éditions de l'éclat, philosophie

MARIO TRONTI
LA POLITIQUE AU CRÉPUSCULE


 




Cinq mouvements
Politik als Beruf:
the end.

CINQ MOUVEMENTS

 




Partons de cette phrase: «La politique repose sur un fait: la pluralité des hommes. Dieu a créé l'Homme, les hommes sont un produit humain.» C'est une pensée de Hannah Arendt. Au début de son essai posthume Was ist Politik? traduit en français par: Qu'est-ce que la politique? (Le Seuil, Paris, 1995). Ce passage date de 1950. La pensée politique avait alors derrière elle la Shoah et la Bombe, autour d'elle la Guerre Froide, devant elle les grandes désillusions du siècle, la Démocratie et le Communisme. La politique était enfermée dans cette cage d'acier. La crise de la politique n'existait pas. On lui demandait même la solution des grands problèmes. Confiant qu'elle eut pu les résoudre. Voilà pourquoi l'Homme et les hommes.

Arendt dit: la philosophie et la théologie, et également la science, s'occupent toujours et exclusivement de l'Homme. S'il n'y avait qu'un seul homme, ou des hommes tous identiques, le discours serait le même. Le discours philosophique, théologique, ou scientifique tiendrait toujours debout. Par rapport à la théologie politique, Schmitt et Peterson disent la même chose. Quant à la philosophie politique et la science politique, je crois qu'avec des méthodes différentes elles pourraient parvenir également à réduire les hommes à l'homme. D'où leur incapacité de répondre à la question: qu'est-ce que la politique? Qui pourrait y répondre? La politique elle-même. De nouveau, die Politik et das Politische. Il ne s'agit pas seulement de la distinction entre praxis politique et critère du jugement, entre politique pratique et catégorie du politique. Pour moi, cette distinction est la manière, propre au vingtième siècle, d'écarter la différence entre tactique et stratégie, entre les nécessités dictées par l'immédiateté et la liberté conquise par le processus à long terme. L'idée contemporaine d'autonomie du politique n'est pas la même chose que l'idée moderne d'autonomie de la politique. Mais sur ce point il faut renoncer au moindre espoir de se faire comprendre.

Repartons par contre de deux affirmations de Hannah Arendt. Première affirmation: «La politique prend naissance dans l'espace qui est entre les hommes, donc dans quelque chose qui est fondamentalement extérieur-à-l'Homme.» Le zoon politikon n'existe pas: il n'est pas vrai qu'il y a dans l'homme un élément politique lui appartenant essentiellement. «La politique prend naissance dans l'espace intermédiaire et elle se constitue comme relation. C'est ce que Hobbes avait compris.» (p. 33) Seconde affirmation: «Au centre de la politique on trouve toujours le souci pour le monde et non pour l'homme.» Mettre l'homme au centre des préoccupations présentes et considérer qu'il faut le changer pour lui trouver un remède, est une attitude «profondément non politique» (p. 44). «Le but de la politique est de changer ou de conserver ou de fonder un monde.» Qu'est-ce donc que la politique? C'est mettre en relation les hommes entre eux, selon leur préoccupation pour le monde. Politique-relation, politique-monde. Encore la politique et le politique? Oui, en partie. La pratique et le projet: l'action avec ses lois, et l'horizon avec ses objectifs. Contingence et liberté: c'est peut-être ainsi qu'il faut décliner à nouveau le sens de la politique au tournant du siècle. Parce que si la question est de savoir comment utiliser les grandes idées sur une période courte, la recherche de la solution nous renvoie à l'histoire du temps, à l'arc long du vingtième siècle et à l'accélération de sa fin.

Nous devons libérer la politique du poids de la nécessité. C'est ce poids qui y a introduit des éléments de crise. Dans le siècle, la politique a dû prendre en charge non seulement l'histoire des hommes, mais aussi la vie de l'homme: l'homme qui a vu son existence précipitée dans la guerre totale, victime de forces obscures menaçantes et dominantes, mais aussi contraint de se faire sujet de grandes entreprises idéologiques, quitte à y éprouver ensuite la dure réalité des rapports quotidiens. Nous devons dire que dans ce siècle, malheureusement, la politique a aussi concerné l'homme, celui avec un h minuscule, et pourtant toujours l'homme particulier, l'homme seul, aux prises avec lui-même, indépendamment de sa volonté de participer à l'histoire du monde, de sa libre décision d'entrer en relation avec les autres hommes. Une condition tragique, parce qu'animée par des puissances à leur manière surhumaines: la condition humaine du vingtième siècle. Ce dialogue dans La Condition humaine de Malraux (Œuvres complètes, tome I, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1989, p. 631): « Quelle foi politique rendra compte de la souffrance du monde?» demande le pasteur. Et la réponse du révolutionnaire: «La souffrance, j'aime mieux la diminuer que d'en rendre compte.» Entre la question et la réponse la politique a fait un aller-retour, elle est sortie d'elle-même puis est entrée à nouveau en elle-même, jusqu'à la perte qui désormais la frappe et l'anéantit. Le vingtième siècle a montré deux visages de la politique: le visage démoniaque du pouvoir et le visage sacralisé de l'engagement. Macht-Gewalt d'un même côté cette fois-ci: puissance et violence; choix de vie et engagement de l'autre. Les monstres et les saints sont descendus en politique, poussés par la force de l'histoire. On a pu lire, ont été écrits Mein Kampf et les Lettres des condamnés à mort de la Résistance. Un même pays a produit Goebbels et Bonhoeffer. Grand siècle que celui de ces grands contrastes.

Politique et contingence. Deux mondes communiquants et non communicables. Le heurt quotidien de contradictions qui demandent à être composées. Capacité de maîtriser le temps bref, dans son cours désordonné. La contingence est le vrai lieu de la politique. Le problème qui surgit et la solution qui engage: telle est la mesure de l'action politique. De sa qualité. La grande politique c'est la politique au jour le jour. Mais la qualité de la politique vient se briser contre le quotidien quand agit l'homme politique médiocre. C'est-à-dire presque toujours. Il est donc vrai que ce à quoi l'on assiste normalement c'est à une dialectique entre de petites actions et une action quotidienne aveugle, prisonnière de l'ici et maintenant. Vrai que l'on a tendance à charger chaque moment particulier de significations époquales. Vrai que la chose la plus facile, et donc la plus fréquente, c'est perdre le fil de l'histoire alors qu'on fait de la politique. Mais quand surgit de la situation contingente le besoin de la grande action, quand la décision surgit de la nécessité, alors on est en présence de la véritable politique, celle pour laquelle il vaut la peine d'en être, pour laquelle il est juste de se préparer, pour laquelle il est un devoir, à ce moment-là, de se tenir prêt à agir. Le contraire n'est pas vrai: avoir un projet, le préparer, le cultiver, le garder dans sa conscience, et considérer qu'il est indigne de le mesurer avec ce qui advient. La prétention d'une vérité politique, possédée et incomprise, c'est le péché originel de toute entreprise révolutionnaire. C'est le mal intérieur qui a fait échouer toute tentative. La politique absolue c'est la politique moderne. Le vingtième siècle l'a exaltée jusqu'à la limite insupportable et à l'emphase tragique de la solution finale ou de l'émancipation forcée. Puis l'absolu de la politique s'est effondré bruyamment, emportant dans sa chute, avec les murs, le sens même de la politique, son caractère relationnel, la relativité des rapports entre les hommes, qui toujours reposent sur la consistance douteuse qualitativement humaine des sujets qui la pratiquent et de ceux qui la subissent.

Parenthèse. François Furet dit: «Il existe un mystère du mal dans la dynamique des idées politiques du vingtième siècle» (Le passé d'une illusion, R. Laffont/Calmann-Lévy, Paris, 1995, p. 44). Oui, mais dans la première et dans la deuxième moitié du siècle: comme un plus grand mal que nous avons combattu et comme un moindre mal que nous avons supporté. Mais pourquoi les historiens font-ils toujours l'histoire de ce siècle en s'arrêtant en 1945? Pourquoi n'ont-ils pas le courage de dire que la suite est moralement pire que ce qui a précédé puisqu'elle a moins impliqué et implique toujours moins de passages de conscience, de choix de vie, de décisions de responsabilité? Mieux vaut Nolte que Furet. Au moins le premier a une thèse forte que l'on peut combattre: l'équivalence du nazisme et du bolchevisme, et même la thèse révisionniste qui justifie le nazisme comme réaction au bolchevisme. La thèse «démocratique» de Furet dit au contraire ceci: «Le fascisme est né comme une réaction anticommuniste, le communisme a prolongé son bail grâce à l'antifascisme» (p. 39). Sur le plan de la qualité son livre est un manuel de déséducation civique, et substantiellement le récit du passé de sa propre illusion, de son «engagement malheureux», ou mieux de son «aveuglement de jadis». D'ailleurs, le «siècle court» d'Eric J. Hobsbawm (1914-1991) se referme, selon l'image d'Eliot, «non pas sur une explosion, mais sur un geignement». C'est en faisant sienne cette perception anticipée du poète que l'historien peut dire finalement: «La destruction du passé, ou plutôt des mécanismes sociaux qui rattachent les contemporains aux générations antérieures est l'un des phénomènes les plus caractéristiques et mystérieux de la fin du vingtième siècle. De nos jours, la plupart des jeunes grandissent dans une sorte de présent permanent, sans aucun lien organique avec le passé public des temps dans lesquels ils vivent.» (L'Âge des extrêmes. Histoire du siècle court, Complexe, Bruxelles, 1999, p. 21). Fin de la parenthèse.

Mais la politique peut-elle faire l'économie de l'histoire qui l'a produite? Voilà le nœud du problème. La perte de sens de la politique se confond avec cette chute désastreuse de la conscience historique. L'emphase vide sur la nouveauté plonge ici ses très fragiles racines. Et, en effet, la politique évolue dans un état de confusion difficilement repérable en d'autres occasions. L'exception – disait Schmitt – est plus intéressante que la situation normale. Aujourd'hui la politique ne doit pas répondre à une situation historique d'exception. Elle est elle-même dans une situation d'exception. Et ce caractère exceptionnel doit être à son tour décliné. Dans son développement, dans son discours, par exemple, il n'a rien de tragique. Et c'est une limite grave. La grande politique du vingtième siècle est morte. Nombreux sont ceux qui exultent à l'annonce de cet événement, parce qu'ils imputent précisément à cette idée de politique les tragédies du siècle. Mais ce n'était pas la grande politique, plutôt la mauvaise politique. Je sais qu'intervient ici un jugement éthique. Mais la guerre civile mondiale et ses aboutissements, la Shoah et la Bombe – qui reproposaient à Hannah Arendt la question: qu'est-ce que la politique? –, justifiaient ce jugement. La grande politique du siècle était autre. C'étaient les deux révolutions, la révolution ouvrière et la révolution conservatrice, avec au milieu la «grande crise», la période de son incubation, de 1914 à 1929, et la réponse capitaliste à partir des années trente. Là, contingence politique, occasion et action, état d'exception et décision, se retrouvent, se renvoient, se mélangent. L'exact contraire de notre situation aujourd'hui. Le siècle s'éteint dans le triomphe de la petite politique, dans une longue décadence, une dérive interminable, une inconsistance humaine collective des clans politiques, des institutions, des programmes, des interventions, sans pensée, sans futur, un présent arrêté devant l'image vide de soi-même.

Si le souverain est celui qui décide dans l'état d'exception, qui, aujourd'hui, décide, non pas en politique, mais de la politique? C'est justement cela que l'on ne sait pas. La politique n'a plus de souveraineté sur son territoire. Celui-ci a été envahi, conquis, et soumis. Celui qui fait de la politique aujourd'hui – celui qui gouverne, ou qui veut accéder au gouvernement – sait que presque rien de sa décision n'est entre ses mains. Les compatibilités économiques sont une cage d'acier pour l'initiative de l'action politique. Les règles du marché supranational et les logiques de la finance internationale interdisent tout espace de mouvement pour la vie de l'Etat-nation. La géoéconomie remplace la géopolitique. Les techniques de la communication vident de son sens l'attention pour l'intérêt public et la gestion des affaires générales. Le «comment dire?» remplace le «que faire?». De toutes ces choses découlent la dégradation des clans politiques, réduits à des masques sans cervelle, l'écroulement de la personnalité politique, sans plus de professionnels ni de vocation, la réduction du conflit et de l'accord à de l'affabulation privée. Le thème «politique et destin» se propose à nouveau dramatiquement, mais non pas tragiquement. Au milieu des années quatre-vingt dix revient, résolu, le problème que Karl Löwith posait au milieu des années trente: «Est-ce un ‘destin' qui détermine le mode et la manière par laquelle un participant actif conçoit le ‘politique', ou alors est-il est simplement guidé par ce qui advient de fait?» («Decisionismo politico», dans Karl Löwith, S. Valitutti, La politica come destino, Bulzoni editore, Rome, s.d., p. 351). Problème résolu. Parce qu'à ce point, qui participe activement, à savoir la classe politique, dans la figure de la personnalité politique, n'a plus tendance à concevoir le ‘politique' comme ‘destin', mais est simplement guidé par ce qui advient effectivement. Si de Marx à Schmitt – comme le soutient Löwith – il est arrivé que la confiance en une discussion conceptuelle ait cédé devant une théorie de l'action directe et si on a assisté à une «transformation de la méditation philosophique sur l'essence de la politique en un instrument intellectuel de l'action politique», qu'est-il advenu à partir de l'après-Schmitt et jusqu'à aujourd'hui? C'est-à-dire, non pas à partir des années quatre-vingt, mais à partir des années cinquante? Sur ce point le discours est ouvert, et l'analyse encore imprécise, et la réflexion très en retard. La dissolution des grandes lectures du présent, celle marxiste occidentale, celle du catholicisme politique, celle du libéralisme classique, ont créé un vide de pensée au centre de l'Europe, qui a déterminé une crise générale de la culture politique. Les pratiques qui faisaient référence à ces courants sont allées de l'avant, quelquefois même avec succès, mais sans exercice d'auto-conscience intellectuelle, sans une implantation stratégique présentable, incapables de produire du futur, victimes à la fin de revanches traditionalistes, masquées par une demande apparemment irrésistible de nouveauté. Une fois renversées les grandes lectures de ce qui aurait dû arriver, restent maîtresses du terrain de médiocres images de ce qui de fait est arrivé.

Aujourd'hui il ne s'agit pas de mener à son terme la parabole du moderne. Ni de s'accommoder d'une fonction de représentation passive de ce que l'on définit comme post-moderne. Le problème – et non le projet – est tout au plus celui d'implanter un travail de dépassement conscient de la modernité. Leo Strauss à Karl Löwith, le 15 août 1946: «Nous sommes d'accord sur un fait: nous avons besoin aujourd'hui de la réflexion historique – mais je soutiens que ce n'est ni un progrès ni un destin qu'il faut accepter avec résignation, mais un moyen inévitable pour dépasser la modernité. La modernité ne peut se dépasser avec des moyens modernes...» Et Löwith à Strauss, le 18 août 1946: «Vous dites qu'on ne peut dépasser la modernité avec des moyens modernes. Cela semble plausible, mais ce n'est juste qu'avec quelques réserves... En fin de compte la gêne de la modernité naît seulement de la conscience historique, du fait d'avoir une notion de temps différents et ‘meilleurs', et là où cette conscience disparaît – comme dans la génération qui est née après 1910 en Russie et après 1930 en Allemagne – la modernité n'est plus sentie comme quelque chose qu'il faut dépasser, au contraire.» (K. Löwith, L. Strauss, Dialogo sulla modernità, Donzelli editore, Rome, 1994, pp. 22-281). Aujourd'hui, nous avons affaire à d'autres générations: celle née après 1945 en Italie, et après 1968 en Occident. Mais le discours est identique, et même il s'aggrave. La soumission à la modernité est devenue la voix de l'opinion publique, culture dominante diffuse, sens commun intellectuel de masse. Tout ce qui tente de se proposer comme critique du moderne tombe sous la catégorie de l'ancien. La nouveauté est dans les seules mains des vieilles forces qui ont dominé l'ère moderne. Dès lors, qui sont les dépositaires de cette conscience historique à partir de laquelle il est possible de reconstruire et de relancer la notion de temps «autres et meilleurs»?

Ici il faut distinguer l'époque et la phase. Et sur un point qui n'est certes pas simplement un problème de langage politique. Si l'époque, disons le vingtième siècle, a vu le primat des masses dans la politique, la phase – et la phase actuelle est une parmi tant d'autres que l'époque traverse – voit le primat des «gens». C'est un fait assez récent, que l'émergence, la prépondérance, l'invasion de ce mot. Un mot générique, comme la politique qui le prononce. Sans densité théorique, sans force analytique, sans capacité de définition. Camp de propagande sur des objets de marché, et non terrain d'action de sujets politiques. «Les gens» ne veut pas dire classes, ni masses, ni même peuple: quelque chose de plus proche de l'idée d'audience télévisuelle que de celle d'opinion publique. Notre siècle a été, entre autres, celui de l'entrée des masses dans la politique. Masses actives, masses organisées, masses également manipulées. «Masse» et non «meute». L'homme – dit Canetti dans Masse et puissance – «est un animal de proie qui n'aurait jamais voulu être seul». Les hommes, du reste, «ont pris leçon des loups». L'expression «meute» désigne «l'aspect collectif du mouvement rapide et le but concret et direct dont il s'agit en l'occurrence». «La meute veut une proie. Elle doit la talonner vivement ... si elle veut la saisir. Elle s'y exhorte par ses clabaudages collectifs». En effet, la meute la plus naturelle et la plus authentique c'est la meute de chasse. Et tout de suite après vient celle qui en présuppose toujours une autre, contre laquelle elle est dirigée, la meute guerrière. Masse – pour Canetti – c'est bien d'autres choses. Et là où ce concept se rapproche le plus du concept de classe, c'est dans la description des «masses du refus». Un exemple de masse négative: «Des hommes ensemble ne veulent plus faire ce qu'ils ont fait jusqu'à présent à titre individuel.» Exemple: la grève. Dans l'exercice de l'activité productive, l'égalité des travailleurs n'est pas suffisante pour déterminer la formation de la masse. C'est l'interruption de cet exercice, le refus de continuer à travailler qui déclenche ce processus. «L'arrêt du travail est un grand moment, célébré dans les chansons des travailleurs.» Parce qu'ici leur égalité fictive devient tout à coup réelle. «Dès qu'ils suspendent le travail, ils font tous la même chose. C'est comme s'ils laissaient tous retomber leurs mains au même moment, comme s'ils avaient maintenant de la force à employer à ne pas les relever ... L'arrêt du travail rend les travailleurs égaux.» Ces mains qui retombent influencent par contagion d'autres mains. «Ce qu'elles ne font pas se communique à toute la société.» Poursuivre l'activité habituelle devient tendanciellement impossible aussi pour ceux qui au début ne pensaient pas l'interrompre. «Le sens de la grève c'est que personne ne doit rien faire tant que les travailleurs ne font rien.» C'est ainsi que de la masse elle-même «surgit spontanément une organisation au sein de la masse» (E. Canetti, Masse et Puissance, tr. fr. Robert Rovini, Gallimard, Paris, 1966, pp. 101 sqq., pp. 56 sqq.).

Dans la seconde moitié du vingtième siècle, l'homme-masse démocratique a vaincu: une figure historiquement inédite, née dans le cœur américain de l'Occident, ce que l'européen Tocqueville avait entrevu, avec inquiétude, au cours de l'un de ses voyages. Pour faire vaincre définitivement cette figure historique, il a fallu trois guerres mondiales, c'est-à-dire une seule guerre civile dans l'Europe-Monde entre 1914 et 1989. Les démocraties se sont unifiées sous le centralisme, l'autorité, le culte, la religion même, de cette forme de l'individu moyen. Il s'en est suivi un processus macroscopique de décadence de la politique, dont nous expérimentons aujourd'hui tous les aboutissements. La corruption, dans les formes pathologiques que ce phénomène éternel a assumé, n'est pas la cause mais la conséquence de ce processus, l'un de ses aboutissements justement. Le sens commun antipolitique qui domine la soi-disant société civile, arrive à sanctionner non pas le caractère réactionnaire du peuple réduit aux gens, mais plutôt le suicide de la politique moderne. Il n'y a plus de Prince, c'est-à-dire, dans les termes de l'histoire contemporaine, il n'y a plus de sujet politique collectif: c'est pourquoi, toutes les solutions institutionnelles ne parviennent pas à résoudre le problème du gouvernement et les systèmes politiques ne trouvent pas d'autorité et ont perdu le pouvoir. À défaut de personnalité, ils se consacrent à la recherche du personnage, tandis que la qualité des programmes devient secondaire par rapport à l'efficacité du message. Les forces politiques n'ont plus à rendre de comptes à l'opinion publique, mais elles ont à obéir à un public sans opinion. Les partis comme les gouvernements ne conquièrent plus le consensus, mais le concèdent, et ils le concèdent soit à des pouvoirs non politiques, soit à des masses privatisées. Paradoxalement, la division historique classique entre gouvernants et gouvernés n'a pas été dépassée par le communisme mais supprimée par la démocratie: en ce sens qu'aujourd'hui, même les gouvernants sont gouvernés. Exemple: la gauche qui entre au gouvernement n'est pas la gauche gouvernante, mais la gauche gouvernée. La démocratie n'est plus une valeur à assumer, parce que les démocraties ont supprimé la politique, c'est-à-dire le mode de relation entre les hommes, sans pour autant s'occuper à nouveau de l'Homme, et même en le réduisant définitivement à une entité atomique technico-économique. L'homo democraticus c'est l'homo oeconomicus dans l'ère de la neutralisation et de la dépolitisation.

Nous disons homme, les hommes, et le mot, le concept, s'avère désormais indicible. La politique a usé de ces termes, puis en a idéologiquement, démocratiquement, abusé. C'est aussi en leurs noms que la politique s'est tuée. La non-reconnaissance de la complexité de l'être humain, de sa conflictualité interne, de sa dualité différenciée, a appauvri les formes de la relation interhumaine, les a privées d'un ordre symbolique essentiel à leur propre existence, qui est vie vécue, pensée incarnée, expériences pratiques. Luisa Muraro («Bailamme», Rivista di spiritualità e politica, n° 17, 1995) nous a parlé de l'impraticabilité contemporaine de la caritas, comme problème qui «concerne les pratiques partagées, marquant la convivialité, et qui forme la culture». La «souffrance du corps social» exprime cette impossibilité du faire et en même temps ce besoin de faire: dans le sens du pouvoir-être-pour l'autre et dans le sens du vouloir être-en-commun. Deux dimensions sociales actuellement au-delà de la possibilité et de la volonté. Nous avons construit une société qui permet ces pratiques et ces désirs à l'héroïsme dominical de l'individu, mais non à la pratique collective quotidienne. Muraro dit encore: «La caritas est le mot chrétien, le nom occidental, de la piété, c'est-à-dire de l'intersection entre l'histoire humaine et son surplus, son excès, son espérance, son ‘chercher encore', son dieu... à vous de choisir le mot qui convient.» De quelle manière la politique doit-elle revenir et avoir affaire avec cet au-delà par rapport à l'ici et maintenant? «Revenir», parce que dans le passé, y compris celui du vingtième siècle, il y a eu cette tension, cette poussée intérieure à aller au-delà du contexte nécessaire de l'action, en portant subjectivement dans la contingence l'occasion d'une lecture du destin historique. Et même s'il ne s'agissait que de commencer à partir de là un tel chemin, pourquoi ne pas le tenter? La politique doit prendre maintenant une décision à propos d'elle-même. La politique du désir, dit le titre du livre de Lia Cigarini (Nuova Pratiche Editrice, Parme, 1995). Et l'introduction de Ida Dominijanni dit Le désir de la politique: «Aujourd'hui la politique risque de devenir une passion ‘spécialisée', qui ne se transmet pas et tend à se pétrifier. Nous savons que c'est du côté des hommes que le désir s'est amoindri, et que c'est de ce côté que le fil subtil et tenace qui le lie à la politique est resté innommé [...] Voilà en quoi consistera le travail politique pour le futur proche: relancer le désir féminin, appeler à la barre l'autoconscience masculine et le désir masculin» (p. 38). Si jusqu'à présent la politique a été une forme de l'agir masculin, la crise des formes qui met en question son destin peut-elle être l'occasion du dépassement du politique moderne? Laissons ouverte la question et pensons-y. Dominijanni dit encore: «Une fois que la différence sexuelle a mis en question la notion d'individu et de sujet qui soutient la constellation du Politique en Occident, toutes les autres catégories de cette constellation – égalité, représentation, majorité, décision, pouvoir – suivent l'une après l'autre» (p. 26). Nous en sommes là, en effet. Les catégories du politique ne répondent plus aux commandes de la politique. La machine est sans un sujet qui la guide. L'histoire présente est abandonnée à elle-même. Que faire pour continuer à penser la politique?

 

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