éditions de l'éclat, philosophie

MARIO TRONTI
LA POLITIQUE AU CRÉPUSCULE


 




Le Prince et l'Utopie

CINQ MOUVEMENTS

 




Des coïncidences politiques stellaires fondent l'histoire moderne. 10 décembre 1513: Machiavel écrit à Vettori qu'il a composé un opuscule De principatibus, une «élucubration» sur «ce que c'est que la souveraineté, combien d'espèces il y en a, comment on l'acquiert, comment on la garde, pourquoi on la perd1». Décembre 1516: paraît à Louvain le Libellus vere aureus nec minus salutaris quam festinus de optimo reipublicae statu, deque nova insula Utopia authore clarissimo viro Thoma Moro2. Mais les premières années du De principatibus vont précisément de 1513 à 1516, ce que nous laisse entendre, entre autres, le changement de dédicace, de Julien à Laurent de Medicis (sur ce point voir G. Inglese, «Introduzione» à Il Principe, Einaudi, Turin, 1995). Contemporains, donc, Le Prince de Machiavel et L'Utopie de More. Ensemble, ils sont la politique moderne. L'ex-secrétaire florentin et le futur chancelier d'Angleterre dessinent, au commencement, deux visages pour le corps renaissant du politique. À cette époque, entre les Jardins des Rucellai et la Cour des Tudor, on raisonnait encore sur la manière de rétablir le rapport entre les hommes dans une société, selon quelles modalités politiques, sous quelles formes d'État. Dans les deux cas, le discours est propositionnel. Le seizième siècle ouvre le moderne avec son «que faire?». Parler de ce qui est ou de ce qui devrait être, de la réalité effective ou du lieu qui n'est pas, est une seule et même chose. Cela permet de dire ce qu'il faut faire. Et il en sera ainsi désormais pour la pensée politique: impliquée dans la pratique immédiate de l'action, utilisant et y référant les exemples du passé et les images du futur, elle en paiera le prix sur deux plans: l'existence même du penseur, la consistance de sa pensée. En définitive, Machiavel et More seront tous les deux condamnés. Quant à l'œuvre: elle doit à la fin sacrifier la rigueur à l'efficacité, la profondeur au style, la vérité de la recherche à l'utilité du discours. Grandeur suprême de ces penseurs politiques qui savent que tel est leur destin et ne craignent pas de l'accomplir.

Un bon exercice: lire ces deux textes ensemble. Non pas en lecture comparée. Comme lecture complémentaire. Des compréhensions inédites surgissent de cette complémentarité paradoxale. Des concepts opposés s'approchent et se rencontrent sans fusionner. Exprimées par des figures humaines de pensée. Vies parallèles du moderne. De là, se dénoue et se déploie un parcours qui, lui aussi, arrive à un terme sans au-delà, traversant des phases d'avancement et de retour. Et l'on a ici l'exemple de comment se produit une étincelle dans le contact entre un commencement et une fin: avec le temps intermédiaire laissé aux chercheurs. Rien n'est plus éclairant que l'incipit de la politique moderne, pour comprendre la grisaille de sa mort. Le lien entre réalisme et utopie se construit au début du seizième. Il n'est pas vrai que Machiavel a dicté, seul, avec le Prince et les Discours, le paradigme tout entier de la politique moderne. L'autre dimension, l'île d'Utopie, est essentielle pour compléter le cadre. La description sans préjugés de l'action politique moderne a aussitôt rappelé à ses côtés la prescription imaginaire d'un monde alternatif. Puis les deux versants se sont lentement éloignés, dans le schéma dichotomique qui a présidé à la construction et à la conservation des sociétés modernes: le réalisme aux classes dominantes, l'utopie aux classes subalternes. La preuve que le mouvement ouvrier a été un grand sujet de la politique moderne: il a su comprendre en lui à nouveau, au moins à partir de l'œuvre scientifique de Marx, les deux versants, séparés, contradictoires, alternatifs, de la prise réaliste sur la réalité et de l'élan utopique vers le futur. Chacune pour leur compte, les deux parties ont tenté une médiation et une synthèse, à l'époque de la révolution bourgeoise et à l'époque de la révolution prolétarienne. En utilisant librement le sens que Mannheim a donné aux termes «idéologie» et «utopie», on peut dire que l'idéologie, les appareils idéologiques, la fausse conscience consciente construite pour les masses et pour les intellectuels, a été la tentative d'unifier réalisme et utopie, d'en dépasser dialectiquement la contradiction. Ce fut la pensée la pire. Les droits de l'homme comme masque des intérêts bourgeois, et l'idée de classe générale attachée aux ouvriers pour déguiser la pratique d'un pouvoir néo-oligarchique, sont des épisodes de ce parcours intermédiaire, qu'il faut étudier puis oublier. Il est préférable de revenir, justement, à la distance et à la présence commune des commencements.

Burckhardt et Meinecke nous ont expliqué comment l'idée de raison d'État s'est développée par la suite de manière relativement autonome par rapport aux motifs de sa fondation par Machiavel: s'adaptant très vite aux temps des deux Réformes, protestante et catholique. Botero (1589) dira qu'elle nous renseigne sur les moyens mis en œuvre pour conserver et puis pour développer et finalement seulement fonder un pouvoir, «parce que la raison d'État présuppose le prince et l'État» (G. Botero, La ragion di Stato, Donzelli editore, Rome, 1997, p. 7). Les modes de la fondation présupposent une volonté de conquête. Et la raison politique précède la raison d'État. Voilà Machiavel. Mais plus les moyens sont sans préjugés plus la fin est ennoblie. Et contre la politique des États tels qu'ils sont sera construit le modèle de l'île qui n'est pas. Voilà More. L'imbrication est plus profonde. Le Second Livre, faisant le récit des ordonnancements et des comportements des Utopiens, est écrit avant que soit pensé le Premier, qui fait la critique des vicissitudes de l'Angleterre. Après 1510, tandis que More racontait la noble geste d'Utopus, Machiavel décrivait les malfaisantes entreprises du Duc de Valentino: l'un comme l'autre avec autant d'admiration pour son héros. «... car je ne connais point de meilleur enseignement pour un nouveau Prince que l'exemple des faits de ce Duc» (N. Machiavel, Le Prince, VII, 9). «La tradition veut en effet que tout le plan de la ville ait été tracé dès l'origine par Utopus lui-même. Mais il en a laissé l'ornement et l'achèvement à ses descendants» (T. More, Utopie, p. 95). Mais il s'agit du Prince double de la politique moderne: l'un est dans la manière employée pour assassiner Vitellozzo Vitelli, Oliverotto da Fermo, le seigneur Pagolo et le Duc de Gravina Orsini, l'autre est dans le récit du voyage de Raphaël Hytholdée à propos de la forme d'un État assuré «non seulement de la plus brillante prospérité, mais encore [...] d'une éternelle durée» (Utopie, p. 197). «Les chefs étant donc éteints.» (Le Prince, VII, 22). «La forme de cette république que je crois être non seulement la meilleure, mais encore la seule qui puisse s'arroger à bon droit le nom de République» (Utopie, p. 192). Et la distinction n'est pas celle naïve et simple entre la pratique d'actions du prince et la justification auprès du peuple. Si c'était le cas, les prêches de Savonarole auraient suffi pour dévoiler la supercherie. Il s'agit en réalité de deux pratiques, et même de deux théories-pratiques, élaborées et réalisées pour arriver aux mêmes conclusions. Les mots ne sont pas encore ceux-là, les concepts ne sont pas encore mûrs. Il faudra passer par la rupture de la chrétienté, à travers les guerres civiles de religion qui en découlent, pour aborder la saison du grand dix-septième siècle politique, avec le problème dont l'Europe supporte le poids pour le compte de l'Occident: comment déduire un ordre à partir du conflit, un ordre politique à partir du conflit social.

«Un Prince donc ne doit avoir autre objet ni autre penser, ni prendre nulle autre chose à cœur que la guerre et l'organisation et discipline de celle-ci; car c'est le seul art qui appartienne à ceux qui commandent, ayant si grande puissance que non seulement il maintient ceux qui sont nés Princes, mais bien souvent fait accéder à ce grade les hommes de simple condition. En revanche on voit que lorsque les Princes se sont davantage adonnés aux voluptés qu'aux armes, ils ont perdu leur état: et la principale raison qui te le peut faire perdre, c'est ne tenir compte de cet art, et la cause qui te le fera gagner, c'est de le professer.» (Le Prince, XIV, 1-2). «Les Utopiens ont la guerre en abomination comme une chose brutalement animale, et que l'homme néanmoins commet plus fréquemment qu'aucune bête féroce. Contrairement aux mœurs de presque toutes les nations, rien de si honteux, en Utopie, que de chercher la gloire sur les champs de bataille. Ce n'est pas à dire pour cela qu'ils ne s'exercent avec beaucoup d'assiduité à la discipline militaire; les femmes elles-mêmes y sont obligées, aussi bien que les hommes; certains jours sont fixés pour les exercices, afin que personne ne se trouve inhabile au combat quand le moment de combattre est venu. Mais les Utopiens ne font jamais la guerre sans de graves motifs. Ils ne l'entreprennent que pour défendre leurs frontières, ou pour repousser une invasion ennemie sur les terres de leurs alliés, ou pour délivrer de la servitude et du joug d'un tyran un peuple opprimé par le despotisme. En cela ils ne consultent pas leurs intérêts, ils n'agissent que par philanthropie» (Utopie, pp. 160-161). «Être désarmé te rend méprisable [...] car de l'homme armé à celui désarmé il n'y a nulle proportion [...] Donc ne jamais ôter sa pensée de l'exercice de la guerre [...] et n'être jamais oisif en temps de paix» (Le Prince, XIV, 4, 5, 7, 16). «Les Utopiens pleurent amèrement sur les lauriers d'une victoire sanglante [...] C'est alors qu'ils se vantent d'avoir agi en hommes et en héros, toutes les fois qu'ils ont vaincu par la seule puissance de la raison, ce que ne peut faire aucun des animaux, excepté l'homme» (Utopie, p. 163). Ces deux visages de la guerre existent toujours dans la politique moderne, depuis le seizième siècle jusqu'au vingtième. La guerre comme continuation de la politique avec d'autres moyens peut être faite, et a été faite, selon l'une et l'autre manière. Guerre criminelle et bellum justum sont des formes de la politique. Parfaitement adaptées au stade d'évolution moderne du rapport social humain. Elles n'épuisent pas l'horizon de la sphère publique, comme elles ne déclinent pas tout entière la complexité de la présence humaine dans l'histoire de la société moderne. Mais elles en constituent une partie essentielle inévitable, et qui de fait ne fut pas évitée. Si à partir de l'art de la guerre de Machiavel nous sommes allés jusqu'à l'explosion des conflits armés, ce fut toujours dans l'intention de civiliser la guerre. Le jus publicum europaeum a présidé à la civilisation des guerres entre les États. Seules les guerres civiles ont échappé à ces formes civiles de ratification juridique de la violence entre états. En cela aussi, le vingtième siècle a rompu une tradition, en a détruit et dissous les formes. Il a radicalisé les deux options de guerre, les opposant improprement, soit comme guerre seulement, soit comme paix seulement. L'intensification des guerres civiles mondiales, la réduction ou l'exaltation de la guerre civile au rang de guerre mondiale, et inversement, ont effacé toute forme de civilisation, à partir du théâtre de l'affrontement total jusqu'à la scène des existences quotidiennes. Le terrorisme a hérité de la criminalité de la guerre. Il ne reste plus au pacifisme que les restes de la guerre juste. «N'être jamais oisif en temps de paix» est la condition bien connue de la guerre froide. La guerre du Golfe, par contre, est une guerre «philanthropique» classique. Thomas More n'est supportable qu'aux côtés de Machiavel, et éventuellement de Hobbes. Hexter place More, «réaliste», à côté d'autres politiciens-écrivains, engagés dans la pratique et dans la théorie politique, souvent investis d'autres charges de l'État: «Sir John Fortescue, juge de la Cour Suprême d'Angleterre, Philippe de Commynes et Claude Seyssel, dont l'un fut diplomate et conseiller de Louis XI et Niccolò Machiavelli, secrétaire de la République de Florence», tous animés par «ce vif et profond sens de la réalité politique qui est une des caractéristiques de l'époque des nouvelles monarchies en Europe» (J. Hexter, L'Utopia di Moro. Biografia di una idea, Guida, Napoli, 1975, p. 67). D'ailleurs Machiavel a vaincu parce que la raison d'État des jésuites est passée par l'intermédiaire de More, et peut-être d'Érasme. Érasme – écrit Huizinga – «est plus audacieux et plus flegmatique que Machiavel, et plus affranchi de préjugés que Montaigne. Mais Érasme ne désire pas être tenu pour responsable: c'est la Folie qui affirme tout cela! Toujours il nous laisse tourner à dessein dans le cercle vicieux du dicton: ‘un crétois disait: tous les crétois sont menteurs'» (J. Huizinga, Érasme, tr. fr V. Bruncel, Gallimard, Paris, 1955, p. 127). Synthèse parfaite du sens commun moral bourgeois moderne. Inutilement sérieux. Qu'il faut attaquer avec l'esprit de l'ironie, avec le jeu de la pensée, avec la moquerie joyeuse des mots qui prennent les choses à la racine. Avec l'Institutio principis christiani, Érasme se met à faire le conseiller moral du prince, comme Machiavel avait fait le conseiller politique. Mais sans y croire tellement. Ne nous laissons pas dérouter par le profil sévère qui transparaît dans les portraits de l'époque, celui de Quentin Metsys pour Érasme, ou celui de Hans Holbein pour More, librement repris par Rubens un siècle plus tard. Il y avait un désenchantement engagé sur les commencements du moderne, comme ce doit être le cas pour nous à sa fin. Une «élucubration» dit Machiavel du De principatibus. Et Huizinga rappelle Rabelais, à propos du Moriae Encomium: «Valete, plaudite, vivite, bibite.»«Comment pourrait-on prendre la Moria trop au sérieux, alors que l'Utopie de More, qui en est l'authentique pendant, et qui nous paraît si grave, est elle-même traitée par l'auteur et par Érasme comme une pure plaisanterie. Il y a un passage où l'Éloge paraît se rapprocher à la fois de More et de Rabelais, lorsque Stultitia parle de son père Plutus, le dieu de la richesse, dont les suggestions mettent tout sens dessus dessous, et dont la volonté préside à l'accomplissement de toutes les affaires humaines: guerre et paix, pouvoir et conseil, justice et traités.» (J. Huizinga, cit., pp. 133-134).

Les traités, justement, la foi, les hommes. «On voit par expérience de notre temps ces Princes faisant de grandes choses, qui n'ont pas tenu grand compte de la foi, et qui ont su par ruse contourner l'esprit des hommes [...] Pour autant un Seigneur sage ne peut, ni ne doit observer sa foi si cette observance se retourne contre lui [...] Et si les hommes étaient tous de bonté, ce précepte serait sans valeur: mais comme ils sont méchants» (Le Prince, XVIII, 1, 8, 9). «En Europe et principalement dans les contrées où règnent la foi et la religion du Christ, la majesté des traités est partout sainte et inviolable. Cela vient en partie de la justice et de la bonté des princes, en partie de la crainte et du respect que leur inspirent les souverains pontifes [...] lesquels croient avec raison qu'il serait honteux pour la chrétienté de voir infidèles à leurs propres conventions ceux qui se glorifient par dessus tout du nom de Fidèles» (Utopie, p. 158). «Et jamais un Prince n'a eu défaut d'excuses légitimes pour colorer son manque de foi. Et s'en pourraient alléguer d'infinis exemples modernes montrant combien de paix, combien de promesses ont été faites en vain et mises à néant par l'infidélité des Princes [...] Mais il est nécessaire de savoir bien colorer cette nature, bien feindre et déguiser: et les hommes sont tant simples et obéissent tant aux nécessités présentes, que celui qui trompe trouvera toujours quelqu'un qui se laissera tromper» (Le Prince, XVIII, 9, 10, 11). «D'après cela, ne dira-t-on pas que la justice est une vertu plébéienne et de bas lieu, qui rampe bien au-dessous du trône des rois. À moins qu'on ne distingue deux sortes de justice: la première bonne pour le peuple, allant à pied et tête basse, enfermée dans une étroite enceinte qu'elle ne peut franchir, empêchée par de nombreux liens; l'autre à l'usage des rois, infiniment plus auguste et plus élevée que la justice du peuple, infiniment plus libre, et à laquelle il n'est défendu de faire que ce qu'elle ne veut pas » (Utopie, p. 159). Fidélité et liberté, tristesse et justice, tromperie et cruauté: à lire cette double et splendide prose, on pense que tout a été dit. La politique moderne a ouvert des parcours inédits dans les recoins secrets de la nature humaine. En cela, elle a été un grand mouvement de libération. La philosophie moderne a eu besoin de la politique moderne pour réussir à recentrer la présence humaine dans le monde. Le sujet de l'action et le sujet de la connaissance se présentent de nouveau comme deux visages de l'être humain en tant qu'être social, c'est-à-dire de l'homme en relation avec les autres hommes. Visages unis et divisés, présents conjointement et ne coïncidant pas: comme Machiavel et More. Au fond, toute dimension utopique est le choix d'une condition cognitive sous des formes nouvelles. Le rêve d'une chose est moins utile à changer le monde qu'à le connaître tel qu'il est, à travers un contraste imaginatif, une conscience négative. Voilà pourquoi il est possible de concevoir «un lieu qui n'est pas». C'est la prise réaliste sur la réalité qui constitue le véritable fond de toute volonté de transformation radicale des choses, c'est-à-dire des rapports de domination et de suggestion entre les êtres humains. Révolutionnaire, la démarche machiavelienne qui consiste à partir de la «qualité des temps» pour les investir avec plus de «violence» que de «respect»: là où le prince, c'est-à-dire la décision politique, résout le conflit entre l'aristocratie et le peuple, à moins que «les queues ne se soient unies avec les têtes». En effet, est contraire au critère du politique moderne un «défaut naturel des hommes: tout d'abord de vouloir vivre au jour le jour, et de ne pas croire que puisse être ce qui n'a pas été» (Machiavel à Vettori, 10 août 1513). Démarches optimistement réformatrices que celles de More. À l'objection: «La philosophie n'a pas accès à la cour des princes», la réponse est: «Il existe par contre une autre philosophie moins sauvage. Celle-ci connaît son théâtre et sait s'y adapter, et dans la pièce où elle doit jouer, elle remplit son rôle et avec convenance et harmonie.» Ne pas introduire par la force des discours insolites et extravagants qui n'auront aucun poids sur celui qui aura des idées contraires, mais «suivre la route oblique [...] et si vos efforts ne peuvent servir à effectuer le bien, qu'ils servent du moins à diminuer l'intensité du mal » (Utopie, p. 75).

Deux livres, deux auteurs, deux manières intellectuelles de regarder le monde des hommes avec les yeux de la politique. Ils se reflètent l'un l'autre et chacun réfléchit l'image de l'autre. Avec une différence. Qualitative. Le réalisme révolutionnaire sait rassembler les deux choses, la violence et le respect, l'audace et la précaution, la force et la prudence, «faire un pape à sa guise», ou «si bien faire que ne fût point pape celui qu'il ne voulait pas». Ce n'est pas un résultat indifférent. Mais on ne peut nier la supériorité intellectuelle de la première option. Elle seule maintient dans son intégrité la complexité du processus historique soumis à l'action politique. L'utopie est subordonnée au réalisme. Elle ne peut se maintenir qu'avec lui. Thomas More est déjà en partie dans Nicolas Machiavel. L'inverse n'est pas vrai. Le véritable saut de tigre dans le futur c'est l'«utopie concrète» de Bloch, que Nicolas, avec son «grand esprit» et la «haute intention» qui le caractérise, consigne dans l'Exhortatio du chapitre XXVI: «Ad capessendam Italiam in libertatemque a barbaris vindicandam». L'utopie est «comme vrai fondement de toute entreprise, la nécessité de se pourvoir de propres armes» et non pas traiter de optimo reipublicae statu, «de la meilleure forme de gouvernement». Et pourtant. Quand il y a les deux choses, il y a encore la politique moderne. Quand il n'en reste plus qu'une, non.

Le réformisme catholique de More, d'Érasme, sera bouleversé par la violence révolutionnaire de la Réforme luthérienne. Je crois que les interprètes (E. Sturz et J. H. Hexter) ont raison de lire l'Utopie dans le cadre d'un humanisme chrétien, de facture érasmienne, plus d'inspiration théologique que rationaliste, plus soutenue par une tension religieuse que construite sur un dispositif naturaliste. C'est un point de lecture plus générale de la première modernité, qu'il faudrait approfondir. Alberto Asor Rosa a saisi dans les Souvenirs «un singulier amalgame d'analyse matérialiste et de préoccupations stoïco-chrétiennes». Il a lu Guicciardini entre Érasme et Sarpi (voir les deux essais sur les Souvenirs et sur l'Histoire du concile de Trente, dans Letteratura italiana. Le Opere, II. Dal Cinquecento al Settecento, Einaudi, Turin, 1993, pp. 3-90 et pp. 799-863). Il en a tiré une catégorie et une figure qui, toutes deux, sont parlantes et suggestives; et desquelles nous avons pris depuis longtemps une certaine disposition d'esprit: il s'agit de la catégorie politique du «pessimisme italien» et de la figure humaine du «politique sceptique». Chez Guicciardini, par exemple – écrit Asor Rosa –, «le caractère politique intrinsèque du raisonnement confine avec une zone où commence une forme différente de pensée: celle dont part et à partir de laquelle se développe la réflexion sur l'incertitude et la problématicité de la connaissance, sur la prééminence irrémédiable et déchirante du mal sur le bien dans l'histoire, sur la prédominance de la nature sur la raison, sur la caducité et la précarité du destin humain». Une pensée «produite par la ‘catastrophe' ou en tout cas par l'incessante chaîne de ‘mutation'» qui s'empare de l'Italie, au commencement immédiat du moderne. Dans le récit de l'Histoire d'Italie on parvient à percevoir – et Asor Rosa a raison de signaler ici un accent leopardien chez Guicciardini – «à quelle instabilité, autant que sur une mer tourmentée par les vents, sont soumises les choses humaines» (voir Genus italicum, Saggi sulla identità letteraria italiana nel corso del tempo, Einaudi, Turin, 1997, pp. 340-341).

Entre Machiavel et Érasme, Guicciardini, mais également More. Par rapport au déchirement totalement moderne de Machiavel, il y a dans ces derniers une sensibilité de continuité destinée à assurer un passage modéré vers les temps nouveaux. Par exemple, les religions des Utopiens sont nombreuses, mais majoritairement orientées vers une sorte de déisme auquel on aurait ajouté la pratique de la tolérance. «Mais quand ils apprirent par nous le nom du Christ», avec inclination et avec affection ils y adhérèrent, y retrouvant des préceptes de leur religion naturelle. Dans le Prince il y a l'écho anticipé de ce que sera la politique à l'ère des guerres civiles de religion. Dans l'île d'Utopie, il n'y en a pas trace. On comprend plus en fouillant dans le passé qu'en scrutant dans le futur. Et plus encore à partir de la «connaissance des actions des grands hommes» qu'à partir de la relation «sur les lois et les institutions» d'un État imaginaire. Entre la «longue expérience des choses modernes et la lecture continuelle des antiques» (Dédicace du Prince, 2), il y a encore le secret de la politique comme pensée et comme action. Mais, à la fin du vingtième siècle, on ne peut parcourir que la première, la seconde ne pouvant que difficilement se pratiquer. L'expérience des choses modernes est pour nous la pensée vécue du siècle, là où l'histoire a été apprise à partir de figures hérétiques, isolées, bannies et maudites, ou de figures rachetées par leur œuvre, introduites à titre posthume dans l'olympe du sentiment bourgeois misérable. Ici chacun y inscrira ses propres noms. Mais pour nous, toute la modernité, depuis les commencements, en passant par les développements, jusqu'aux aboutissements est leçon de choses antiques. Le moderne comme passion politique plus que comme discipline historique: un risque d'exercice de la pensée, contraint de marcher sur une frontière instable entre ce qui a été et ce qui pouvait être, entre la nécessité, abhorrée, de la réalité effective et la contingence, aimée, de la volonté subversive. Passion de regarder le corps de l'histoire avec les yeux chargés de désir de la politique. La vocation du politique est de posséder l'histoire, qui n'est pas femme dans le sens de la fortune, et même si elle l'était, ce ne serait pas le cas «de la vouloir tenir soumise, de la battre et frapper» (Le Prince, XXV, 26). C'est au moins ce que cette fin de vingtième siècle nous livre d'intensément inédit. L'histoire est souveraine devant la politique, elle ne se laisse pas battre et frapper. Et le désir est pour ce qui, différemment de moi, se place par rapport à moi, simplement et de manière complexe, comme autre histoire. C'est un rapport très médiatisé par la profondeur de la Kultur européenne du vingtième siècle. Ce n'est que là qu'il peut être compris et pratiqué. L'action politique peut être le masculin devant le féminin de l'histoire. C'est comme ça que je me sens de l'exprimer. Mais la politique peut être le féminin devant le masculin de l'événement historique, comme elle l'a été jusque-là et comme elle continue de l'être. C'est ainsi que s'exprime le partir-de-soi de la femme. Dans l'un et l'autre cas, la politique peut être le Prince armé d'une utopie concrète, même quand, et surtout quand, elle s'exprime sous des formes collectives, comme État, comme parti, comme mouvement. Sans cela, on n'inaugure pas une nouvelle manière de faire de la politique, mais on ferme simplement l'époque moderne de la politique. Que ces choses soient nos choses anciennes est un choix de recherche qui veut s'opposer à une intention antimoderne subtilement cachée dans tant de redécouvertes de la politique classique. C'est le choix de Machiavel, qui comme point de référence, d'enseignement, de Discours, prenait la politique des Romains et non la politique des Grecs, l'histoire de la république et non le mythe de la polis, les luttes civiles romaines et non la démocratie athénienne. En politique, le réalisme c'est Rome, l'utopie c'est la Grèce. De la Grèce on garde la nostalgie. Comment pourrions-nous éliminer de notre âme la chaire vivante de la deutsche Romantik? Comment pourrions-nous respirer sans Hölderlin? Mais depuis que devant l'utopie antimoderne de la politique grecque se prosterne la pire politique postmoderne, on peut lire Périclès, à la condition qu'il soit raconté par Thucydide. Par contre «les Romains firent ce que les Princes sages doivent faire... prévoyant de loin les inconvénients, ils y ont toujours remédié» (Le Prince, III, 26, 29). Cette prévoyance et cette connaissance «de loin» est une des catégories du politique. Parce que, «comme le disent les médecins des fièvres éthiques» (je sais qu'il s'agit de la fièvre étique, mais le ‘h' ici me convient parfaitement), le mal en politique, au début est aisé à guérir mais difficile à connaître, mais avec «le progrès du temps» il devient facile à connaître et difficile à guérir. Cela ne plut jamais aux Romains «ce que les sages de notre temps ont en la bouche du matin au soir, jouir des avantages du temps, mais bien plutôt jouir des avantages de leur valeur et de leur sagesse: car le temps chasse tout devant soi et peut apporter avec soi le bien comme le mal, et le mal comme le bien» (III 26, 30). Aux «sages» de notre temps, un autre conseil de lecture. Augustin, dans le De civitate Dei, oppose au «sérieux et à la modération des Romains» la «frivolité et la lascivité des Grecs». Gravitas contre Levitas. Une opposition décidément «inactuelle». Comme cette autre qui oppose à l'«orgueilleuse rapacité des Grecs frivoles» la «miséricordieuse humilité des barbares encore sauvages» (Augustin, La cité de Dieu, I, 4, tr. G. Combès, Institut d'Études Augustiniennes, Paris, 1993). «Donc tout ce qui a été commis de dévastations, de massacres, de pillages, d'incendies, de mauvais traitements dans ce désastre tout récent de Rome, est le fait de coutumes de la guerre. Mais ce qui s'est accompli d'une manière nouvelle, cette sauvagerie barbare qui, par un prodigieux changement de la face des choses, est apparue si douce au point de choisir et de désigner, pour les remplir de peuple, les plus vastes basiliques où nul ne serait frappé, d'où nul ne serait arraché, où beaucoup étaient conduits en vue de leur libération par des ennemis compatissants, d'où personne ne serait emmené en captivité, pas même par de cruels ennemis: cela c'est au nom du Christ, cela c'est aux temps chrétiens qu'il faut l'attribuer» (I,7). Langage allusif, allusives citations: qui permettent seulement aujourd'hui de faire passer des morceaux de vérité entrer les mailles de l'opinion. C'est la contrition à laquelle te lie une époque opaque, grise, indifférente, remplie et vide, très mobile et immobile, avec les Lumières, certes, mais éteintes, un âge moyen sans dépassement. Non, ce n'est pas le quatrième-cinquième siècle. Aucune rencontre en vue entre le nom de Christ et les barbares sauvages et miséricordieux. La troisième ou la quatrième Rome sont déjà tombées, sans que l'histoire ne se soit aperçue de rien. Grand commencement du seizième siècle et grand commencement du vingtième siècle se répondent. Pour signaler à cette fin de millénaire son miserabilismus.

 








1. N.d.t. – Les citations de Machiavel sont tirées de l'édition des Œuvres complètes, texte présenté et annoté par Edmond Barincou, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1952. Nous avons, toutefois, dans de nombreux cas, modifié la traduction proposée par ce volume.

2. N.d.t. – Pour les citations de L'Utopie de Thomas More, nous avons utilisé la traduction française de Victor Souvenel, «qui se trouv[ait] à Paris, en la rue de Beaune, à l'enseigne du Pot Cassé», s.d. La traduction de Marie Delcourt est plus facilement accessible dans sa deuxième édition, en GF Flammarion, Paris, 1987.

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