éditions de l'éclat, philosophie

DIEGO MARCONI
LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE AU VINGTIÈME SIÈCLE

Table du livre La philosophie du langage au vingtième siècle


 

12. Le néo-positivisme
et l'interprétation empiriste du
Tractatus.

 

 

Les philosophes néo-positivistes du «Cercle de Vienne» (parmi lesquels M. Schlick, R. Carnap, O. Neurath) lurent avec attention le Tractatus logico-philosophicus. Certains n'en apprécièrent pas la dernière partie (sur l'éthique et le mystique), mais tous s'accordèrent, en substance, sur la philosophie du langage et la logique. Toutefois, les néo-positivistes ne purent souscrire aux thèses du Tractatus que «dans la mesure où il[s] pouvai[en]t les assimiler à [leur] conception de fond» (Carnap, 1963: 24); c'est-à-dire au prix d'un certain malentendu, qui devint évident quand Wittgenstein rencontra personnellement Schlick, Carnap et d'autres membres du Cercle de Vienne dans les années 1929-1932. Les néo-positivistes pensaient, tout d'abord, que le langage qu'évoquait le Tractatus était un langage idéal: convaincus qu'ils étaient de la supériorité absolue des langages artificiels symboliques sur les langues naturelles, ils donnaient pour acquis que les propriétés que Wittgenstein attribuait au langage, avec sa théorie de l'image et de la véri-fonctionnalité, ne pouvaient concerner le langage naturel. En outre, les néo-positivistes tendaient à faire une lecture empiriste du Tractatus, en interprétant la réduction de toutes les propositions à des fonctions de vérité de propositions élémentaires comme une fondation de l'édifice de la science sur la base d'énoncés d'expérience. Carnap ne pensait pas être en désaccord avec Wittgenstein quand il écrivait que «chaque énoncé de la science est, en dernière analyse, un énoncé sur les relations qui subsistent entre les expériences élémentaires [Elementarerlebnisse], de sorte que toute connaissance qui a un contenu (qui ne soit pas purement formel) se reconduit à l'expérience» (Carnap, 1928: § 183). Par conséquent, la proposition 4.024 du Tractatus («Comprendre une proposition, c'est savoir ce qu'il advient si elle est vraie» cf. § 10) est interprétée comme si l'on affirmait qu'un énoncé est compris si l'on est en mesure d'en déterminer la vérité ou la fausseté par rapport à l'expérience, c'est-à-dire de le vérifier empiriquement: «‘vérification' signifie: contrôle par rapport aux expériences» (Carnap, 1928: § 179). La vérifiabilité empirique est donc, pour les néo-positivistes, un critère de signification: «Établir la signification d'un énoncé équivaut à établir les règles selon lesquelles l'énoncé est utilisé, ce qui, à son tour, revient à établir la manière dont il peut être vérifié (ou falsifié). La signification d'un énoncé est la méthode de sa vérification» – comme l'écrit Schlick, en se référant explicitement à Wittgenstein (Schlick, 1936: 458) – et si un énoncé n'est pas empiriquement vérifiable (et n'est pas même une vérité logique ou mathématique) il est dénué de sens. En réalité, la formulation du Tractatus était épistémologiquement neutre: elle établissait une identité entre compréhension de l'énoncé et connaissance de ses conditions de vérité, sans s'engager quant au lieu et au mode de l'établissement de sa vérité ou fausseté.

Les néo-positivistes utilisèrent le critère de la vérifiabilité empirique comme instrument de leur combat antimétaphysique. Pour eux, les énoncés de la métaphysique ne sont pas faux, mais bien au contraire dépourvus de sens (comme l'avait déjà dit Wittgenstein, 1922: 4.003), soit parce qu'ils sont mal formés syntaxiquement, soit parce qu'ils utilisent des signes dépourvus de signification; et un signe est dépourvu de signification si son critère d'application n'est pas spécifié, c'est-à-dire si ne sont pas spécifiées les conditions de vérité des propositions les plus simples dans lesquelles le signe apparaît, à savoir (en dernière analyse) si les propositions simples susdites ne sont pas logiquement équivalentes à des énoncés d'expérience immédiate (propositions protocolaires), lesquels à leur tour, sont intrinsèquement sensés. Carnap (1932) donne l'exemple d'un prédicat – ‘babique' – que quelqu'un proposerait d'introduire dans le langage, en soutenant que certaines choses sont babiques et d'autres pas, mais «qu'il n'existe pas de qualités empiriques caractéristiques de la babicité». Un tel pseudo-mot, n'ayant pas de critère d'application, serait dépourvu de signification, et l'emploi n'en serait pas licite, même si on nous assurait qu'en l'employant on voulut signifier quelque chose. Si une proposition simple, de forme ‘a est babique', n'implique pas de propositions protocolaires et n'est pas impliquée par elles, ‘babique' n'a pas de signification. La signification d'un mot est donc, pour Carnap, sa contribution aux conditions de vérification des énoncés dans lesquels il apparaît.

On voit ainsi comment le néo-positivisme, et en particulier la pensée du premier Carnap, représente, en philosophie du langage, le développement d'une interprétation empiriste de la Première thèse du paradigme dominant (§ 4), selon lequel le concept de conditions de vérité est remplacé par celui de conditions de vérification empirique. Cette doctrine sémantique, que l'on appelle habituellement vérificationnisme, trouve toujours moins d'adeptes à partir de la moitié des années cinquante (sous sa forme extrême, Carnap l'avait d'ailleurs abandonnée dès les années trente). Quine (§ 27) a souligné la faillite des tentatives de réduire toutes les assertions scientifiques à des combinaisons d'énoncés d'expérience; plus généralement, on eut de plus en plus la conviction que les énoncés parfaitement sensés, pour lesquels il est difficile de penser sérieusement que l'on puisse disposer d'une «méthode de vérification», sont innombrables, depuis ‘Les positrons sont faits de quarks' à ‘Aristote aimait les oignons' (les exemples sont de Fodor, 1981: 216). On peut toutefois trouver quelque affinité avec le vérificationnisme dans la philosophie du langage de Dummett (§ 23), et plus encore dans certaines tendances actuelles de la sémantique cognitive (§ 33).

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