éditions de l'éclat, philosophie

DIEGO MARCONI
LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE AU VINGTIÈME SIÈCLE

Table du livre La philosophie du langage au vingtième siècle


 

5. La philosophie
du langage de Frege: termes singuliers

 

Gottlob Frege (1848-1925) était bien conscient d'être l'un des fondateurs de la logique contemporaine. Il était loin pourtant de penser que, quelques dizaines d'années après sa mort, on l'aurait également considéré comme le fondateur d'une discipline philosophique dite «philosophie du langage»: ne serait-ce que parce qu'il s'était toujours considéré plus comme mathématicien que comme philosophe. Toutefois, cela ne fait aucun doute que nous sommes redevables à Frege des notions centrales du paradigme dominant, comme l'analyse de la prédication et des énoncés quantifiés, de l'idée de la compositionnalité de la signification et du couple sens/dénotation; et ce fut Frege qui, le premier, posa des problèmes canoniques, tels que celui de la signification des descriptions définies (les expressions de la forme ‘le P', comme ‘le roi de France' ou ‘la tante de Gottlob') ou celui des contextes d'attitude propositionnelle (‘X croit que que ', ‘X veut savoir si p' etc.). La grande synthèse de Dummett (1973b) a sans aucun doute contribué à l'image actuelle du rôle de Frege dans la constitution de la philosophie du langage; d'autre part, c'est un fait que quasiment tous les auteurs canoniques de la philosophie du langage de notre siècle se réfèrent à lui, depuis Russell qui contribua à en diffuser les idées, jusqu'à Wittgenstein qui reconnut qu'il fut l'un des rares auteurs à avoir exercé une influence importante sur sa pensée, ou Carnap qui fut son élève et qui tenta d'en perfectionner les catégories sémantiques, ou encore Austin qui le traduisit en anglais, et Quine qui hérita de nombres de ses problèmes, jusqu'à Kripke qui en fit la cible de ses polémiques.

Une grande partie des idées sémantiques de Frege est exposée dans trois courts essais des années 1891-1892, Fonction et concept, Sens et dénotation, Concept et objet. Frege appelle ‘noms propres' ce que nous appelons aujourd'hui généralement termes singuliers, c'est-à-dire les expressions linguistiques qui désignent un seul objet (par exemple ‘Clichy-sous-bois', ‘l'homme le plus riche de Clichy-sous-bois', ‘Alfred Biquet'). À chaque nom propre sont associés, selon Frege, un sens (Sinn) et une dénotation (Bedeutung). La dénotation du nom, c'est l'objet désigné: dans l'exemple, respectivement, la ville de Clichy-sous-bois, l'homme qui, dans cette ville, se trouve être le plus riche, celui qui porte le nom ‘Alfred Biquet'. Le sens est «le mode selon lequel l'objet est donné» par le nom (1892b: 105); il peut être conçu comme le contenu cognitif associé au nom, en vertu duquel il a telle dénotation; c'est-à-dire comme un des différents modes selon lequel un objet peut être déterminé, en tant qu'il «donne lieu à un nom particulier» de cet objet (Frege, 1914: 107). Il s'agit d'une notion problématique (§ 32), que Frege lui-même ne clarifie qu'en partie. Essayons d'en dessiner les contours dans la mesure du possible. Avant tout, il est clair qu'un même objet peut être désigné par plusieurs expressions linguistiques, chacune desquelles constituant un «parcours» spécifique pour parvenir à cet objet. L'actuelle (1997) reine d'Angleterre peut être désignée par l'expression ‘Elizabeth II', ou par l'expression ‘l'ex-belle-mère de Diana Spencer', ou par un grand nombre d'autres expressions (parmi lesquelles précisément ‘l'actuelle reine d'Angleterre'). Chacune de ces expressions présente sa dénotation (qui est la même dans tous les cas) d'une manière spécifique, qui est son sens. Pourquoi ne nous suffit-il pas (selon Frege) de dire que des expressions différentes (des noms différents) ont la même dénotation, au lieu de devoir associer à chaque expression un sens, c'est-à-dire un mode selon lequel elle présente sa dénotation? La réponse, toujours selon Frege, est que les mots, considérés comme de simples signes, ne sont pas des instruments de connaissance, ni des véhicules de la communication: ils ne le deviennent qu'en tant qu'ils sont associés à une dénotation. Le sens d'une expression n'est autre que le mode particulier selon lequel elle renvoie à sa dénotation.

Deux expressions distinctes peuvent avoir le même sens: ainsi le sens n'est pas une autre manière de nommer ce par quoi une expression linguistique se différencie d'une autre. Carnap reprochera à Frege de n'avoir pas été assez précis sur les conditions d'identité par le sens (§ 14; voir Casalegno, 1992: 25-26); toutefois, il ne fait pas de doute (1892a: 127-140; 1892b: 106, 107-108) qu'il pensait qu'il pouvait y avoir des expressions distinctes avec le même sens, à la fois dans des langues différentes (‘horse', ‘cheval' et ‘cavallo' ont le même sens), et à l'intérieur d'une même langue (‘chien' et ‘clébard', ‘cheval' et ‘destrier', ‘et' et ‘mais' ont le même sens, 1897: 139, 152; 1918: 177-178). Ces derniers exemples sont des mots qui, bien qu'ayant le même sens, ont une tonalité différente (Frege, 1918: 177). La tonalité est ce qui se perd généralement dans une traduction d'une langue vers une autre (qui, si elle est correcte, doit au contraire conserver le sens).

Du sens d'une expression linguistique il faut distinguer la représentation liée à l'expression, c'est-à-dire l'entité mentale que l'expression peut évoquer dans notre esprit: «Une image interne qui s'est constituée sur la base des souvenirs des impressions sensibles que j'ai éprouvées et d'activités, internes et externes, que j'ai effectuées» (Frege, 1892b: 105). Les représentations sont inévitablement subjectives : chacun de nous associe à une même expression une représentation différente, parce que la représentation dépend de l'expérience, et l'expérience est différente selon les individus. «S'il était possible de projeter sur un écran les représentations évoquées par le mot ‘cheval' chez des personnes différentes, nous verrions des images très différentes les unes des autres» (1897: 151). Mais le langage doit être capable d'exprimer un contenu objectif – un sens – pour que la communication soit possible. Afin que l'on puisse communiquer réciproquement un contenu de connaissance – par exemple le théorème de Pythagore – à travers le langage, il faut qu'un sens, qui soit le même pour tous, soit lié à chacun des mots du théorème (sans quoi «il faudrait dire ‘mon théorème de Pythagore' ou ‘ton théorème de Pythagore' et non plus ‘le théorème de Pythagore'»: Frege, 1918: 183). Ce qui ne veut pas dire, bien entendu, que des personnes différentes ne puissent accorder des sens différents à une même expression (pour untel le sens d'‘Aristote' peut être «le maître d'Alexandre le Grand», pour un autre «le philosophe de Stagire, auteur de la Métaphysique »): toutefois il est possible qu'il y ait des expressions avec un sens déterminé, qui soit saisi par tous les utilisateurs de langage, tandis qu'il n'est pas possible que tous associent à une expression la même représentation. Et cela ne veut pas dire non plus que le fait de saisir un sens ne soit pas un événement mental (ou, disons, un fait psychologique): mais le sens même, ce qui est saisi par l'esprit, n'est pas soumis à la subjectivisation, caractéristique des événements mentaux.

Les rapports entre sens, dénotation et représentation sont bien mis en évidence par Frege par une métaphore. Imaginons quelqu'un qui observe la Lune à travers une lunette. La Lune elle-même correspond à la dénotation; l'image rétinienne, qui est différente selon les observateurs, correspond à la représentation; l'image sur la lentille de la lunette correspond au sens: «Elle en est nécessairement partiale parce qu'elle dépend du point de vue d'observation, et pourtant elle est objective, parce qu'elle peut servir à plusieurs observateurs» (1892b: 106).

L'imperfection du langage naturel (dont Frege sera un critique acharné) permet la formation d'expressions anomales, qui ont un sens mais pas de dénotation, comme ‘le corps céleste le plus éloigné' ou ‘le plus grand nombre naturel'. Dans un langage parfait cela ne devrait pas être possible: on ne pourrait pas introduire ou former de signe sans que lui soit garantie une dénotation (1892b: 109). Au contraire, dans le langage naturel, nous parlons d'une certaine façon en présupposant que les termes singuliers que nous employons ont une dénotation. En disant, par exemple, ‘Kepler mourut dans la misère' ou ‘Celui qui a découvert les orbites elliptiques des planètes mourut dans la misère', nous présupposons, respectivement, que le nom ‘Kepler' a une dénotation et que quelqu'un a découvert la forme elliptique des orbites des planètes. Si le présupposé est faux (comme c'est le cas dans des énoncés tels que ‘Ulysse a exterminé les Guaranis' ou ‘L'actuel roi du Mexique a gagné le tour de France'), ni l'énoncé, ni sa négation ne sont vraies: les présupposés en question, en effet, conditionnent de la même manière les valeurs de vérité des énoncés et ceux de leurs négations (même en disant ‘Ulysse n'a pas exterminé les Guaranis' on présuppose que le nom ‘Ulysse' a une dénotation). Nous verrons (§ 9) comment Russell refusera cette analyse, qui implique une violation du principe du tiers exclu.

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