éditions de l'éclat, philosophie

DIEGO MARCONI
LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE AU VINGTIÈME SIÈCLE

Table du livre La philosophie du langage au vingtième siècle


 

3. Philosophie
du langage
et linguistique

 

S'il est vrai que la philosophie du langage a évolué dans le sens d'une compréhension propre de ce qu'est le langage et de comment il fonctionne, on peut se demander si elle n'est pas devenue en tout point identique à la linguistique, ou à l'une de ses parties. On pourrait répondre aisément – mais à tort – que la linguistique, au contraire de la philosophie, ne s'occupe pas «du langage», mais des langues historico-naturelles, objets individuels ayant chacun leur histoire, certaines régularités de mutation, une structure. En premier lieu, en effet, les idiosyncrasies des différentes langues ne sont pas nécessairement sans conséquence pour la philosophie du langage: c'est précisément dans la mesure où elle tend à établir des conclusions générales, qu'il n'est pas indifférent que celles-ci soient contredites par des phénomènes linguistiques spécifiques de telle ou telle langue. En second lieu, il existe une linguistique théorique, ou générale, qui considère les langues historico-naturelles essentiellement comme le matériau empirique d'une théorie générale du langage verbal. «En dernière analyse, le linguiste n'est pas intéressé par la connaissance du français, de l'arabe, ou de l'anglais, mais par la faculté linguistique de l'espèce humaine» écrit une linguiste contemporaine (Cook, 1988: 22).

Prenons, à titre d'exemple, le programme de recherche de Noam Chomsky. La tâche centrale de sa théorie linguistique est la description de la grammaire universelle: elle consiste en un ensemble de composants et principes invariants dans toutes les langues, et de paramètres qui admettent un nombre limité de valeurs possibles (par exemple, dans un syntagme les compléments peuvent suivre ou au contraire précéder la tête; l'ordre des constituants de la phrase peut être S[ujet]-V[erbe]-O[bjet], ou SOV, ou VSO). Les grammaires des différentes langues dérivent de différents choix de spécification des paramètres. Par ailleurs, les choix ne sont pas tous indépendants: dans de nombreux cas, si un paramètre a une certaine valeur, d'autres s'en trouveront déterminés. Par exemple, si, dans une langue, l'ordre des constituants est VSO, les adjectifs suivront les noms au lieu de les précéder. La grammaire universelle est une théorie de la faculté du langage, le module – relativement isolé – de l'esprit humain réservé à la connaissance linguistique: les principes de la grammaire universelle devraient, normalement, pouvoir être mis en relation avec les caractéristiques physiques du cerveau.

Ces quelques remarques suffisent à mettre en évidence les ambitions d'universalité du programme de Chomsky; ambitions qui, par ailleurs, ne sont pas la prérogative exclusive de la linguistique générative. La philosophie du langage ne peut donc être distinguée de la linguistique en vertu de son aspect théorique plutôt qu'historique, ni de son intérêt pour le langage en général plutôt qu'aux différentes langues ou à des groupes de langues, ou du fait qu'elle est «pure» et non pas empirique; et elle ferait bien de ne pas s'en distinguer en ignorant les phénomènes linguistiques et les particularités des différentes langues. Le rapport entre les deux domaines de recherche est plus complexe, et ne peut être éclairé qu'à partir de certaines considérations de caractère historique.

On a vu que la philosophie linguistique, sous toutes ses formes, est dominée par des préoccupations philosophiques extra-linguistiques. En conséquence, elle s'est souvent engagée dans des analyses qui eurent une grande importance pour la philosophie, mais sans véritable enjeu linguistique: il est clair que le rôle de l'adjectif ‘volontaire' (Ryle, Austin) n'intéresse que de manière très relative la linguistique, pas plus que celui de l'énoncé ‘j'ai mal' (Wittgenstein); la linguistique ne s'occupe pas des expressions particulières, mais des classes d'expressions. En outre, une bonne partie de la philosophie linguistique, au cours de toute sa première phase, a été dominée par la méfiance à l'égard du langage naturel. Nous avons vu (§ 2) que cette attitude pouvait être commune à Frege et au «premier» Wittgenstein; plus tard, les résultats de Tarski (§ 13) sur le caractère contradictoire des théories formulées dans un langage sémantiquement clos (comme le sont toutes les langues naturelles) semblaient sonner le glas de toute velléité de traitement rigoureux du langage naturel. À l'anarchie des langages naturels s'opposaient la discipline et la transparence des langages logiques. Pour des philosophes qui – comme le sont nombre de philosophes linguistiques – avaient à cœur la libération de la philosophie et de la science, des obscurités et des confusions du langage naturel, et la mise en fonction d'un instrument linguistique optimal, tant pour l'analyse philosophique que pour les discours scientifiques, la théorie du langage était avant tout une théorie des langages artificiels de la logique, opportunément enrichis pour en accroître le pouvoir expressif (sur le thème du «langage idéal» dans la philosophie linguistique, voir également Rorty, 1967). Toute la première phase de la pensée de Carnap, depuis la Construction logique du monde (1928) jusqu'à la Syntaxe logique du langage (1934) se développe dans cet esprit. On peut même affirmer, sans exagération, que depuis Frege jusqu'à la fin des années soixante-dix, la théorie des langages logiques a une fonction paradigmatique pour quasiment toute la philosophie du langage. Ce qui ne veut pas dire que cette attitude impliquait un refus pur et simple du langage naturel dans tous les cas (ce n'est pas le cas, par exemple, du Tractatus de Wittgenstein); mais par rapport à celui-ci, les théories du langage finissaient par assumer, explicitement ou implicitement, un rôle prescriptif plutôt que descriptif: soit en opposant au langage naturel des langages dotés de propriétés idéales (comme chez Frege, le premier Carnap ou Tarski), soit en lisant en filigrane dans le langage naturel un langage parfait – essentiellement logique – duquel les langues naturelles étaient souvent éloignées en surface (comme chez Russell et dans le Tractatus). Par conséquent, les théories du langage élaborées par ces philosophes ne représentaient que rarement et indirectement un enjeu pour la linguistique qui, évidemment, se doit de prendre en compte tous les traits d'«indiscipline» présumée des langues naturelles. Quand les philosophes se sont occupés véritablement du langage naturel, et ils le firent avec des intentions descriptives, ils ont élaboré des théories qui appartiennent tout autant à linguistique qu'à la philosophie, comme la théorie des actes de langage (§ 25) ou la grammaire de Montague (§ 17).

Par ailleurs, la philosophie du langage s'est différenciée de la linguistique également pour une raison, en un certain sens, opposée, à savoir de par son engagement théorique sur des aspects de la connaissance du langage dont la linguistique reconnaissait l'importance, mais qu'elle ne réussissait pas à occuper de manière satisfaisante: avant tout la sémantique, ou théorie de la signification. De la linguistique historique au structuralisme de Saussure, de Jakobson à Chomsky, la linguistique a toujours considéré comme de son ressort la problématique de la signification linguistique; toutefois, aucune théorie élaborée à cet égard, dans un cadre linguistique, n'est parvenue au degré de maturité des théories phonologiques ou syntaxiques. Cette lacune a été largement comblée par la philosophie du langage et on en comprendra facilement les raisons: tout d'abord, le problème de la signification appartient à la tradition philosophique, depuis le stoïcisme (au moins); ensuite, les problèmes philosophiques qui intéressaient les philosophes linguistiques se posaient comme des problèmes de la signification de certains mots ou de certaines phrases, et sollicitaient, pour être affrontés de manière adéquate, une théorie de la signification des mots et des phrases (on trouvera d'importantes analyses des origines de la «sémantique philosophique» dans Hacking, 1975; Dummett, 1988). La philosophie du langage a donc fonctionné comme suppléance par rapport à la linguistique dans l'aire de la théorie sémantique, et elle fut, en même temps, le lieu principal de la discussion méthodologique et épistémologique la concernant. Différents philosophes ont soutenu qu'une des tâches historiques de la philosophie a été, et est encore la construction d'un consensus autour de clusters conceptuels, dont on peut dire que l'adoption généralisée a pu donner naissance à une science: c'est ainsi que sont nées la mécanique classique et la psychologie (Russell 1912: 154-155; Perelman, 1945: 13). Il est possible qu'un jour nous réalisions que la fonction principale des réflexions philosophiques sur le langage aura été de donner naissance à une sémantique scientifique (qui serait une partie de la linguistique, même si ce ne sera peut-être pas celle que nous connaissons aujourd'hui). Toutefois, si ce devait être le point d'arrivée, nous en sommes encore bien loin, comme nous le verrons.

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Table du livre La philosophie du langage au vingtième siècle