éditions de l'éclat, philosophie

MARIO TRONTI
LA POLITIQUE AU CRÉPUSCULE


 




Karl und Carl

CINQ MOUVEMENTS

 







«Écoute, Jacob ... tu dois admettre que si quelqu'un t'a appris quelque chose, ce quelqu'un c'est bel et bien Schmitt» (J. Taubes, La Théologie politique de Paul, Le Seuil, Paris, 1999, p. 145). Affirmation qu'il faut rapprocher du récit de quand, après une promenade aux alentours de Plettenberg, revenus à la maison, devant une tasse de thé, Schmitt a dit à Taubes: «Maintenant Taubes, lisons L'Épître aux Romains, 9-11» (Ibid., p. 18). Et c'est Taubes lui-même qui nous a donné la formule définitive d'un rapport correct avec Carl Schmitt: Gegenstrebige Fügung, en accord divergent. L'ami Jacob (1923-1987), le rabbin allemand exilé, prêt à dire, mais non pas prêt à écrire. Dans les plis du vingtième siècle, se cache la miraculeuse existence de ces personnages invisibles. Très rares et très réelles présences. Tu les croises dans les livres, ces frères d'esprit, comme de vieilles connaissances naturelles du destin. Désormais la valeur n'est plus que dans cette obscurité, séparation, réserve, refus de comparaître, de la part d'existences solitaires. Ce qui ne fut pas possible alors, dans le siècle des grands contrastes, est devenu nécessaire aujourd'hui, dans les années et les mois et les jours des petites confusions. Lorsque tu découvres que Taubes dit de Schmitt: c'est un apocalyptique de la contre-révolution, pour dire de lui-même: je suis un apocalyptique de la révolution, tu comprends alors que le cœur du problème a été touché par la flèche de la pensée.

«La science de l'apocalyptique implique une attitude passive par rapport aux événements de l'histoire. Toute œuvre active s'affaiblit. Le destin de l'histoire universelle est prédéterminé, et il est inutile de vouloir lui résister. Le style apocalyptique utilise essentiellement le passif. Dans les apocalypses, personne n'‘agit', mais tout ‘advient' plutôt [...] Le style de l'apocalyptique, que l'on trouve également chez Marx, se fonde sur la piètre confiance propre à l'homme. La longue période de mésaventures, les désillusions répétées, le pouvoir écrasant du mal, l'énorme colosse du règne démoniaque terrestre, feraient perdre, dans l'apocalyptique, l'espoir en quelque salut que ce fut, si celui-ci dépendait de la volonté et du bon plaisir des hommes. C'est en ce sens que l'on peut parler d'un déterminisme pour le moins méconnu, à l'intérieur de la structure conceptuelle de l'apocalypse marxiste. Marx aussi voit agir dans l'histoire des forces supérieures, sur lesquelles l'individu ne peut avoir aucune prise; et, utilisant la terminologie mythologique de son temps, il les définit comme des ‘forces productives'» (J. Taubes, Escatologia occidentale, Adelphi, Milan, 1997, p. 581). Manière pour le moins originale de lire Marx. Après tout, après deux guerres mondiales, après la Shoah et la Bombe, il avait ses raisons. Les a-t-il encore aujourd'hui? L'horizon de l'œuvre de Marx, revu dans la politique du vingtième siècle, a subi une catastrophe apocalyptique. Il ne faut pas se laisser distraire par les remuements grotesques avec lesquels s'est accompli l'effondrement du socialisme. Le tragique de cette histoire était dans ses commencements, et dans ses développements, une lutte antidéterministe désespérée contre le pouvoir terrible de forces productives, évoquées mythologiquement par la profondeur de processus humainement incontrôlables. C'est en cela que tient la raison ultime et décisive de la rencontre, impossible et nécessaire, entre Marx et Schmitt. Tous deux voient se dresser devant eux la force inattaquable d'une raison historique ennemie et ils cherchent les moyens du conflit avec elle à ce niveau. Et plus ils tirent la grandeur tragique de cette tâche de l'analyse réaliste de la situation de l'époque, plus ils sont contraints de radicaliser les extrêmes de la décision politique. Deux formes de pensée agoniste, «polémique»: non seulement l'action pratique, mais la recherche théorique comme guerre. Deux points de vue à partir de positions contraires, à des fins différentes, avec la même méthode, contre le même problème: capitalisme-modernité, l'histoire qui le porte, la politique qui s'y oppose. L'un Prométhée, l'autre Épiméthée. Et aussi dix-neuvième siècle et vingtième siècle. Derrière Marx, Hegel, derrière Schmitt, Weber. Marx est le Weber du prolétariat, tout comme Weber est le Marx de la bourgeoisie. Et Taubes dit de Weber qu'il est la synthèse entre Marx et Nietzsche. Nous y voilà; c'est de cette synthèse qu'il faut repartir. Dans ce quadrilatère intellectuel dix-neuvième-vingtième siècles, cent pour cent allemand, Marx-Nietzsche-Weber-Schmitt, il y a Ein feste Burg ist Unser Gott, pour reprendre les termes des Chorals 302 et 303 bwv. Du haut de ces murs, repousser l'attaque des intelligences artificielles ennemies de 2001.

Avec Carl Schmitt: en accord divergeant. Avec Karl Marx en convergeant désaccord. C'est le sentiment intérieur du théoricien de la politique, enfant du mouvement ouvrier, à la fin du vingtième siècle, après la défaite de la révolution. Entre Marx et Schmitt, un rapport de complémentarité historique naturelle. Impossible, au vingtième siècle, de lire politiquement Marx sans Schmitt. Mais lire Schmitt sans Marx n'est pas non plus possible historiquement, parce que, sans Marx, Schmitt n'existerait pas. «Il était antibolchevique – dit Taubes – [...] Il aurait aussi bien pu être léniniste, mais il avait l'étoffe pour devenir le seul antiléniniste important» (La théologie politique de Paul, cit., p. 146). Il ne l'est devenu que par la pensée. Devenir quelque chose de politique uniquement par la pensée est un destin qu'il partage avec d'autres. Marx et Schmitt, ensemble, nous ont redonné das Kriterium des Politischen, à partir du moment où ce critère, après Lénine, s'était peu à peu perdu. Ensemble, en effet, ils composent le nouveau nom de l'ami-ennemi. Notre Marx, seul contra hostem, a survécu dans le siècle. Il a eu besoin de ce nouvel ennemi public pour découvrir ce qui ne pouvait être découvert au dix-neuvième: l'autonomie du politique. Le vingtième siècle c'est la politique réalisée, la politique moderne parvenue à son accomplissement, sans possibilité aucune d'un au-delà de soi. Le mouvement ouvrier, allant au-delà de lui-même, gardien de son propre héritage de luttes et d'organisation, aurait peut-être pu porter avec lui, à l'abri des puissances de l'histoire, la politique. Il fallait une tout autre puissance sociale, dotée de pensée stratégique et de force matérielle. Ce n'est que dans le social qu'il y a une possibilité de continuité. Les classes qui meurent ne se consument jamais entièrement. Des racines de plusieurs siècles ne s'arrachent pas en quelques jours ou en quelques années. L'aristocratie, à sa manière, a survécu au capitalisme. Et en Angleterre, jadis la mère, et aujourd'hui la grand-mère, du moderne, tout aristocrates qu'elles soient, ont fait, comme nous l'ont enseigné des recherches précises, les révolutions bourgeoises. La jeune bourgeoisie, en tant que dépositaire de l'esprit du capitalisme dans l'âme humaine, n'a pas été de reste: il a suffi qu'elle s'enracine faiblement dans des pays anciens, pour résister avec sa raison historique aux violences de la politique, et pour démontrer que ce n'est pas elle qui mérite de mourir mais bel et bien ceux qui la voulaient mettre à mort. La politique au contraire, est liée à la contingence, à l'occasion, au moment, au passage. La société, c'est l'histoire longue. La politique, l'histoire courte. Et pourtant la longue durée peut être interrompue ou pliée ou déviée par l'irruption du saut dans l'instant de la période brève. C'est la force de la politique, sa subjectivité-volonté, qui est toujours un seul et même avènement irrationnel au cœur des milles raisons de l'histoire.

L'ère des guerres, de la confrontation directe, du contraste polaire, du monde divisé, de la société divisée, de la politique-conflit nous a contraint à faire nos comptes, à nous mesurer avec la pensée ennemie, dans une implication émotive qui comprenait appartenance et refus, exclusions et échanges. Une condition inédite, à mon avis, de la recherche intellectuelle, et en tout cas un état d'exception pour la théorie politique. À celui qui n'a pas vécu cette époque manque quelque chose. Et ce n'est pas le sens tragique de la lutte qui fera défaut. Il s'acquiert, pour celui qui y est disposé, avec les désillusions de l'expérience. Ce qui manque plutôt c'est cette forme de pensée polémique, qui t'arrête sur la contradiction insoluble, en contact direct et immédiat avec la polarité négative irréductible, qui devient à la fin une partie de toi contre laquelle tu dois combattre ou avec laquelle tu dois traiter. Au vingtième siècle, Marx a proprement incorporé Schmitt. Parce que révolution et contre-révolution, apocalyptique révolutionnaire et contre-révolutionnaire, révolution ouvrière et révolution conservatrice, c'est-à-dire la grande politique du vingtième siècle, a non seulement occupé tout le territoire des options possibles, en les radicalisant en choix de vie, mais les a tellement directement renvoyées l'une à l'autre que ce qui était au milieu, la démocratie libérale, a subi une longue et juste période de position culturelle subalterne. Le révisionnisme historique, comme toutes les positions réactionnaires cohérentes, contient un germe de vérité, qui doit être dévoilé. Il devait être accompagné d'un révisionnisme philosophique. Mais cela ne pouvait venir que de la gauche, de même que celui historique ne pouvait venir que de la droite. La pensée de la politique a eu l'opportunité de rompre les schémas orthodoxes rigides de la tradition marxiste. C'était, en substance, l'opération Marx-Schmitt. Ce qui a manqué, c'est le courage expérimental de l'assumer pour en éprouver les conséquences pratiques. Le nœud non résolu du problème c'est le rapport avec la modernité. Voilà l'héritage de recherche intellectuel que l'histoire du mouvement ouvrier dépose sur le terrain de possibles et improbables perspectives néo-révolutionnaires. La modernité n'est pas seulement aujourd'hui, comme le croit vulgairement le sens commun de notre époque, une porte grande-ouverte sur un futur virtuel. La modernité est également une accumulation de matériau du passé, civilisations ensevelies, villes effacées, pierres éparses. Elle n'est pas seulement innovation futuriste, elle est une histoire traversée. Nous vivons une modernité tardive: où l'élan du technologique à venir cohabite avec le besoin d'une archéologie du moderne. Si l'on ne reconnaît pas cette ambiguïté de la modernité, son être Welt von gestern outre que future of the world, le rapport avec elle comme problème n'est pas établi. À sa manière, le mouvement ouvrier l'avait affronté et résolu: à travers l'approche marxiste, il s'était déclaré comme partie du moderne, son fruit et son héritier, en mesure d'utiliser de manière partisane le passage de l'histoire en faveur d'un processus d'émancipation humaine. C'est ce que furent ses luttes, c'est ce que voulurent être ses formes d'organisation, c'est ce que prétendait être la prise du palais d'hiver russe, et jusqu'à la construction du socialisme à ses débuts. Ce projet a échoué. Et avec lui également l'idée du développement comme progrès, cette idéologie antipolitique de la modernité, que le capitalisme triomphant s'est approprié aujourd'hui, ramassant ainsi dans la poussière les drapeaux abandonnés par la classe ouvrière. De l'autre côté, la solution du problème avait été trouvée dans la démonisation du moderne, à travers l'essentialisation de la technique, où catholicisme romain et métaphysique de la mort de Dieu d'inspiration protestante se produisaient en une sainte alliance contre le siècle. L'antimodernisme ne fut pas celui des solutions totalitaires. Celles-ci furent plutôt l'expression explicite d'un morceau d'âme et d'une réalité structurelle de la civilisation moderne. L'antimodernisme fut plutôt celui des cultures qui au début eurent espoir en ces solutions comme autant d'armes décisives contre leur ennemi. Ce qui explique l'adhésion initiale de figures intellectuelles au profil aristocratique à l'irruption plébéienne, fasciste et nazie. Projet également, comme l'autre, qui se conclut par un échec. Ce siècle est le siècle de l'échec des projets de réformes intellectuelles et morales, de quelque côté qu'elles soient venues. La solution finale victorieuse a été celle des processus matériellement objectifs: qu'ils aient été démoniaquement totalitaires ou angéliquement démocratiques importe peu désormais. À la fin, l'histoire moderne a vaincu, grâce à son double visage ambigu, qui ne fut jamais reconnu, mais qui a fonctionné pour soi, sans n'être jamais utilisé pour autre chose. La défaite aura été celle de la politique, qui n'a pas adapté sa propre duplicité à l'ambiguïté de la modernité, pratiquant celle-ci comme terrain, au lieu de la combattre comme adversaire.

Cette disposition à saisir théoriquement le signe essentiel de la double modernité existait de manière séparée, tronquée, chez Marx et chez Schmitt. Carlo Galli a raison de reporter l'œuvre de Schmitt du contexte allemand particulier des années vingt-trente, à une contextualisation époquale de généalogie de la politique, comme caractère originaire du politique moderne. De manière analogue, l'œuvre de Marx n'est pas reconductible au capitalisme manchesterien anglais de la moitié du dix-neuvième, mais elle investit plutôt un horizon de généalogie de l'économie politique, comme caractère originaire de l'économie moderne. Seule la complémentarité de ces deux dispositifs nous donne la complexité ambiguë tout entière de la modernité. Ces œuvres comprises ensemble nous donne à lire l'issue du vingtième siècle, du premier et second vingtième siècle, réécrivant le grand thème fondateur du moderne, conflit et ordre, dans le langue du siècle qui dit: la révolution et les formes. «[...] La généalogie de Schmitt est une remontée ou une redescente à l'origine de la politique moderne. C'est en effet dans les concepts et dans les institutions politiques spécifiquement modernes que Schmitt voit à l'œuvre, comme moments originaires, tant la perception du désordre radical que la contrainte à la production d'ordre artificiel; tant la contingence que l'exigence de forme» (C. Galli, Genealogia della politica, Il Mulino, Bologne, 1996, p. xii). Modernité «à deux visages»: processus de sécularisation d'un côté, point de catastrophe, à l'origine et à la fin, de l'autre. Comme pour Marx: développement capitaliste au milieu, mais au début il y a la violence de l'accumulation originaire et, à la fin, le Zusammenbruch du système du fait de contradictions fondamentales insolubles. Selon Marx, d'ailleurs, ce sont les hommes qui font l'histoire, dans des conditions bien déterminées, les hommes et non pas l'homme, c'est-à-dire les classes, dans leurs luttes entre elles, et les partis comme nomenclature des classes, et les gouvernements comme comités d'affaires des classes. «Pour Schmitt, l'action politique [...] concerne uniquement le souverain, le point dans lequel le logos moderne, la pensée stratégique de l'ordre rationnel, se concentre si intensément qu'il se nie lui-même: de l'individu isolé et de ses stratégies on ne peut s'attendre qu'à des désordres, ou en tout cas, ineffectivité, tandis que l'énergie des masses exige en tout cas d'être mise en forme» (C. Galli, Genealogia, cit., pp. xxiii-xxiv). Sans écarter toutes les différences que Galli énumère (pp. 52-56), l'opération Marx plus Schmitt donne une somme de pensée supérieure à la portée des deux entreprises scientifiques associées entre autres dans une malchance politique immédiate, c'est-à-dire dans la disproportion abyssale entre contribution théorique et expérimentation pratique. Mais nier l'affirmation de Niekisch, selon laquelle «la réponse de Schmitt est la réponse bourgeoise au concept marxiste de lutte de classe» et affirmer au contraire que «la réponse de Schmitt est une réinterprétation du conflit de classe, à l'intérieur d'appareils catégoriels radicalement éloignés de ceux marxistes» (Ibid., pp. 54 et 55) veut dire que Karl und Carl ne donnent peut-être qu'ensemble cette «herméneutique tragique du moderne», la seule capable de rendre compte aujourd'hui du passage de crise époquale de la lutte de classe. La crise de la raison politique moderne est dans ce contexte. Schmitt croise un certain marxisme critique et hérétique du vingtième siècle, entre Sorel et Benjamin, moins, malheureusement celui du jeune Lukàcs et de Korsch, mais on sent battre surtout dans ses œuvres de formation le coup de bélier de la présence de Lénine. Et la belle lecture qu'en fait Carlo Galli mérite qu'on la rapporte entière : «Ce qui dans la pensée de Lénine a fasciné Schmitt n'est certainement pas la perspective de l'extinction de la politique, qui pour Schmitt tient de la puissance moderne de la technique, mais plutôt le moment de la révolution et du commandement politique prolétarien, d'une forme politique qui, malgré tout, se constitue grâce à l'extrême intensité polémique qui est à son origine; la dictature du prolétariat – le passage hyperbolique à l'extinction de la politique – lui semble contenir (bien plus que la médiation discursive bourgeoise) un embryon de la conscience que la politique est connotée par une intensité autonome de tout autre milieu de l'existence» (p. 47).

Le fait que l'ouvriérisme italien des années soixante ait à son tour croisé dans les années soixante-dix la présence de l'œuvre de Schmitt a donc des motivations plus profondes que celles que Galli lui attribue. Il faudrait revenir sur cette aventure intellectuelle dans un autre cadre. Il est vrai qu'il y eut au début l'ambition pratique d'extorquer à Schmitt le secret de l'autonomie du politique pour le remettre, comme arme offensive, au parti de la classe ouvrière. Mais ce ne fut que la raison naïve de la rencontre. Et a hoste consilium voulait dire bien plus que faire la distinction entre forme révolutionnaire et contenus réactionnaires d'une pensée. Non, le rapport à établir avec Schmitt ne voulait pas être le même que celui de Marx avec Hegel. Plus avançait, contextuellement, la crise de la lutte de classe et la crise de la politique moderne, et plus devenaient évidents deux processus – la fin du mouvement ouvrier et la fin du politique moderne – le rapport avec Schmitt devenait plus étroit, plus intense, plus intériorisé. La reconnaissance dans le caractère schmittien du «penseur existentiel et non existentialiste», chez qui la contingence, tant mieux si elle était tragique, devient le Grund de la décision, la tienne et celle de ceux de ton bord, a été un passage stratégique d'un parcours intellectuel, qui venait de loin et prévoyait d'aller loin. La reconnaissance était, devenait, précisément celle du caractère originaire du politique, de la «politique comme puissance originaire», qui, je le répète, impliquait, dans un rapport, beau par ailleurs, toi-même, ton existence concrète et la vie historique de la partie du monde, de la société, de la pensée, à laquelle tu sentais que tu appartenais. Schmitt, «apocalyptique de l'acte», était l'intervention de l'ennemi qui brouillait les fils du modèle scientifique marxien, tout comme Lénine avec sa «révolution contre Le Capital», et il t'obligeait à remettre en jeu ta présence intellectuelle, en cherchant désespérément les traces perdues d'une «apocalyptique par le bas», guidée. Aventuriers de la pensée, certes. Cela vaut toujours mieux que des universitaires du bon sens dominant.

Schmitt a écrit: «Seul celui qui connaît sa proie mieux qu'elle ne se connaît elle-même peut conquérir» (Ex Captivitate salus, Adelphi, Milan, 1987, p. 41). Connaître celui que l'on combat mieux qu'il ne se connaît lui-même. C'est la méthode, non pas tant pour le battre mais pour être autonome par rapport à lui. Le sonder, pour ne pas devenir son subalterne. «Ne pas parler de l'ennemi avec légèreté. On est classifié à travers son propre ennemi.» Ne pas viser son anéantissement. «Tout anéantissement n'est qu'un autoanéantissement. L'ennemi au contraire c'est l'Autre. Souviens-toi de la grande proposition du philosophe: le rapport avec soi-même dans l'Autre, tel est le véritable infini» (Ibid., p. 92). Der Feind ist unsre eigne Frage als Gestalt: telle est la clé de reconnaissance non seulement de la pensée de Schmitt, mais aussi de celle de Marx. Marx, qui avec l'instrument moderne des luttes de classe découvrait les lois de mouvement du capital. Schmitt, qui redécouvrait la décision politique du Leviathan moderne contre le Behemoth des guerres civiles mondiales. Schmitt, qui même s'il ne connaissait pas toute l'œuvre de Marx, reconnaissait l'essence de la position marxienne. À laquelle il opposait son opinion. Révolution/contre-révolution est le grand conflit, la grande guerre de l'époque, qui est immédiatement derrière nous, le passé non pas d'une illusion mais d'une réalité. Illusion est l'idée tranquillisante que cet affrontement n'a jamais eu lieu, ou pire, qu'il n'aurait jamais dû avoir lieu. Dans le contexte, Marx renvoyait en avant, au nihilisme du vingtième siècle, Schmitt reportait en arrière, au traditionalisme du dix-neuvième. Deux grandes saisons, elles aussi complémentaires. Riches, non pas tant de suggestions pour comprendre ce qui s'est passé, que des visions du futur qui déchirent notre présent. À travers la philosophie de l'État de la contre-révolution – de Maistre, Bonald, Donoso Cortés – Schmitt a compris le vingtième siècle, et surtout ses aboutissements, bien plus que n'ont pu le comprendre la social-démocratie et la démocratie libérale ensemble. La compréhension du contraire est la manière la plus profonde d'autocompréhension. Saisir l'autre position extrême sert à définir la radicalité de sa propre position. La radicalité sert pour anticiper ce qui, bien avant son propre temps, doit venir. Donoso Cortés et Tocqueville – ces deux existences extraordinairement présentes ensemble sur le champ d'un passage crucial de l'histoire moderne, avant et après la guerre civile européenne de 1848 – sur la trace de Schmitt, devraient être lus ensemble. Deux grandes anticipations, arrachées au dix-neuvième vers le vingtième, qui à elles seules racontent la grandeur de deux formes, opposées et complémentaires de pensée politique. Celle par laquelle se conclut le Livre premier de la Démocratie en Amérique (1835) : «Il y a aujourd'hui sur la terre deux grands peuples, qui partis de deux points différents, semblent s'avancer vers le même but: ce sont les Russes et les Anglo-Américains [...] eux seuls marchent d'un pas aisé et rapide dans une carrière dont l'œil ne saurait encore apercevoir la borne. L'Américain lutte contre les obstacles que lui oppose la nature; le Russe est aux prises avec les hommes. L'un combat le désert et la barbarie, l'autre la civilisation revêtue de toutes ses armes ... Leur point de départ est différent, leurs voies sont diverses; néanmoins chacun d'eux semble appelé par un dessein secret de la Providence à tenir un jour dans ses mains les destinées de la moitié du monde» (Œuvres complètes, tome I, 1, Gallimard, Paris, 1961, pp. 430-431). Et l'autre forme de pensée, celle de Donoso Cortés dans le Discours sur l'Europe du 30 janvier 1850 (voir Il potere cristiano, Morcelliana, Brescia, 1964, pp. 90 sqq.). Il y a la grande prophétie selon laquelle la révolution aurait éclaté plus facilement à Saint Petersbourg qu'à Londres. Donoso revenait d'un séjour à Berlin, mais son discours ne concerne pas la Prusse mais la Russie. C'est de là que vient le nouvel ennemi de la civilisation européenne: de la rencontre possible entre socialisme révolutionnaire et politique russe. Schmitt, dans un essai de 1927, résume ainsi ce qui est, selon lui, la plus déconcertante des anticipations constructives de Donoso: «La révolution dissoudra surtout les armées permanentes; puis le socialisme étouffera tous les sentiments patriotiques et réduira toutes les conflits à celui entre propriétaires et non-propriétaires; ensuite, quand la révolution socialiste sera parvenue à tuer tous les sentiments nationaux, quand les peuples slaves s'uniront guidés par la Russie, quand en Europe ne subsistera plus que le conflit entre exploiteurs et exploités, alors sonnera la grande Heure de la Russie et avec elle la grande punition pour l'Europe.» Cette punition sera longue et ne finira pas par exemple avec la seule décadence de l'Angleterre. «Les Russes en effet ne sont pas semblables au peuple des Germains, qui dans la période de migration des peuples renouvelèrent la civilisation européenne; dans son aristocratie et dans son administration, la Russie est tout autant corrompue que le reste de l'Europe; après sa victoire, le venin de la vieille Europe coulera dans ses veines, de sorte qu'elle mourra et tombera en putréfaction» (C. Schmitt, Donoso Cortés interpretato in una prospettiva europea, Adelphi, Milan, 1996, pp. 63-65) Et voilà !

Processus ambigu, contradictoire, non pas simplement progressif, de centralisation et de démocratisation de l'humanité, finis Europae, déclin de l'Occident, entrevu depuis deux points de vue contrastés, d'une critique libérale anticipée de la démocratie et d'une inépuisée et inépuisable conception chrétienne de l'histoire. Tous deux, le français et l'espagnol, interprètes-anticipateurs de cette Kritik der Zeit, dans l'«acceptation spécifiquement allemande du mot kritik», qui depuis Kierkegaard et Burckhardt jusqu'à Troeltsch, Weber Rathenau, Spengler, prend forme dans la seconde moitié du dix-neuvième, traverse le début du vingtième et s'arrête, s'épuise et s'écroule devant la grande crise de la politique avec laquelle tristement décline notre siècle. En 1971, Schmitt écrivait: «Karl Marx pouvait encore admettre que la superstructure idéologique (dans laquelle entrent les concepts de droit et de légalité) se développe quelquefois plus lentement que la base économico-industrielle. Le progrès contemporain n'a plus le temps ni la patience. Il renvoie au futur et induit des expectatives croissantes, qu'il dépasse lui-même par de nouvelles expectatives toujours plus grandes. Mais son expectative politique parvient à la fin de tout le ‘politique'. L'humanité est entendue comme une société unitaire substantiellement déjà pacifiée; il n'y a plus d'ennemis; ils se sont transformés en ‘partners' conflictuels (Konflitpartners); à la place de la politique mondiale doit s'instaurer une police mondiale» (Avant-Propos à l'édition italienne des Catégories du politique, Il Mulino, Bologna, 1972, p. 25). Karl Marx et Carl Schmitt sont une archéologie politique du moderne plus que ne le sont Niccolò Machiavelli et Thomas More. Ceux-ci, l'éternité moderne les a accueillis, inoffensifs, dans le paradis de la culture. Ceux-là, elle les a précipités, maudits, dans l'enfer de la politique.

 

1. N.d.t. – Abenländische Eschatologie, (1947), Matthes & Seitz, München 1991.

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