éditions de l'éclat, philosophie

DIEGO MARCONI
LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE AU VINGTIÈME SIÈCLE

Table du livre La philosophie du langage au vingtième siècle


 

6. Les énoncés
et le principe de compositionnalité

 

Les énoncés (déclaratifs) ont également un sens et une dénotation: le sens d'un énoncé est la pensée qu'il exprime, sa dénotation est sa valeur de vérité (c'est-à-dire le Vrai, si l'énoncé est vrai, ou le Faux, s'il est faux). Dans l'argumentation à laquelle Frege a recours pour arriver à cette conclusion, il fait appel à un principe qui est tout aussi important que le résultat auquel il parvient: ledit principe de compositionnalité, selon lequel la valeur sémantique (sens ou dénotation) de toute expression complexe est fonction des valeurs sémantiques de ses constituants.

Voyons l'argumentation de Frege. Il constate qu'un énoncé exprime une pensée, et se demande si la pensée exprimée peut être la dénotation de l'énoncé. S'il en était ainsi – dit-il – la pensée exprimée ne devrait pas changer, là où, dans l'énoncé, on remplace une partie par une autre de même dénotation. Cette affirmation présuppose le principe de compositionnalité. En effet, étant donné A {e1, ... en} un énoncé dont les constituants sont e1, ..., en. Nous désignons par ‘den(x)' la dénotation de l'expression ‘x'. Si le principe

den (A {e1, ... en}) = f (den (e1), ..., den(en))

[principe de compositionnalité pour la dénotation], est valable, alors, si nous avons par exemple

den (ei) = den (ej)

nous aurons de toute évidence

den (A{e1, ..., ei, ..., en}) = den (A{e1, ..., ej, ..., en}),

où l'énoncé A conserve sa dénotation si l'on remplace ei par ej. Mais si la dénotation était la pensée, cela ne pourrait être le cas. Considérons, par exemple, l'énoncé:

(1) L'étoile du matin est un corps illuminé par le Soleil.

Si nous remplaçons ‘l'étoile du matin' par ‘l'étoile du soir' (qui a la même dénotation: tous deux dénotent la planète Vénus), nous obtenons

(2) L'étoile du soir est un corps illuminé par le Soleil,

qui exprime une pensée différente de (1). Donc, si la dénotation respecte le principe de compositionnalité, la dénotation d'un énoncé ne peut être la pensée exprimée.

Pour soutenir sa thèse selon laquelle la dénotation est la valeur de vérité, Frege apporte deux argumentations de type inductif. La première part de la constatation que nous sommes intéressés par la dénotation des constituants d'un énoncé lorsque nous avons intérêt à savoir si l'énoncé est vrai ou faux et seulement dans ce cas. Par exemple, nous ne sommes pas intéressés de savoir si ‘Ulysse' a une dénotation – c'est-à-dire si Ulysse a existé – quand nous restons dans le cadre de l'Odyssée, à savoir un contexte fictif, où la vérité ou l'absence de vérité des énoncés n'est pas en question; le fait nous intéresse au contraire, si nous nous plaçons dans le cadre d'une recherche historique. Ce qui fait penser (en assumant une nouvelle fois le principe de compositionnalité) que la valeur de vérité est précisément ce qui est déterminé par les dénotations des constituants d'un énoncé, à savoir la dénotation de l'énoncé tout entier.

La seconde argumentation part au contraire de l'observation que la valeur de vérité d'un énoncé ne change pas quand on remplace des constituants de même dénotation: (1) et (2) ont la même valeur de vérité (ils sont tous les deux vrais). Bien sûr, nous ne savons pas si la valeur de vérité est la seule propriété d'un énoncé qui ne varie pas dans ce cas. Mais le principe de compositionnalité nous dit que la dénotation d'un énoncé est quelque chose qui ne change pas par substitution des constituants de même dénotation: donc la valeur de vérité, ayant cette propriété d'invariance, est un candidat légitime (au contraire de la pensée exprimée) à l'identification avec la dénotation de l'énoncé.

La thèse selon laquelle la dénotation d'un énoncé déclaratif est sa valeur de vérité a une conséquence bizarre: tous les énoncés vrais, et tous les énoncés faux, ont la même dénotation. Frege n'esquive pas cette conséquence (1892b: 111), et l'interprète ainsi: d'un énoncé, ne nous intéresse jamais la seule dénotation, mais le mode particulier selon lequel il dénote cette valeur de vérité déterminée. «La connaissance est dans la connexion de la pensée avec sa dénotation, à savoir avec sa valeur de vérité.» Que tous les énoncés vrais aient la même dénotation ne veut certainement pas dire que leur différence soit en quelque manière banale et qu'ils soient, dans un certain sens, un seul et même énoncé: ils sont des manières différentes de «décomposer» la même valeur de vérité.

Le principe de compositionnalité – qui, comme on l'a vu, est essentiel dans l'argumentation de Frege – est au fondement d'une bonne partie de la recherche sémantique contemporaine. L'une de ses motivations les plus importantes est la suivante: il serait difficile de concevoir, sans admettre un principe de compositionnalité de la signification, que l'on puisse comprendre des phrases que nous n'avons jamais entendues – sans qu'elles nous soient expliquées –, à la seule condition qu'elles soient constituées de mots que nous connaissons. Évidemment, nous calculons la signification des expressions nouvelles à partir des significations de leurs sous-expressions, que nous connaissons déjà. La signification d'une expression complexe est, en ce sens, fonction des significations de ses constituants: la connaissance des significations des constituants suffit à déterminer, sur la base de la structure syntaxique de l'expression, la signification de l'expression complexe. Frege exprimait ainsi l'idée de la compositionnalité (en ce cas, du sens): «Les prestations de la langue sont vraiment surprenantes: exprimer un très grand nombre de pensées avec peu de syllabes – ou même trouver la manière de donner à une pensée [...] une mise qui permette qu'un autre, pour lequel elle est absolument nouvelle, la reconnaisse. Cela ne serait pas possible si nous ne pouvions distinguer dans la pensée des parties auxquelles correspondent des parties de l'énoncé, de manière à ce que la construction de l'énoncé puisse valoir comme image de la construction de la pensée» (Frege, 1923-1926: 36).

Le sens d'un énoncé c'est la pensée qu'il exprime. Les pensées, comme les sens des termes singuliers, ne doivent pas être conçues comme des entités mentales et donc subjectives, mais comme des entités objectives qui peuvent être un patrimoine commun à plusieurs individus. Dans La pensée (1918), Frege concevra l'objectivité des sens en termes explicitement platoniciens: «Un troisième règne sera reconnu», au-delà du règne des choses et de celui des représentations (1918: 184): c'est le règne des pensées, qui – comme les choses – ne sont pas de quelqu'un, et d'autre part ne sont pas perceptibles par les sens, comme ne le sont pas les représentations.

Frege semble souvent identifier le contenu objectif d'un énoncé – la pensée qu'il exprime – avec ses conditions de vérité: le sens d'un énoncé, dit-il par exemple, est «la pensée que [ses] conditions [de vérité] sont satisfaites» (1893: § 32). Toutefois, sur ce point, sa position n'est pas univoque. Il semble quelquefois admettre que deux énoncés peuvent avoir les mêmes conditions de vérité, mais un sens différent (Casalegno, 1992: 25-27). C'est dans le Tractatus de Wittgenstein (§ 11) que l'on trouvera pour la première fois une identification explicite et inconditionnée du sens d'un énoncé avec ses conditions de vérité. Il faut toutefois observer que la manière dont Frege justifie l'objectivité des pensées – qui, à ses yeux, en constitue la caractéristique essentielle – présuppose l'identification de sens et conditions de vérité. Une telle justification dépend, en fait, de ce que nous appelons aujourd'hui une conception réaliste de la vérité, c'est-à-dire de l'idée qu'un énoncé est vrai ou faux en fonction de l'état réel des choses, indépendamment du fait que nous sachions quel est cet état, que nous puissions le savoir, et indépendamment même de notre propre existence. «La pensée que nous articulons dans le théorème de Pythagore est vraie intemporellement, vraie indépendamment du fait que quelqu'un puisse la considérer comme vraie [...] Elle est vraie non seulement à partir du moment où le théorème a été découvert – tout comme une planète est dans un rapport d'action réciproque avec d'autres planètes avant même qu'elle soit découverte» (Frege, 1918: 184). Par conséquent, les conditions de vérité d'un énoncé sont indépendantes du fait qu'il soit formulé, compris, etc. ; et c'est en cela que consiste, pour Frege, l'objectivité de la pensée que l'énoncé exprime. Donc l'objectivité des pensées n'est pas autre chose que l'objectivité des conditions de vérité des énoncés.

Fidèle à une tradition qui a de lointaines origines, Frege distingue entre saisir une pensée et juger qu'elle est vraie. La pensée exprimée par un énoncé – la pensée que ‘Cesenatico est en Italie' par exemple – peut être conçue sans être nécessairement assertée: cette même pensée est également exprimée par la question ‘Cesenatico est en Italie?', dans laquelle pourtant elle n'est pas assertée. Les deux énoncés, l'assertion et la question, se distinguent du point de vue de leur force: assertorique dans le premier cas, interrogative dans le second. On trouve donc chez Frege un embryon de théorie des actes de langage, qui sera amplement développée par la suite (§ 25).

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