l'éclat

Patricia Farazzi, La vie obscure

photo: Jean-Claude Gautrand

D'un noir illimité
(roman)

Patricia Farazzi

Patricia Farazzi, La vie obscure
photo: Giovanni Panizon

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JANVIER 2013
320 pages

18 euros

Voir collection paraboles






6.

 

Ce matin, je contemple mes vêtements dans l’armoire, comme une monomaniaque, soudain en proie à la lucidité, s’étonnerait devant les reliures lugubres de sa bibliothèque. Un unique pull vert pâle, ayant échappé à un lointain massacre, dépasse d’une interminable colonne de vêtements endeuillés. Il est froissé et une forte odeur de camphre s’en dégage, mais sous ses mailles fines et soyeuses, dans sa couleur de jade, je reconnais la lumière d’un matin à Shanghaï, quinze années plus tôt, quand la ville était encore concentrée sur son fleuve et que Pudong n’était qu’un village. Je l’avais acheté pour dix yuans au Magasin de l’Amitié et c’est sans doute ce mot qui avait stoppé mon geste, le jour où j’avais décidé de faire disparaître toute la gamme des couleurs de ma penderie et de me transformer en croque-mort.
Cette tache de couleur donne un peu de lumière à mes yeux ardoise. «Des yeux orageux», disait Arthur. Mes sourcils sont restés châtains et bien dessinés. C’est ce que j’ai de mieux. Mon visage est de ceux dont on dit «je n’ai rien remarqué de particulier… Attendez… Non rien… Ah si! De beaux sourcils peut-être».
Des rues défilent que je ne reconnais plus, des gens se pressent vers quelque chose qui m’est étranger, les embouteillages se succèdent. Le bus s’arrête, repart, ma jeune voisine froisse un sac de plastique dans sa main, quelques miettes tombent. Tout ça semble irréel, comme si je rentrais d’un très long voyage ou d’un séjour dans un ermitage. Ermite, termite. Moi aussi je peux jouer connement avec les mots. Il est déjà deux heures et je suis coincée Place de l’Opéra. Je serai en retard une fois de plus. Le bus est trop lent, je file prendre le métro. Après c’est direct, je n’ai qu’à me laisser glisser. Et je glisse à travers les tunnels, à travers les effluves de parfums et de laine mouillée. Les odeurs oubliées de pluie et de ville.
Quand je sors à l’air libre, la pluie crachote toujours et je continue à glisser sur le pavé luisant, jusqu’à la porte de la Bibliothèque. Ici, je suis Nelly Leenhardt. Nell n’existe pas. Ici, je suis une vieille fille solitaire, et comme je ne bosse que l’après-midi, je ne participe même pas aux déjeuners. Je suis certaine que chaque soir, cinq minutes après mon départ, pas un seul de mes collègues ne pourrait me décrire. La seule chose qu’ils ont remarquée c’est que je m’obstine à fumer. À la manière dont certains me regardent quand je sors pour en griller une avec la jeune stagiaire, j’imagine qu’ils pensent que je suis une vieille lesbienne frustrée. C’est peut-être vrai, après tout. Frustrée et lâche, préférant les garçons féminins, pas fichue d’assumer. Gillette, une fois où Arthur avait mis les voiles, pleurant dans mes bras, ses larmes sur ses joues de porcelaine, et moi qui les léchais tout en lui répétant qu’Arthur reviendrait, et puis de larme en larme, nous nous sommes retrouvées prises dans d’autres ruissellements, nues, étonnées, haletantes. Ça l’a consolée, mais nous n’avons pas recommencé. Arthur est revenu.
Je ne me suis jamais vraiment demandé si j’aime ce que je fais à la Bibliothèque. Je le fais, c’est tout. Rien ne m’y destinait. Apprendre l’ordre et la précision, être méticuleuse, tout ça fait partie du programme de transformation. Les accessoires me plaisent, la loupe surtout. L’odeur de la colle aussi. Ça me rappelle un autre temps, les concerts punk où j’allais en touriste, déguisée, pas jusqu’aux épingles à nourrice quand même, trop douillette pour ça! Non, juste avec des godasses de trois kilos chacune, les cheveux ébouriffés et de grands tee-shirts balafrés. La musique était pleine de ces odeurs de colle et d’éther. Chimique, acide. Où en sommes-nous maintenant? Vous y dansiez petite fille, vous y danserez mère-grand. Au bal sur la colline tournent sous les néons les fantômes de fer rouillé, les squelettes de pacotille, les épouvantails de nylon transparent. Grand train, grand remue-ménage, grand tralala dans les squats et les roulottes de nos pages déchirées. Les yeux chavirés entourent d’un cerceau de feu les têtes labourées. Un chant de tête, une voix sur les sommets, un paysage de chair agonisante, une géographie chamboulée, et hop! Refermez le carton! In the Attics of my life, chante l’air bien connu dans ma tête… In the secret space of dreams. «Un jour, je serai bibliothécaire, restauratrice de manuscrits.» Je n’ai jamais dit ça, aucun enfant ne dit ça. Pas même pour retrouver des odeurs de défonce.
La stagiaire mange des bonbons et parle en même temps. Elle est si jeune et si mignonne, je ne peux pas lui en vouloir. J’ai presque envie de sortir un mouchoir pour essuyer le jus de réglisse qui va couler sur son menton. Elle n’a pas encore compris que c’est un travail silencieux fait par des dépressifs chroniques. «De toute façon», m’a-t-elle dit, «je n’ai pas encore pris ma décision». Oh! ne la prend pas ta décision, casse-toi vite fait, va servir des cocktails sur la plage de Goa si tu ne sais rien faire d’autre. De l’air, du soleil, quitte à y laisser ton innocence et ta vie. Sinon, tu seras bientôt comme nous. Un phasme. C’est à ça qu’on ressemble. Et ça va vite, très vite. Phasmes sans ailes. Lunettes, loupes, ciseaux. Des vieux maniaques. «Mes lunettes, ma loupe, mes ciseaux, je ne peux pas travailler avec les tiens»… «Mais c’est ma loupe!» Oh, et puis merde, qu’ils fourrent leurs nez dans la colle et qu’ils s’envolent! Ils verront bien si c’est la leur, de colle. En attendant de se bourrer de décisions, la jeune stagiaire se bourre de bonbons. Laure, c’est son prénom. Elle a l’air très sage. Mais une fois où nous fumions ensemble dans la cour, elle a reçu un coup de téléphone et elle n’était plus sage du tout. Cette façade est réservée aux vieux schnocks que nous sommes.
L’heure avance et avec elle, mes doutes. Un titre tourne dans ma tête: La puissance occulte. Un livre? Ou juste le titre d’un chapitre? Je ne lis pas de livres d’occultisme. Alors? Je demande autour de moi, personne ne peut me répondre. Des caractères imprimés sur fond de papier jaune, des reproductions de lithographies. J’approche doucement. Déjà je sais et je ne veux pas savoir. Je l’ai lu, un dimanche matin d’automne, assise dans la cuisine. Je déplaçais ma chaise dans le rayon de soleil, un bouquet d’anémones finissait de faner. La vie des termites de Maeterlinck. J’étais vraiment étonnée de me passionner pour un ouvrage d’entomologie, de frémir à l’évocation de la vie terrifiante de ces insectes que je ne connaissais pas. «La puissance occulte», le chapitre m’avait fait frissonner comme si je lisais de l’Edgar Poe. Une vie souterraine, implacable, des millions de termites, tous occupés à leur tâche, une reine esclave de la reproduction, l’abdomen gonflé par des milliers d’œufs, des termites soldats kamikazes, englués dans leur propre poison, et tous aveugles. Soldats et ouvriers. Seuls le roi et la reine voient. Mais que voient-ils? Ils restent emprisonnés dans leur copulatoire. Copulant et couvant et pondant jusqu’à la mort.
Je regardai la pendule. Encore une heure et je filerai relire ce chapitre. Autour de moi, j’imaginais des colonies de termites fondant sur les papiers, les livres, les tables, les rayons, j’entendais leurs mandibules sectionner le papier, le bois, le cuir. Combien de temps leur faudrait-il pour en venir à bout? Je prends mon manteau pour aller fumer une clope à l’extérieur et en vérifiant si mon briquet est bien dans ma poche, je retrouve la photo. Le nom est écrit derrière: «Dita», et la date: «1970». Débarrassé des cristaux de neige, le visage est plus compact, plus réel, on a moins l’impression d’un miroir dont le tain s’effrite. Mais le regard est terrible. Les yeux d’une enfant violée? Plutôt des yeux de femme sévère dans un visage d’adolescente maigre. Pas de sourire, pas de fossette, pas de lignes douces. Des yeux démesurés aux paupières lourdes, qui donnent une impression de lassitude. Sans humour, cependant. Sans ironie. Ce qu’elle semble nous dire? «Ce sera comme ça et pas autrement, comme j’en aurais décidé.» La tête, légèrement penchée en avant et encadrée par des cheveux tombant en deux masses raides, apparaît comme posée sur un socle, sans corps. Le fond est sombre. Un portrait sans concession. On sent que c’est elle qui a choisi la mise en scène. L’arête du nez est fine, la bouche large, mais peu charnue. Elle est si creusée qu’on pourrait croire qu’elle se mord les joues. Qu’elle se dévore elle-même. Laure me regardait quand j’ai levé les yeux:
— C’est quoi cette photo?
J’étais incapable de répondre.
— Une photo.
— C’est malin! Je peux voir?
Je la lui ai tendue, elle l’a regardée un moment.
— C’est drôle, elle te ressemble… mais elle a l’air beaucoup moins sympa que toi. J’aimerais pas bosser avec elle … Non, elle te ressemble pas tant que ça… enfin, je sais pas, y’a quelque chose, c’est ta sœur?
C’était comme si on m’avait fichu une claque. «Yeux ardoise», disait-elle dans son scénario. Une fille androgyne aux yeux ardoise, comme moi, qui joue du saxo comme Arthur. Un hybride. Comment j’avais pu passer à côté? Mes yeux allaient de la photo à Laure, elle m’a pris la main:
— Ça va? J’ai dit un truc qu’il fallait pas dire? Elle est morte? La fille sur la photo? C’est ça? Merde, excuse-moi! Tu veux aller fumer? Viens, je t’accompagne.
— Non, elle n’est pas morte, je ne sais même pas qui c’est. Je l’ai trouvée par terre. La photo. Je vais rentrer chez moi, je suis encore un peu grippée. Vaut mieux pas que je fume.
— C’est vrai, tout à coup, t’as pas l’air en forme. Vas te reposer, je vais finir le classement des fiches. Demain, appelle-moi si tu ne viens pas, je passerai te voir.
J’ai ramassé mes affaires, évité les bises de Laure, évité les regards des autres, toussoté une ou deux fois pour donner le change et je suis sortie.

Et puis, ça c’est pas passé comme ça devait. J’ai tourné délibérément à droite, et j’ai continué jusqu’à la rue Sainte-Anne. Après avoir marché dans un dédale de rues, je me suis retrouvée devant le porche de l’immeuble où habite Sam. Incapable de soutenir seule le combat avec des vieux cahiers, des termites aveugles, des ressemblances trompeuses et des dédoublements.
J’attends dix bonnes minutes que quelqu’un ouvre enfin ce porche dont je n’ai pas le code. On me jette un regard soupçonneux quand je retiens la porte pour me faufiler, mais on s’en va sans rien ajouter.
La cage d’escalier est propre et peinte de neuf. Va falloir que je m’y fasse, que j’arrête de chercher les fissures et les taches de salpêtre. Va falloir que j’apprenne à chercher autre chose que l’érosion. Mais pas tout de suite. Je ne veux pas me priver de ce plaisir pervers consistant à faire l’état des lieux. Au troisième étage, devant la porte de Sam, l’envie me prend de dévaler l’escalier et de me tirer vite fait, mais je sonne. Une galopade résonne dans le couloir de l’appartement, la porte s’ouvre, je baisse les yeux vers une petite fille brune, non sans ressemblance avec son papa, et lui demande gentiment si le papa en question est là. La maman, jeune et charmante, vient voir de quoi il en retourne. Je me présente et demande si Sam est dans le coin. Elle hausse ses jolis sourcils, pour me dire que Samuel – elle insiste sur le prénom dans son ensemble, histoire de bien signifier que Sam appartient à un autre temps – ne rentrera pas avant une heure ou deux et finit par me laisser entrer.
— Nell? Ah oui! Samuel m’a parlé de vous une ou deux fois.
Elle insiste aussi sur le «une ou deux fois». Sa voix se perd au coin du couloir, elle parle en marchant. je m’arrête, et elle revient sur ses pas.
— Venez, j’allais justement préparer du thé.
«Préparer du thé», c’est vrai, c’est comme ça qu’on dit. Pas «faire» du thé. Mais comment dois-je répondre? «Ne vous dérangez surtout pas pour moi», ferait sûrement l’affaire, mais ça va déclencher le «vous ne me dérangez pas du tout». Et après je suis paumée, qu’est-ce que je réponds? Ça fait longtemps que je n’ai pas vouvoyé quelqu’un.
— Comme vous voulez...
D’ailleurs elle est chez elle, elle fait comme elle veut.
Nous entrons dans une cuisine de rêve, enfin pas les miens évidemment, mais je présume que c’est comme ça qu’on les vend. Avec le thé, j’ai droit à des cookies maison et à un mitraillage de questions par la petite fille qui répond au doux nom de Lorraine. Quand elle parle, sa maman lui caresse les cheveux et s’emmêle les doigts dans ses boucles en souriant. La question piège c’est:
— Comment tu connais mon papa?
Je dois faire semblant de me brûler avec du thé tiède, le temps d’imaginer une réponse. Je ne peux quand même pas lui dire «quand ton père était junkie et indigent et qu’Arthur, moi et quelques autres, on essayait de le faire décrocher de cette merde, il squattait chez moi, passant de la shooteuse à des splifs de quinze centimètres et rayant tous mes vinyles tellement il tremblait». C’est carrément impossible. Je m’en tire avec:
— Samuel était le meilleur ami d’un grand ami à moi.
Ce qui me permet de rebondir sur la réponse à la question suivante:
— Et pourquoi tu dois le voir aujourd’hui?
— À cause de cet ami, justement, parce que je me fais du souci pour lui.
Lorraine est envoyée gentiment dans sa chambre, et Bernadette (j’ai appris son prénom entre-temps), ne sourit plus du tout.
— Et cet ami dont vous voulez parler à Samuel c’est… Arthur?
Cachée derrière mon mug, j’acquiesce en silence.
— Écoutez, Nell, je n’ai rien contre vous. Samuel ne m’a dit que du bien de vous (tu parles, Charles!), mais Arthur, je ne veux pas en entendre parler, il a fait trop de mal à Samuel, je préfère…
— ne pas remuer tout ça…
Je commence à bien me débrouiller avec les réponses, et j’hésite entre connaître le pourquoi Arthur? le comment Arthur? et en rester là. En tout cas, c’est drôlement gonflé de sa part! Arthur, à ma connaissance, n’a jamais fait le moindre mal à personne si ce n’est à lui-même. Je n’écoute pas la suite, c’est un de mes dons, je sais entourer ma tête d’un casque hermétique qui ne laisse pas passer les sons. J’ai appris en voyage, pendant d’interminables trajets dans des bus bondés, dans les hôtels aux cloisons pourries, dans les rues grouillantes. Une technique de survie. Je me lève donc et, comme dirait Bernadette, «prends congé». Sur le pas de la porte, je lui glisse mon numéro de téléphone:
— Si Sam veut m’appeler, ça me ferait de toute façon plaisir de le voir.
— Je dirai à Samuel de vous appeler. Sans faute.
«Sans faute» il m’appellera ou «sans faute» elle lui dira? La porte se referme et j’imagine la trajectoire du papier dans la poubelle dernier cri.
En passant, je jette un coup d’œil amusé à leur boîte à lettres: Bernadette de Saint-Hubert et Samuel Bernovski. Il a fait fort Sam! Je le laisse junky et indigent et je le retrouve aristocrate. Leur fille s’appelle peut-être Bernovski de Saint-Hubert. Je m’éloigne en chantonnant Set the Control for the Heart of the Sun des Pink Floyd, et je repars dans le métro, entre deux vertiges et deux ou trois faux-pas.
Mes chaussures me font l’effet d’être à quelqu’un d’autre, c’est comme si j’avais des semelles de plomb. Ce doit être à cause de cette plongée dans le futur. Je pose mes pieds sur la banquette sous l’œil désapprobateur d’une dame. Elle a raison, j’ai passé l’âge de faire ça, mais j’ai vraiment trop mal aux pieds dans ces godasses.
Arrivée chez moi, j’hésite entre La vie des termites de Maeterlinck et la dernière lettre de Sam.
Elle a dix ans cette lettre, et nos métamorphoses aussi. Au retour de mon dernier grand voyage, elle m’attendait dans la boîte. Elle, et la nécessité. J’ai conservé les deux. La première par nostalgie, la deuxième par manque de choix. Dans ma vie de papier, tout est sévèrement classé. Dans l’autre vie, de chair et de bruit, le plus grand désordre règne.

«Nell, Nell, Nell, je ne sais pas par où commencer. Je sens que tu vas bientôt être de retour, des oiseaux inconnus ont fait leur nid sur ma fenêtre (enfin une de mes fenêtres parce que maintenant, je suis riche et j’ai de nombreuses portes et fenêtres dans ma vie). J’ai compris qu’ils annonçaient ta venue. Appelle-moi. Mais je te connais, tu mettras une bonne quinzaine de jours avant de te décider. J’ai réglé toutes les factures. Et je te défends de me remercier. Jamais je ne pourrais te rendre ce que je te dois (peut-être même la vie). Alors, pas de chichis. Tu sais, je parlais toujours de désert quand j’étais défoncé, et un jour peu de temps après ton départ, j’ai compris que je tenais la solution, je me suis tiré dans le Néguev. J’ai bossé dans un kibboutz. Bossé jusqu’à en oublier l’oubli, jusqu’à la limite de mes forces. Un an. Je suis revenu pour enterrer mon père. Et j’étais riche. Du travail, un appart. Je n’en espérais pas tant. Je voulais seulement sortir de ce temps pendu à la seringue. Me voilà chef d’entreprise et sans rémission. Bon! comme tour du propriétaire, ça suffit. Ce que je dois t’annoncer ne m’amuse pas du tout. Mon petit doigt me dit que tu vas te mettre à la recherche d’Arthur quand tu seras posée. Mais les nouvelles ne sont pas bonnes. Arthur a disparu. Pas moyen de mettre la main sur lui. J’ai même rencontré le grand pianiste, «il papà»! Pas dans un état brillant, le vieux. L’ennui et les rhumatismes. Il avait vu Arturo, une fois ou deux et lui avait dit et redit que la hache de guerre était enterrée et qu’un jour prochain son fric et ses fracs seraient à lui. Ce qui arrangerait bien les affaires d’Arthur, comme tu t’en doutes. J’ai cherché partout. Peut-être que toi tu auras une idée. Les filles ont toujours des idées (je blague). J’imagine aussi que tu as d’autres soucis en ce moment, un retour, ça prend du temps. Quand tu seras prête, appelle-moi ou passe tout simplement. Ma porte sera toujours ouverte pour toi, est-ce bien nécessaire de le préciser? (adresse et téléphone du burlingue suivent plus bas).
Je t’embrasse, très fort comme toujours
Ton Sam.»

Je n’ai jamais appelé et lui non plus d’ailleurs, et j’ai mis dix ans pour passer. Et bing! Bernadette de Saint-Hubert! Demain, j’appellerai Sam. Demain, je ne travaille pas, je dois voir un médecin pour fournir un certificat médical et je me suis inventé des examens tout aussi médicaux que bidons. Demain est le premier jour du reste de ma vie.

Je me réveille à midi, la lumière de la lampe éclaire encore le livre posé sur mon ventre. Quand je tire les rideaux, le ciel est clair, le soleil inonde la pièce. Du coup j’ouvre grand la fenêtre, un air glacé me rappelle qu’ici chaleur et soleil ne riment pas forcément. C’est maintenant que demain commence et j’en ai déjà perdu une bonne moitié. Trouver l’adresse et le téléphone de la boîte de Sam ne représente aucune difficulté, c’est après que ça va commencer à se compliquer. Une barrière de standardistes, assistantes, secrétaires, se dressera devant moi. Avant, dans nos premières vies, Sam avait construit des murs de fumée et de poudre entre lui et le monde. Nous les traversions sans encombre, la musique nous accompagnait et Arthur était notre passeur. Comment traverser des murs aussi implacables: la famille, le couple, le travail? Simplement, comme tout le monde, en passant par internet. Pourquoi perdre mon temps à demander monsieur Bernovski à une secrétaire? Je ne sais pas qui c’est «monsieur Bernovski», jamais connu ce type, je connais «Sam Bernovski» et celui-là, je suis à peu près sûre qu’il est sur facebook. Il y a bien un endroit où il se lâche, où il se souvient de cet autre lui-même. Sur facebook, comme prévu, il y a quelques pages de Sam et Samuel Bernovski, mais ma virée d’hier se révèle sacrément utile; c’est la photo de Lorraine qui apparaît à côté d’un Sam Bernovski de Paris. J’écris vite fait: «Recherche Arthur désespérément, call me. Nell.»
Le temps de me laver les dents, Sam a répondu. «T’as mis le temps… je t’appelle ce soir, tout de suite, je suis en plein boulot. Bizzz. Sam.» Je réponds, «à ce soir... then». Simple comme bonjour.

Dans la salle d’attente du médecin, je relis enfin La vie des termites.
Dans la salle d’attente du médecin, l’effroi de ma première lecture est intact.

«Dans la sombre république stercoraire, le sacrifice est absolu, l’emmurement total, le contrôle incessant. Tout est noir, opprimé, oppressé. Les années s’y succèdent en d’étroites ténèbres. Tous y sont esclaves et presque tous aveugles. Nul, hormis les victimes de la grande folie génitale, ne monte jamais à la surface du sol, ne respire l’horizon, n’entrevoit la lumière du jour. Tout s’accomplit, de bout en bout, dans une ombre éternelle. S’il faut aller, nous l’avons vu, chercher des vivres aux lieux où ils abondent, on s’y rend par de longs chemins souterrains ou tubulaires, on ne travaille jamais à découvert... L’homme ne se doute de rien, n’aperçoit jamais un seul des milliers de fantômes qui hantent sa maison, qui grouillent secrètement dans les murs et ne se révèlent qu’au moment de la rupture et du désastre. Les dieux du communisme y deviennent d’insatiables Molochs. Plus on leur donne, plus ils demandent, et ne cessent d’exiger que lorsque l’individu est anéanti et que son malheur n’a plus de fond. L’épouvantable tyrannie, dont on n’a pas encore d’exemple chez les hommes où toujours elle sévit à l’avantage de quelques-uns, ici ne profite à personne. Elle est anonyme, imma­nente, diffuse, collective, insaisissable. Le plus curieux et le plus inquiétant, c’est qu’elle n’est pas sortie telle quelle, et toute faite d’un caprice de la nature; ses étapes, que nous retrouvons toutes, nous prouvent qu’elle s’est graduellement installée et que les espèces qui nous paraissent les plus civilisées nous semblent aussi les plus asservies et les plus pitoyables.
Tous s’épuisent donc, jour et nuit, sans relâche, à des tâches précises, diverses et compliquées. Seuls, vigilants, résignés et à peu près inutiles dans le trantran de la vie quotidienne, les soldats monstrueux attendent dans leurs noires casernes l’heure du danger et du sacrifice de leur vie. La discipline semble plus féroce que celle des carmélites ou des trappistes, et la soumission volontaire à des lois ou à des règlements qui viennent on ne sait d’où est telle qu’aucune association humaine ne peut nous en donner l’exemple. Une forme nouvelle de la fatalité, et peut-être la plus cruelle, la fatalité sociale vers laquelle nous nous ache­minons, s’est ajoutée à celles que nous connaissons et qui nous suffisaient. Nul repos que dans le sommeil final, la maladie même n’est pas permise et toute défaillance est un arrêt de mort. Le communisme est poussé jusqu’au cannibalisme, à la copro­phagie, car on ne se nourrit pour ainsi dire que d’excréments.
C’est l’enfer tel que pourraient l’imaginer les hôtes ailés d’un rucher. Il est en effet permis de supposer que l’abeille ne sent pas le malheur de sa courte et harassante destinée, qu’elle éprouve quelque joie à visiter les fleurs dans la rosée de l’aube, à rentrer, ivre de son butin, dans l’atmosphère accueillante, active et odorante de son palais de miel et de pollen. Mais le termite, pourquoi rampe-t-il dans son hypogée? Quels sont les détentes, les salaires, les plaisirs, les sourires de sa basse et lugubre carrière? Depuis des millions d’années, vit-il uniquement pour vivre ou plutôt pour ne pas mourir, pour multiplier indéfiniment son espèce sans joie, pour perpétuer sans espoir une forme d’existence entre toutes déshéritée, sinistre et misérable ? »

L’histoire de Dita est une fiction, un scénario. Mais jusqu’à quel point? Jusqu’au point précis auquel je me heurte depuis deux jours: la cécité d’Arthur, le trou sombre et malsain et les mots d’Arthur, «j’ai été aveuglé». À quel moment je vais laisser tomber? Quand Sam va me dire que Dita était une brave fille un peu timbrée, et qu’elle a mis les voiles quand elle s’est rendue compte qu’Arthur ne vivait que pour la musique? Comme Gillette? Gillette implorant Arthur de l’aimer un tout petit peu, de lui consacrer un tout petit peu de temps, faisant mille tours pour qu’il la remarque enfin. Tout ça la rendait d’ailleurs pas mal rasoir, ce qui lui avait valu son surnom. Nous avions bafouillé une histoire sur sa beauté aussi aiguisée qu’une lame; c’était moins vache, mais sacrément faux-cul de notre part. Jeff, le gros copain américain d’Arthur, le percussionniste génial, la récupérait régulièrement dans son plumard et léchait patiemment les blessures de Gillette dans un torrent de larmes et de foutre. Elle en ressortait rose d’émoi et filait chez Arthur, histoire de voir si la jalousie accomplirait le miracle attendu. Derrière son saxo, Arthur s’extasiait, «T’as baisé avec Jeff?, mais c’est super, Gigi, tu pouvais pas mieux tomber, les drumeurs sont des amants magnifiques! Pas comme les saxophonistes, tous des chtarbés, les pires de tous les musiciens». Quand Gillette nous racontait ça, je pissais de rire en imaginant la bonne bouille de ce bon gros Jeff en amant magnifique. Je le voyais plutôt en ours léchant goulûment la peau de miel de Gillette, tout en bénissant l’indifférence d’Arthur. Sacré belle fille, la Gillette, même si elle s’appelait Anne-Marie, qu’elle inversait en Marie-Anne, pour se rapprocher d’Arthur. Fée Marianne, roi Arthur… Il ne manquait que Merlin dans les Buttes-Chaumont-Brocéliande. Quant aux philtres magiques, on était parés. Alors Dita, une autre Gillette? S’inventant des viols et des pères fouettards pour faire descendre Arthur de son nuage de sons?

— Madame?
Le médecin devant lequel j’avais fini par arriver, me regardait avec des yeux courroucés. Sont souvent courroucés, les médecins. Trop de maladies leur échappent, désormais, faut croire. Et le temps aussi.
Il ne dit rien. Il attend. C’est à moi de parler. Il a des yeux proéminents, rouges, cernés, les lèvres blanches. Un instant, je me demande si je ne devrais pas prendre sa place et lui demander ce qui ne va pas. «Qu’est-ce qui va pas, mon petit?» Question immense. C’est lui, l’homme de l’art. L’art médical, cela va sans dire. Je ne suis qu’une xième fiche sous ses yeux, il va m’observer un court instant, fouiller les mots écrits sur le papier quadrillé, histoire de voir si j’entre dans un cadre précis. De nouvelles maladies bouleversent la scène. Des grippes inconnues, des virus inédits. L’ordre de la termitière est sens dessus dessous.
Docteur Kafka and mister bigfoot,
là-haut au château, la reine a des proéminences étranges sous son justaucorps,
de nouveaux édiles braillent dans tous les coins,
son éminence musclée a perdu la voix
et on repart sur le refrain jusqu’à plus soif…
Le temps de chasser de ma tête mes élucubrations musicales, je vocalise une magnifique quinte de toux sèche et râpeuse et, en écho, je dis:
— Je tousse, j’ai eu de la fièvre, j’en ai peut-être encore. Une grippe sans doute. Ça traîne. J’ai repris le boulot, mais je dois fournir un certificat.
Il est utile de leur mâcher la besogne, sinon on en finit plus.
— Vous avez quel âge?
Qu’est-ce que je disais! Comment lui faire comprendre que ces jours-ci j’ai 20 ans? Oh! il se méprendrait sûrement. Il penserait que j’ai pris un petit coup de jeune, que je me berce d’illusions. Donc je ne réponds pas. Mais je me berce d’illusions quand même. Du doigt, je lui montre ma date de naissance sur la fiche qu’il a sous le nez.
Il me toise par-dessus ses lunettes. Il doit prendre ça pour de la coquetterie. Mais il semble s’en contenter, à moins qu’il n’ait renoncé à calculer.
Il va me demander si je fume, si je suis ménopausée, si j’ai des enfants, si je dors bien, si je mange suffisamment et de tout. De tout surtout.
— Mariée?
Ça commence!
— Non.
Ça au moins, c’est pas comme les clopes, je peux pas répondre un peu.
— Vous fumez?
Un peu.
— Ménopausée?
Et si je lui disais non, juste pour voir sa tête? Comme je ne suis pas mariée, il évite le volet «enfants». Étrange non? Mais il faut couper court à ces stupidités.
— J’ai besoin d’un certificat médical pour reprendre le boulot.
— Vous devez arrêter de fumer, vous le savez.
C’est ça! Et il me restera quoi? Les fumeurs meurent, oui, mais les autres aussi, et ils n’ont même pas le plaisir de la dernière clope. Je me contente de hocher gravement la tête, tout en observant la circulaire ministérielle épinglée au-dessus du bureau.
No Tobacco!
Tobacco smoking is dangerous, dangerous!
smoke grass!
smoke natural grass!
… Ce n’est pas vrai, mais j’ai le droit de rêver! Au pays du docteur Kafka and mister bigfoot, tout est permis.
— Je vais vous faire un certificat, mais il faudra aussi une prise de sang, pour voir si tout est bien rentré dans l’ordre. C’est que c’est bientôt la fin de la jeunesse.
Il montre ma fiche en souriant, fier de sa remarque. Pas la peine de le passer au sérum de vérité pour savoir que la sienne a été tuée dans l’œuf, de jeunesse.
Je connaissais un médecin qui fumait comme un pompier, son bureau était toujours couvert de cendriers pleins de mégots. Il est mort, maintenant, mais très vieux, très très vieux.
Jeff, lui au moins, ne se verra pas vieillir, il est parti de l’autre côté. Avoir bon cœur ne préserve pas des crises cardiaques. Arthur non plus ne se verra pas vieillir, mais ce n’est pas une bonne blague.
Et Dita? Sa visite a été si courte. Elle était là près de moi, j’entendais son cœur battre et puis plus rien. Disparue.

Je traîne sur le canal Saint-Martin avant de rentrer. Le soleil a déjà sombré derrière les immeubles. J’en vois encore quelques lueurs, des lumières s’accrochent aux toits, des jets de flammes. Et moi? Suis-je encore vivante dans tout ça? «Nell, négation d’elle», avait dit Arthur. Le salopard! Il savait très bien qui était devant lui, l’autre matin, au café. Ambiguïté chronique. Arthur, une nuit, me demandant pourquoi je finissais toujours par fuir. «C’est dans ma nature, Arthur!», avais-je dit. «Very funny», avait-il répondu. «C’est plus fort que moi, je ne peux pas me laisser saisir. Dès que ça tourne à la relation, je perds pied.» «Hum! Ouais. Ça se tient…», et il était retourné à son saxo.
C’est vrai que ça se tenait, c’est même comme ça que ça tenait entre nous. Est-ce qu’on a baisé ensemble, Arthur et moi? Quelquefois, mais pas vraiment non plus. Un étrange rapport lesbien. À force de se rouler de rire sur le lit, entre deux joints, on a fini par se retrouver emmêlés l’un dans l’autre. Sans plus. On n’en parlait pas. J’étais une négation d’elle et lui, un souffle. L’androgyne et l’homme enfant. Arthur n’avait jamais atteint l’âge adulte et il ne l’atteindrait jamais. C’est ce que j’entendais dans son surnom «le King Arthur». C’était facile et un peu ridicule, la légende d’Arthur. Mais il avait quand même quelque chose de royal. Un roi antique, un roi démiurge. Arthur était un enfant-roi. Il n’avait rien à voir avec les légendes arthuriennes, ça c’était le délire à la mode. Un roi tragique, c’est ce qu’il était. Solitaire, écrasé par le pouvoir de sa musique. N’y comprenant rien. Il ne voulait pas de mal à Gillette, il ne pouvait pas comprendre l’importance qu’elle lui donnait. Avec moi, avec Sam, c’était plus facile. Nous ne prenions rien au sérieux, mais rien à la légère non plus. Gillette était faite pour le monde. Nous, pour les interstices, les temps verticaux. Des anachorètes urbains.

 

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