éditions de l'éclat, philosophie

IBN ARABÎ
LE DÉVOILEMENT DES EFFETS DU VOYAGE


 

 

§ 31

L'un des effets de ce voyage fut la connaissance de la composition, de la croissance et de la dissolution. Adam connut ainsi la constitution de son édifice corporel selon la succession des cycles, contrairement à la formation du Paradis qui s'accomplit en une seule fois pour celui qui peut la voir. Il sut aussi que dans le Paradis on aspire à la jouissance et aux délices; dans ce monde on aspire à l'accroissement et à la recherche de la science. Pour cette raison l'homme connaît ici ce qu'il ne connaît pas là-bas. Ce voyage produit de nombreux effets semblables. Mais les voyages sont nombreux et je crains d'être trop long. Ce voyage adamique comporte des connaissances si nombreuses qu'il faudrait lui consacrer un recueil à part et ainsi en est-il pour tous les voyages que nous avons mentionnés et que nous mentionnerons dans ce livre. Complète donc ce que nous avons tu, en suivant ce dont nous avons déjà parlé, tu seras bien dirigé, si Dieu veut – Il est puissant et majestueux –.

§ 32

le voyage d'Enoch (Idrîs) – sur lui la paix – ou le voyage de la dignité et de l'élévation en lieu et degré83.
Dieu – exalté soit-Il – dit: «Et mentionne dans le Livre Enoch; il était très-véridique et prophète et nous l'avons élevé en un haut lieu» (19: 57)84. On dit qu'il fut le premier des fils d'Adam à écrire au moyen du calame85. Le premier influx spirituel du Calame supérieur fut pour lui – sur lui la paix –. Il avait été emmené en voyage nocturne jusqu'au septième ciel; tous les cieux se trouvèrent donc embrassés par lui.

83. Il est impossible de rendre le rapport linguistique entre «lieu» (makân) et «degré» (makâna).

84. Sur ce «haut lieu», voir le Verbe d'Idrîs, Fusûs al-hikam, éd. 'Afîfî, pp. 75-6 et 181.

85. Cf. Futûhât I 327 chap. 327 où lui est attribué la science de l'écriture ('ilm al-khatt).

§ 33
Sache que Dieu a fait de tous les cieux le réceptacle des sciences cachées relatives aux êtres qu'Il doit faire venir à l'existence dans le monde: substance ou accident, petit ou grand, état ou mutation. Il n'est de ciel où n'ait été déposée une science confiée à son gardien. Dieu a déposé la descente de Son ordre vers la terre dans les mouvements des sphères célestes et dans le passage de leurs astres par les mansions de la huitième sphère. Il a instauré pour les astres de ces sept cieux conjonctions et séparations, montée et descente. Il leur a conféré des influences différentes et provoqué une attirance entre les uns, une répulsion totale entre les autres. Ce qui provoque leur répulsion est le dépôt en l'un du contraire de ce qui est déposé dans l'autre, non qu'ils soient ennemis, mais Dieu ayant créé les habitants des cieux selon des réalités supérieures, elles entraînent inéluctablement ces oppositions. Il a voué ces êtres à l'obéissance et à la glorification de leur Seigneur: «Ils ne désobéissent pas à ce que Dieu leur a ordonné» (66: 6). On rapporte ainsi de Mâlik, le gardien du Feu, qu'il est créé de telle manière qu'il ne rit jamais, au contraire de Ridwân86, créé de joie et de gaieté. Or, ils sont tous deux des serviteurs pieux et obéissants; aucune hostilité ni haine ne les opposent. Toutefois les effets de ces oppositions dans le monde inférieur sont suscités par ces réalités supérieures. La jalousie et l'hostilité interviennent entre nous, pris que nous sommes par nos propres intérêts, mais leur origine remonte à ces mêmes réalités. L'absence de répulsion entre deux êtres en harmonie vient de ce que l'un a été existencié différent de l'autre, mais non comme son contraire; tout contraire est différent, mais tout différent n'est pas contraire. L'intendant87 du septième ciel est en opposition avec celui du sixième, à tel point que lorsque la science de l'ange du sixième ciel doit passer sous l'autorité de l'ange auquel elle est confiée dans le septième ciel, ce dernier corrompt ce qui a été instauré par le premier et réciproquement en passant du septième au sixième ciel. Pourtant ce n'est pas que l'ange corrompe ni qu'il instaure, comme nous disons, c'est qu'il se conforme à l'ordre de son Seigneur et s'acquitte de ce qui lui est confié. Cet ordre est celui que Dieu a inspiré aux cieux comme il le dit Lui-même: «Et Il inspira à chaque ciel son ordre propre» (41: 12)88.

86. Le gardien du Paradis.

87. Wakîl : l'ange chargé de ce ciel.

88. Cf. Futûhât I 324 chap. 66 : sur ce verset, à propos d'Idrîs.

§ 34
En admettant cela, tu dois savoir que ce fait ne porte nullement atteinte au credo; sinon quel sens aurait la parole divine «et les étoiles soumises par Son ordre» (16: 12). Par quoi, ô mon frère, les a-t-Il soumises? Dieu n'a-t-Il pas soumis certains êtres à d'autres et n'a-t-Il pas dit: «Et Il vous a élevés les uns au-dessus des autres par degrés pour que les uns prennent les autres soumis à leur service» (43: 32), «et Il a soumis pour vous ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la terre» (45: 13)? Dieu dit donc qu'il y a des choses qui nous sont soumises dans le ciel, comme sur la terre. La foi d'un musulman n'est pas mise en cause parce qu'il sait ce qui a été inspiré au ciel comme ordre et ce pour quoi son monde a été soumis. S'il n'en était pas ainsi, on pourrait l'affirmer de tout ce qui est dans le ciel et la terre. Or, à chaque moment nous avons recours aux causes que Dieu a mises en place pour nous et qu'Il nous a fait connaître comme soumises et non agentes. Nous nous réfugions en Dieu «et je ne Lui associe rien» (72: 20). Le Législateur n'a déclaré mécréant que celui qui croit que l'acte revient aux astres et non à Dieu ou qu'Il agit par leur intermédiaire; croire cela est mécréance et associationnisme, mais non pas considérer qu'ils sont soumis et qu'ils suivent le cours que leur a assigné la sagesse divine. Bien plus, ignorer ce que Dieu a déposé dans les astres, ce qu'Il leur a inspiré et ce qu'Il a placé en eux comme effets de Sa sagesse, c'est laisser échapper abondance de bien et grande science. Et «qu'y a-t-il après la vérité si ce n'est l'erreur ?» (10: 32).

 

§ 35
Enoch – sur lui la paix – sut par la science que Dieu lui avait inspirée que Dieu avait lié entre elles toutes les parties du monde et soumis certains êtres à d'autres. Il vit que le monde des éléments est réservé aux êtres engendrés. Il considéra les conjonctions et les séparations des astres dans les mansions célestes, les différences entre les êtres et les mouvements des sphères, les uns rapides, les autres lents. Il sut qu'en réglant sa marche et son voyage sur le mouvement lent, il faisait entrer le mouvement rapide sous l'autorité de ce dernier, car le mouvement est circulaire, non rectiligne, et le cycle d'un être petit et rapide doit nécessairement revenir à celui qui est lent. Il apprit ainsi, en côtoyant celui qui avance avec pondération, la raison d'être de celui qui va vite89. Comme Enoch ne vit tout cela que dans le septième ciel, il y resta trente ans à suivre sa rotation à travers la sphère des constellations du zodiaque. Il se tenait au centre de la rotation exercée par l'intendant de ce ciel, ainsi que dans la sphère portant la sphère de la rotation et dans la sphère portant les sphères des rotations, celle que parcourt la sphère des signes du zodiaque. Ayant eu la vision de ce que Dieu avait inspiré dans le ciel ainsi que des astres près d'entrer en conjonction avec le signe du cancer, il sut que Dieu allait inéluctablement faire descendre une quantité d'eau immense et un déluge général. Grâce à ce qu'il avait réalisé comme science en parcourant les degrés de cette sphère, il reçut une science à la fois totale et distinctive.

89. Sur les mouvements lents et rapides des sphères, voir également Futûhât III 417 chap. 371.

§ 36

Puis il redescendit, et choisit parmi les adeptes de sa religion et de sa loi, ceux chez qui il avait reconnu sagacité et pénétration. Il leur enseigna ce qu'il avait contemplé et ce que Dieu a déposé comme secrets dans ce monde supérieur. Parmi ce dont la connaissance a été déposé dans les cieux, un immense déluge, l'anéantissement des hommes et l'oubli de la science. Voulant que cette science perdure pour ceux qui viendraient après, il ordonna qu'on l'inscrivît sur les rochers et les pierres. Par la suite, Dieu l'éleva dans le haut lieu. Il descendit dans la sphère du soleil, la quatrième, au centre des sphères célestes correspondant au cœur, car au-dessus se trouvent cinq régions et de même au-dessous. Dieu lui octroya au cours de ce voyage par lequel Il l'éleva vers Lui, la station de pôle et la constance. Il fit tourner toute chose autour de lui. Auprès de lui se réunit ce qui monte et ce qui descend. Ce voyage produisit pour lui comme effet, la science du temps et des siècles et de ce qui doit advenir, or la science du temps est l'une des connaissance infuses les plus sublimes. Un autre de ses effets fut la connaissance de la réalité spirituelle de la nuit et du jour et de ce qui y trouve repos90.

Celui qui, comme Enoch, voyage vers le monde de son cœur, voit le monde angélique le plus grandiose et à lui se manifeste la théophanie du monde suprême de la Toute-Puissance. Il aperçoit aussi le secret de la vie, esprit par lequel elle se propage dans tous les animaux. Il fait la différence entre l'esprit de beaucoup et l'esprit de peu, rend à chacun son dû, a connaissance des degrés de ses propres âmes inférieures et de ses esprits supérieurs, de la façon dont les conséquences jaillissent des principes et comment les conséquences retournent à leurs principes, ainsi que la forme de l'univers et la sagesse divine qui préside au cycle et autres connaissances semblables. Ceci suffit pour le voyage d'Enoch – sur lui la paix –.

 

90. Cf. Coran 6 : 13.

§ 37
le voyage du salut ou le voyage de Noé – sur lui la paix –.

Noé – sur lui la paix – sut qu'approchait le temps de la conjonction astrale que Dieu dans Sa sagesse avait déterminée et provoquée91. Il vit qu'elle se produirait dans le signe du cancer dont l'élément est l'eau. C'est dans ce signe changeant et instable que Dieu a créé le monde d'ici-bas. Quand on entra dans ce signe et que l'ascendant de ce monde coïncida avec lui, Dieu voulut par son anéantissement et sa permutation vers la demeure dernière, lui conférer un ascendant semblable et stable, le lion. Telle est la sagesse d'un être omniscient !

Noé – sur lui la paix – se mit à construire l'arche. Le signe de sa prophétie ne résidait ni dans cette conjonction ni dans le Déluge, car certains savants parmi ses compagnons pouvaient en avoir eu la science et la partager avec lui. Il reçut donc le Four (al-Tannûr)92 comme signe. S'il avait annoncé cette conjonction, il se serait agi d'une science et non d'un miracle prophétique. C'est pourquoi son peuple se moqua de lui et sans doute aussi les astronomes de son époque. Il advint ensuite ce que l'on sait et son fils resta en arrière car il se rendit coupable d'une œuvre impie «et il fut parmi les noyés» (11: 43).

91. Ou, selon la lecture de B : « et dont le pouvoir allait s'exercer » (ajrâ hukmahu au lieu de ajrâhu hikmatan).

§ 38

Noé emmena ses compagnons en voyage. Il fit entrer dans l'Arche «un couple de chaque espèce» (11: 40) et dit: «Embarquez ! Au nom de Dieu est sa course et son ancrage; certes mon Seigneur est très-pardonnant très-miséricordieux» (11: 41), quand le Four se mit à bouillonner et que les nuées grosses de pluie mirent bas leur fardeau. Dans cet anéantissement, les deux eaux furent réunies: celle de la terre et celle du ciel. Dans sa course, l'Arche portait Noé et les siens «à travers des vagues comme des montagnes». Noé appela: «Ô mon fils, monte avec nous!» (11: 42) et le fils de répondre: «Je me réfugierai sur une montagne qui me protégera de l'eau», et Noé – sur lui la paix – de répliquer: «Rien ne protège aujourd'hui contre l'ordre de Dieu si ce n'est ceux à qui Il a fait miséricorde» (11: 43), c'est-à-dire les passagers de l'Arche. L'invocation prononcée auparavant par Noé, «ne laisse pas sur la terre le moindre des incroyants» (71: 26), avait été exaucée. Ceux qui s'étaient réfugiés sur la montagne et tous ceux qui n'étaient pas dans l'Arche se noyèrent. Alors du non-manifesté se fit entendre l'appel du Soi. En effet, Celui qui lança l'appel ne se mentionna pas Lui-même et n'usa pas directement du vocatif93. La terre engloutit son eau, le ciel s'arrêta et l'eau diminua. L'Arche du salut s'établit sur le mont Jûdî, allusion à la générosité (jûd) divine. Depuis cette station fut prononcée cette parole: «Banni soit le peuple des injustes !» (11: 44), ceux qui s'étaient moqués.

 

92. Sur ce terme coranique, cf. Claude Gilliot, Exégèse, langue et théologie en Islam. L'exégèse coranique de Tabari, Paris, 1990 p. 105. L'interprétation que donne Ibn 'Arabî ci-dessous coïncide avec celle de 'Alî, pour qui ce mot signifiait «l'illumination de l'aurore» (tanwîr al-subh), cf. Tabarî, Jâmi al-bayân XV 318-9. Selon Ibn 'Arabî, l'expression coranique fâra l-tannûr signifiait métaphoriquement chez les Arabes l'apparition de la clarté de l'aube (daw' al-fajr) ; cf. Futûhât I 493, à propos de la prière surérogatoire de l'aube et I 608, à propos du début du temps du jeûne. Le verbe fâra associe l'eau et le feu, puisqu'il signifie «jaillir» pour l'eau, «bouillonner» pour la marmite et «rougeoyer de chaleur» pour le four.

§ 39
Sache, ô secret subtil établi par Dieu à un rang analogue à celui de Son prophète Noé – sur lui la paix –, que Dieu – Il est puissant et majestueux – a achevé ton arche et l'a façonnée de Ses Mains par Son inspiration. Quand Dieu inspirait l'Arche, celle-ci se trouvait «par Son œil», autrement dit conservée en Dieu qui la faisait voir à Noé94. Dieu dit, s'adressant à ce secret: qui es-tu pour que Dieu accomplisse vers toi une telle descente, depuis la station du Moi divin de surcroît? Ton âme ordonnant le mal, ton satan, ton monde d'ici-bas, ta passion ne cessent ensuite de se moquer de toi tant que tu édifies cette arche qui est la constitution du salut. Le four, le réceptacle du feu à ton côté dit: de là sortira l'eau. Eux, convaincus qu'une chose ne peut en aucune façon se transformer en son opposé, se sont moqués et ont dit à Noé: tu n'es qu'un niais. Ils n'ont pas fait la différence entre le réceptacle du feu et l'eau par ignorance de la substance et des formes du monde. S'ils avaient su que le feu est une forme dans cette substance tout comme l'eau, ils ne se seraient pas moqués. S'imaginant que l'eau et le feu sont tous deux une substance distincte s'opposant ensuite l'une à l'autre, ils trouvèrent absurdes les paroles de Noé et se moquèrent de lui. Toi qui t'occupes à édifier ton arche, l'arche du salut, et te prépares à recevoir, sur l'ordre de Dieu, Son Commandement qui est une manifestation du Moi, réponds aux moqueurs que s'ils périssent dans une chose, ils lui seront voués sans pouvoir jamais en sortir. Embarque dans ton arche par le bâ' qui est le nom d'Allâh, redresse l'alif de la réalisation de l'unité entre le bâ' et le sîn de bismi 95. Tu ne verras pas ici le Tout-Miséricordieux le Très-Miséricordieux, car Nous restons en arrière de ton arche. Sa course s'accomplit par le bâ', particule d'abaissement, ainsi que son ancrage au rivage de la générosité divine. Par la générosité (jûd) est apparue l'existence (wujûd), et sur le mont Jûdî s'est manifesté ce que contenait l'Arche. Fais sortir de ton arche «un couple de chaque espèce» pour l'engendrement et la procréation, car tu es le produit de la multiplication du monde supérieur par le monde inférieur, toi et tous les êtres engendrés. La présence du couple est indispensable dans ce voyage d'anéantissement.

93. Allusion au verset, simplement évoqué : « Et il fut dit : ô terre, engloutis ton eau ; ô ciel, arrête-toi et l'eau décrût...».

94. Allusion au verset 11 : 37 : « Façonne l'Arche par Nos yeux et Notre inspiration...».

95. Allusion au verset 11 : 41 « Au nom de Dieu est sa course et son ancrage ». Comme dans la basmala l'alif de ism «nom» est occulté et représente donc l'unité divine ou l'Essence inconnaissable, le bâ', comme dans la basmala, contient le reste de la formule.

§ 40

L'eau symbolise la science, la vie provenant de l'une sur le plan sensible, de l'autre sur le plan spirituel. Aussi périrent-ils par l'eau pour avoir refusé la science. L'eau provenait du Four parce que c'est en cette eau qu'ils avaient mécru, rejetant la science que Noé leur avait transmise de vive voix par la langue du four de son corps. Ils ne surent pas qu'il traduisait ainsi la signification du Four, qui est la lumière absolue. L'eau du Four voila pour eux le four (tannûr), et ils ne comprirent pas qu'il s'agissait de la lumière (nûr) à laquelle s'était ajouté le tâ' de l'achèvement (tamâm) de la constitution humaine par l'existence du corps. La lumière devint «four», c'est-à-dire une lumière accomplie dans le monde du Royaume, la lumière du tâ' et son lieu de manifestation.

L'ignorance les conduisit également à déclarer absurde la transmutation. S'ils avaient regardé le Four, ils l'auraient considéré comme la source de l'eau. Il n'y a d'opposition sous aucun rapport entre l'un et l'autre, car le froid embrasse [les autres états de la matière]. Ils ignorèrent le secret de Dieu dans la nature et le secret de Dieu dans le rôle privilégié du Four, et ils périrent. Tous ceux à qui Noé avaient adressé la parole ne périrent que par l'eau du Four, car ils n'avaient rien refusé d'autre. Le reste du monde périt à la fois par l'eau du Four et par celle du ciel. Cette dernière est celle de la roue à godets qui recueille l'eau distillée dans l'alambic du froid glacial et retournée à son origine. Dieu – Il est puissant et majestueux – fait périr par le feu, mais ici, à cause de l'intervention de la mission prophétique, le feu fut introduit dans l'eau, car «la jambe n'a pas encore été découverte»96. Le feu fit sortir les humidités et les vapeurs et commença de s'élever en redevenant de la vapeur. Il se mit à exercer dans l'air la même action que la roue de la noria quand elle fait monter l'eau du puits. Il continua à s'élever jusqu'à atteindre le cercle du froid glacial et retomba en goutte de pluie par «la détermination du Tout-Puissant le Très-Sage». Les cercles de la détermination ne cessent de tourner dans la sphère de la formation des êtres dans ce monde et dans l'autre.

Un des effets de ce voyage est de faire connaître que la Sagesse divine97 peut s'interrompre, alors que la Toute-Puissance continue de s'exercer sur le couple pour la reproduction; que la sagesse divine, si elle n'est pas d'ordre supérieur, n'est pas authentique; que de la Générosité dépend le salut. Ne vois-tu pas que Moïse – sur lui la paix – lorsqu'il invoqua Dieu pour qu'Il fasse périr son peuple, Lui demanda de lui infliger l'avarice. Devenus avares, ils coururent à leur perte. Il apparut aussi que la Parole divine s'oriente nécessairement vers chaque être dans le monde; tantôt à partir du non-manifesté du non-manifesté, s'il s'agit de la voix où l'agent n'est pas nommé98: «Sera amenée ce jour-là la Géhenne (89: 23) ou «il fut dit: bannis... et il fut dit: ô terre absorbe ton eau» (11: 44); tantôt par le Nous: «Lorsque Nous dîmes...»; tantôt par la Divinité: «Dieu dit»; tantôt encore par la Seigneurie: «Ton Seigneur dit...». Toute parole dépend du nom qui lui est attaché.

Celui qui accomplira le voyage de Noé connaîtra certaines des sciences relatives au monde intermédiaire et créaturel. C'est au cours de ce voyage que l'on apprend le Grand Œuvre. C'est pourquoi ce dernier s'achève par la Générosité qui est sa raison d'être. En voici assez sur le voyage de Noé; dire son secret serait trop long.

 

96. Expression coranique (68 : 42) signifiant l'arrivée de l'Heure, soit parce qu'elle dévoilera une réalité jusqu'alors cachée, soit pour évoquer la peur panique de celles qui s'enfuient en retroussant leur robe.

97. Qui préside à la marche du monde.

98. Désignation en grammaire arabe de la voix passive.

 

§ 41

le voyage de la guidance ou le voyage d'Abraham, l'Ami intime – sur lui la paix –.

«Je vais vers mon Seigneur; Il me guidera» (37: 99). Dieu lui offrit comme hospitalité la rançon de son fils, quand il descendit chez Lui. La jouissance grandit en effet à la mesure de l'amertume de la peine. Après avoir reçu la bonne nouvelle que sa prière avait été exaucée: «Seigneur, fais-moi don d'un enfant d'entre les saints!» (37: 100), l'objet de cette nouvelle fut une source d'épreuve pour lui, car il avait demandé à Dieu autre chose que Lui. Dieu est jaloux et Il éprouva Abraham en lui demandant le sacrifice de son fils, ce qui était encore plus terrible que de lui demander le sacrifice de son âme, qui ne lui opposait d'autre adversaire qu'elle-même, et que par la moindre des pensées il pouvait repousser sans avoir beaucoup à combattre. Tandis que dans l'épreuve du sacrifice de son fils, le grand nombre de ses adversaires lui imposaient un combat d'autant plus fort. Il fut donc éprouvé par le sacrifice de ce qu'il avait demandé à son Seigneur, réalisa l'origine de cette épreuve et, sous la loi de l'événement, ce fut comme si, bien que toujours vivant, il avait lui-même été sacrifié. C'est alors que lui fut annoncé Isaac – sur lui la paix – sans demande de sa part. Il reçut tout à la fois rançon et substitution, tout en gardant celui auquel Isaac avait été substitué et réunit acquisition et don. Le sacrifice est une œuvre acquise par Abraham du fait de Sa demande, et donnée de par la rançon qu'il n'avait pas demandée. Isaac fut donné et Ismaël réunit en lui les aspects d'acquisition et de don. Il fut pour son père à la fois acquis et donné. La perfection de sa réalité essentielle lui valut de porter dans ses reins Muhammad – que Dieu répande sur lui la grâce et la paix – ou plutôt c'est parce que Muhammad se trouvait dans ses reins, qu'Ismaël bénéficia de cette perfection et de cet accomplissement. C'est pourquoi dans notre loi les bêtes sacrifiées sont pour nous une rançon qui nous délivre du feu.

§ 42

Celui qui cherche à accomplir ce voyage de la guidance accordée par Dieu, qu'il réalise pleinement le monde de son imagination, où les réalités supérieures doivent descendre sur lui. La difficulté de cette étape vient de ce qu'elle est un lieu de passage, non recherché pour lui-même, mais pour ce qui doit s'y accomplir. Ne franchit cette étape que l'homme véritable. On appelle interprétation du songe (ta'bîr al-ru'yâ) «l'action de passer» ('ibâra) car l'explication passe du songe à sa signification. Le Prophète ­ que Dieu répande sur lui la grâce et la paix ­ passa ainsi du lien à la fermeté dans la religion et du lait à la science99. Une fois arrivé, on trouve. Si l'Ami intime de Dieu ­ sur la paix ­ était passé de son fils au bélier, il aurait vu la rançon avant son occurrence et il se serait conformé à l'ordre divin le cœur serein, ayant connaissance de l'aboutissement final100. Mais la demande à son Seigneur autre que son Seigneur le plongea dans une obscurité qui l'empêcha de franchir ce «passage», car il est impossible de passer dans l'obscurité, on ne sait où poser le pied. Il n'aurait pas connu alors une telle jouissance ni une grâce divine aussi visible. La rançon fut le bélier, maison zodiacale de la haute noblesse101 du centre et esprit du monde, la plus noble et la plus élevée des maisons zodiacales. Le bélier fut le substitut du corps d'Ismaël non de son esprit, car le corps et la maison ont ceci en commun: le sacrifice n'affecte que le corps, et la destruction et la ruine ne touchent que les maisons.

 

99. Deux interprétations du Prophète : la première dans un hadîth indiquant certaines clés pour l'interprétation ; la seconde, à propos d'une vision où le Prophète se voit boire du lait et donner le reste à 'Umar. Cf. Bukhârî, Sahîh, ta'bîr, 14-5 et 24, IX 45 et 47-8.

100. Sur l'absence d'interprétation de la vision par Abraham, voir également Fusûs al-hikam, p. 85. On remarquera que dans cet ouvrage, le sacrifice et l'interprétation sont traités dans le Verbe d'Isaac.

101. Pour rendre les deux sens du mot sharaf, noblesse et élévation au sens spatial.

 

§ 43
Quand l'homme voyage dans le monde de son imagination, il doit le dépasser pour arriver à celui des réalité supérieures. Il voit alors les choses telles qu'elles sont et reçoit le don absolu qui n'est conditionné par aucune œuvre d'acquisition; il tire sa nourriture «d'au-dessus de lui» alors qu'auparavant il la tirait «de dessous ses pieds»102. Le don divin procure la permanence en Dieu au contraire de la contemplation103. Il est donc écrasement (sahq)104 et non effacement (mahq)105. Celui qui est écrasé voit séparées toutes les parties de lui-même. Son éloignement est donc encore plus grand que l'état d'effacement. Si Abraham n'avait commencé sa prière en disant: «Fais-moi don d'un enfant d'entre les saints!», il aurait reçu comme bonne nouvelle une contemplation, non Isaac. Isaac écrasa (ashaqa Ishâq) celui qui demandait une créature, en l'éloignant de l'effacement de son être. Cette bonne nouvelle faisait donc allusion à la station de l'éloignement impossible. En effet, les choses divines descendent selon la prédisposition du réceptacle, qui était ici insuffisamment dépouillé et tourné vers Lui. Comment lui ferait-Il don de l'être106, alors qu'il ne pourrait le recevoir? Le Donateur est très-Savant et très-Sage; l'instant est juge et le fils procède du monde du partage ('alam al-tabdîd)107.

102. Cf. Coran 5 : 66 : « S'il s'en tenaient de façon droite à la Torah, à l'Evangile et à ce qui leur a été révélé, ils mangeraient d'au-dessus d'eux et de dessous leurs pieds ...»; allusion, selon Ibn 'Arabî, aux sciences inspirées et aux sciences acquises par les œuvres. Cf. Futûhât II 488 chap. 206, 594-5 chap. 276, III 439 chap. 371.

103. Car la contemplation, résultat d'une acquisition, conduit à l'extinction.

104. «Jeu de mot» sur le nom d'Isaac en arabe : Ishâq, qui est en même temps le nom d'action du verbe ashaqa, de même racine que sahq, l'«écrasement», mais signifiant «éloigner» ; cf. l'expression ashaqa-hu 'llâh «que Dieu l'éloigne».

105. Sur cette notion, cf. Futûhât, II 554 chap. 155.

106. Al-'ayn : l'identité de l'être.

107. Tabdîd vient de baddada qui signifie «séparer» (=farraqa), mais un autre verbe de la même racine: badda signifie «donner à chacun sa part» (budda). Tabdîd connote donc les sens de don, de séparation et de fragmentation.

§ 44

le voyage oÙ l'on avance sans se retourner ou voyage de Loth vers Abraham, l'Ami intime – sur lui la paix – et sa réunion avec lui dans la Certitude.108

La tradition rapportée à ce sujet est connue et conservée par les savants. Mais nous devons en rechercher l'esprit dans la transposition de son sens.

Sache que le nom même de Loth (Lût) est un nom noble et plein de majesté, car il confère l'attachement à la Présence divine109, qui lui fait dire: «...ou si je pouvais me réfugier vers un soutien solide» (11: 80). Par le «soutien» il entendait la tribu. On ne peut passer en effet d'un soutien divin à un soutien créaturel. L'Envoyé de Dieu – sur lui la grâce et la paix – lui en rendit témoignage en ces termes: «Dieu fasse miséricorde à mon frère Loth, il se réfugiait vers un soutien solide»110. Combien sont excellents le témoin et celui pour qui il témoigna ! Parce qu'il s'appuyait sur Dieu et adhérait à Lui dans la science divine, il fut appelé Lût et ne fut relié à aucun autre que Dieu. Il lui accorda le voyage de nuit (surâ)111, voyage dans le non-manifesté, parce que ce terme ne s'emploie que pour la marche de nuit. Il lui fut dit: «... Emmène de nuit les tiens...», ce qui signifie par transposition de sens, mais non du point de vue de l'exégèse: la totalité de ton essence afin de contempler toutes les réalités «...sauf ta femme...» (11: 81): nous transposons en nous: l'ordre d'abandonner l'âme commandant le mal, laquelle ne prend pas part aux ascensions supérieures du cœur. Il se rendit à al-Yaqîn («la Certitude»), lieu connu sous ce nom. Abraham l'y attendait, car il y séjournait. C'est pourquoi le Prophète – sur lui la grâce et la paix – dit: «Nous avons plus de raison de douter qu'Abraham»112, sachant qu'Abraham se tenait dans la Certitude. Le prophète Loth gagna cette station. À l'aube, la certitude lui vint, car le lever du soleil et le dévoilement des choses visibles après leur occultation procurent la certitude sans le moindre doute.

 

108. Yaqîn ou Yâqîn, localité sur la route entre Jérusalem et Hébron où s'était réfugié Loth après sa fuite de Sodome. Voyant le châtiment tomber sur les villes maudites, il se prosterna en disant : « J'ai la certitude que la promesse de Dieu est vérité ». Un oratoire avait été édifié à cet emplacement, signalé par Harawî, Guide des lieux de pélerinage, texte arabe, Damas, 1953, pp. 29-30. Ibn 'Arabî le visita en 602 H. et composa à l'emplacement même de la prosternation de Loth le Kitâb al-yaqîn, un opuscule sur la notion coranique de certitude, en rapport notamment avec certains passages concernant Abraham. M. Michel Chodkiewicz m'a aimablement communiqué une copie d'un des manuscrits d'Istanbul : Yahya Efendi 2415 f. 121b-125. Cf. O. Yahya, Histoire et classification de l'Œuvre d'Ibn 'Arabî, Damas, 1964, n° 834.

109. Le nom Lût est rapproché ici du verbe lâta-yalûtu. Intransitif, il signifie «s'attacher à» ; transitif, «joindre».

110. En regrettant l'absence de soutien humain, Loth montre qu'il ne se réfugie qu'en Dieu. Sur cette parole du Prophète, cf. Tabarî, Jâmi' al-bayân, éd. M. Shâkir XV 419-22 ; Futûhât IV 53 chap. 440 et Fusûs, p. 127.

111. Surâ est de même racine que isrâ' «voyage nocturne», toutefois la forme verbale de ce dernier terme comporte en plus l'idée d'être emmené en voyage.

112. Parole prononcée à propos de Coran 2 : 260 : « Et lorsqu'Abraham dit : Seigneur, fais-moi voir comment Tu ressuscites les morts. Il demanda : Ne crois-tu pas ? – Si, répondit-il, mais afin que mon cœur soit apaisé ». Cf. Tabarî, Jâmi' al-bayân, V 490.

§ 45
Voici un exemple de la part que nous pouvons prendre au voyage de Loth et de même pour tout voyage dont je traite ici. Je n'en parle qu'en visant ma propre essence et non l'exégèse de l'histoire survenue à ces prophètes. Ces voyages sont des ponts et des passerelles édifiés pour que nous passions dessus vers nos essences et nos propres états. Nous y trouvons notre profit, car Dieu en a fait pour nous un lieu de passage. «Nous te contons, parmi les histoires des envoyés, de quoi affermir ton cœur; à travers ces histoires est venue à toi la Vérité et un rappel pour les croyants» (11: 120). Quelle pertinence dans la parole divine «en elles t'est venue la Vérité» et dans «un rappel» de ce qui est en toi et chez toi et que tu as oublié; ce que Je t'ai conté te rappelle ce qui est en toi et ce sur quoi J'ai appelé ton attention. Tu sauras alors que tu es toute chose, en toute chose, de toute chose.


Quant à moi si je suis de toute chose,
        je suis avec le Vrai en toute chose.
Je suis une ombre par Lui manifestée
        Si je suis une ombre, je suis une ombre qui s'étend113
Ma chute et ma montée vers Lui sont identiques
        sous le plus heureux des astres pour tout être vivant.
Ma direction l'emporte sur toute direction,
        et mon égarement sur tout égarement.
De même qu'Il est avec tout mort ou vivant,
        Il est en toute chose déploiement ou repliement.

«Et Dieu dit la vérité et Il guide sur la voie.»

 

113. Le premier terme employé dans ce vers est zill, l'ombre en général ; le second, fay', l'ombre qui s'étend avec le déclin du soleil.

§ 46

le voyage de la ruse et de l'épreuve dans l'histoire de Jacob et de Joseph – sur eux deux la paix –.

Sache que lorsque Dieu honore un serviteur, Il l'emmène en voyage dans la servitude. Il dit – Il est puissant et majestueux –: «Gloire à Celui qui a fait voyager de nuit Son serviteur», en l'appelant du plus noble des noms, selon Lui, parce qu'un serviteur ne peut s'embellir d'une parure plus belle et plus somptueuse que l'excellence de sa servitude. La Seigneurie ne revêt en effet de Ses ornements que ceux qui ont pleinement réalisé la station de la servitude absolue. 


O toi qui ressembles à Joseph dans sa beauté,
        tiens compte aussi de celui qui ressemble à Jacob.
Sa patience pour endurer votre éloignement
        dépasse celle de Job.
N'était notre imperfection, nous nous dirions satisfaits,
        mais là n'est pas ce que je recherche.
Ce que je lui demande, c'est ce qu'il
        sait; tel est mon désir.
Ce qui me sépare de ce que je
        lui demande, c'est l'union avec mon bien-Aimé.

Sache que celui qui a pleinement réalisé la station de la servitude absolue est exposé à l'épreuve. De plus, dans ce séjour terrestre, personne ne peut jouir d'une dignité ni d'un repos parfaits. Joseph – sur lui la paix –, ayant reçu la dignité de la beauté, fut éprouvé par l'humiliation de l'esclavage. Malgré cette beauté supérieure et irrésistible, il fut vendu «pour un vil prix, pour le compte de quelques dirhems» (12: 20) de trois à dix114, sans plus, expression extrême de l'humiliation face à l'extrême dignité de la beauté.

Dieu ôta la miséricorde du cœur de ses frères, alors que la beauté est toujours, et sous tout rapport, objet de miséricorde. Cela montre que les créatures ne détiennent de l'ordre divin que la capacité d'agir sous Sa contrainte. Par cette humiliation immense s'effaça la dignité de cette beauté contingente. Joseph garda dès lors au cours de son voyage l'âme sereine, rendu digne par la dignité divine. L'histoire est connue et ce n'est pas notre propos de l'évoquer dans son monde propre. Il est utile par contre de la mentionner dans notre monde, je veux dire le monde humain du point de vue de l'âme.

 

114. Le fait que «dirhems» soit au pluriel indique un nombre de trois à dix, car au-delà le nom qui suit un nombre reste au singulier.

§ 47
Sache que lorsque Dieu – exalté soit-Il – voulut que l'âme croyante voyageât vers Lui, Il la racheta à ses frères, qui sont l'âme ordonnant le mal et l'âme se blâmant elle-même, «pour un vil prix»: les contingences de la vie immédiate. Il la sépara de son père, l'intellect, qui resta attristé, pleurant sans cesse. En effet, l'inspiration divine et le soutien seigneurial que recevait l'intellect n'étaient destinés qu'à cette âme. C'est grâce à elle qu'il se récréait dans la Présence divine. Séparé d'elle, il ne cessa de pleurer jusqu'à en perdre la vue. Sans être aveugle de naissance, quand l'obscurité s'épaissit et voile les choses visibles, on devient aveugle, même si la vue subsiste et permet de voir l'obscurité. La tristesse est un feu et le feu donnant de la clarté, il fut dit de Jacob: «Et ses yeux blanchirent de tristesse» (12: 84), parce que la blancheur, couleur corporelle, correspond à la clarté, lumière spirituelle.
§ 48

Quand il fut vendu et acquis par son maître, il fut dit à la femme qui représente l'Âme universelle: «reçois-le généreusement» (12: 21). Par générosité envers lui, elle se donna à lui. Quand les âmes particulières le virent extérieur à elles-mêmes, elles s'exclamèrent: «Ce n'est pas un être humain; ce ne peut être qu'un ange noble!» (12: 31), car elles l'avaient vu se sanctifier en se tenant à l'écart des désirs physiques. Ceci prouve son impeccabilité qui l'empêcha de penser à commettre le mal, car l'ange n'est en aucune manière porté au mal. Aussi l'Âme universelle les corrigea-t-elle en disant: «Il s'est montré impeccable et s'il ne fait pas ce que je lui commande, il sera mis en prison» (12: 32). Lorsqu'«il voulut aller vers elle» (12: 24) pour s'emparer, sans en avoir reçu l'ordre divin, des réalités supérieures que Dieu avait déposées en elle, Il fut jaloux de ce que Son serviteur agisse sans Son ordre. Il lui fit apparaître dans son secret intime «la preuve évidente» de sa servitude. Joseph s'en souvint et se retint d'agir sans l'ordre de son maître. L'Âme l'enferma alors dans la prison de son édifice corporel. Il ne cessa d'implorer intérieurement son Seigneur par la servitude absolue, si bien que l'Âme finit par reconnaître que c'était elle qui l'avait appelé, non lui et le maître confirma son innocence et sa fidélité. Or, s'il avait pensé à mal, il n'aurait pas été fidèle, et s'il avait commis la faute, il n'aurait pas été innocent. C'est pourquoi Dieu dit: «Afin que Nous écartions de lui le mal et la turpitude» (12: 24). Penser à mal est un mal. Comme il en était préservé, il ne pouvait y penser. La royauté et la maîtrise dont Dieu l'investit succédèrent pour lui à la servitude créaturelle extérieure.

§ 49

Puis la région de l'Intellect, qui est le père, connut la sécheresse. Celui-ci entendit parler de l'opulence qui régnait dans la ville de son fils. Mais étant aveugle, il ignorait que ce fût son fils. Joseph lui dépêcha le lien de parenté maintenu115 pour lui rendre ce qui lui avait été confié. Il lui envoya la chemise qui gardait son odeur. Lorsque Jacob, aveugle, en respira l'odeur et la jeta sur son visage, il la vit. Il se mit en route vers Joseph de sa propre initiative et voyagea en toute dignité, à l'inverse de l'humiliation de son fils. Quand il entra en présence de Joseph, il se prosterna, parce que ce dernier était alors le maître qui lui donne de la part de Dieu ce qui maintient son essence et réjouit son existence.

Il apparaît donc clairement ici que l'âme est représentée par Joseph sous divers aspects. L'un d'eux est ce que nous avons dit de la vente et de l'achat116. Un autre est le verset: «Seigneur, Tu m'as accordé un royaume...» (12: 101), dans le royaume se trouvent l'obéissant et le rebelle, l'approbateur et l'opposant, comme il est dit de l'âme: «Il lui inspira sa prévarication et sa crainte pieuse» (91: 8). Un autre aspect encore est sa parole: «Tu m'as enseigné l'interprétation des songes...» et «Voici l'interprétation de ma vision auparavant...» (12: 101 et 100). La vision provient du monde de l'imagination qui est le monde intermédiaire entre celui de l'intellect et celui des sens. De même l'âme, intermédiaire entre le monde de l'intellect et celui des sens emprunte tantôt à l'un tantôt à l'autre. Ainsi l'âme (Joseph) fut-elle livrée à la femme, parce que la féminité l'emportait en elle, même si elle n'était pas réellement du genre féminin, et ceci malgré la beauté de Joseph. Si le caractère masculin117 l'avait emporté, elle n'aurait pas été livrée à l'âme118. C'est en effet l'amour et la miséricorde qui attirent l'homme vers la femme et la femme vers l'homme, au contraire de la femme vers la femme et l'homme vers l'homme. Entre deux êtres identiques l'amour ne se maintient pas. N'était la ressemblance avec les femmes qui se manifeste chez les jeunes garçons, personne n'aurait de penchant pour eux. Ce penchant se porte en réalité vers la femme, qu'elle soit réelle ou semblable. Aussi dès que le visage du jeune homme se couvre de duvet et que pointe sa moustache, s'en vont l'amour et la miséricorde qui provoquaient l'attirance vers lui. On a dit à ce sujet:

On dit que le duvet est l'aile de l'amour;
          quand il pousse, l'amour s'envole de son nid.

Ce vers m'a été récité par son auteur, le secrétaire, le lettré Abû 'Amr b. Mahîb, à Séville. Il le composa au sujet de Hamû b. Ibrâhîm b. Abî Bakr al-Mîrghî, l'un des plus beaux jeunes gens de son temps. Abû 'Amr l'aperçut chez nous en visite. Son duvet commençait à poindre. Je dis à Abû 'Amr: Ne vois-tu pas ce beau visage ? Il composa alors ces vers:


On dit que le duvet est l'aile de l'amour;
           quand il pousse, l'amour s'envole de son nid.
Mais il n'en est pas ainsi. Dis-leur
           pour nous excuser moi ou lui.
Quand la joue d'un visage l'a rendu parfait,
           cela finit par : malheur à toi ! voici son poil !

On dit aussi que l'on voit sur le visage des jeunes garçons les clins d'œil des houris119. Ô âme fortifiée, prends garde durant ton voyage à ne pas te laisser distraire de ce que tu dois à ton Maître comme observance de Ses limites et du respect de ce qu'Il a rendu sacré. Si tu te conformes à cela, Il t'entourera alors de Sa protection sacrée et te fera don de Son bienfait.

 

115. Ses frères à qui il confia sa chemise. Cf. Coran (12 : 93).

116. Allusion au verset : « Dieu a acheté aux croyants leurs âmes et leurs biens en échange de quoi ils auront le Paradis» (9 : 111).

117. De l'âme de Joseph.

118. C'est-à-dire l'Âme universelle représentée par la femme de Putiphar.

119. Les épouses paradisiaques.


§ 50

 le voyage du temps fixé par Dieu ou le voyage de Moïse – sur lui la paix –.
Dieu – Il est puissant et majestueux – dit: «Et lorsque Moïse vint au temps fixé par Nous...» (7: 143). 

Plus violent que jamais se fera le désir,
lorsque les demeures se rapprocheront des demeures.

Sache que le serviteur, s'il est réellement un serviteur, observe vis-à-vis de la Dignité divine dominicale toutes les convenances et le service qu'Elle exige. Il se tient toujours avec Lui sur le pied de la circonspection et de la surveillance de ses propres souffles sachant qu'«Il connaît le secret et ce qui est encore plus caché» (20: 7). Il ne convoite absolument rien de Sa part et reste inerte sans qu'aucun mouvement ne le fasse sortir du lieu de sa servitude, sans qu'aucun désir ne lui fasse espérer le moindre présent de son Maître et encore moins de s'asseoir en Sa présence, de converser avec Lui ou de s'entretenir la nuit avec Lui. Toutefois le désir est caché dans la nature originelle du serviteur tout comme le feu dans la pierre.

  Le feu dans les pierres est caché
il ne s'allume pas tant que ne le fait pas jaillir le briquet.

Le désir ne se manifeste que sous l'effet d'une chose qui lui est étrangère et s'ajoute à son essence. Si le Maître promet à Son serviteur de converser avec Lui ou de l'asseoir en Sa présence, le désir caché entre ses côtes s'enflamme. Il soupire après la promesse de son Seigneur, mais sans savoir quand elle le surprendra, car elle n'est liée ni par une limite ni par un terme. Si la promesse est fixée en un temps donné, le désir s'excite et entre dans une ardeur extrême à l'expiration du délai. La hâte s'empare du serviteur, comme il est dit: «Qu'est-ce qui t'a fait te hâter et laisser ton peuple, ô Moïse?». Il répondit en guise d'excuse: «Je me suis hâté vers toi, Seigneur, pour que Tu sois satisfait» (20: 83 et 84).

45. 'Amâ' (nuée) et 'amâ (cécité) ont une orthographe identique dans la plupart des manuscrits.

46. Cet arbre est appelé dans Coran 53 : 14 « le Lotus (ou le jujubier) de la Limite» (sidrat al-muntahâ). Il marque la deuxième vision du Prophète lors de l'Ascension céleste. La première, ainsi que la révélation qui la précède, transcende les créatures (cf. infra). La seconde au contraire est un retour vers ceux-ci, sans pour autant dévier de la vision essentielle et unitive et correspond donc à la révélation où Dieu se rend accessible, par similitude, à la compréhension des hommes. Par ailleurs, selon Ibn 'Arabî, c'est à partir du Lotus de la Limite que se divise le monde de la création, de l'ordre et de l'imposition légale (cf. Futûhât I 290 chap. 58), d'où son évocation ici.

§ 51

 Les temps fixés sont des termes et leur statut est celui des termes, tel que tu as pu l'entendre dans Sa parole: «Puis Il décréta un terme et un terme nommé se trouve auprès de Lui» (6: 2). Dieu dit: «Et Nous promîmes à Moïse trente nuits», ceci est un temps fixé, puis Il ajouta: «et Nous les complétâmes par dix autres; alors le temps fixé par son Seigneur fut accompli en quarante nuits» (7: 142). Nocturne, le temps fixé était donc non manifesté, la raison pour laquelle il avait été fixé étant elle-même non manifestée; ce qui est signifié correspondant toujours au signifiant. La période fut d'abord fixée à trente pour ne pas l'effrayer dès l'abord par quarante120. Ces quatre dizaines font allusion en effet à la consommation de sa forme corporelle quadriennaire, ce qui l'aurait grandement affligé. N'objecte pas: quel rapport entre quatre et quarante? Sache que cette forme corporelle repose sur les quatre principes complexes ou les quarante dont les quatre principes sont le fondement. De même la forme corporelle ne repose pas sur les quatre principes simples: la chaleur, le froid, la sécheresse et l'humidité, mais sur les quatre éléments complexes: l'atrabile, la bile, le flegme et le sang, chacun composé de chaleur et de sécheresse comme la bile, de chaleur et d'humidité comme le sang, de froid et de sécheresse comme l'atrabile, de froid et d'humidité comme le flegme.

 

120. Certains manuscrits ajoutent : « Pour que le temps ne lui semble pas trop long ou qu'il ne se préoccupe pas en son secret intime de la mention des quarante ».

§ 52

La promesse nommée «quarante» se trouvait «auprès de Lui». Les «trente» sont mentionnés pour la raison susdite et les «quarante» signifient ce qui vient d'être dit ou son équivalent. Ce qui survient après ce temps fixé ne laisse chez le serviteur aucune trace du serviteur. Si c'est une conversation, le serviteur devient tout entier oreille; si c'est une contemplation, il devient tout entier œil. Il n'est plus soumis au statut exigé par son essence, bien que son essence l'exige, mais non pour elle-même. Moïse n'ayant pas encore goûté cette station ni contemplé cet état, cette promesse lui semblait nécessairement lointaine. On a dit au sujet de cet état:

  Lorsqu'Il m'apparaît dans sa théophanie,

     [mon être tout entier devient regard;
  s'Il m'appelle, mon être tout entier devient ouïe.


§ 53

Quand Moïse eut accompli les trente nuits ou premier temps fixé, Dieu provoqua en lui le désir de se purifier pour manifester l'achèvement de ce temps. Il se purifia la bouche au moyen du siwâk121 et paracheva ainsi ce temps, sans que pour autant l'achèvement n'apparaisse comme une sanction pour sa tristesse. Il pensait que Dieu lui accorderait après ces dix nuits une autre promesse. S'y étant déjà préparé au moyen de la purification de la bouche122, il se réfugia dans la prudence et n'accomplit plus aucun mouvement sans ordre divin. De plus, en ayant recours à la sanctification123, il sortit de la servitude. Or la Présence Sacro-sainte n'agrée que le serviteur et l'attribut de sainteté n'appartient pas au serviteur. La Présence est trop jalouse pour laisser entrer auprès d'elle celui qui lui dispute Ses attributs de sainteté, surtout s'il les revêt sans ordre divin. Le puissant124 n'est pas vu ainsi par celui qui détient une plus grande puissance, seul un être humble peut le voir ainsi. La Présence divine ne trouve alors rien à donner à cet être. Quand un puissant entre chez un puissant, celui-ci ne peut lui faire don que de la puissance, alors que cet être est déjà rentré avec elle. Que peut-il donc lui donner? Le serviteur ne peut entrer auprès de Dieu que par ce qu'exigent les réalités de la servitude absolue. C'est pour cela que Dieu ajouta au temps fixé dix nuits pour que la sanctification recherchée par Moïse l'abandonne. Ce ne sont là que causes divines instituées dans le monde par Dieu pour manifester Sa sagesse dans la création. L'accomplissement des temps fixés affranchit le serviteur de l'esclavage des instants et il n'est plus alors serviteur que de Dieu ­ exalté soit-Il. Dieu remplit Sa promesse, s'entretient avec lui et lui parle. Après avoir tenu sa promesse, sanctifié son ouïe et son élocution, Il lui donne la Parole dans sa totalité, comme Il lui avait donné l'Ouïe dans sa totalité. Tout entier oreille lors de l'audition, il est tout entier langue lors de la récitation. Il sait par goût et contemplation directe que le tout reçoit le tout et qu'il est unique dans chaque présence distincte. Ce voyage est de l'ordre du non-manifesté, comme de l'Esprit et du Temps. Il s'est manifesté dans le langage muhammadien par cette parole: «Celui qui voue à Dieu un culte pur et sincère durant quarante matins, les sources de la sagesse jaillissent de son cœur sur sa langue»125. Il entend d'abord son cœur, puis sa langue exprime ce que son cœur a retenu et entendu.

121. Le siwâk est un bâtonnet dont on mâchonne l'extrémité et qui sert à brosser les dents et à purifier la bouche. On se sert pour cela des rameaux ou des racines de l'arbre arâk.

122. Cf. le hadîth : « le siwâk est une purification pour la bouche et une satisfaction pour le Seigneur » (Bukhârî, sawm 24 III 38). Sur ces deux aspects du siwâk, cf. Futûhât I 468.

123. En cherchant à se purifier.

124. 'Azîz signifie aussi fier et digne et s'oppose à dhalîl : humble et humilié, mais évoque aussi l'incomparabilité et l'inaccessibilité, d'où le rapport avec la sainteté. Il faut préciser que l'on emploie pas du tout le même terme en Islam pour désigner le Saint (quddûs) et le saint (walî) ; cf. M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, Paris, 1986, pp. 33-34.

125. Ce hadîth ne se trouve pas dans les principaux recueils. Il est cité par Abû Nu'aym dans la Hilyat al-awliyâ' et Ibn Hanbal dans le Kitâb al-zuhd ; cf. Sakhâwî, al-maqâsid al-hasana, Beyrouth, 1985 pp. 620-1 et al-'Ajlûnî, Kasf al-khafâ' II 224.

§ 54

Celui qui part pour ce voyage doit laisser parmi son peuple quelqu'un qui supplée à ses fonctions. Nous avons parlé du voyageur, pense donc, ô mon frère, au suppléant, afin de participer de quelque manière à ce dont il est question ici. Lors de la théophanie, les montagnes voyagent, terrassées par la majesté de Celui qui se manifeste ainsi. Les montagnes ne peuvent aucunement soutenir la contemplation du non-manifesté, comme il est dit: «Si Nous faisions descendre ce Coran sur une montagne, tu la verrais tremblante, toute fissurée, par crainte de Dieu» (59: 21). S'il en est ainsi lors de la descente, que dire lors de l'audition de la Parole divine sans intermédiaire? Et que dire de la vision? Réalise pleinement le sens de ce chapitre, il te sera donné de contempler abondance de science. Et la louange est à Dieu.

§ 55

le voyage de la satisfaction ou parole de Dieu – Il est puissant et majestueux – par la voix de Moïse: «Et je me suis hâté vers Toi, Seigneur, pour que Tu sois satisfait», quand Dieu lui demanda: «Qu'est-ce qui t'a fait te hâter et laisser ton peuple, ô Moïse?» (20: 84 et 83).

Je me suis hâté vers mon Seigneur pour qu'Il soit
                        [satisfait de ma célérité.
      Quand nous fûmes arrivés, Il demanda:
                        [pourquoi le serviteur s'est-il hâté ?
La promesse généreuse, Lui répondis-je, nous a conduit
      vers Toi, mais je ne vois pas la promesse se réaliser.
Remplis-en les conditions, me répondit
                        [le Tout-Miséricordieux,
      ainsi qu'il vous a été ordonné. Alors furent abolis
                        [la proximité et l'éloignement.

Et à ce sujet:

La satisfaction est mon principe,
      celui selon lequel j'ai été créé,
Moi seul et je n'ai vu nul autre que moi
      revenir en Lui vers Lui.

Les dons de Dieu sont sans fin; il n'y a pas de don ultime qui marquerait leur terme et leur disparition. De leur côté les serviteurs ne sauraient s'acquitter de tout ce que Dieu leur a imposé selon leur capacité et leur véritable possibilité. Ceci fonde et confirme la satisfaction de Dieu à leur égard et pour leurs œuvres, de même qu'eux sont satisfaits de Lui et des dons de Sa part, d'une abondance infinie. «Dieu a été satisfait d'eux et ils ont été satisfaits de Lui» (5: 119 sq). La satisfaction est donc une qualité de Dieu comme du créé, selon ce qui convient à l'un et à l'autre, même si ce dernier ne peut se passer du soutien divin, pauvre qu'il est par essence, dans le besoin perpétuel que son existence perdure et soit maintenue par Dieu. Dans ma satisfaction à Son égard réside Sa satisfaction à mon égard; je suis le sage de mon temps; autour de moi l'existence tourne et se tient à mon service.

Le sage est celui que servent les créatures,
      car il fait descendre les choses à leur place.
Il apparaît dans sa forme à tout être doué de vue
      et ne professe pas que le Vrai y descend.
Si à mon œil se montre Sa réalité,
      mon être, sans le moindre doute, ira à sa rencontre.

§ 56

Sache que si l'homme ignore son état, il ignore son instant; celui qui ignore son instant, s'ignore soi-même et celui qui s'ignore, ignore son Seigneur, ainsi que l'a dit l'Envoyé de Dieu – sur lui la grâce et la paix –: «Qui se connaît soi-même, connaît son Seigneur»126. Il Le connaît soit négativement selon la connaissance commune, soit par la Forme divine selon la connaissance spéciale de l'élite des initiés. Quant à nous, quoique nous défendions cette dernière, nous n'en préférons pas moins la connaissance du commun car elle unit le début à la fin et c'est vers elle qu'il faut nécessairement revenir, pour le commun comme pour l'élite. Sache cela et sois clairvoyant à ton égard et éclairé au sujet de ton Seigneur, peut-être un témoin issu de toi te suivra-t-il127 qui sera la cause de ta félicité, si Dieu veut. Tu seras de ceux à qui Dieu a accordé une belle fin de toute éternité128 ­ majestueuse est Sa louange et incomparable Sa majesté.

 

126. Du point de vue de la transmission, ce hadîth n'est pas reconnu comme authentique (cf. Sakhâwî p. 657 et 'Ajlûnî II 262), mais Ibn 'Arabî, qui le commente très souvent, le considère comme authentifié par sa signification.

127. Cf. Coran 11 : 17 : « Quel est-il celui qui détient un signe évident de son Seigneur, suivi par un témoin de sa part et avant lui, le livre de Moïse comme guide et miséricorde...».

128. Cf. Coran 21 : 110.

§ 57

Quand Dieu demanda à Moïse – sur lui la paix –: «Qu'est-ce qui t'a fait te hâter et laisser ton peuple, ô Moïse ?», il ne répondit pas tout d'abord à la question en précisant la cause de sa hâte –, mais il dit: «Ils sont sur mes traces», faisant allusion au statut de ceux qui suivent les prophètes. Il expliqua ensuite sa hâte: «Je me suis hâté vers Toi, mon Seigneur, pour que Tu sois satisfait» (20: 83-84), c'est-à-dire: je me suis empressé de répondre à Ton appel lorsque Tu m'as appelé et mon peuple est sur mes traces. Dieu lui annonça alors: «Nous avons séduit Ton peuple après Toi», c'est-à-dire Nous l'avons mis à l'épreuve «et le Sâmirî les a égarés» (20: 85) par le Veau dont il affirma: «C'est votre dieu et le dieu de Moïse» (20: 88). Ceci parce que cet homme suivait Moïse. Dieu ayant ôté le voile qui recouvrait sa vue, le Sâmirî aperçut, parmi les anges qui portent le trône, celui qui a la forme d'un taureau et s'imagina que c'était le dieu qui parlait à Moïse. Il façonna donc le Veau pour son peuple, car ayant vu aussi Gabriel et sachant qu'il ne passe pas auprès d'une chose sans lui redonner vie, il avait saisi une poignée de terre sur la trace laissée par le cheval de Gabriel. Il avait jeté cette poignée sur le veau qui avait pris vie et s'était mis à meugler, puisque c'était un veau129. Il déclara alors: «C'est votre dieu et le dieu de Moïse». Lorsque les adorateurs du Veau l'interrogèrent, le Sâmirî «oublia» «qu'il ne leur renvoyait aucune parole et ne possédait le pouvoir ni de leur nuire ni de leur être bénéfique» (20: 89). Aaron – sur lui la paix – leur rappela: «Votre Seigneur est le Tout-Miséricordieux; suivez-moi et obéissez à mon ordre!» (20: 90), ainsi que Dieu l'a mentionné dans Son Livre.

 

 

129. Sur la poignée, cf. Coran 20 : 96 ; sur le beuglement, 7 : 148 et 20 : 88.

 

§ 58

 LE VOYAGE DE LA COLÈRE ET DU RETOUR

Dieu – exalté soit-Il – dit: «Et lorsque Moïse revint vers son peuple, en colère, désespéré» (7: 150 et cf. 20: 86).

 


Je me suis mis en colère contre moi à cause de moi. Ne trouvant
      autre que Lui, je dis: la faute revient à ce qui est antérieur.
Je ne cessai d'être dans la joie et de me frapper la tête
      pour ce que j'avais commis, ayant atteint à l'âge du regret.
Si j'étais Dieu, je ne serais pas un par Lui;
      si j'étais créature, je ne parlerais pas d'antériorité.

Il était «en colère» contre son peuple, «désespéré» de ce qu'ils avaient commis en prenant le Veau comme dieu. Le Sâmirî était parti avec Moïse parmi les soixante-dix qui l'accompagnaient130; Dieu lui ôta le bandeau qui lui couvrait la vue et son œil tomba sur l'un des anges porteurs du Trône qui a la forme d'un taureau. L'un a la forme d'un lion, l'autre d'un aigle, le troisième d'un taureau et le quatrième d'un homme. En apercevant le taureau, le Sâmirî s'imagina que c'était le dieu qui parlait à Moïse. Il figura pour son peuple un veau et déclara: «Voici votre dieu et le dieu de Moïse». Pour le fabriquer il se servit de leurs parures afin que leurs cœurs suivent leurs biens. Il savait que l'amour du bien est accroché au cœur et que cet amour serait pour eux un voile qui les empêcherait de se demander si le Veau leur causait du tort ou du bien ou s'il répondait quand ils lui adressaient une demande.

 

130. Cf. Coran 7 : 155.

§ 59

Aaron leur dit: «Ô mon peuple, vous avez été séduits», c'est-à-dire mis à l'épreuve «par lui» pour que Dieu en tire argument contre vous lorsque vous serez interrogés «et votre Seigneur est le Tout-Miséricordieux» et par miséricorde envers vous, Il vous a accordé un délai et vous a nourri bien que vous ayez pris un dieu pour l'adorer dehors de Lui – gloire à Lui –. Il leur dit ensuite: «Suivez-moi», sachant que dans le fait de le suivre résidait un bien «et obéissez à mon ordre» (20: 90), parce que Moïse – sur lui la paix – l'avait établi comme suppléant parmi eux. «Ils répondirent: nous ne cesserons de nous y adonner» – à l'adoration du Veau – «jusqu'à ce que Moïse revienne vers nous» (20: 91), lui qui a été envoyé vers nous et en qui nous avons reçu l'ordre de croire. Ce raisonnement fut pour eux un voile qui les empêcha de tenir compte de l'ordre d'Aaron – sur lui la paix –. De retour vers son peuple, Moïse le trouva en cet état. «Il jeta les Tables» de sa main «et se saisit de la tête de son frère, la tirant vers lui» (7: 150) pour infliger une punition à son suppléant parmi son peuple. Aaron – sur lui la paix – l'interpella alors en invoquant sa mère, car elle est le lieu de la compassion et de la tendresse: «Il lui dit: ô fils de ma mère, ne te saisis pas de ma barbe ni de ma tête»; j'ai redouté que tu me blâmes pour ce qu'a commis ton peuple et que «tu ne dises: tu as semé la division parmi les Fils d'Israël et tu n'as pas observé ma parole» – la parole que je t'avais léguée – (20: 94).

62. Hijâb al-'izza al-ahmâ al-adnâ. 'Izza, traduit ici par «toute-puissance» exprime aussi l'idée d'inaccessibilité et d'incomparabilité. Le hijâb al-'izza est défini par Ibn 'Arabî comme « la cécité et la perplexité » (al-'amâ wa l-hayra), cf. Futûhât II 129 et Istilâhât al-sûfiyya, p. 16. Suivi ici de ces deux qualitatifs, il désigne l'Homme universel qui cache sa face indicible, tournée vers le divin, correspondant à la limite entre le qur'ân et le furqân.

63. « Là-bas » (hunâka) correspond sans doute au démonstratif lointain de « Ce livre-là » (dhâlika l-kitâb) dont provient ce livre-ci : l'exemplaire lu et récité. Cf. Coran 2 : 2.

64. Yaghîbu 'an al-ghayb : par-delà l'être et le non-être.

65. Li-kulli haqq haqîqa : réponse du Prophète à un Compagnon qui déclare : « Je me trouve ce matin vraiment (haqqan) croyant ». Cf. Nûr al-Dîn al-Haythamî, Majma' al-zawâ'id, Beyrouth, 1967, I 57-8, d'après Tabaranî et Bazâr.

66. Voir les différentes versions et occurrences de ce hadîth dans «Adab and Revelation», op. cit., pp. 259-60, n. 34.

§ 60

Moïse se tourna ensuite vers le Sâmirî et lui demanda: «Qu'as-tu à dire, ô Sâmirî ?» Celui-ci lui raconta ce qu'il avait vu, la forme du taureau qui est l'un des anges porteurs du Trône, qu'il avait cru être le dieu parlant à Moïse. Ainsi, ajouta-t-il, je façonnai le Veau pour eux et sachant que Gabriel ne passe pas en un lieu sans le vivifier, je me suis emparé d'une de ses traces, car je savais quelle vie est attachée à cette poignée. «Je la jetai» (20: 96) sur le Veau qui se mit à meugler. Le Sâmirî n'avait agi que sur une interprétation. Il s'égara et égara les autres, car toute interprétation n'est pas exacte. Il savait pourtant que la théophanie dans les formes est attestée par les Lois sacrées sans porter atteinte à la transcendance divine.

Moïse accepta l'excuse de son frère. «Il dit: Seigneur, pardonne-moi ainsi qu'à mon frère et fais-nous entrer dans Ta miséricorde; Tu es le plus miséricordieux des miséricordieux» (7: 151). En ce qui concerne ceux qui adorèrent le Veau, ils n'allèrent pas dans la spéculation réflexive aussi loin qu'ils auraient dû comme le laisse entendre cette histoire. Dieu ne les excusa pas. Les adorateurs du Veau ne se sont donc pas adonnés correctement à la spéculation; ce verset légitime donc la spéculation rationnelle en matière de théologie tant que la Loi ne se prononce pas. Quant à l'avilissement qui toucha les Fils d'Israël, on peut le constater jusqu'à nos jours. Dieu n'a pas élevé les signes de leur religion. Ils sont restés avilis à toute époque et dans toutes les traditions. Telle est la sanction que Dieu inflige à ceux qui profèrent des mensonges à Son encontre, en Lui attribuant, sans référence à une loi sacrée, ce qui, selon la spéculation réflexive, ne convient pas comme attributs au dieu adoré. «Et Dieu dit la vérité et Il guide sur la voie.»

67. Cf. Futûhât III 371 chap. 369.

68. Laylan n'est plus compris dans cette interprétation comme un complément de temps se rapportant au voyage, mais comme un complément de manière (hâl) se rapportant au serviteur. On pourrait traduire «nuitamment». La nuit par son obscurité désigne symboliquement le corps, dans toute sa noblesse et sa dimension cosmique. Le vers cité en exemple confirme ce sens en même temps que cette interprétation grammaticale.

§ 61

 le voyage du dévouement pour les siens.


Par un beau dévouement pour ma famille, j'ai trouvé
      mon Seigneur. Dans mon occupation,
      [Il m'a dévoilé Sa sollicitude.
N'étaient les miens, je n'aurais pas été un serviteur rapproché,
      ni un de ceux qui ont reçu maîtrise et mérite.
Mon âme n'aurait pas suivi, si je lui avais interdit
      de s'occuper des créatures, la plus droite des voies.
Je me suis trouvé aux côtés du Choisi, à l'ombre de Son Trône,
      quand les Ansar venaient avec les envoyés.

Dieu – exalté soit-Il – dit (par la voix de Moïse): «J'ai aperçu un feu; peut-être vous en apporterai-je un tison ou trouverai-je par ce feu une guidance» (20: 10). Vois donc la force de la prophétie: Moïse trouva de fait la guidance. Cette parole montre que Moïse n'avait pas affirmé que ce qu'il avait vu était nécessairement un feu. Tout feu est lumière lorsqu'il brûle et les lumières sans aucun doute consument les corps combustibles et inflammables, ainsi que le rapporte la tradition authentique: «... Les fulgurations de Sa Face brûleraient les créatures qu'atteindrait Son regard»131. Les fulgurations sont des lumières et cette tradition nous apprend que les rayons de ces fulgurations exercent un effet comparable à la perception de l'œil.

69. la particule bi dans asrâ bi-'abdi-hi « a fait voyager de nuit Son serviteur » marque la dépendance. On pourrait, pour souligner ce sens, traduire : « a emmené de nuit ». le cas indirect se dit khafd «abaissement». La voyelle i qui marque la flexion casuelle, se nomme kasr «brisure».

70. En arabe la possession ne s'exprime pas comme en français par un adjectif possessif : Son serviteur, mais par un pronom complément du nom : le serviteur de Lui ou du Soi (al-huwa).

71. Le verbe arabe inclut son pronom, tantôt explicite, tantôt implicite dans le cas de la troisième personne. Le pronom de rappel est le lien grammatical et logique entre le pronom relatif (« Celui qui ») et la proposition relative.

72. Le pronom de troisième personne se dit en arabe damîr al-ghâ'ib ou pronom de l'absent.

73. Harâm signifie à la fois sacré et interdit.

74. Sur ces deux versets comportant des noms divins que l'homme s'est indûment attribué et qui lui sont reprochés, cf. Futûhât I 421, II 153 chap. 80 et 166 chap. 88. «Tyrannique» se traduirait plutôt, à propos de Dieu, par «Réducteur» (Jabbâr).

§1 - 30       §31 - 60       §61 - 70

 

SOMMAIRE