à la limite de la religion et du nihilisme.

J'ai trouvé [plus tard chez Kafka] une expression parfaite, insurpassable, de cette limite – expression qui, en tant qu'affirmation séculière, dans un esprit moderne, du sentiment cabalistique du monde, m'a donné l'impression que les écrits de Kafka étaient enveloppés d'un halo canonique.

Mais à cette époque, ce fut le curieux livre de Molitor, Philosophie de l'histoire, ou Sur la tradition (Philosophie der Geschichte, oder Über die Tradition), trouvé chez Poppelauer, qui exerça sur moi une grande fascination. Quoique historiquement infondé, il donnait une adresse où la vie secrète du judaïsme, sur laquelle je m'étais penché dans mes méditations, paraissait avoir résidé autrefois.

J'eus alors l'intention d'écrire, non pas l'histoire, mais la métaphysique de la cabale. J'étais frappé par l'appauvrissement de ce que certains ont coutume d'appeler la «philosophie du judaïsme». J'étais outré, en particulier, par trois auteurs que je connaissais, Saadia [Gaon], Maïmonide et Hermann Cohen, qui s'étaient donné pour tâche de combattre le mythe et le panthéisme, de les réfuter, alors qu'ils auraient dû se préoccuper de les hisser à un niveau plus élevé.

Bien sûr, ce n'est pas un grand exploit que de montrer que le mythe et le panthéisme sont «faux»; je considérais comme beaucoup plus importante la remarque que me fit un jour un juif orthodoxe: il y a tout de même en eux quelque chose de substantiel. Je voyais ce niveau plus élevé dans la cabale, si déformé qu'il fût dans la discussion philosophique. Il me semblait que là, au-delà de ce que voyait ma génération, s'étendait un royaume d'associations qui devaient concerner nos expériences intimes les plus humaines.

Assurément, la clef de la compréhension de ces choses paraissait perdue, s'il nous fallait en juger d'après les normes obtuses des Lumières que les érudits juifs avaient à offrir. Et cependant, là, dans les premiers livres des cabalistes que je lisais avec une ardente ignorance, je trouvais, à ma grande surprise, un mode de pensée qui n'avait manifestement – pour le dire à la berlinoise – pas encore trouvé de domicile. La profonde intuition de Molitor, malgré la perspective on ne peut plus biaisée de Franz von Baader, dans laquelle il se situait, ne pouvait être trompeuse. Et ce n'était peut-être pas la clef qui faisait défaut, mais le courage: le courage de s'aventurer dans un abîme qui, un jour, pourrait finir en nous-mêmes; et aussi le courage de pénétrer dans la plaine symbolique et de franchir la muraille de l'histoire.

Car la montagne, le corpus des faits, n'a nullement besoin de clef; il faut seulement franchir la muraille brumeuse de l'histoire qui s'étend autour d'eux. Traverser cette muraille – telle fut la tâche que je m'assignai. J'allais peut-être me perdre dans le brouillard, j'allais peut être devenir, pour ainsi dire, «professionnellement mort». Mais rien ne peut remplacer la nécessité de la critique historique et de l'histoire critique, même si cela exige des sacrifices.

Certes, l'histoire peut sembler n'être, au fond, qu'une illusion, mais c'est une illusion sans laquelle, dans la réalité temporelle, aucune intuition de l'essence des choses n'est possible. Pour l'homme d'aujourd'hui, la totalité mystique du système, dont l'existence disparaît notamment lorsqu'elle est projetée dans le temps historique, ne peut devenir visible sous sa forme la plus pure que dans la discipline légitime du commentaire et dans le miroir singulier de la critique philologique.

Aujourd'hui, tout comme à ses débuts, mon travail vit dans ce paradoxe, dans l'espoir d'une communication réelle en provenance de la montagne, dans l'espoir de voir se produire une presque invisible et infime fluctuation de l'histoire, qui permettrait à la vérité de se frayer un chemin à travers les illusions du «progrès».

La pleine signification de ce texte séminal et fascinant apparaîtra progressivement dans la suite de ce livre. Nous voyons ici, dans l'œuf, pourrait-on dire, les motivations profondes de la conviction scholémienne de la nécessité de la critique philologique comme voie unique vers la vérité historique et métaphysique. Sa lecture du livre de Franz Josef Molitor – qui était une étude plus métaphysique qu'historique de la cabale – l'incita à voir dans la cabale la clef de la «vie secrète du judaïsme». Il trouva dans les thèses mystiques qui «se situaient à la limite de la religion et du nihilisme» un modèle possible de l'équilibre précaire que lui-même recherchait entre tradition et laïcité. Alors que la philosophie rationnelle juive, parvenue à son apogée avec Hermann Cohen, avait tenté de supprimer le message le plus important, potentiellement hérétique, de la tradition, la cabale était parvenue à hisser le mythe et le panthéisme à «un niveau plus élevé», réussissant par là même à leur donner une certaine valeur. La cabale était peut-être la réponse aux interrogations philosophiques et métaphysiques auxquelles la philosophie n'avait pas su répondre, quand elle ne les avait pas délibérément esquivées. Mais Scholem n'était aucunement disposé à courber la tête devant l'abîme mystique, comme l'avaient fait les néo-romantiques du mouvement de la jeunesse. La seule voie légitime de retour à la réalité mystique de la cabale passait par «la muraille brumeuse de l'histoire», qui ne pouvait être percée que par les instruments de la critique philologique. Pour Scholem, l'essence d'un phénomène historique ne peut jamais être appréhendée directement, mais seulement par les voies indirectes du commentaire. C'est l'historien, non le philosophe, qui possède la clef de la vérité métaphysique.


L'évocation de Kafka dans la lettre à Schocken mérite que l'on s'y attarde. Comme l'a clairement montré la correspondance de Scholem avec Walter Benjamin, récemment publiée, Scholem avait consacré, dans les années 1930, de nombreuses réflexions à la signification des écrits de Kafka. Dans ces lettres, on trouve même un poème de Scholem sur Le Procès de Kafka. Il organisa également plusieurs séminaires sur Kafka à l'Université hébraïque de Jérusalem et incita de jeunes chercheurs, tel le philosophe Nathan Rotenstreich, à s'intéresser à l'œuvre de Kafka.


3. Comme il l'écrivit à Benjamin, Scholem tenait Kafka pour un écrivain éminemment juif, préoccupé par la signification de la Loi révélée. Il considérait que le problème de la révélation était essentiel pour Kafka. Dès lors, la «montagne» dont il est question dans la lettre à Schocken – qui suggère évidemment le mont Sinaï – pourrait aussi être une allusion au château du roman éponyme de Kafka. Pour ce dernier, comme pour les mystiques juifs, la source de la Loi reste une figure mystérieuse, dissimulée sous un linceul de brume. Aucune route directe vers cette source ne peut être trouvée, et l'homme doit errer dans le monde, par des chemins indirects, pour réussir à entrevoir vaguement la signification de la révélation. Dans le chapitre final de ce livre, j'examinerai les réflexions théologiques de Scholem sur l'impossibilité de la communication directe avec le divin et sur la nécessité d'une voie indirecte. En établissant, de façon suggestive, un lien entre les cabalistes et Kafka, Scholem montre déjà dans quelle direction s'oriente sa propre théologie.

Dans sa lettre à Schocken, Scholem indique que la «vie secrète du judaïsme» pourrait être trouvée dans la cabale. Sa décision d'étudier cette dernière ne reposait pas seulement sur le fait qu'elle avait été «ignorée» par le XIXe siècle, mais sur l'intuition qu'elle pouvait être la véritable clef de la compréhension des forces vitales qui avaient assuré la survie du judaïsme. En tant que juif non orthodoxe, mais profondément attaché aux sources de la tradition juive, il voyait dans la cabale une voie qui ne passait pas par l'orthodoxie halakhique, et qu'il pouvait suivre pour devenir, non pas un cabaliste, mais un historien. Comme il l'a indiqué dans un récent entretien,


j'étais intéressé par la question: le judaïsme halakhique a-t-il assez de puissance pour survivre ? La halakhah est-elle vraiment possible sans un fondement mystique ? A-t-elle suffisamment de vitalité pour survivre pendant deux mille ans sans dégénérer ? J'appréciais la halakhah sans m'identifier avec ses impératifs. […] Cette question était étroitement liée à mes rêves concernant la cabale, à travers l'idée selon laquelle la cabale pourrait bien être l'explication de la survie de la force consolidée du judaïsme halakhique
102.


En 1923, Scholem émigra en Palestine, mais il n'avait pas l'intention de faire de ses travaux sur la cabale une profession. Il s'était préparé à gagner sa vie comme professeur de mathématiques dans un lycée. Lorsqu'il arriva en Palestine, l'Université hébraïque n'était encore qu'un rêve, et aucune voie royale ne s'ouvrait vers une carrière universitaire. Mais la bibliothèque de l'université en gestation existait déjà; par une heureuse coïncidence et grâce à une astuce financière de Samuel Hugo Bergmann, le directeur de la bibliothèque, Scholem obtint un emploi de bibliothécaire chargé du fonds hébreu
103. Lorsque l'université ouvrit ses portes, en 1925, il devint maître de conférences, puis professeur de mystique juive, poste qui fut pratiquement créé à son intention, par suite de la tournure, aussi heureuse qu'inattendue, prise par les événements.


Le rejet de l'environnement politique et culturel du judaïsme allemand du temps de la Première Guerre mondiale conduisit Scholem à la fois vers un sionisme radical et vers l'étude historique de la cabale. Même si ces décisions furent prises sur des plans de pensée différents et impliquaient des modes différents d'engagement et d'action, elles naquirent toutes deux de la même matrice événementielle. La route qui mena Scholem de Berlin à Jérusalem, littéralement et métaphoriquement, était une route solitaire, car il lui fallut se révolter contre la génération de ses parents et contre la sienne propre. Décrivant Scholem dans une lettre à Rudolf Hallo, en 1921, Franz Rosenzweig avait bien saisi le caractère individualiste du retour de Scholem à Sion et au judaïsme: «[Scholem] est réellement sans dogme (dogmenlos). Il est absolument impossible de l'endoctriner. Je n'ai jamais rien vu de pareil chez les juifs occidentaux. Il est peut-être le seul qui soit vraiment rentré au foyer (Heimgekerte). Mais il y est rentré tout seul
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