éditions de l'éclat, philosophie

DIEGO MARCONI
LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE AU VINGTIÈME SIÈCLE

Table du livre La philosophie du langage au vingtième siècle


 

14. La théorie
sémantique
de Carnap.

 

 

En 1943, W. V. O. Quine (§§ 27-29) tira la communauté philosophique du sommeil référentialiste dans lequel elle était tombée, en soulignant l'écart radical entre la notion de référence qui était à la base de la sémantique tarskienne et la notion intuitive de signification. Si la signification était la référence, fit remarquer Quine, en reprenant une argumentation de Frege (1892b), tous les énoncés vrais de la forme a = b – y compris ceux simplement factuels, tels que ‘l'Étoile du Matin = l'Étoile du Soir' – affirmeraient une relation de synonymie entre ‘a' et ‘b', qui, en tant que telle, devrait être connue de toute personne parlant avec compétence la langue; alors qu'il est évident que de telles vérités ne peuvent être établies que grâce à une recherche empirique. D'autre part, les noms dépourvus de référence (comme ‘Pégase') ne sont pas pour autant dépourvus de signification: au contraire, c'est précisément grâce à leur signification que nous pouvons être sûrs qu'ils n'ont pas de référence. Dans une série de recensions qui datent approximativement de ces mêmes années, et dans deux importants articles ultérieurs (1951a, 1951b), le logicien Alonzo Church reproposa les idées de Frege sur sens et dénotation, avec une importante simplification (que Frege n'aurait sans doute pas acceptée): les prédicats ne dénotent pas des concepts, mais directement des classes (par exemple ‘rond' dénote la classe des choses rondes: Church, 1951b: 108). La notion de concept comme entité non saturée, que Frege avait placée à la base de son analyse des énoncés simples, est ainsi éliminée. Sont par contre réhabilités les sens de Frege, conçus comme entités abstraites objectives, que la sémantique ne peut éluder.

La théorie proposée par Carnap dans Signification et nécessité (1947) présuppose ce regain d'intérêt pour l'édifice frégéen originel, et plus généralement la conscience de l'insuffisance analytique de la sémantique référentielle. À l'intérieur d'une sémantique de type tarskien, les énoncés modaux comme (12)

(12) Nécessairement 9 est plus grand que 7

n'admettent pas une analyse compositionnelle: la valeur de vérité de (12) n'est pas fonction des dénotations de ses constituants. En effet, (12) inclut comme constituants l'énoncé vrai (13):

(13) 9 est plus grand que 7;

mais en remplaçant (13) par un autre énoncé vrai, (14) par exemple:

(14) Paris est la capitale de la France

on obtient (15), qui, à la différence de (12), n'est pas vrai:

(15) Nécessairement Paris est la capitale de la France.

Donc (12) n'est pas compositionnel par rapport à la dénotation (si c'était le cas, le remplacement de constituants équidénotants ne modifierait pas la valeur de vérité); ce qui revient à dire qu'une théorie purement référentielle n'est pas en mesure de rendre compte de la structure sémantique de (12), et en général des énoncés modaux. Carnap se propose d'étendre à ces énoncés le traitement compositionnel que Frege, Wittgenstein et Tarski avaient donné du fragment véri-fonctionnel et quantificationnel du langage, en introduisant dans l'analyse sémantique une dimension supplémentaire, correspondant plus ou moins à celle du sens frégéen. Par ailleurs, Carnap ne considère pas comme immédiatement utilisable ce concept frégéen qu'il juge obscur: Frege ne spécifie jamais les conditions d'identité pour le sens, c'est-à-dire qu'il ne dit pas quand deux expressions distinctes ont le même sens (Carnap, 1947: § 28). Le couple frégéen sens/dénotation doit être remplacé par des concepts rigoureusement définis. En reprenant les termes de Leibniz, Carnap nomme ces concepts intension et extension, et les introduit de la manière suivante: considérons un langage de premier ordre L1, avec des constantes individuelles (a, b, c, ...), des variables individuelles (x, y, z, ...) et des constantes prédicatives (P, Q, ...), en plus des connecteurs et des quantificateurs. Les énoncés atomiques de L1 sont de la forme ‘Q2ab', dans lesquels un prédicat à n places est suivi de n constantes individuelles. Intuitivement, ces énoncés ressemblent à des énoncés naturels simples comme ‘Socrate est mortel', ‘Turin est plus grand que Clichy-sous-bois', etc. Appelons maintenant description d'état un ensemble d'énoncés de L1 qui contient, pour chaque énoncé atomique, soit l'énoncé lui-même soit sa négation (mais non pas les deux ensemble). Par exemple, si L1 était aussi simple qu'il ait à sa disposition seulement trois constantes individuelles a, b, c, et une seule constante prédicative à une place P, l'ensemble {Pa, ~ Pb, Pc} serait une description d'état (il y aurait en tout huit descriptions d'état possibles dans ce langage). Comme le note Carnap, chaque description d'état en L1 représente la description d'un monde possible du point de vue de L1. Une (et une seule) d'entre elles sera la description d'état vraie, c'est-à-dire celle qui représente le monde réel (pour autant qu'il soit accessible aux ressources expressives de L1). Un énoncé atomique vaut dans une description d'état D si et seulement si il appartient à D; pour les énoncés complexes, la notion de «valoir dans une description d'état» est définie récursivement (par exemple, dans le cas du micro-langage dont nous parlons, l'énoncé ‘("x)Px' vaut en D si et seulement si ‘Pa', ‘Pb', ‘Pc' valent en D).

Ceci dit, Carnap définit les conditions d'identité pour l'extension et l'intension, c'est-à-dire les circonstances dans lesquelles deux expressions linguistiques ont la même extension (ou la même intension). En commençant par les énoncés, disons que deux énoncés p et q ont la même extension s'ils valent ou ne valent pas tous deux dans la description d'état vraie; donc p et q ont la même extension si et seulement si ils sont vrais tous les deux, ou faux tous les deux. L'extension d'un énoncé peut donc s'identifier avec sa valeur de vérité (V ou F), comme c'était le cas pour la dénotation chez Frege. Disons au contraire que p et q ont la même intension si p vaut dans toutes les descriptions d'état dans lesquelles vaut q, et réciproquement. Intuitivement, p et q ont la même intension s'ils sont «vrais dans les mêmes mondes possibles», c'est-à-dire dans les mêmes circonstances: connaître l'intension d'un énoncé, c'est savoir dans quelles circonstances il est vrai. De cette manière, Carnap formalise l'idée centrale du paradigme dominant, selon laquelle la signification d'un énoncé s'identifie avec ses conditions de vérité.

Carnap définit les conditions d'identité extensionnelle et intensionnelle également pour les autres catégories d'expressions sémantiquement autonomes (termes singuliers et prédicats); en général, deux expressions ont la même intension si,et seulement si, ils ont la même extension dans toutes les descriptions d'états. Par exemple, deux prédicats (à une place) ont lamêmeintension si, dans toutes les descriptions, ils désignent la même classe. Dire que ‘rêche' et ‘rugueux' (par exemple) ont la même intension, c'est dire que si, en des circonstances déterminées, un objet mérite d'être défini comme ‘rêche', alors il mérite également d'être défini comme ‘rugueux', et réciproquement. En termes de définition directe, l'extension d'un terme singulier est un individu, celle d'un prédicat est une classe (Carnap partage avec Church la simplification des idées de Frege); l'intension d'un énoncé est dite proposition, celle d'un prédicat propriété, celle d'un terme singulier concept individuel.

Nous disposons maintenant d'une notion définie rigoureusement (l'intension) au lieu de la notion vague de sens proposée par Frege. Ceci nous permet d'analyser de manière compositionnelle également les énoncés modaux: pour ces énoncés, la compositionnalité ne vaut pas au niveau des extensions, mais vaut au niveau des intensions. En d'autres termes, même si la valeur de vérité (l'extension) d'un énoncé comme (12) n'est pas fonction des extensions de ses constituants, l'intension de l'énoncé est au contraire fonction des intensions des constituants. En effet, si dans (12)

(12) Nécessairement 9 est plus grand que 7

nous remplaçons le constituant ‘9 est plus grand que 7' par un autre énoncé ayant la même intension, par exemple (16)

(16) Aucun nombre premier (à l'exception de 3) n'est divisible par 3

nous obtenons (17)

(17) Nécessairement aucun nombre premier (à l'exception de 3) n'est divisible par 3

qui a non seulement la même valeur de vérité que (12) – la même extension – mais également la même intension. (12) et (17), en effet, ont la même intension si et seulement si ils valent dans les mêmes descriptions d'état (par définition d'intension); un énoncé de la forme ‘Il est nécessaire que p' vaut dans une description d'état si et seulement si ‘p' vaut dans toutes les descriptions d'état (par définition de nécessité, que Carnap identifie – une fois encore, à la suite de Leibniz – avec la vérité dans tous les mondes possibles); ainsi, puisque tant ‘9 est plus grand que 7' que (16) valent dans toutes les descriptions d'état, (12) et (17) valent tous deux à leur tour dans toutes les descriptions d'état, et donc valent dans les mêmes descriptions d'état: ils ont la même intension (pour une exposition plus détaillée du traitement carnapien de la modalité, voir Casalegno, 1997: 5.4).

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