l'éclat

 

PARU OCTOBRE 2012

Collection «Philosophie imaginaire»

ISBN 978-2-84162-291-7

224 p.

22 euros

"Seul, saint et fou"

par David Amar

compte-rendu de "Sainteté de Bataille" de Michel Surya

michel Surya- Sainteté de Bataille

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Lire un entretien avec Michel Surya autour de Batail sur le site non-fiction

 

 

 

On sait la difficulté, voire l’impossibilité, qui voue toute critique, tout langage critique, lato sensu, à rendre compte de l’expérience de Georges Bataille, c’est-à-dire à la répéter et l’appauvrir avec d’autres mots, de l’extérieur pourrait-on dire. Le langage discursif étant condamné (et d’abord par Bataille lui-même), par sa structure, aux eaux tièdes de la vulgate et de la scolastique. C’est redire le pouvoir de cette œuvre, que ces premiers lecteurs avaient déjà souligné (Blanchot et Sartre notamment, celui-ci pour en dénoncer la facticité et le faux pouvoir d’intimidation ; celui-là pour, au contraire, montrer que « sa vérité est dans la brûlure d’esprit, dans le jeu de foudre, dans le silence plein de vertiges et d’échanges qu’il nous communique »), que les années 70 ont célébré (et magnifié : Bataille en héros de l’écriture et de la transgression, pour le dire vite et injustement). Puis une certaine reconnaissance universitaire et officielle est venue, qui a rangé Bataille dans l’alignement régulier et sage des rayons de bibliothèques, sortant certains de ses livres de l’Enfer où lui-même avait voulu s’enfermer (selon une anecdote étrange, arrivée à la bibliothèque municipale d’Orléans, et que Michel Surya déplie d’une façon vertigineuse dans son livre). C’est, probablement, ce contre quoi Sainteté de Bataille, d’abord, proteste : une espèce d’embaumement ou d’aseptisation à laquelle semble condamnée une œuvre aussi souveraine et scandaleuse, aussi « scandaleusement souveraine », et au pouvoir « d’exaspération » proprement irréductible.
            C’est, en fait, depuis 25 ans, au moins, que le nom de Michel Surya est associé à celui de La Part maudite, depuis une biographie (un essai de biographie intellectuelle, réédité aujourd’hui) qui a fait date. Justement : le temps de faire le point, de reprendre des analyses, de nuancer comme l’on dit, ou de tenir compte de nouvelles connaissances (sur l’entreprise, si secrète et si troublante au demeurant, d’Acéphale, par exemple). Car si, contre toutes apparences contraires, le nouveau livre de Michel Surya n’est pas un essai universitaire, il en emprunte dûment la probité dans l’analyse des textes (regroupant ici préfaces, conférences, interventions éditoriales, bref : les activités obligées de celui qu’il ne veut pas être, semble-t-il, un « spécialiste »…) Et le livre de revenir sur des points importants de l’œuvre de Bataille, comme le rapport à Léon Chestov, au surréalisme, l’analyse précoce et prémonitoire du fascisme, l’entreprise d’Acéphale, donc, sans oublier les publications posthumes de Charlotte d’Ingerville et Sainte. L’ouvrage revient aussi sur une réunion fameuse, de mars 1944 (!), dite Discussion sur le péché, et qui n’a pas laissé d’intriguer longtemps les lecteurs des Œuvres complètes, pour montrer l’extrême solitude intellectuelle de Bataille. Mais le livre est, aussi, pour une part essentielle, inédit et orchestré autour de thèmes, donnés dés l’ouverture : « Seul, saint, fou, idiot », ce dernier thème, l’idiotie de Bataille, en constitue le motif central (peut-être mieux que son titre ?) aimantant les autres chapitres, et conduisant à une espèce de paroxysme final.
             Paroxysme qui est aussi bien celui de Bataille, quand la raison est conduite à son propre excès, mise hors d’elle-même. On voit aussi par là, que le livre de Michel Surya est celui d’un écrivain (prenant ici le masque du savant) qui accompagne ou puise à la même source que Bataille, par son pouvoir de profération et son jeu de reprises (on dirait une sorte de spirale obsédante attirée par un point de fuite, sans cesse repoussé, et qui nous reconduit, inévitablement, au gouffre.)
            À ce stade, nous voudrions ouvrir à la discussion un point qui fait polémique et qui peut surprendre. Michel Surya revient sur la lecture, par Blanchot, du fameux thème de la communauté chez Bataille, et critique, voire accuse de « falsification », d’une façon délibérément provocante donc, La Communauté inavouable, dans sa première partie du moins. Bien entendu, ce n’est pas ici le lieu d’un débat en bonne et due forme (mais il faudrait pouvoir le mener, pour des raisons qui ne manqueront pas d’être évidentes aux lecteurs – qui sont, sans doute, les mêmes – de deux auteurs, très souvent associés, voire, parfois, indifférenciés) sur ce qui, de Bataille, résiste à la lecture blanchotienne (à sa captation mal intentionnée, faut-il croire). Pour le dire vite : Michel Surya accuse Blanchot d’innocenter Bataille, en s’innocentant lui-même : la polémique fait fond, on le voit, sur les positions radicales et de Bataille et de Blanchot pendant les années trente, celui-ci ayant plus à perdre que celui-là, se sentant plus coupable en quelque sorte. Bien entendu, ce point vise d’avantage les lecteurs dévots de Blanchot, ou ceux qui lisent Bataille avec les yeux de Blanchot. Il n’en reste pas moins qu’on a l’impression que le temps semble venu, pour l’auteur, d’une certaine désacralisation, inévitable, de Blanchot (ou d’un Blanchot lui-même happé par Levinas, le Levinas d’une certaine forme de piété consolatrice… qui, on le conçoit, aurait tout pour agacer Bataille).
            Sans entrer, donc, au fond de la discussion, on a envie de rappeler à l’auteur, par manière d’ironie complice, qu’il est arrivé à Blanchot de tomber dans sa propre caricature, comme à Bataille dans la sienne, comme chacun, sans doute, dans la sienne propre ! Ce que Blanchot anticipait déjà, dans son article d’hommage à Bataille, pour la N.R.F et repris dans L’Entretien infini : « Certes, nous le savons, chacun de nous est menacé par son Golem, grossière image d’argile, notre double d’erreur, la dérisoire idole qui nous rend visibles et contre laquelle, vivants, il nous est donné de protester par la discrétion de notre vie ; mais voici que, morts, elle nous perpétue […] Et quelquefois ce sont nos plus proches amis, dans la bonne intention de parler à notre place et pour ne pas nous abandonner trop vite à notre absence, qui contribuent à ce travestissement bienveillant ou malveillant sous lequel on nous verra désormais. Non, il n’y a pas d’issue pour les morts, ceux qui meurent après avoir écrit, et je n’ai jamais distingué dans la postérité la plus glorieuse qu’un enfer prétentieux où les critiques – nous tous – faisons figure d’assez tristes diables. »