l'éclat

Patricia Farazzi, La vie obscure

photo: Jean-Claude Gautrand

D'un noir illimité
(extrait)

Patricia Farazzi

 




Patricia Farazzi, La vie obscure
photo: Giovanni Panizon

EN LIBRAIRIE LE 14 JANVIER 2013

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320 pages

18 euros

Voir collection paraboles


D'un noir illimité est le roman d'une époque des amitiés extrêmes, de l'explosion d'une violence jusqu'alors contenue, de la construction d'un monde à coups de destructions.
Dans cette histoire entre Arthur, Nell, Sam, Dita et quelques autres, que reste-t-il de ces "années 70", que l'on croyait de liberté, quand chacun, à sa manière, s'est tenu radicalement à l'écart du spectacle des apparences? Quelle place accorde-t-on dans ce monde d'aujourd'hui à ces ironiques intempestifs que la vie a dispersés? Ne sont-ils pas condamnés, comme Arthur le saxophoniste devenu aveugle, à la vie des termites, dans quelque «trou des Buttes Chaumont»?

Patricia Farazzi a publié plusieurs livres aux Éditions de l'éclat, depuis L'Esquive (1985) jusqu'à l'Archipel vertical (2007), en passant par Le Voyage d'Héraclite (1986), ou La vie obscure (1999), autour du philosophe italien Carlo Michelstaedter. Elle est aussi traductrice.

 






1.

Il a fallu en perdre et en retrouver des traces, en bouffer des kilomètres de bitume, de mégots et de nuit, pour te retrouver là, dans ce bistrot paumé du haut Belleville. Ton saxo a résonné à l'heure où je m'y attendais le moins, un matin. Buée sur les vitres et cris métalliques, j'ai plissé les yeux pour faire le point. Un manteau gris, des cheveux gris, une certaine manière de tenir le saxo, des yeux qui s'ouvrent et se ferment l'un après l'autre. Arthur.
Alors je suis entrée, parce que ce son, le tien, je l'aurais reconnu entre mille. C'était à n'y pas croire, toi, au milieu du bistrot, reconnaissable et méconnaissable sous l'usure du temps, famélique encore, avec ta gueule de loup et tes yeux étrangement bridés, comme si, à force de les fermer sur ta musique, ils avaient décidé de ne plus s'ouvrir tout à fait.
J'avais besoin de boire. J'ai avalé un cognac. Sa couleur, celle du saxo, je buvais du petit lait, j'avalais les notes une à une, j'hésitais entre fuir et rester. Emporter cette dernière vision dans la ville ou te retrouver? Me retrouver avec toi sur les bras, car je te connais, il ne serait plus question de filer. Tu allais t'abattre sur moi, pendant un temps infini, il ne serait plus question que de toi, mais c'est ce que je voulais, faut croire, et je suis restée.
Longtemps plus tard, j'y étais encore, ta musique engloutie refaisait surface et rien qu'à te voir, j'avais deviné, tout, presque tout, et le reste.
Dans le bistrot, plus personne ne bougeait, sinon la tête et les jambes, en mesure. Complètement secoués, hypnotisés, ils étaient tous. Ils regardaient ce mec sorti de nulle part, et se demandaient si le café qu'ils avaient bu contenait quelque substance étrange. Mais non, aucune drogue ne pouvait produire une telle musique dans leur tête. Ce type était bien là, devant eux, à se balancer, à se tordre. Là où il les emmenait, ils n'auraient jamais cru aller un jour. Tout l'or du monde, fondu sous les doigts et le souffle d'Arthur et offert, gratis, dans le matin d'hiver. La route vibrait sous leurs pieds, ils se sentaient incroyablement pauvres, extrêmement bien, ils allaient à fond dans le superlatif et le grandiloquent et ça ne coûtait strictement rien.

[...]

J'avais connu ce bar des années auparavant, quand la poussière et l'humidité étaient de la poussière et de l'humidité et que le sol était jonché de mégots. Les bistrots étaient nos refuges, et moi, tous les bars de nuit je les connaissais. Je marchais des nuits entières jusqu'à l'aube. Déguisée en garçon, mon vieux Leica cabossé dans ma besace, à l'affût de tout ce que la nuit vomissait. Restos de nuit, relents de frites grasses, filles de nuit, reflets de pluie, j'avalais les images et les odeurs, au point que parfois en développant une photo, je sentais l'odeur de la rue où elle avait été prise. Des Halles à Montmartre, de Barbès à Ménilmontant, je connaissais chaque cellule de la ville, les endroits où il fallait aller et ceux qu'il fallait éviter, ceux qui dégueulaient de chaleur humaine, où on avait l'impression qu'on ne serait plus jamais seul, et ceux qui vous aspiraient dans leur magistrale solitude. Les rues vides, les rues entièrement vouées à l'habitat, sinistres dans la nuit, avec des chats et des chiens errants, des poubelles renversées, des détritus de la veille et une voiture qui passait parfois, juste au moment où on pensait qu'une guerre atomique avait tué tous les habitants, qui passait en faisant crisser ses pneus comme dans un film de gangsters, de ceux que votre grand-mère ne ratait jamais et ne savait pas raconter, sauf la voiture qui passe dans une rue vide, la nuit, avec le chauffeur à l'air buté et le mec à l'arrière qui vient de se prendre une balle et qui saigne comme un boeuf sur la banquette. Et quand elle tournait le coin, la rue reprenait sa place dans le silence et l'aube commençait.
L'aube des villes, jamais très franche, se faisant aider par les lumières dans ses propres artifices, et les humains qui apparaissaient soudain, si différents de ceux de la nuit. Ceux qui prenaient le premier métro, qui se glissaient en vitesse dans les rues, pressés d'en finir avec le sommeil, avec le boulot, pressés de revenir, pour remonter l'escalier. Et moi qui me demandais pourquoi ils acceptaient tout ça. Le petit jour qu'ils n'avaient pas même le temps de goûter, l'harassement du labeur, leur solitude. Peut-être – je me disais – peut-être sont-ils comme les fourmis ouvrières, peut-être ne se posent-ils pas la question, ne peuvent pas se la poser, personne, dans la fourmilière, ne se pose la question de sa place dans la fourmilière. Il y a toutes sortes de fourmis, des aristocrates aux ramasse-merdes, en passant par les médecins et les éleveurs de bétail, mais on n'a jamais vu qu'il y ait eu des fourmis philosophes.
Un boulot de fourmi, moi aussi, maintenant, j'en ai un. Un mi-temps. L'après-midi, je fourmille, le matin je prends des bains de pieds, à cause de mes nuits vagabondes. Je pourrais faire la liste de tout ce qui a disparu, ça m'occuperait, disons une nuit sur deux, mais à force je ne vois plus grand-chose, je me contente de glisser, comme un fantôme dans un film japonais, sans toucher le sol. Pas fouler ce sol qui était le nôtre et qu'on nous a volé. Nos noms n'y sont pas gravés, seulement des images invisibles de notre passé s'y inscrivent et nous sommes les seuls à les voir. Les sons aussi ont changé, et les voix. Sous la clameur qui n'est plus, on n'entend plus le silence.
Comme si tu avais entendu mes pensées, tu as repris le saxo et tu es parti dans un long bourdonnement, la tête renversée en arrière. Juste un cri. Le patron a rappliqué – ils ont souvent des idées bizarres les patrons – et là, tout de suite, il avait décidé que c'était fini, qu'il fallait revenir à des pratiques matinales appropriées. Le type à côté de toi a rangé le saxo dans son étui, et à la manière dont il l'a gardé dans ses bras, j'ai compris que c'était le sien. Toi, les bras serrés le long du corps, dépossédé, tu te renfonçais dans ta nuit. Une grimace de jour entre deux clignotements de lumière annonçait le début du jour ouvrable. Les conversations faiblissaient, on remballait ses extases et ses rêves, une dernière cigarette sur le trottoir et un coup d'éponge sur les tables, les visages se recouvraient vite fait d'un verni de sérieux, prêts pour le deuxième round sur le ring où on gagne sa croûte. Certains ne dormiraient pas et ceux qui dormiront n'auront pas le sommeil léger. Comme ils étaient admirables ces jeunes gens, d'accepter tout ça. Les objets inanimés avaient vendu leurs âmes à très haut prix. Et eux, qui auraient dû découvrir le monde et ses splendeurs, parce qu'ils avaient encore des dents pour y mordre et des yeux pour les voir, ils étaient condamnés à s'habiller chez Truc and Truc, à se meubler chez Machin and Co. Culpabilisés à la moindre fuite d'eau, hantés par les spectres de la raréfaction et du tarissement. De la vie rationnée et de la jeunesse en série pour payer les cotisations. Habile. Quant à moi, j'avais rejoint le troupeau des payeurs de cotisations un peu tard, alors la retraite, des clous! J'explorais l'au-delà, histoire de voir si des fois j'y trouverais pas un coin gratis pour la suite. Tu avais dû faire pareil, sauf que toi, incontestablement, t'avais trouvé le filon.

Je me suis levée, j'ai dit ton nom et tu as lentement tourné la tête vers ma voix, une douleur que je ne connaissais pas m'a traversée de part en part. J'ai crispé mes doigts sur le papier que je tenais, puis ma main s'est ouverte et il est tombé sans bruit. Le saxo reposé, tu revenais à ton état fantôme, tes yeux vides étaient fixés sur moi, les autres autour s'agitaient, parlaient, j'ai posé ma main sur ton bras, tu as sursauté.

[...]

 

5.

La maladie me préservait d'un autre danger. Maintenant que je suis debout, que les placards sont pleins, que j'ai rangé la cuisine, changé les draps, mis de l'ordre un peu partout, je sens une menace bien plus sournoise que la fièvre. Le décor est planté, je n'ai plus qu'à jouer ma partie. Je tire à moi des bribes de fatigue, je m'invente des vertiges, je tâte mon front. Ma vision est redevenue précise, les contours sont nets, et les cahiers sont bien là. Je ferme les yeux et marche dans ma chambre. Être aveugle, c'est donc ça. Butter sur les meubles, somnambule et funambule à la fois. Le sol est un réseau de fils tendus. L'air, une roche tendre et grise, perméable aux corps. Au coin de mes paupières, des lambeaux de lumières se sont accrochés, des taches de couleur passent. C'est si facile d'ouvrir les yeux pour les dissiper. Combien de temps mettent-ils à disparaître? Je frôle les objets, certains tombent, je ne sais pas lesquels, leurs noms ont disparu. Je ne triche pas, le halo gris, je n'y peux rien, c'est la lumière qui s'infiltre sous mes paupières. Sinon, est-ce vraiment noir, quand l'œil est mort? Je me retrouve assise au bureau, caressant le clavier de l'ordinateur, il est lisse, muet. Ecran inutile. Mes doigts, avec toute la perversité dont ils sont capables, se dirigent vers les cahiers, les écartent, tirent la chemise de carton. Ouvre les yeux! Quel cirque pour en arriver là.
Au hasard je lis:

Juillet 1989… Juste après l'installation du trou, j'ai fait un truc dont je ne me croyais pas capable, je me suis endormi dans un jardin, le saxo posé à côté de moi. Combien de temps j'ai dormi? Je ne peux pas le dire, vu que je ne me souviens même pas m'être endormi et qu'aujourd'hui encore, je me répète que j'ai pas pu faire ça. Pas plus de dix minutes si ça se trouve. N'empêche, quand je me suis réveillé, le saxo n'était plus à côté de moi. C'était la première fois depuis trente-trois ans que je me retrouvais sans saxophone. Pendant un bon bout de temps, je n'ai pensé qu'à en finir. Le trou, pas de saxo, je touchais le fond du fond.
Je me suis enfoui sous les couettes pourries dans l'odeur de crasse. Prisonnier et garde chiourme à la fois, avec des doigts muets.

Des images défilaient, distordues, incomplètes. Où pouvais-je bien être en juillet 89? Partie au loin, abandonnant mes amis à leur sort? Curieusement, j'avais toujours pensé que c'était moi qui avais besoin d'Arthur. Que les cris de son saxo étaient un surplus d'oxygène, quelque chose d'inépuisable. Pendant qu'il s'époumonait, moi je respirais librement. Et alors qu'il crevait à petit feu, je n'étais pas là. Ma main, posée à plat sur le papier, était moite, la sueur coulait entre mes omoplates, mes joues étaient en feu. Mon corps m'avait devancée dans la honte. Fébrilement, j'ai tiré une autre feuille…
… je ne suis pas non voyant, ni mal voyant, je suis aveugle. J'ai été rendu aveugle. Je suis né une autre fois et encore une autre, et après avoir perdu la vue j'ai cessé de naître. Au bout de mes doigts, des yeux ont poussé. Je vois les mains tendues. Le vitré de mes yeux s'est dispersé. Est-ce qu'il coule dans mon sang? Est-ce que des tas de petits yeux se baladent dans mes veines? Observant le fond de mes os? Prêts pour donner le signal de la fin? Ce n'est pas venu d'un coup, j'ai eu le temps de voir encore. Les taches noires grandissaient. Mes yeux rongés comme des miroirs. Et le tain s'est finalement effrité. Une fois pour toutes. Le rideau est tombé. Il y a des images qui se baladent un peu partout à l'intérieur. Je peux les amplifier. Je peux les multiplier. Elles sont là, dans un passé criblé de lumière. Les images du présent aussi sont là, elles sont forcément là, sauf que je ne les vois pas. À quoi ressemble le présent? J'en connais l'odeur et les sons, les contours aussi. Je le connais par le toucher. Après commence le vide, sans limites visibles, sans horizon, sans paysage. Le présent a pris le large, tu comprends?
Je suis né plusieurs fois et toujours sans mère. Génération spontanée. Mise au monde en l'état. Je suis né le jour où j'ai descendu l'escalier de l'immeuble où je vis maintenant et que je ne quitterai plus. Je suis né le jour où j'ai commencé le saxo, je suis né chaque fois que j'ai porté cet instrument à ma bouche, je suis mort le jour où tu as disparu de ma vie. Je suis né aveugle enfin. Riche après avoir été pauvre, immensément pauvre. Et je suis mort la nuit où j'ai signé le pacte du démon. Les dernières cellules de mon sang se vitrifient, je serais bientôt desséché, je vais m'effriter, un morceau par ci, un autre par là. Je ne verrai rien, mais je sentirais les trous, ma main passera à travers moi, jusqu'à ce que je n'ai même plus de main. Je ne t'attends pourtant pas pour remettre ça. J'ai eu ma dose. Je t'attends pour que tu contemples ton œuvre. Je n'ai aucune envie de me venger, je n'ai pas deux gouttes de rancune en moi, non c'est.
C'est comme ça: tu fermes les yeux, les dernières images aperçues continuent à défiler, de plus en plus troubles et lointaines; puis tu cherches à ne plus les voir en toi, tu cherches l'obscurité, si alors tes yeux ne s'ouvrent plus, ce qui est une manière de dire qu'ils s'ouvriront peut-être, c'est-à-dire que ta paupière se soulèvera, mais qu'ils auront perdu la lumière, perdu la vision, qu'ils seront morts, que plus jamais de nouvelles images ne se formeront devant eux, combien de milliers d'images de plus en plus ternes, de plus en plus figées apparaîtront encore sous ces paupières inutiles? et comment le temps se fractionnera-t-il en jour et nuit? Mais dis-moi, là où tu es, y a-t-il encore un jour et une nuit, des saisons? Ou bien as-tu commencé la traversée du désert dont on ne revient pas? Auquel cas ces mots te parviendront plus vite que prévu, ils sont écrits noir sur noir.

Je repousse la feuille. Elle traverse ma table, s'arrête au bord du vide. Le rugissement du saxo d'Arthur résonne dans ma tête. Je suis en train de céder à l'envoûtement. Rien ne m'y pousse pourtant, rien. Je suis la maîtresse d'une cérémonie que j'invente de toutes pièces et pour moi seule. Cette fois Arthur ne veillera pas sur moi, il n'a rien manigancé. Pas de petit buvard ni de cristal, juste des feuilles de papier jauni, couvertes d'une écriture à peine déchiffrable. Des zigzags, des lettres séparées les unes des autres, des lettres énormes, d'autres minuscules, des lignes descendantes, ascendantes et le texte arrêté par manque de place, comme si toute la fin allait se jeter dans le vide sous la feuille. Ces mots ne s'adressent pas à moi. Plus vite que ma pensée, ma main a saisi un cahier. Je l'ouvre, sur la première page, dans une écriture nette aux lettres longues, un prénom et une date: Dita, mars 1975. Celle à qui les mots d'Arthur s'adressent? Un amour d'un autre siècle? En tout cas, celle qui a écrit ces cahiers les a abandonnés à Arthur, puis l'a abandonné à son tour. Il me faut un café, une cigarette. Je tire les rideaux, j'allume la lampe près du fauteuil. J'ai besoin de la nuit. En mars 1975, le jour nous ne le voyions que de loin quand il apparaissait sur un écran de salle obscure. Et je lis.

[...]