l'éclat

 

Quelques commentaires sur le «Petit traité plié en dix sur le lyber»
à l'occasion du colloque Textualités & nouvelles technologies, Montréal Novembre 2001 (organisé par la revue ec/arts).

Michel Valensi @

 

 


Le dix-septième jour du mois de mars, les Latins avaient institué une fête, consacrée à une divinité très ancienne, qu'on assimilera plus tard à Bacchus. Divinité ivre de la vigne, elle se nommait Liber (à l'époque avec un «i» latin), ce qui voulait dire aussi : libre, enfant, vin, livre et désignait également la partie vivante de l'écorce des arbres. Cette divinité avait la particularité de ne pas avoir de temple, et se trouvait donc consacrée partout où étaient susceptibles de s'assembler un nombre suffisant de personnes pour la fêter(1).

(1) . Pour une information succincte, The Oxford Classical Dictionnary, Oxford 1949, s.v. Liber Pater.

note: 5/05/03

préparent...: il faudrait déjà dire "préparaient" ... le mouvement des raves ayant été décapité tant par la force que par la récupération

On peut supposer que ces raves antiques n'avaient rien à envier à celles, non moins extatiques, que préparent dans le plus grand secret les liberi de ce nouveau siècle. Le jour de cette fête, dite des Liberalia(2), était aussi celui où le jeune puer revêtait la toge virile et, gagnant ainsi sa liberté d'adulte, quittait le gynécée, comme l'écorce se détache de son tronc.

(2) . Voir Ovide, Fastes, 3, 771.

note: 5/05/03

Ce livre est toujours disponible. 850 ex. ont été vendus. Il était et est toujours bien entendu disponible en version lyber.

Le hasard du calendrier a voulu que le 17 mars 2000, les éditions de l'éclat publient une anthologie intitulée Libres enfants du savoir numérique(3), dans laquelle figurait, en guise d'envoi, un «Petit traité plié en dix sur le Lyber», dont il me faut maintenant défaire les plis. Le sous-titre annonçait déjà la couleur : «Il n'y a(urait) pas de grand traité.» Ce qui veut dire que cette initiative n'était pas forcément destinée à se déployer théoriquement, mais qu'elle devait à plus ou moins longue échéance devenir une pratique éditoriale. En d'autres termes, elle invitait les adeptes du théôrein (que nous sommes) à retirer les mains de leurs poches.
L'idée de cette anthologie, qui a abouti au projet Lyber, m'est venue à la suite de la polémique qui fit rage en France sur le prêt payant en bibliothèque. Inutile de revenir sur les détails de cette bien sale guerre du sixième arrondissement de Paris, où l'on a vu une cohorte de «tièdes» emboîter le pas du meilleur éditeur de France, aujourd'hui disparu, qui, une fois n'est pas coutume, s'était – à mon avis – trompé de cible. Sans parler des comptes d'apothicaires auxquels se sont livrés, éditeurs, libraires, bibliothécaires et tous les professionnels du livre, qui permettaient finalement de conclure que ... tout livre non acheté était une perte sèche pour l'édition française. Richard Stallman(4) avait très bien résumé la question dans un article intitulé «Copyright: Le public doit avoir le dernier mot»: le fait de lire un livre en bibliothèque, disait en substance Stallman, n'est pas une vente perdue pour l'éditeur. Ce n'est que la perte de quelque chose qui aurait pu ne jamais se produire, la seule perte d'une vente en puissance.

(3). Libres enfants du savoir numérique. Anthologie du Libre, préparée et présentée par Olivier Blondeau et Florent Latrive, éditions de l'éclat, Perreux, 2000.

(4). Dans Libres enfants du savoir numérique, p. 249.

05/05/03

Les concepts de puissance et d'acte sont les matrices de toute réflexion sur le devenir : voir le livre de Paolo Virno: Le souvenir du présent, d'où cette phrase est tirée.



















05/05 03
présentation de son intervention : L'ensemble des interventions du colloque ont été publiées dans la revue Ec/arts, dont je ne retrouve plus l'adresse électronique, ni le site. Je ne suis pas sûr que les textes soient également disponibles sur le net...

Les concepts de puissance et d'acte sont les matrices de toute réflexion sur le devenir. Ils permettent également de mieux comprendre le principe du lyber. Je m'excuse d'avoir à en passer par ce genre de banalités, mais le livre est un objet bizarre. Il s'est inscrit dans l'histoire de l'humanité de manière disproportionnée par rapport à sa réalité matérielle. Il y a un peuple du livre, une religion du livre, un Centre National du Livre, mais il n'y a pas un peuple de la roue, ou un peuple du feu ou un peuple du couteau, (ni même un Centre National du couteau), etc. Et pourtant le livre n'est qu'un «succédané», comme le dit le philosophe italien Giorgio Colli(5). Succédané d'une parole vivante, qui retourne à l'ombre de son expression, dès lors qu'elle devient encre et papier. Succédané appelé à traverser les siècles sans finalement subir de très grandes modifications technologiques, mais dont le surgissement a constitué une révolution bien plus grande que toutes celles qui ont pu être provoquées par les contenus de ces dits succédanés. C'est peut-être le drame de notre humanité, de ne pouvoir vivre de véritable révolution que technologique: c'est en tout cas ce dont voudraient se persuader ceux qui arborent aujourd'hui leur ebook®, cybook®, et autres game-boy® de luxe, en prétendant que le livre sous sa forme archaïque vit ses derniers instants, se pliant comme toute chose à la loi de l'évolution des espèces. «Les trois dernières années – nous dit Olivier Pujol dans la présentation de son intervention –, nous ont révélé que la lecture du futur sera numérique» (c'est moi qui souligne). Tout microcosme a ses prophètes, mais je croirai à la révélation numérique le jour où ces messieurs du cy- & e- book nous montreront leurs stigmates; pour le moment je suis obligé de constater que les prophètes d'un implacable «plus-qu'hier-moins-que-demain» technologique ont plutôt tendance à n'avoir au creux de leurs mains que les rougeurs de transpiration que provoquent quelquefois les rigides poignées cuir de leurs attaché-case sécurisés: «Toute substitution du travail manuel par des machines abêtit d'autant les mains de l'homme », nous dit Carlo Michelstaedter dans La persuasion et la rhétorique(6), et il ne fait que répéter, sans les avoir probablement lus, les mots d'un autre Karl : «La machine s'adapte à la faiblesse de l'homme pour faire de l'homme faible une machine(7)»

(5). «Maintenant nous avons le livre, et nous ne pouvons nous servir que de ce succédané. Nous devons même nous en servir de façon à ce qu'il ne soit pas autre chose qu'un succédané», G. Colli, Philosophie de la distance. Cahiers posthumes I, tr. fr. Patricia Farazzi, l'éclat, Paris, 1999, p. 47.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(6). Carlo Michelstaedter, La persuasion et la rhétorique, Editions de l'éclat, Combas, 1989, p. 148.

C'est le mot substitution qui prend ici son importance. Qu'est-ce qui pourrait bien venir se substituer au livre? Il y a suffisamment de personnes aujourd'hui qui sont prêtes à brandir leur magnifique «substitut» pour que je ne m'étende pas sur la question. D'autant que j'ai la mauvaise idée de penser que rien ne se substitue au livre, et sûrement pas les machines qu'on voudrait nous vendre comme telles. Quand je dis «rien», je suppose également que le livre pourrait être substitué par le «rien» technologique auquel, si on continue comme ça, on finira bien par arriver. Mais contentons-nous d'envisager ces quelques instants qui nous restent à vivre entre notre «bel aujourd'hui» et le rien (ou pas grand-chose) de demain.
Dans ce laps de temps a surgi la révolution numérique. Après Gutenberg, Zero-One. C'est le point de départ du petit traité sur le Lyber: «L'apparition du numérique nous oblige à reconsidérer la question des supports.» C'est au chapitre des évidences, mais ça se tient. «Nous oblige» a son importance, dans la mesure où nous sommes contraints, nous éditeurs, de nous poser la question, alors que nous aurions peut-être préféré faire tranquillement nos livres, comme nos prédécesseurs, et c'est une attitude qu'il ne faut pas négliger. Elle explique en partie la très grande frilosité de la profession à l'égard de cette question, dans laquelle se sont par contre engouffrés comme un seul homme, les directeurs commerciaux, avec plus ou moins de bonheur. Il n'est pas anodin de noter que les premières expériences d'édition numérique professionnelle qui ont eu lieu en France – je parle de celles qui ont bénéficié d'un soutien quasi unanime de la presse, des institutions culturelles et des syndicats professionnels, toujours friands de «nouveauté» – ont été à l'initiative de directeurs commerciaux s'improvisant directeurs littéraires. On connaît la suite… Les dites maisons en ligne, gérées comme des start-ups, ont été vendues dans les plus brefs délais à des marchands de hardware américains, et nous reviennent maintenant en France sous la forme d'enseignes pour des machines mortes-nées, qui s'empileront probablement avec les téléphones portables de première génération dans des décharges à ciel ouvert gérées, «comme l'eau, l'air, et .... (bientôt) la connaissance» par quelques trusts transnationaux, propriétaires des canaux et détenteurs des droits de reproduction des contenus qui circulent dans ces canaux… Sans parler du très grand nombre d'initiatives, toutes plus malhonnêtes les unes que les autres, qui ont permis à des internautes en mal de publication de découvrir les joies du compte-d'auteur-en-ligne. La pensée devenait alors véritablement universelle, il suffisait d'y mettre le prix.
Mais laissons-là les «Ténardiers» de l'édition-en-ligne et revenons à la question des supports.
Si nous acceptons l'idée selon laquelle un support ne se substitue pas à un autre, et les exemples ne manquent pas dans ce domaine (disques vinyle, cassettes audio, CD; cinéma, cassettes vidéo; presse, radio, télévision etc.), la question est de savoir comment ces supports vont cohabiter. Le Lyber est une tentative de cohabitation dynamique de ces supports. Le principe est simple: diffusion simultanée d'un même contenu sur les deux supports. Livre papier et document-en-ligne. Mais c'est bien entendu là où ça se complique. À partir du moment où les deux supports sont disponibles, quel statut donner à l'un et à l'autre? Les éditeurs en ligne dont je parlais tout à l'heure avaient répondu à la question avant même de se l'être posée… Dans leur logique, tout «produit» est fait pour être vendu et acheté. Donc les deux supports sont disponibles à la vente, en privilégiant bien sûr celui dont les coûts de revient sont moindres. C'est une logique imparable, implacable. Pourquoi donner ce que l'on peut vendre? Pourquoi dépenser plus quand on peut dépenser moins? Et le fondateur de l'une des enseignes les plus voyantes de l'édition-en-ligne ira jusqu'à déclarer au cours d'une discussion à laquelle je participais, qu'il trouvait «rigolo» que certains lecteurs qui avaient aimé (acheter) la version en ligne du Père Goriot, avaient également aimé (acheter) la version papier du même titre, tout satisfaits qu'ils étaient de découvrir enfin un jeune auteur qui savait écrire chez un éditeur à la pointe de la technologie dont on parlait même dans le journal de la télé. En effet, c'est très «rigolo» d'acheter deux fois la même chose. D'ailleurs c'est peut-être une solution à proposer au ministre de l'économie et des finances pour doper la consommation des Français en ces temps de crise: tout désormais devra être acheté en double. Un exemplaire pour lire, manger, boire, regarder, marcher dans la rue, dormir, … et un exemplaire pour mettre dans votre corbeille informatique.

(7). K. Marx, «Economie politique et philosophie», trad. J. Molitor, dans Œuvres philosophiques, tome VI, Alfred Costes éditeur, Paris, 1937, p. 53

J'ai sans doute tort de penser que le métier d'éditeur consiste à permettre à un certain nombre d'idées (au sens très large) d'être diffusées. Cette diffusion n'est pas une fin en soi, c'est une démarche, archaïque, qui fait l'hypothèse que la prolifération de ces idées, si elle ne sauvera pas le monde, permettra d'en ralentir l'irrésistible mouvement vers le bas. Innocence de rêvasseur, mais c'est un peu comme le scorpion d'Orson Wells: «je ne peux pas m'en empêcher.» Je ne peux pas m'en empêcher, et il se trouve qu'un certain nombre de personnes ne peuvent pas non plus s'en empêcher. Et qu'à force de ne pas pouvoir nous en empêcher les uns les autres, une certaine vie (à laquelle nous tenons) ne peut pas s'empêcher d'exister sur cette terre. Dès lors, et dans la mesure où certains critères, jadis en vigueur, ont pris ces dernières années un sacré coup dans l'aile, «surgit un nouveau critère: le critère de l'honnêteté», pour reprendre la formule de Mario Tronti(8). C'est un vieux critère lui aussi, mais tout revigoré par l'urgence. Il est urgent d'en tenir compte si nous ne voulons pas voir finalement ne serait-ce que le rien se substituer au livre. Et le critère de l'honnêteté nous suggère de ne pas trouver «rigolo» le fait de vendre deux fois la même chose à un même consommateur.
(8). Mario Tronti, La politique au crépuscule, tr. fr. L'éclat, Perreux, 2000, p. 8.

 

 

 

 

J'ai parlé tout à l'heure de Michelstaedter, et j'y reviens parce que dans La persuasion et la rhétorique, écrit en 1910, il y a des pages qui posent parfaitement le problème. Michelstaedter écrit : «Donner, c'est faire l'impossible(9).» Et il concrétise sa pensée par un exemple dont on peut toujours rire, mais qui ne manque pas à mon avis de pertinence : «Si j'entre dans un magasin et paie une marchandise – cela s'appelle aussi “donner”. Mais je paie la marchandise et je ne paie pas pour le plaisir de payer. Si je pouvais avoir payé sans rien demander en retour et garder la marchandise sans la payer, je m'en contenterai bien. Payer est un moyen et non une fin.» Et c'est ce que Yona Friedman dit, dans son style toujours pertinent : «L'argent rend pauvre.»
Cette relation commerciale qui se transforme en «échange de dons», n'est pas seulement une formule rhétorique. Et c'est précisément le fait qu'un même contenu peut exister sous deux formes différentes qui permet à cette relation nouvelle de prendre de la consistance. À condition toutefois d'appliquer à la lettre le critère de l'honnêteté.
Et ce critère de l'honnêteté nous a conduit à définir le lyber comme suit:

«Disponibilité gratuite sur le Net du texte dans son intégralité.
Invitation à celui qui le lit, ou le télécharge, à en acheter un exemplaire du livre pour lui ou pour ses ami(e)s, si la version lyber lui a plu. (On n'achèterait plus seulement pour soi, mais le plus souvent pour un(e) ‘autre'; non plus seulement pour ‘savoir', mais pour faire partager son savoir...)
Possibilité de signaler l'adresse du libraire le plus proche du domicile du lecteur où ce livre risque d'être disponible. (C'est déjà le principe de la bibliothèque, avec, en plus, un effet de retour vers l'auteur, l'éditeur, le libraire [… N'est-il pas temps de considérer le lecteur non plus comme un simple consommateur de produits culturels, nous permettant de faire marcher nos petites boutiques bancales, mais de lui proposer un pacte en vue de la constitution d'une “communauté”, d'une “Gemeinwessen” (pour reprendre un terme qui n'a plus cours)?]»

Telle est la définition, en quelques points, que je donnais il y a un an et demi du lyber, et je parlerai maintenant de la manière dont cette «pratique» a été ressentie par les quelques 100 000 visiteurs du site des éditions depuis son ouverture en mars 2000.
Plusieurs problèmes se posent. Je les traite dans le désordre, dans la mesure où je ne crois pas qu'il y ait de priorité:
Problème de l'auteur, ou plutôt du «droit» d'auteur. Ce qui n'est pas la même chose. Un livre lu gratuitement sur internet lèserait son auteur qui ne toucherait pas de droits d'auteur... Je réponds deux ou trois choses à cela:
Il y a dans tout acte de création un moment de don, de pure gratuité, qui fonde cet acte. Aucun auteur digne de ce nom ne peut me contredire. Ce moment de don a perdu de sa visibilité dans les méandres de la démultiplication de l'acte créateur. Il s'est perdu parce que la matière a un poids, que ce poids pèse autant qu'il coûte, et qu'il a bien fallu qu'on trouve un moyen pour au moins récupérer la mise... (et je ne parle pas encore de profit...) Qu'à côté d'un livre, qui suit les circuits commerciaux classiques, puisse exister une version non plus soumise à la gravité commerciale, est un moyen de redonner vie, ne serait-ce que momentanément, à cet instant de gratuité de la création. Les sites d'auteurs de plus en plus nombreux, de plus en plus riches, confirment bien que ce que demandent les auteurs avant toute autre chose c'est d'être lu. Il est vrai que je m'en tiens à une définition réductrice de l'auteur. Je veux dire par là que je ne peux prendre en compte les définitions que nous en donnent l'AGESSA ou la SACD ou la SACEM, ou certains éditeurs eux-mêmes, parce qu'à ce titre, Samuel Beckett et Jean-Marie Meyssier, Arthur Rimbaud et Michel Drucker, sont des auteurs... Ce à quoi je n'arrive pas à me résoudre… Vous m'excuserez donc de faire cette distinction, qui pourrait apparaître comme une simple manifestation de mon «goût» littéraire, mais qui n'est rien d'autre que le constat, une fois de plus, qu'un certain nombre de critères mériteraient d'être redéfinis précisément. L'auteur ne se définit pas à l'aune du droit qu'il perçoit comme tel, mais à la mesure de sa propension à ne pas tenir compte de ce droit dans sa création. Qu'une redistribution des droits ait lieu ensuite n'est pas remis en cause par cet axiome. Elle est simplement à l'autre extrémité de la chaîne de création.

(9). C. Michelstaedter, La persuasion et la rhétorique, p. 81.

Et à ce titre je considère que le statut d'auteur est bien plus mis à mal par la très longue liste des usurpateurs de ce même statut et par un grave manquement à leurs devoirs de la part des éditeurs, que par les démarches de quelques doux et moins doux rêveurs, qui donnent à lire sur internet.
Ce qui m'amène à évoquer un autre droit qui me semble lui aussi essentiel, et qui depuis bien longtemps est bafoué par un certain nombre d'éditeurs. Je veux parler du droit du lecteur. C'est un droit qui s'exerce en aval de la création, mais qui n'en est pas moins respectable. Peter Szendy dans un livre paru récemment(10), rapporte l'anecdote d'un auditeur qui porta plainte contre l'Académie impériale de Musique de Vienne, après avoir assisté à une représentation exécrable d'un opéra de Weber. Notre homme estimait qu'il avait, en tant qu'auditeur, subi un préjudice, et demandait des dommages et intérêts. Débouté, il en fut pour son argent et pour ses oreilles. Mais il inaugurait ainsi la bien maigre jurisprudence du droit de l'auditeur, qu'on aimerait bien voir s'étoffer de nos jours.

Autre problème: le bénéfice de l'éditeur et la rentabilité nécessaire des structures éditoriales. Sur cette question, de simples faits. La mise en ligne de textes dans leur intégralité et gratuitement sur le Net n'a en rien entamé les ventes de ces mêmes textes sous forme de livre. Mieux: il est arrivé que certains ouvrages dont les ventes pouvaient stagner depuis plusieurs mois, soient parvenus à un rythme de vente supérieur et plus régulier depuis leur mise en ligne. Quelques livres dont les ventes restent faibles sont faiblement consultés. Je ne veux pas établir de relation de cause à effet entre ces phénomènes, mais je constate au moins qu'il n'y a pas de perte pour l'éditeur, si ce n'est cette fameuse perte d'une vente potentielle.
Il ne s'agit que d'une expérience limitée à un catalogue de 180 titres et dont une vingtaine sont actuellement disponibles sous la forme de lyber. Nos statistiques nous permettent de constater que les ouvrages les mieux vendus en librairie sont également les plus consultés en ligne, qu'il s'agisse d'ouvrages concernant plus directement les enjeux du Net, comme La résistance électronique du Critical Art Ensemble ou la TAZ d'Hakim Bey, ou d'ouvrages plus classiques comme De la Dignité de l'Homme de Pic de la Mirandole. Je signale que les livres dont il existe une version en ligne sont souvent des livres qui marchent très bien en librairie, et qu'il ne s'agit pas pour l'éclat de mettre en ligne nos ouvrages les plus difficiles, comme me l'a suggéré un confrère qui semblait avoir très bien compris le projet et qui s'apprêtait lui aussi à mettre – selon son expression – ses «rogatons» en ligne... Bienheureux éditeurs de rogatons!!! Il faut préciser également que le coût de conversion de fichiers-texte, nécessaires à l'impression d'un livre, en fichiers-html permettant une disponibilité sur le net est quasiment nul. Et qu'à moins de tomber dans les griffes des très nombreux escrocs qui hélas sévissent dans ce domaine, la mise en place d'un site et sa gestion sont également d'un coût relativement faible pour une structure déjà amenée à préparer des documents d'information et de promotion pour son circuit traditionnel.

Se pose également le problème de la librairie. Un certain nombre de libraires se sont émus de la mise en ligne gratuite et intégrale de textes de l'éclat. Certains ont réagi vivement en «boycottant» notre catalogue. Mais ce mouvement d'humeur n'a pas été suivi. Comme je l'ai déjà dit, le principe du lyber ne fait qu'étendre le principe du rayon. De plus c'est aussi une démarche commerciale, mais d'un commerce qui veut faire le pari de la responsabilité de ses «clients». Je constate également que la page la plus consultée sur le site depuis son ouverture est la page «libraires», sur laquelle figure une liste des librairies avec lesquelles notre diffuseur travaille et qui sont susceptibles d'avoir nos livres en rayon. Cette page est classée par code postal et privilégie les libraires indépendants, dont le réseau quasiment unique en Europe, est la condition d'existence de l'édition indépendante. J'avais imaginé que le lyber pouvait également être un moyen pour le libraire de fournir à sa clientèle une information de première main sur un ouvrage qui serait absent de ses rayons. La librairie est un espace nécessaire dans une structure urbaine. Elle peut être également encouragée par le principe du lyber, dans la mesure où c'est le seul endroit où est «visible» le double matériel du texte en ligne. À cet égard, il est bien étrange que des libraires aient pu penser commercialiser le livre électronique, qui signe véritablement leur arrêt de mort, si l'on en croit un document envoyé aux éditeurs avec la plaquette de présentation de l'un de ses modèles, et dans lequel on nous montrait, schéma à l'appui, que la diffusion numérique serait un excellent moyen pour faire l'économie des transporteurs, des distributeurs, des diffuseurs et des libraires… À quand l'économie des auteurs, des éditeurs, et des lecteurs? Comme le dit le traité tibétain Sutra détachant les nœuds édité par Lamotte en 1935: «Quand on a atteint le nirvana, il n'y a plus rien à nirvaner.» Mais nos marchands de canaux ne postulent pas pour le Nirvana. Et leurs suggestions ressemblent fort à une incitation au suicide … pour faire justement des économies. (La formule pourrait être: pour trois e- ou cy-books achetés, votre libraire gagne un revolver!! C'est pourquoi, dans cette perspective, je me réjouis que les projets de livres électroniques aient été jusqu'à présent des catastrophes commerciales. Même si, par ailleurs, il devient urgent de limiter l'argent de poche (public) de certains de nos énarques qui, après avoir coulé quelques banques européennes de développement se sont mis en tête de ne jamais plus se déplacer sans leur bibliothèque de chevet, leur soif de lire étant aussi insatiable que leur propension à écrire trop souvent n'importe quoi.)
CCe qui nous amène sans transition au problème des faux-livres, des livres d'un jour, des livres d'une heure, des livres qui nous tombent des mains dès qu'on en lit les deux premiers paragraphes, etc. Mais dans ce cas, le fait de pouvoir les consulter avant de ne pas les acheter me semble une démarche de salubrité publique… Il n'est peut-être pas utile d'insister sur ce point. Signalons simplement que le lyber n'est pas un moyen inefficace pour lutter contre ce type de livre, dont on pouvait encore prétendre il y a quelques années que les bénéfices permettaient à un réseau libraire traditionnel d'atteindre un équilibre, mais qui ne profitent plus désormais en, grande partie qu'aux circuits de grande distribution...

(10). Peter Szendy, Ecoute. Une histoire de nos oreilles, Editions de Minuit, Paris, 2001, p. 42 sqq. (On se réjouit de lire ces lignes chez un éditeur comme les éditions de minuit qui mena la croisade pour le prêt payant en bibliothèque...)

05/05/03

Les événements qui ont suivi la rédaction de ce texte (en septembre 2001) n'ont fait hélas, que justifier mes 'soucis'. Le projet cytale, dont Olivier Pujol était le directeur, fut abandonné et la société a déposé le bilan. Les "écrevisses" (ce que l'on devient en écrivant) qui en avaient eu "l'idée" sont repartis fouetter d'autres "chats". Il n'est pas sûr que celui qu'ils avaient envoyé sur le front du cybook ait eu la même possibilité de se reconvertir. Pitié, donc, pour le héros (fût-il celui d'une mauvaise cause).

 Je n'ai pas eu, contrairement à Olivier Pujol, la révélation que le futur de la lecture sera(it) numérique. Je me fais du souci pour le futur de la lecture et je me fais du souci pour le numérique. Je me fais du souci pour ceux qui voudront prêter un livre. Je me fais du souci pour ceux qui voudront offrir un livre. Je me fais du souci pour les futurs Walter Benjamin qui parcourait de ses yeux myopes les tranches des livres qu'il avait lus, et dont le contenu surgissait alors dans sa mémoire, mêlé à d'autres souvenirs. Je me fais du souci pour ceux qui pensent et travaillent en dehors des canaux standardisés. C'est sans doute le propre des pères juifs que de se faire du souci pour tout le monde… et à cet égard, je me fais également du souci pour Olivier Pujol.