l'éclat

Aboulafia -L'Epître des sept voies

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L’épître des sept voies

Abraham Aboulafia






PARUTION FÉVRIER 2008

Traduit de l’hébreu et annoté par Jean-Christophe Attias

Précédé de «Le livre au coeur de l'être» par Shmuel Trigano

Suivi d'une «Vie imaginaire d ’Abraham Aboulafia» parr Patricia Farazzi

Edition du texte hébreu original par Adolph Jellinek

Collection Philosophie imaginaire

978-2-84162-154-5

176 p.

14 €


Note à la nouvelle édition






L’Épître des sept voies d’Abraham Aboulafia, dont nous proposons aujourd’hui une nouvelle édition, augmentée du texte original en hébreu, a paru pour la première fois dans cette même collection en avril 1985. Il s’agissait du troisième ouvrage d’une maison d’édition débutante (et inexperte), ce qui explique en partie – mais n’excuse pas – les nombreuses imprécisions et erreurs typographiques dont pâtissait cette publication. La traduction avait été confiée à un jeune hébraïsant, Jean-Christophe Attias, dont ce fut la première publication et qui accomplit cette prouesse de livrer une traduction soignée et d’une grande honnêteté d’un texte réputé intraduisible (comme le sont les œuvres de cabale en général et celles d’Aboulafia en particulier). À vingt-trois ans d’intervalle, réviser une telle traduction supposait de la remanier en profondeur, ce qui n’était pas envisageable, non seulement parce que «chacun va son chemin», mais aussi parce que, sous cette forme, elle continuait de mériter pleinement à nos yeux la publication et fut, pour ceux qui la découvrirent alors, une véritable révélation. Pour la première fois, en effet, il était possible de lire une traduction d’Aboulafia, si l’on ne tient pas compte de celles en latin, restées manuscrites, réalisées par l’énigmatique Flavius Mithridate pour le comte Jean Pic de la Mirandole. C’est donc cette même traduction, avec ces mêmes «blancs» obligés, dont s’explique le traducteur dans sa note, que nous republions ici, enrichie toutefois des termes en hébreu (qui faciliteront la compréhension des passages de guématria) et du texte établi par Jellinek pour les lecteurs hébraïsants. Ce sont également les mêmes préface (de Shmuel ­Trigano) et postface – légèrement augmentée – (de Patricia Farazzi) qui accompagnent l’Épître, selon le principe de cette collection qui voulait encadrer un texte philosophique d’une préface d’un penseur contemporain et d’une postface littéraire, en forme de vie imaginaire de l’auteur, sur le modèle des Vies imaginaires, pour éviter, comme l’écrivait Marcel Schwob, que «la science historique» ne nous laissât «dans l’incertitude sur les individus». Et l’«individu» Aboulafia, incertain et marginal s’il en fut, ne se laissait pas facilement enfermer par la science historique.
Depuis cette édition française ont paru deux autres traductions de l’Épître: la première en italien (dans le volume Mistica ebraica, édité par Giulio Busi et Elena Loewenthal, Einaudi, 1995, dont l’appareil de notes est largement inspiré de notre édition) et la deuxième en anglais (The Seven Paths of Torah, Providence University, 2007).Une édition en hébreu a finalement été publiée en 1999 dans le cadre d’un projet d’édition des œuvres d’Aboulafia par Amnon Gross: Iggeret Sheva Netivot ha-Torah, dans le volume Gan Na‘ul, Jérusalem, 1999. Sans être une édition critique, le projet de Gross a le mérite de mettre à la disposition du public les textes eux-mêmes sur la base des manuscrits dont il dispose. C’est en tout cas la seule possibilité, à ce jour, d’accéder à cet extraordinaire corpus de textes, en attendant que le professeur Moshe Idel, de l’Université hébraïque de Jérusalem, ne nous livre une édition critique, qu’il semble annoncer au fil de ses propres publications depuis plusieurs années.
Nous tenons à remercier ici tous ceux qui rendirent possible, alors, cette publication, comme ceux qui, par leur fidélité à un projet éditorial improbable, ont permis aujourd’hui qu’elle reparaisse enrichie. Nos remerciements vont également à la Bibliothèque de l’Alliance Israélite Universelle (et à son personnel compétent), qui nous a autorisé à reproduire l’édition fac-similé du texte original hébreu, tiré de son fond et répertorié sous la cote H 7237. Les chiffres en gras et entre crochets qui figurent dans la traduction française correspondent à la pagination de l’édition Jellinek.
Notice biographique







1240 Naissance d’Abraham ben Samuel Aboulafia à Saragosse.

Enfance et adolescence à Tudèle dans la province de Navarre.

1258 Mort du père d’Aboulafia qui l’avait initié à la Torah et au Talmud.

1260 Premier voyage d’Aboulafia. Il part en Eretz Israël, à la recherche d’un fleuve mythique, «le Sambation», au-delà duquel, selon la légende, demeuraient les dix tribus perdues. Il n’ira pas plus loin que la ville d’Acre à cause des troubles qui menaçaient la région.

1260 à 1270 Il voyage en Grèce – où il se marie – puis en Italie. Il découvre la philosophie aristotélicienne et l’œuvre de Maïmonide. Il étudie à Capoue avec Hillel de Vérone et est initié au Sefer Yesirah, Le livre de la Création, par Baruch Togarmi.

1271 Retour à Barcelone où il intensifie son étude du Sefer Yes.irah. Premières visions prophétiques. Il voyage en Espagne où il expose ses théories.

1273 Il quitte l’Espagne pour «mener une vie vagabonde» (G. Scholem) en Grèce et en Italie. 1275 Diffusion du Zohar en Espagne ; en Italie, saint Thomas d’Aquin achève sa Somme théologique.

1279 Aboulafia réside à Patras. Premiers écrits prophétiques.

1280 Retour à Capoue, où il fonde une «école». Il s’enthousiasme tout d’abord pour cette entreprise puis sera déçu par ses disciples, d’autant que certains, croyant trouver des similitudes entre ses doctrines et celles du christianisme, acceptèrent le baptême.

Il se rend à Rome avec l’intention de rencontrer le pape Nicolas III.

Il veut lui demander d’améliorer le sort des Juifs. À l’annonce de sa venue, le pape ordonne qu’on le brûle dès son arrivée. Mais Aboulafia ne renonce pas et le jour de son entrée dans Rome, le pape meurt. Nous sommes le jeudi 22 août 1280. Aboulafia est emprisonné pendant 28 jours au collège des Franciscains, puis libéré et sommé de quitter la ville.

Voyage en Italie et séjour prolongé à Messine. C’est là qu’il écrit l’un de ses ouvrages les plus importants ’Or ha-Sekhel, «La Lumière de l’Intellect».

Il restera en Sicile jusqu’en 1288.

1288 Accusé de charlatanisme par Salomon ben Abraham Ardet, rabbin de Barcelone, il est contraint à l’exil. C’est à Comino, une île minuscule au large de Malte, qu’il se réfugie et qu’il écrit le Sefer ha-’Ot, «Le Livre du Signe».

1291 Rédaction du Imré Shefer.On perd sa trace à cette date.


Le livre au cœur de l’être








S’il est un trait qui caractérise l’univers culturel juif, c’est bien la centralité d’un Livre, d’un texte dont la portée n’embrasse pas uniquement la spiritualité et l’intellectualité mais aussi la société, la politique et l’histoire: un peuple, une pensée dont l’histoire est l’histoire du rapport à un texte. Et c’est ce même fait, à la rare étrangeté, qui conduit régulièrement de doctes et sérieux experts à retrancher, sans sourciller, l’aventure juive du registre des civilisations et des sociétés historiques. Il est vrai que la compréhension de ce que j’ai appelé le «fait juif» (pour sortir de toutes les apories terminologiques qui nous ennuient) est difficile et nécessite un effort de réflexion hors du commun. Quel serait en effet le critère de vérité d’un tel texte? En quoi l’énoncé d’une telle narration relèverait du «vrai», de l’«objectif» et du «naturel»? Comment du «naturel» serait-il directement du texte? Comment la science physique se résumerait-elle en herméneutique? Ne serions-nous pas plutôt en présence d’une doctrine parmi d’autres, d’une idéologie? Autant de questions qui mettent à mal les a priori de la pensée moderne… La question est d’importance. Que la réponse défaille et aussitôt le puissant édifice de la civilisation hébraïque, le plus ancien du monde, s’effondrerait, car il y a là son fondement même, sa structure la plus intime…
Tout au long de l’histoire, cette question fut néanmoins posée, question du «dehors» – il faut le dire –, qui émane de l’extériorité d’Israël, et qui n’eut de prise que parce qu’elle fut un jour intériorisée par l’intelligence juive. C’est ce projet, la philosophie juive, qui se propose de marier le Logos et la Torah, qui l’assuma dans la conscience juive, taraudé par cette contrariété: dans la transparence abstraite et théorique du Logos, que faire de l’apparente et obtue singularité du peuple juif, de la langue hébraïque, d’un Dieu qui a des «Noms propres» et par lesquels on peut l’appeler, comme nous le dit le grand Yehuda Halevi dans son Livre du Kuzari? La réponse philosophico-juive fut toujours la même, de Philon d’Alexandrie à Mendelssohn en passant par Maïmonide, à un point de systématisation inégalé. Elle met en place un dispositif à triple détente: — L’assimilation absolue de la pensée de la Torah à la philosophie grecque, comme si elles étaient interchangeables. — L’anhistoricisation de toute l’existence juive. Sur la base de la première hypothèse et parce que la philosophie grecque jouit de plus de formalisation, on applique les concepts grecs aux notions de la pensée juive. Comme ceux-là sont très «abstraits» et celles-ci très «concrètes», pétries d’histoire et de noms propres, l’opération aboutit à une abstraction du texte biblique qui a pour effet de retrancher le fait juif de l’histoire, du social et du philosophique. — La conventionalisation du fait juif. Le fait juif (texte, société, Dieu aux noms propres) subsiste en effet et la philosophie juive (se) doit (d’) en «rendre compte», puisqu’elle se veut toujours juive et puisqu’elle se veut aussi grecque. C’est en faisant de la réalité et du texte juifs, une «convention», la conséquence d’un accord rationnel et volontaire entre les hommes et non l’effet de leur profondeur charnelle, linguistique, historique, que la philosophie juive sort d’une telle impasse. L’existence d’Israël n’est plus affirmée que sur le mode symbolique. La profondeur métaphorique de son sens est perdue. Face à un tel scénario, la pensée juive qui ne recherche pas ce recouvrement par le Logos et qui constitue le noyau dur et pulsant de toute la pensée d’Israël s’est souvent retrouvée en retard de formalisation théorétique. Avec Aboulafia, nous avons l’exemple même d’une telle réponse de cette pensée juive qui ne relève pas du projet philosophique, mais qui entame le débat au niveau même où le porte la philosophie juive. Étrange duel, car Aboulafia y incarne une pensée kabbalistique qui, loin d’être l’ennemie de la philosophie juive, lui concède une dimension de vérité dans l’échelle de la connaissance, même si c’est pour lui faire servir une finalité qui la dépasse, la Kabbale, en artisan d’un tout autre projet intellectuel que le projet philosophique juif. «Les sept voies de la sagesse», un véritable classique du genre, nous donne à comprendre, très systématiquement, le projet de la pensée juive. Et c’est en effet une tout autre perspective qui s’y dessine. Aboulafia reprend, dès les premiers mots de son texte, la problématique rationaliste du «Maître» (Maïmonide) concernant le caractère «conventionnel» du fait juif, mais dans un sens tout différent. «Au début (reshit) le parler (le logos) et le commencement du conjoindre (du réunir) c’est de rassembler tout le public, rassemblement du sage avec l’ignorant.» (p. 37) À chacun, il s’agit de transmettre selon son intérêt, donner la clef de sa porte, afin que chacun prenne selon ce qui lui convient. Le sens révèle le lecteur à lui-même. Ainsi la Torah se révèle-t-elle élixir de vie ou poison mortel selon la nature de ceux qui subissent son action. Le texte ne se fait plus «limite» au sens, comme dans l’approche de la philosophie juive, comme s’il fallait le surplomber d’un sens; il se fait accueil de multiples sens qui se révèlent à l’aune de chaque lecteur. L’universel n’est plus engloutissement du particulier mais il engendre les particuliers et c’est leur naissance même, multiple, qui révèle l’universel à lui-même... Toute l’échelle de la connaissance ne vise ainsi, naturellement, qu’à produire du yah.id, de l’unique, du séparé (nivdal). C’est au niveau de la Kabbale, la cinquième voie, que l’on commence à se séparer de la «masse du peuple» et dans la solitude que l’on accède au «sentier spécifique», le «nativ meyuh.ad» où tout se transmet de bouche à bouche et non par écrit, alors que l’on devient un homme «meyuhad», doté du savoir «meyuh.ad», en d’autres termes un prophète. Difficile traduction que celle de ces termes proches qui tournent autour d’une même racine. Le nom spécial, l’homme spécial, l’individu, font référence à la fois à l’unité, l’unification, l’individualité, la spécificité, la communauté, etc. On est loin de l’étroitesse de la notion de la «particularité» d’Israël et l’on comprend mieux pourquoi l’idée de l’élection d’Israël chez Aboulafia, se résume à l’élection de sa langue, de la langue hébraïque. C’est dire combien, toute traduction, a fortiori d’Aboulafia, est réputée impossible, à moins qu’on ne la pense dans l’universalité de la langue hébraïque censée porter les soixante-dix langues de l’univers – vieille idée talmudique – et qui, à force d’efforts dans le sens du yih.ud, de la prophétie, pourrait arriver à être entendue dans toutes les langues. Est-ce dans ce sens que Aboulafia nous dit n’avoir lu d’Aristote que les livres traduits en hébreu (p. 84) ? C’est cette idée de l’altérité d’Israël qui constitue au fond l’essentiel de la controverse entre la philosophie et la Kabbale. Dans l’optique philosophique, elle est proprement impensable, comme n’est pas concevable le Dieu au Nom propre, et encore moins la spécificité de la langue hébraïque. Comment pourrait-il y avoir une autre saisie de l’universel (que la saisie grecque) ? L’argument de l’élection est la réponse directe d’Aboulafia, mais il faut la comprendre dans sa profondeur. L’élection est assimilée à un fait de la nature, et non pas à la sur-nature. L’idée est déjà chez le prophète Jérémie (31, 35-36). Aboulafia avance ainsi: «Comme dans la nature certaines choses ont été choisies par rapport à d’autres... ce choix ne se prête pas à un jugement.» (p. 91-92) On ne juge pas de la légitimité d’une montagne ou d’un océan. C’est une donnée du réel... Et ce réel est différencié, construit dans un rapport d’altérité, de bidimensionalité, à l’instar du fondement même de ce monde, comme «les sangs errent et se meuvent hors de leur lieu», le «déplacement» même du divin, la permutation originelle des lettres: la disparition, l’exil, le silence, le alef de l’origine. Il faut donc comprendre cette idée de l’élection dans sa complexité: elle se déploie dans ce texte à propos d’une analyse de la procession de l’Un à travers ses multiples états, le binaire et le trinaire. Une des questions les plus décisives auxquelles s’affronte ce texte est de comprendre comment il peut y avoir deux têtes pour une seule couronne. Comment comprendre le secret des deux Noms divins? Comment l’homme, qui est composé de deux (père et mère, forme et matière), pourrait avoir une pensée unique, unifiée, sans dualité, libérée du oui et du non? La théorie du Nom divin élabore dans ses profondeurs toute cette conception de l’élection et de la différenciation, conception que ne peut absolument pas faire sienne la philosophie car, pour elle, la spécificité d’Israël ne recèle pas de sens mais se résume à une convention artificielle sur arrière-plan rationaliste. Sur le caractère «conventionnel» de la vérité hébraïque, Aboulafia retourne précisément l’argument philosophique en y voyant le propre des nations dont se distinguerait Israël: «Les langues sont conventionnelles comme dit le Rav et pourtant nous savons que Dieu nous a choisis, nous, notre langue, notre écriture...» (p. 91) Et c’est à propos de la langue hébraïque, de son statut philosophique, que se cristallise cette controverse. Aux efforts de Maïmonide pour se dégager d’une telle question, dans le premier livre du Guide des égarés, et traduire, avec difficulté, chaque terme anthropomorphique en langue philosophique, répond, par-dessus l’immense respect que conçoit Aboulafia pour le «Maître», ce livre où se déploie une fascinante mathématique philosophique des mots, des lettres, des notions, d’une richesse, d’une profondeur agile et créative qui tranche sur la crispation cassante et rétractive de l’approche philosophique juive qui méconnaît et méprise, selon Aboulafia, les formes des lettres ou ne les tolère à la rigueur, lorsqu’elles ne répondent pas aux critères de la raison, qu’en vertu du principe d’autorité et non du «sens» qu’elles porteraient. Nous touchons là à une dimension décisive. La langue hébraïque est, pour la conscience hébraïque, le réel le plus immédiat qui soit, la matière du monde, la «nature», le «livre de la Nature» dans lequel l’homme peut lire directement. Étudier le Texte, c’est étudier les lois de la Nature. Entrer dans le Texte, c’est évoluer dans un paysage de montagnes, de ruisseaux, de vallées, gravir des sommets, se retrouver dans des basses fosses. La conscience hébraïque sait, d’un secret profond, que toute réalité – la plus physique et la plus épaisse – est de la langue, des mots; que la vibration infinie de la voix porte l’univers, et que les mots qui la modulent en forment les structures et les figures. Dieu dit: «Soit la lumière, la lumière fut.» La parole est, dans la création, immédiatement le réel. Un seul terme hébraïque, le davar, désigne la chose et la parole, les res et les verba. Mais au commencement n’était pas le verbe. Bien plutôt, le début (reshit) est habité du silence, d’un espacement de vide: les trois premiers versets de la Genèse, dans lesquels les kabbalistes ont toujours cherché le processus de surgissement de l’Univers. C’est d’une éclipse, d’une disparition du divin, que naît le monde, c’est-à-dire les vingt-deux lettres de l’aleph-bet. Aussi la Kabbale est-elle la pensée de la «disparition»; aussi faut-il un savoir pour comprendre le réel des mots, qui ne se donne pas immédiatement et porte en lui le secret de la disparition. Dans les mots réside la puissance des choses. L’écrit, comme le rêve, nous dit Aboulafia, a besoin d’une solution... (p.80). C’est pourquoi la langue est marquée de tant de sainteté et l’usage des mots et des noms n’est point indifférent. C’est pourquoi tout élément du texte, jusques et y compris les blancs de la ligne, a un sens précis qui trouve sa place dans la cohérence de l’ensemble. Cette dimension de rigueur intellectuelle se retrouve dans la Guématria, cette méthode d’interprétation par des mises en rapport de mots obtenus à travers l’équivalence de leur valeur numérique... Cette guématria, ou, en hébreu original, cet alliage (ou orfèvrerie), le Tsérouf, «secret des soixante-dix langues», Aboulafia nous la définit comme le rabattement des lettres sur leur matière première, suivant le mode des dix séfirot: replier la langue hébraïque sur elle-même, par la médiation de son équation numérique. Expliquer la langue par elle-même et non par l’intermédiaire des concepts. Il ne faut pas se méprendre sur la Guématria en la tenant pour une «science occulte», l’obscurantisme de cette fin du XXe siècle aidant: le jeu n’est pas futile, ni contingent. Le lecteur qui ne fera que passer par ce texte doit moins prêter attention à la dimension des nombres qu’aux mots que les équivalences numériques mettent en rapport et dont le rapprochement est toujours d’une grande portée philosophique. C’est de ce rapprochement que jaillit la pensée et c’est là un processus de réflexion et de contemplation. Sur de telles prémisses, Aboulafia élabore une théorie de l’écriture, de l’écrivain et des lettres d’une extraordinaire modernité, mais... avec cela, en plus sur les conceptions contemporaines, qu’elle ne se résume pas à une esthétique au miroitement tragique et chargé de néant: l’usage des lettres est un acte de sainteté, porteur de sens. À l’instar du créateur divin, l’écrivain se voit défini comme un démiurge, dont l’acte fragile, calame sur feuillet, encre noire sur page blanche, porte les fondements de l’univers, alors que pèse sur lui la crainte d’une infinie responsabilité. Il unifie les «sangs de l’errance» (c’est ainsi que l’on nomme les sangs des menstrues), qui quittent leur lieu pour des formes nouvelles, en suivant l’exil fondateur du Dieu créateur. L’écriture s’assimile ainsi à la prière la plus totale (ne dure-t-elle pas presque toute la vie?) où l’intention la plus intègre s’épanouit, puisque l’acte même est un acte d’unification (yih.ud) des séparés, une transcendance de l’exil vers un retour à l’avenir, la conciliation de la parole et de la perte, l’épreuve même de l’Ange de la Face et du Nom, comme nous le montre une des guématria d’Aboulafia (p. 97). L’écriture atteint ainsi la prophétie, à l’état de fusion des langues, au grand rabat du nombril sur l’embryon... Mais cette conception du langage et tout spécialement de la langue hébraïque, s’accompagne d’une théorie du Logos d’un genre nouveau, à travers laquelle la vision aboulafienne atteint sa figure la plus élaborée et la plus systématique. Le problème est décisif, car toute l’histoire de la pensée sous toutes ses formes et dans toutes les civilisations se ramène à cette seule et unique question: quel est le rapport entre le monde d’en haut quel qu’il soit (idée, Dieu, perfection...) et le monde d’en bas quel qu’il soit (réel, matière, corruptibilité...)? Nous avons ici l’axe de la pensée humaine. La révolution que représenta l’invention de la philosophie en Grèce remplaça le mythos par le logos, médiation des idées et du sensible. L’invention de la philosophie juive, par Philon d’Alexandrie, a constitué un tournant dans cette histoire avec l’élaboration judaïque d’un Logos grec. La mise en parallèle du Logos et de la Memra, cette «parole» divine, dont la traduction araméenne de la Torah fait le sujet des actions de Dieu pour éviter tout anthropomorphisme qui porterait atteinte à la perfection divine, allait avoir d’incommensurables conséquences qui engendrèrent l’Occident. Depuis trois siècles, la question de la médiation se pose dans les termes des sciences matérialistes, comme la sociologie, l’économie politique ou la psychanalyse: la solution est différente mais il est toujours question du Logos jusque dans les théories sophistiquées de la «communication», du «message», du «signe» etc., autant de notions qui ne sont que des échos du Logos... La thèse que défend Aboulafia soutient l’idée d’un «Logos» hébraïque tout à fait différent de celui de la philosophie grecque et de la philosophie juive et dont l’originalité, le principe de mobilité, lui serait en tous points incomparable. Il y aurait ainsi une pensée juive qui témoignerait d’un tout autre principe de cohérence que n’en témoigne la philosophie juive avec le logos grec. Le savoir prophétique, propre à ce «sentier spécifique/unifié/individualisé» ouvre à la connaissance d’un tel Logos. Le terme de «Logos», risque d’induire en erreur quoi qu’il ait de la vérité et qu’il situe l’entité indiquée par le dibur au niveau de l’enjeu intellectuel qui convient. Mais le terme a des connotations hébraïques spécifiques, tout autres que celles de la notion grecque du logos. Le «parler» est une «abondance d’abondances (sˇefa‘ sˇofea‘) [qui vient] du Nom, au moyen de l’intellect agent [pour s’appliquer] sur la faculté rationnelle comme dit le Maître» (p.49-50). Le flux d’«abondances» comme mode de relation du Haut et du Bas écarte toute problématique d’émanation, de médiation, d’intermédiaire, de représentation. Ce «logos» hébraïque est également loin du «logos tomeus», le logos séparateur, assimilé par Philon d’Alexandrie à «l’épée de feu» qui ferme l’accès au jardin d’Eden. Cela transparaît dans le début de cette épître: «Au début est le parler et le début de la conjonction (h.ibur)...» ou même si on lit le texte sur le mode de l’opposition et de la conjonction de coordination: «le début du parler et le commencement du conjoindre» (p. 37). L’axe d’une telle conception c’est bien la «conjonction», le compagnonage, la société (h.evra)... Ainsi comprend-on mieux la métaphore de l’«embryonnement» (‘ibur) et du nombril qui suit les premiers mots du texte et qui met en rapport ce qui sépare l’embryon qui se sépare de la mère et ce qui réunit les séparés dans un même acte de «conception»... Un logos «unificateur» et qui rassemble le sage (qui comprend la séparation, le vide) et l’ignorant (qui ne peut comprendre que la conjonction et le lien à l’origine)... Avec la théorie aboulafienne du Logos, et notamment de Logos intérieur, nous avons une esquisse de la théorie des Séfirot, qui accédera plus tard ou ailleurs à la formalisation, dans le Zohar et la kabbale lurianique; et c’est cette notion qui fait l’armature même de la pensée juive non philosophique, qui recèle, encore intactes, des ressources ineffectuées pour la pensée contemporaine. La grande originalité d’Aboulafia tient sans doute à l’économie «baroque» entre la philosophie (juive) et la Kabbale qui s’établit à travers le penseur et son œuvre. Ce texte développe, d’une façon très rare dans la production intellectuelle juive, une épistémologie de la connaissance juive et propose une économie, une hiérarchie progressive des registres littéraires, des modes d’interprétation et des corpus littéraires, qui culmine, bien sûr, dans la prééminence de la Kabbale, reine des sciences et dont toutes les autres sciences ne sont que des dépendances, sciences aussi bien grecques que juives, puisque son envergure est universelle et renferme les soixante-dix langues des nations. La proposition est lourde d’implications. Elle nous signifie que la Kabbale n’est pas une doctrine parmi d’autres, mais une pensée «qui atteint au rang des intelligibles» (p. 98). Ses prémisses sont des vérités intelligibles premières. «La science de la Torah qui est appelée “science” (mène à l’esprit saint).» La position est tranchée; en apparence, c’est bien ce qu’affirmerait la philosophie juive, mais en réalité cela va bien plus loin, car il s’agit ici d’une voie différente d’atteinte des intelligibles. La philosophie juive supposait que le logos grec représentait la même voie d’accès aux intelligibles. Malgré le support formel de la conception aboulafienne qui emprunte aux concepts de l’aristotélisme commun du Moyen Âge, le miroitement des termes hébraïques usités et l’intention globale du projet, nous laissent supposer qu’il y a dans toute cette problématique de l’intellect, une autre dimension, bien plus vaste. C’est-à-dire que le même concept d’«intelligibles» est à entendre dans une tout autre perspective que la perspective aristotélicienne stricte. N’est-ce pas le propos d’Aboulafia lorsqu’il place la philosophie au rang d’une propédeutique de la kabbale (p.54)? C’est là l’originalité de la synthèse aboulafienne. La philosophie relève de la connaissance du cinquième niveau, au même titre d’ailleurs que les sages rabbiniques (talmudistes). Le niveau est élevé, puisque c’est le plus haut auquel puissent atteindre les nations, et c’est déjà le deuxième niveau d’«individualisation», de «particularisation» (Hityah.ud disait Yéhuda Halevi1) à partir duquel se distinguent les sages accomplis, sortant de la «foule du peuple». L’assimilation des «rabbins» aux plus élevés de philosophes des nations est très éclairante. En effet, très souvent, l’effort philosophique juif s’accompagne d’un essai de codification de la Halakhah. Maïmonide en est le plus illustre exemple. Néanmoins, nous dit Aboulafia, philosophie comme kabbale, participent de la même connaissance divine. Le critère de leur distinction est le niveau de cette connaissance. C’est en tous cas de la confrontation de la philosophie et de la kabbale que l’on peut prendre conscience de la hauteur de cette dernière. À l’échelle du secret correspond une échelle de savoir au secret répond la Torah; au caché, la sagesse ou la science; au disparu, la prophétie c’est-à-dire la kabbale. On retrouve cette idée, d’une façon beaucoup plus antithétique chez le Maharal de Prague (Ner Mis.vah) qui ne voit de concurrence pour la sagesse d’Israël (dans sa globalité) que dans la sagesse grecque, du fait que l’une comme l’autre aspirent, entre toutes les pensées de l’humanité, à l’Universel. Et la seule ambition de la Grèce, c’est qu’Israël renonce à l’universalité de sa pensée pour ne devenir qu’une pensée particulière parmi d’autres (bien sûr dans l’universel grec...). L’approche aboulafienne est donc quelque peu différente: son apologie kabbalistique du système maïmonidien est stupéfiante quand on sait la violence du conflit autour du Guide qui a ébranlé tout le monde juif en opposant Kabbale et Philosophie, dans une opposition qui mettait en rapport des dimensions sociales, politiques et historiques, autant que des dimensions théoriques. C’est ce conflit qui a décidé de la genèse de la modernité juive et finalement de l’«échec» des deux projets théorico-historiques qui se sont constitués dans la société juive, dès le Moyen Âge: la philosophie juive triompha, mais pour conduire à une modernité où le peuple juif était appelé à disparaître corps et âme et surtout (pour ce qui nous concerne) dans sa dimension de pensée universelle pour ne devenir qu’une pensée particulariste sur le mode minoritaire ou national. La Kabbale connut d’abord un demi-échec, pour revenir en force avec le lourianisme et surtout le sabbatianisme qui, dans ses intentions, s’opposait au «Dieu de la philosophie juive», mais qui, en fait, dans son identité dialectique, conduisait à la même disparition d’Israël dans sa propre histoire.
Aboulafia se détache singulièrement d’un tel paysage. Il apparaît comme un héraut d’un âge qui n’est pas encore advenu, solitaire et puissant, où se profile un ordre historique où la Kabbale aurait dépassé son conflit avec la philosophie. Ce sont des «paroles de paix» qu’il prononce à l’égard du destinataire de cette épître, qui est en conflit avec le sage de sa communauté et méprise la Kabbale, tout en prétendant connaître le secret du Nom divin. (Remarquons combien ce projet ressemble à celui de Maïmonide, mais de l’autre côté...) La pensée d’Aboulafia ne pouvait être aussi bien entendue qu’aujourd’hui, c’est pourquoi, dans l’ensemble de la conception, comme dans toutes les théories sur la langue et spécialement dans ce petit livre à l’extraordinaire puissance, Aboulafia est déjà un penseur de la postmodernité, ultime retour de cette pensée de la Kabbale qui «sort le disparu des êtres, en les portant de la puissance à l’acte et dévoile les cachés qui s’y trouvent» (p. 73). Comme une prise à revers, une reversion de l’oubli dont est faite la modernité, de la disparition qui l’évide et dont elle n’a pas la clé...