éditions de l'éclat, philosophie

MARIO TRONTI
LA POLITIQUE AU CRÉPUSCULE


 




Brève antienne

 

 





C'est un livre qui naît du dedans. Pour un discours de philosophie politique, ce n'est pas très normal. Mais dans ce domaine, la pensée vit un état d'exception particulier. Il s'agit maintenant de penser non plus la politique, mais la crise de la politique. Une condition en grande partie inédite. Qu'il faut affronter avec une force argumentative pareillement inédite. Rendue nécessaire par l'opacité – le gris de la représentation – avec laquelle s'exprime aujourd'hui l'effondrement de l'action politique. D'où une tonalité du livre, et une insistance sur les motifs, et une répétition nuancée du thème, toutes choses qui se sont avérées finalement volontaires et contraintes. Il se peut qu'elles dérangent : parce qu'elles sont dissonantes par rapport au sens commun intellectuel. Mais le style heurté de la recherche poursuit lui-même une impossible harmonie du dispositif. Lire dans la langue des classiques le livre des événements contemporains est une contradiction que l'auteur traîne avec lui depuis toujours. Il est tard pour changer.

Je voudrais communiquer un état de désespoir théorique. Je crois y être parvenu par excès. Mais c'est aussi bien ainsi. La formule est toujours la même : à l'instant du plus grand danger, il y a ce qui sauve. Ce fond de l'âme dans l'histoire du mouvement ouvrier doit être atteint avec les sondes de la pensée: au prix de cette forme nécessairement brutale qu'imposent à la fois le recours aux concepts et la valeur des mots. Surgit alors le critère de l'honnêteté : à un certain moment tu sens que tu dois savoir – ou en tout cas chercher à savoir – comment les choses se sont effectivement passées. Et repartir de là, non plus pour recommencer d'espérer, mais peut-être recommencer de faire. Sur ce point crucial et délicat, qui touche à un fait de l'existence, on percevra facilement un balancement entre Kulturpessimismus et volonté de puissance. Pour la culture de la crise un amour entretenu dans l'intime, pour l'organisation de la force une tentation imposée du dehors.

Chacun de nous, dans sa propre personne, porte l'histoire. Non pas l'histoire de soi. De celle-là – biographique – nous n'avons que faire. Je parle de la grande histoire, celle des hommes et des femmes qui s'assemblent et se séparent dans la société, et dans cette auto-conscience de la société qu'a été, jusqu'ici, la politique. De cette histoire nous percevons et analysons de manière différente des passages et des phases et des lieux et des temps différents. Le vingtième siècle, plus que toute autre époque, nous a poussés à cela: un siècle dont on peut dire qu'il a produit de l'histoire à un tel degré et avec une telle intensité qu'à la fin il s'éteint, exsangue et consumé. Sur sa périodisation, une bataille d'interprétations. Ce livre ne s'y soustrait pas. Il fait des choix, discutables, subjectifs, selon la logique interne du discours et dans le seul souci d'aller puiser ainsi des vérités partielles. Je crois qu'il y a une singularité masculine à partir de soi. Qu'il faut encore étudier entièrement. Une caverne mystérieuse, où se confondent et s'affrontent vie concrète et temps historique, idées et ombres, événements éternels et contingences immédiates. Un entrelacement se compliquant avec l'expérience qui s'accumule. Puis vient, de son côté, la pensée, qui décide.

Et cette décision, tout entière de pensée politique et si peu politique, voici qu'elle doit être jugée. La question est : « Que dire ? », et non pas « Que faire ? » Un écart à rebours, imposé par la phase. Qu'il soit bien clair que celui qui écrit sait cela. Le « détachement » est une condition mystique du politique moderne. Bribes lumineuses qu'il faut essayer de jeter à partir de là dans la nuit de la politique actuelle. On ne veut pas clarifier, «illuminer», on veut comprendre, « saisir». Ce temps est un temps politique sans connaissance de soi : une stèle posée sur la tombe du passé, et comme futur, celui, seulement, que le présent t'accorde. Impossible pour nous.

Si, depuis la fin du vingtième siècle, tu regardes le temps de la politique que tu as traversé, il t'apparaît comme une faillite historique. Les prétentions n'étaient pas trop élevées, mais c'étaient les instruments qui étaient inadéquats, comme étaient pauvres les idées, les sujets faibles, médiocres les protagonistes. Et à un certain moment l'histoire n'était plus là : ne restait plus qu'une chronique. Pas d'époque : des jours, et puis encore des jours. Le misérabilisme de l'adversaire a refermé le cercle. Il n'y a pas de grande politique sans grandeur de ton adversaire.

Aujourd'hui le critère du politique fait peur. Mais l'ami/ennemi ne doit pas être supprimé, il doit être civilisé. Civilisation/culture dans le conflit. Lutte politique sans la guerre: noblesse de l'esprit humain. Il y a donc un message. Dans la bouteille de cette allusive symphonie de psaumes.

7 octobre 1998.

 

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