éditions de l'éclat, philosophie

DIEGO MARCONI
LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE AU VINGTIÈME SIÈCLE

Table du livre La philosophie du langage au vingtième siècle


 

11. Sens et conditions
de vérité

 

Les propositions les plus simples, que Wittgenstein appelle propositions élémentaires, ont les caractéristiques décrites jusqu'à présent: ce sont des connexions de noms, qui constituent des images des états de choses. «Un nom est pour une chose, un autre pour une autre chose et ils sont liés entre eux: ainsi le tout représente – comme un cadre plastique – l'état des choses» (4.0311). Mais dans le langage, il y a aussi des propositions complexes: par exemple les négations, les conjonctions, les disjonctions, etc. Ces propositions contiennent des expressions – les «constantes logiques» comme ‘ne pas' ‘et', ‘ou', etc. – qui, selon Russell, signifiaient des «objets logiques». Pour Wittgenstein, au contraire, les constantes logiques n'ont pas de valeur désignative: il n'y a rien, au monde, qui corresponde au signe de négation ou de conjonction (4.0312). Les constantes logiques ont pour seule fonction de déterminer de quelle manière le sens d'une proposition complexe où elles apparaissent, dépend du sens des propositions plus simples dont elle est constituée. Le sens de chaque proposition complexe, en effet, dépend (pour Wittgenstein comme pour Frege) du sens des propositions élémentaires dont elle est constituée (cf. 5.2341). Dans le Tractatus, le principe de compositionnalité s'avère être une conséquence de la définition du sens de la proposition. Une proposition est sensée si et seulement si elle montre de quels états de choses elle affirme la subsistance ou la non-subsistance. Donc, pour qu'une proposition soit sensée, il faut que l'on voit, à partir de la proposition elle-même, quels états de choses subsistent (ou ne subsistent pas) si la proposition est vraie; c'est-à-dire quelles propositions élémentaires sont vraies (ou fausses) si la proposition est vraie. Par exemple, la proposition «A est rouge et B est jaune» montre qu'elle affirme la subsistance de deux états de choses, que A est rouge et que B est jaune; ou, en d'autres termes, elle montre qu'elle est vraie si (et seulement si) les deux propositions «A est rouge» et «B est jaune» sont également vraies. Le sens de la proposition tout entière (sa possibilité de vérité) dépend des sens des propositions constituantes (de leur possibilité de vérité). Si nous avons affaire à une proposition sensée, nous devons être en mesure de calculer pour quelles valeurs de vérité des constituants élémentaires la proposition est vraie et pour lesquelles elle est fausse. «La proposition est une fonction de vérité des propositions élémentaires» (1922: 5.). En principe, toute proposition sensée doit présenter (a) les propositions élémentaires dont dépend sa valeur de vérité, et (b) comment elle en dépend. De fait, les deux aspects peuvent être plus ou moins «masqués» par la forme grammaticale superficielle de la proposition; c'est alors à l'analyse logique de reconstruire la proposition de manière à ce que l'on voit que sa valeur de vérité dépend des valeurs de vérité des propositions élémentaires dont elle est constituée. Wittgenstein accepte donc l'idée russellienne d'analyse, et la distinction entre forme grammaticale et forme logique sur laquelle elle est fondée.

Le Tractatus nomme les possibilités de vérité des constituants élémentaires: «conditions de vérité» de la proposition (4.41, 4.431); et soutient que la proposition «est l'expression de ses conditions de vérité» (4.431). Cette affirmation a un sens précis: Wittgenstein pense que, au lieu de ‘p et q', nous pourrions écrire:

«p q

V V V

V F F

F V F

F F F»

(cf. 4.442). Cette table pourrait être lue: «La proposition qui est vraie si p et q sont toutes deux vraies, fausse si p est vraie et q est fausse, fausse si p est fausse et q est vraie, fausse si p et q sont toutes deux fausses», ou tout simplement «la proposition qui est vraie si et seulement si p et q sont vraies». De cette manière, il deviendrait évident que ce que la proposition exprime est une dépendance déterminée des valeurs de vérité possibles de ses constituants élémentaires. Et puisque ce qu'une proposition exprime, c'est son sens, il est correct de dire que le sens d'une proposition ce sont ses conditions de vérité.

«Parmi les groupes possibles de conditions de vérité, il y a deux cas extrêmes» (4.46): celui d'une proposition vraie pour n'importe quelle combinaison de valeurs de vérité de ses constituants élémentaires et celui d'une proposition fausse pour n'importe quelle combinaison. Le premier cas c'est la tautologie. Le second, la contradiction. Sont tautologiques, par exemple, des énoncés tels que ‘Si Bachibouzouque est une expression du Capitaine Haddock, alors Bachibouzouque est une expression du Capitaine Haddock', ou ‘Soit il neige, soit il ne neige pas'; ‘Il pleut et il ne pleut pas', par contre, est une contradiction. Les propositions de la logique (au sens de Wittgenstein) s'avèrent être des tautologies. Il faut ici se souvenir qu'à l'époque de la composition du Tractatus, les relations entre la partie propositionnelle et la partie prédicative de la logique élémentaire étaient encore peu connues. En particulier, l'inexistence d'un processus mécanique de décision pour la logique des prédicats de premier ordre ne sera démontrée (par Church) qu'en 1936; c'est pourquoi Wittgenstein pouvait écrire – par exemple – que «la démonstration dans la logique n'est qu'un moyen mécanique pour reconnaître plus facilement la tautologie lorsque celle-ci est compliquée» (1922: 6.1262). Il ne voyait pas de grandes différences entre logique propositionnelle (théorie des fonctions de vérité) et logique prédicative (théorie de la quantification), et considérait la tautologie comme l'essence de la vérité logique en général; alors qu'en réalité, seul un sous-ensemble des théorèmes de la logique prédicative peut être considéré comme des tautologies au sens de Wittgenstein.

Les propositions de la logique, donc, se distinguent de toutes les autres parce qu'elles sont vraies quel que soit l'état des choses: leur vérité est indépendante des faits du monde, et donc elle peut être déterminée sans que celles-ci soient confrontées au monde (6.113), contrairement à ce qui se passe avec les autres propositions. Elles n'ont aucun contenu représentationnel: «Ce ne sont pas des images de la réalité» (4.462), elles ne «traitent» de rien (6.124), ne disent rien (6.11). Une tautologie ne fait pas autre chose qu'exhiber les propriétés du langage: «Que ses parties constitutives, reliées de la sorte, produisent une tautologie, caractérise la logique de ses parties constitutives» (6.12). Qu'une proposition soit une tautologie, selon Wittgenstein, cela se voit (6.127): tenter de le dire – tenter de représenter le fait qu'une certaine proposition est une tautologie – nécessiterait que soit représentée la forme d'une proposition (qui est en effet une tautologie en vertu de sa forme). Mais c'est impossible, d'après Wittgenstein, parce que nous ne pouvons pas «sortir» de notre système de représentation (c'est-à-dire de notre langage) pour en représenter les propriétés. Figurer les conditions de la représentation reviendrait à les traiter comme des situations, dont on affirme la subsistance. Mais si l'on peut affirmer qu'une situation subsiste, il doit être possible également d'affirmer qu'elle ne subsiste pas: il doit être possible, donc, de dire comment seraient les choses si les conditions de la représentation n'étaient pas données, ce qui est absurde.

En général, les propriétés d'un symbolisme se voient à partir du symbolisme lui-même. Des formulations «métalinguistiques» comme «‘P' est un prédicat», «‘x' est une variable individuelle», etc., sont dénuées de sens pour Wittgenstein. Mais plus encore: m&Mac253;me dme des formulations à première vue non métalinguistiques, comme les énoncés d'identité (‘a = b', ‘a = a'), sont, sinon dénuées de sens, en tout cas hors de propos: dans un symbolisme adéquat, que deux objets soient distincts devrait être exprimé par le fait qu'ils ont deux noms différents (et réciproquement, à des noms différents devraient correspondre des objets différents), tandis qu'avoir affaire à un seul objet devrait être exprimé par le fait que l'on dispose d'un seul nom (5.53). Les expressions de forme ‘a = b' sont tout au plus «des auxiliaires de la figuration» (4.242): ils expriment qu'un certain objet a deux noms (le symbolisme est donc imparfait). Cette position drastique de Wittgenstein sur le symbolisme doit être rapprochée du fait que pour le Tractatus, il n'y a qu'un seul langage (le langage), et il n'existe donc pas un autre langage qui en décrirait les propriétés.

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Table du livre La philosophie du langage au vingtième siècle