éditions de l'éclat, philosophie

DIEGO MARCONI
LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE AU VINGTIÈME SIÈCLE

Table du livre La philosophie du langage au vingtième siècle


 

13. Tarski: une méthode pour l'explicitation
des conditions de vérité.

 

 

Dans le Tractatus de Wittgenstein, l'analyse des conditions de vérité des énoncés simples (les propositions élémentaires) ne s'articule pas en une véritable théorie, également parce que la proposition «complètement analysée», celle dont il serait évident qu'elle est «l'image d'un état de choses», est loin de la surface du langage. Les énoncés simples du langage naturel – ‘Socrate court', ‘J'ai vu une magnifique rose rouge', ‘Alfred pense souvent à sa promotion', – ne se présentent pas comme des enchaînements de noms propres. A l'intérieur du cadre théorique du Tractatus, il est difficile d'imaginer une méthode générale de détermination des conditions de vérité des énoncés simples tels qu'ils se présentent. Quant aux énoncés complexes, ils sont analysés comme s'ils étaient tous réductibles à des combinaisons de fonctions de vérité énonciatives (négations, conjonctions, disjonctions, etc.) perturbant également, en ce cas, la «surface» du langage, tel qu'il se présente. C'est à Alfred Tarski (1902-1985) que revient le mérite historique d'avoir rendu possible l'extension de l'analyse aux énoncés quantifiés (‘Tous les hommes sont mortels', ‘Il n'existe pas de nombre plus grand que tout nombre pair') quelle qu'en soit la complexité, et à avoir fourni une méthode de détermination des conditions de vérité des énoncés simples plus facilement applicable au langage naturel. Ces deux résultats sont, dans une certaine mesure, un corollaire de la théorie de la vérité de Tarski (Tarski, 1933).

La vérité, pour Tarski comme déjà pour Aristote, est une propriété des énoncés d'un langage. Mais en quoi cela consiste? Plus précisément: quelles conditions devons-nous satisfaire, en définissant une propriété d'énoncés, pour pouvoir dire que ce que nous avons défini est la vérité (et non une autre propriété)? Outre une condition d'adéquation formelle, selon laquelle la définition ne doit pas engendrer de contradictions, voici ce que Tarski propose comme condition d'adéquation matérielle d'une définition de vérité (c'est-à-dire comme condition dont nous pouvons dire, l'ayant satisfaite, que nous avons défini la vérité): une définition de ‘vrai (pour le langage L)' est matériellement adéquate si et seulement si on peut en déduire tous les énoncés de forme

(T) N est vrai (en L) si et seulement si p,

où ‘N' est le nom d'un énoncé donné de L, et p sa traduction – que l'on suppose préétablie – dans le métalangage dans lequel la définition est formulée (et par rapport auquel L est le langage-objet). «Tous» les énoncés cela veut dire: un pour chaque énoncé du langage-objet L. Le schéma (T) saisit, selon Tarski, le noyau minimum de nos intuitions sur la vérité: quelles que soient nos idées philosophiques à ce propos, nous sommes tous d'accord sur le fait que, si (par exemple) l'énoncé ‘Platon était un élève de Socrate' est vrai, alors Platon était un élève de Socrate, et réciproquement si Platon était un élève de Socrate, alors l'énoncé ‘Platon était un élève de Socrate' est vrai. Tarski pensait que le schéma (T) expliquait la «conception classique» de la vérité (selon laquelle ‘vrai' est synonyme de ‘correspondant à la réalité') (Tarski, 1956: 160 sq.); mais il est fort douteux que (T) soit lié à cette conception plus qu'à d'autres (cf. Marconi, 1984).

En général, il n'est pas banal de satisfaire la condition d'adéquation matérielle, c'est-à-dire de donner une définition du prédicat ‘vrai', dont on puisse démontrer qu'il rende déductibles tous les biconditionnels de la forme (T). Tarski donna un exemple, en formulant une définition de la vérité pour un langage formel et en montrant qu'une telle définition était conforme à ses critères. Le langage en question est du type dit «de premier ordre» (pour des raisons sur lesquelles il n'est pas question de s'attarder ici). Nous décrirons en détail un langage de ce type (que nous appellerons ‘L1') parce qu'il nous arrivera souvent par la suite de faire référence à des langages de premier ordre. Le langage dont s'occupe Tarski est différent de celui que nous allons décrire, mais nous l'appelerons également ‘L1' parce que la différence, pour les aspects qui nous intéressent ici, est inessentielle.

Le vocabulaire de L1 inclut: (a) des constantes individuelles (c'est-à-dire des noms propres d'individus): a, b, c, ...; (b) des variables individuelles x, y, z,... (que l'on suppose ordonnées); (c) des constantes prédicatives, à 1 place, 2 places, ... n places d'argument: P1, Q1, ... P2, Q2, ..., etc.; (d) des symboles de fonctions ou foncteurs, à 1, 2, ..., n places d'argument: f1, g1, ... f2, g2, ..., etc.; (e) les cinq connecteurs énonciatifs: ~ (négation), & (conjonction), & (d (disjonction), … (conditionnel), (biconditionnel); (f) les deux quantificateurs: universel («pour tout»), ", et existentiel («pour quelque»), $; (g) les deux parenthèses. La grammaire de L1 détermine les notions de terme et de formule (bien formée) comme suit:

(1) les constantes individuelles et les variables individuelles sont des termes;

(2) si t1, t2, ..., tn sont des termes et fn est un foncteur à n places, alors fn (t1 t2 ... tn) est un terme;

(3) rien d'autre n'est un terme;

(4) si t1, t2, ..., tn sont des termes et Pn est une constante prédicative à n places, alors Pn t1 t2 ... tn est une formule (atomique);

(5) si A et B sont des formules, alors ~ A, ( A & B), (A & B) B), A …A … B), (A B) sont des formules;

(6) si A est une formule et xi est l'i-ème variable individuelle (pour n'importe quel i) (" xi)A et ($xi)A sont des formules;

(7) rien d'autre n'est une formule.

Sont des formules de L1, par exemple, ‘P2ab', ‘P3af2(bd)c', ‘("x2)P1x2', ‘("x3)(P1x3 … ($x1)Q2x1x3)', etc. Un tel langage a un fort pouvoir expressif (même si, selon certains, il ne nous permet pas de dire des choses du type: «Toutes les qualités de Socrate sont de bonnes qualités»), et il est structurellement assez proche du langage naturel au point de conférer aux résultats de Tarski une certaine utilité pour l'analyse de ce dernier (comme le précise Tarski lui-même, 1956: 165, n. 2). Les formules que nous venons de citer, par exemple, pourraient être mises en correspondance (dans un sens qu'il serait trop long à expliciter ici, cf. § 29) avec des énoncés français tels que (dans l'ordre): ‘Georges aime Marie', ‘Georges préfère la fille de Marie et Jacques à Charlotte', ‘Toutes les choses passent', ‘Tous les hommes ont au moins un ami'.

La démarche de Tarski pour définir le prédicat de vérité pour ce langage, est plutôt complexe (pour une exposition détaillée mais élémentaire voir Casalegno et Marconi, 1992: 55-63). Il suffira de dire que Tarski (1) définit la notion auxiliaire de satisfaction ; (2) qu'il définit le prédicat de vérité pour L1 sur la base de la satisfaction ; et (3) qu'il montre que cette définition implique tous les biconditionnels de la forme (T). La notion de satisfaction (et indirectement celle de vérité) est définie par Tarski comme relation entre formules et objets ou séquence d'objets. Intuitivement, par exemple, un couple d'objets (a, b) satisfait la formule ‘Pxy' si (et seulement si) a et b sont dans la relation dénotée par ‘P'. Le passage par la notion de satisfaction est imposé par la structure du langage. Considérons en effet une formule L1 de la forme Pnt1t2... tn, dans laquelle n'apparaissent que des termes fermés, c'est-à-dire sans variables. Si toutes les formules de L1 étaient soit de cette forme, soit des combinaisons véri-fonctionnelles de formules de cette forme (comme par exemple ‘(Pa & Qb)', ‘(Pa … (Raf1c & Qb))', etc.), on pourrait penser définir ‘vrai (en L1)' de cette manière. Soit I une fonction qui assigne à chaque constante individuelle un individu dans le domaine de l'interprétation (c'est-à-dire dans l'ensemble des objets dont le langage parle), à chaque constante prédicative à n places un ensemble de n-ples d'éléments du domaine, et à chaque foncteur une fonction définie sur le domaine. Une formule atomique Pnt1t2... tn est vraie si et seulement si <I(t1), I(t2), ... I(tn)> appartient à I(Pn); une négation, ~ A est vraie si et seulement si A n'est pas vraie; une conjonction (A & B) est vraie si et seulement si A et B sont vraies toutes les deux, et ainsi de suite pour tous les autres connectifs (reproduisant substantiellement les tables de vérité du Tractatus). Mais les formules de L1 ne sont pas toutes des combinaisons véri-fonctionnelles de formules fermées (c'est-à-dire dépourvues de variables non quantifiées): L1 comprend également des formules ouvertes, comme ‘P1x1', et des formules fermées comme ‘("x2)P1x2', qui ne sont pas pour autant des combinaisons de formules fermées (mais d'une formule ouverte – ‘P1x2' – et d'un quantificateur). Et nous voulons dire ce qu'est être vrai pour n'importe quelle formule de L1; et nous voulons le dire de manière finie, c'est-à-dire en spécifiant, en un nombre fini de clauses de longueur finie, les conditions de vérité de tous les énoncés infinis du langage. Ce qui implique que les conditions de vérité des énoncés complexes sont déterminées de manière récursive, sur la base de la structure de l'énoncé et des conditions de vérité de leurs constituants qui, comme nous l'avons vu, sont dans certains cas des formules ouvertes.

La définition de vérité pour L1 peut être pensée comme une méthode pour expliciter les conditions de vérité de tous les énoncés de L1, y compris les énoncés atomiques et ceux quantifiés. L'explicitation est pleinement compositionnelle, parce que la valeur de vérité d'un énoncé complexe dépend de celles de ses constituants simples, et la valeur de vérité d'un énoncé simple dépendra des dénotations de ses constituants (non énonciatifs). Par exemple dans le cas d'un énoncé atomique comme ‘P2ab', il découle de la définition de Tarski que

(11) l'énoncé ‘P2ab' est vrai (en L1) si et seulement si <I(a), I(b)> Œ I(Pn),

ou I(a), I(b), I(Pn) sont les dénotations des expressions ‘a', ‘b', ‘Pn'. L'analyse des conditions de vérité – et donc du point de vue du paradigme dominant, l'analyse de la signification – est donc étendue bien au-delà de ce qui avait été fait dans le Tractatus.

Il faut éviter de confondre la conception tarskienne de la vérité – substantiellement, l'idée que chaque définition de vérité pour un langage doit impliquer les biconditionnels de la forme (T) – et la définition particulière de ‘vrai (en L1)' que Tarski propose pour exemplifier sa conception. L'expression ‘théorie de la vérité de Tarski' est employée de manière ambiguë, pour désigner tantôt l'une tantôt l'autre chose. Les rapports entre les deux sont complexes: la définition proposée par Tarski n'est certainement pas la seule qui soit conforme à sa conception de la vérité, et d'autre part – cela paraît évident, mais il est bon de le répéter – le critère d'adéquation matérielle n'est pas une définition de la vérité, mais précisément, un critère pour des définitions de la vérité. Il faut noter, incidemment, qu'un biconditionnel tel que (11) n'est pas de la forme (T): il s'agira de faire voir que l'on peut en déduire le biconditionnel approprié, mais (11) en soi ne l'est pas, parce que son côté droit n'est pas la traduction métalinguistique de ‘P2ab'.

En tous cas, c'est la définition de ‘vrai (en L1)' qui s'est imposée comme modèle d'analyse sémantique. Non pas pourtant dans le sens, que nous avons tenté de préciser, selon lequel elle constitue une méthode pour expliciter systématiquement les conditions de vérité des énoncés d'un langage; mais plutôt en vertu de l'appareil référentialiste qu'elle met en évidence. Pendant un certain temps, l'analyse sémantique d'un langage fut plus ou moins identifiée avec son interprétation sémantique, dans le sens de la connexion des expressions simples du langage avec leurs dénotations dans un domaine; et la théorie sémantique fut identifiée avec la théorie de la dénotation, dite plus généralement théorie de la référence. C'est la conception qui fut acceptée par la définition de Morris (1938: 57), selon laquelle la sémantique «traite du rapport des signes avec leurs designata et ainsi avec les objets qu'ils dénotent éventuellement». Tarski lui-même contribua à l'identification de la sémantique avec la théorie de la référence, en écrivant par exemple que «la sémantique [...] s'occupe de certaines relations entre les expressions d'un langage et les objets (ou “états de choses”) “indiqués” par de telles expressions» (Tarski, 1944: 345). Non seulement Frege, mais également le Tractatus, avec sa notion de sens de la proposition, sont ici oubliés, et prévaut au contraire l'idée selon laquelle fait de spécifier la signification c'est spécifier la dénotation.

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