l'éclat

mars 2007

Collection Paraboles

ISBN 978-2-84162-141-5

200 p

14 €


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L'Archipel vertical

Patricia Farazzi, La vie obscure. éditions de l'éclat

Patricia Farazzi

Patricia Farazzi, La vie obscure




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Les photos qui figurent dans le livre sont de l'auteur (à l'exception de la gravure de Venise (Museo Correr)

«Mon Contax, équipé d’une lentille Sonner 1,5 avait fonctionné de lui-même, sans encouragements de ma part. Pour les lentilles, il n’existe ni morts ni vivants, ni personne ni objet, ni sentiment ni respect. Je pense n’avoir pas commis d’erreur grossière avec mon Sonner 1,5, et voilà tout. Un visage mort ... mais sa richesse, sa douceur n’étaient-elles pas, peut-être, l’oeuvre des lentilles?»

Yasunari Kawabata


«... nous ferons une maison repliée dans le
coeur, et une route enroulée
comme un ruban dans l’âme,
et nous ne mourrons jamais.
Les gens, ici, vivent à l’intérieur
de prophéties réalisées
comme à l’intérieur d’un nuage épais
après une explosion
qui ne se disperse pas.»

Yehuda Amichaï



Paris, hiver 2007


Longtemps je n’ai pas touché à tout ça, ces mots et ces instants. Mon départ a servi d’alibi à mon silence, ou le contraire. Ça n’a pas grande importance maintenant. J’ai sorti ton carnet et tout a été changé par ce seul geste. Je peux me raconter que je ne l’ai pas fait intentionnellement, mais un tel mot à rallonges, il faudrait être bâti à même la matière pour y attacher de l’importance, et moi, à force, je suis plutôt déconstruit à même les reflets et les effritements. À commencer par ceux de ma mémoire.
Je ne sais pas quel a été le déclic. L’effacement progressif du monde? ou cette photo des immeubles à New York, retrouvée dans le carnet, avec tes lettres? Lower East Side, me disais-tu, la photo montre des blocs d’immeubles dont seul le premier rang est coloré en rouge et blanc, neige et sang, tous les rangs suivants sont gris, frappés d’une amnésie de couleur, s’effaçant progressivement, comme nous. Nous, que j’emporte dans ma marche, ces quelques «nous» ou quelques autres dont j’ai fait partie. Aujourd’hui, celui qui marche et se souvient d’avoir été cet autre a retrouvé la mécanique des gestes propre à une histoire infime: donner des coups de pieds dans les feuilles mortes, guetter un pâle rayon de soleil, observer le buste de Verlaine qui ressemble curieusement à Lénine. Verlaine cherchait l’espoir comme un “caillou luisant dans un creux”, je ne cherche qu’une petite lueur. L’espoir, comme tant d’autres, je ne sais pas très bien ce que ça signifie. Le creux de mémoire où vous vous êtes ensevelis avec moi, je le cherche dans un lieu que j’appelle nulle part. La mémoire n’a pas de géographie.

Je t’ai cherchée ici et là, dans les traces que tu avais laissées, et jusqu’à ce jour, je ne savais pas que c’était toi que je cherchais, Elina. Je croyais me poursuivre moi-même.
J’ai retrouvé ton carnet et, à le lire, j’ai compris que nous étions dans le même repli du temps, que chacun à notre manière nous allions à rebours de l’oubli. Alors que pour continuer à vivre il nous aurait fallu oublier, nous voulions à tout prix nous souvenir. Pourquoi m’as-tu envoyé ce carnet? Déjà tu commençais à t’estomper, comme tous ceux et celles qu’à cette époque trouble de notre histoire j’avais essayé de guérir, ou seulement d’éloigner de ces ondes de choc qui n’en finissaient pas de se résorber. Je conservais dans ma mémoire l’image d’une femme en contre-jour, dans une chambre blanche d’hôpital, avec l’ombre d’un arbre se déplaçant au fil des heures et la recouvrant peu à peu. Jusqu’à l’effacer. Plus tard, après ta fuite, je t’ai souvent imaginée dissimulée dans son feuillage et me regardant passer, avec ce regard qui semblait t’échapper, comme si tu tentais de le rattraper avant qu’il ne m’atteigne. J’étais seul, enfermé dans mon semblant de raison, et vous étiez tous face à moi comme un bloc de souffrance. Je ne m’accordais pas même un léger tremblement, vous aviez tellement besoin de ma solidité. Mais plus tard, quand ce roc que je semblais être s’est lentement effrité, je n’ai pas pu tous vous contenir dans ma mémoire, seuls quelques éclats ont continué à apparaître.
Il m’en avait fallu du temps pour te repousser hors de mes murs. Tu m’avais embarqué avec toi dans ton histoire, une histoire incompréhensible, un casse-tête temporel. Tu étais en état de choc. Le choc s’était produit des années auparavant, au moment de l’attentat de ton immeuble, et pendant tout ce temps tu avais continué à vivre, à voyager. Puis tu étais revenue, pour régler un compte avec ta mémoire, et elle t’avait entraînée dans une aberration temporelle, un vide, un trou noir du temps, rempli de ce que tu avais, à ton insu, oublié. Tu étais là et ailleurs, tu étais nulle part, mais étrangement tu n’étais pas éparpillée. Tu semblais, au contraire, formidablement concentrée dans ce lieu que tu construisais comme tes photos, dans un collage précis.
As-tu inventé l’histoire de ma mort, ou bien ne suis-je qu’un fantôme cherchant à me souvenir de cet instant où j’ai volé en éclats? Ça ne tient pas debout, les fantômes ne souffrent pas et, depuis quelque temps, j’ai de violentes douleurs dans la jambe gauche. J’ai trop marché dans les histoires des autres, parcouru trop de kilomètres dans leurs mémoires emmêlées. Si la mort était déjà venue, j’espère qu’elle m’aurait au moins libéré de cette marche perpétuelle, et de toi, Elina. De moi, hélas, qui pourra me libérer? Partout je suis un hybride. Aujourd’hui même, un coup de téléphone m’a une fois encore poussé hors de chez moi, rendu à ma double solitude. Un ami d’un ami (comme si j’avais des amis…) voulait m’interviewer. «Suleiman Zorn», a-t-il dit, et je l’entendais se rengorger. «Suleiman Zorn», a-t-il répété, comme s’il voulait se convaincre que derrière ce nom, quelqu’un existait. Il ne m’a pas laissé le temps de répondre, il écoutait sans doute encore résonner le nom, le symbole du nom, avec tout ce qu’il allait pouvoir en tirer de symboliquement profitable. «Ce n’est pas tous les jours que l’on parle à quelqu’un qui résume à lui seul les multiples facettes d’une situation», a-t-il dit avec enjouement. Une «situation», je suis les «multiples facettes d’une situation», israélien, moitié juif allemand, moitié arabe musulman. Je ne suis pas un homme pour ce genre d’individu, je suis une représentation symbolique de quelque chose de rare. En plus, je suis là et je suis polyglotte, je devrais donc être à disposition pour répondre à un tas de questions dont je ne connais pas les réponses. J’ai dit : «non, ce n’est pas tous les jours, et d’ailleurs nous ne nous rencontrerons pas. N’avez-vous pas vous aussi un père et une mère? ne se sont-ils pas aimés pour que vous voyiez le jour? et qu’avez-vous à dire de ça? du fait que vos parents se sont aimés? Rien? Moi non plus, tout ce que je peux en dire je le garde pour moi.»
Toi Elina, tu n’avais pas besoin d’explications, ni de catégories, ni de symbolique. Tu savais ce que signifie être à moitié quelque chose, douce-amère, à moitié juive, et comme tous ceux qui voyagent, tu détestais les frontières, et comme tous ceux qui voyagent, tu perdais toujours quelque chose ou quelqu’un en chemin, et nous nous sommes perdus. Un matin, tu n’as plus été là. C’est alors que j’ai compris à quel point je m’étais attaché à toi.
Lorsque le carnet est arrivé, presque un an plus tard, il n’y avait pas d’adresse, seulement la photo des immeubles à New York et le cachet de la poste à Paris. Plus d’un an a passé depuis. Peut-être as-tu finalement trouvé une île où rêver de tous les lieux où tu n’iras plus, car l’espace est réduit désormais. (N’avez-vous pas remarqué comme l’espace est réduit désormais?)
Nous serions drôles à voir, tous alignés pour une photo-souvenir, nous, que mon amnésie volontaire a peints en gris. Cette photo n’a rien à voir avec mon histoire resurgie, New York non plus, et encore moins la neige et le gris. Le sang, oui, il est toujours là, battant et coulant dans nos veines, parfois même en dehors quand ça casse. Il y a toujours un moment où ça casse dans les histoires, d’une manière ou d’une autre, avec des degrés d’intensité dramatique variés. Dans l’histoire du carnet, ça se gâte très vite. Tu m’écrivais:

Cher Suleiman,

Il est possible que tu m’aies oubliée. Nos vies sont pleines de souvenirs et d’oubli. L’oubli est singulier, un grand vide où nous laissons se figer le temps et les images du temps, comme une main au fil de l’eau, et il arrive parfois que cette main, engourdie dans ce courant qu’elle ne perçoit pas, veuille saisir soudain un peu de matière, qu’elle se raccroche à ces végétaux sans racines, qu’elle cherche désespérément à se convaincre que dans ce flux glacé quelque chose existe qu’elle peut offrir à sa conscience pour le nommer. Aujourd’hui, je me suis souvenue de toi et, pour la première fois, j’ai compris avec quelle obstination tu cherchais à nommer ce qui nous précipitait dans le vide glacé de l’oubli et à nous ramener à la lumière. Et tu y parvenais. Dans la plupart des cas, tu n’abandonnais la partie que si nous cessions nous-mêmes de jouer, passant le mur de l’irrémédiable folie, et même alors, tu guettais encore l’instant pour reprendre le combat contre ton plus grand ennemi, la perte de soi, ce que tu nommais, arafelei hashakranout, les brumes du mensonge. Est-ce ce que tu as voulu dire, le jour où tu es entré dans ma chambre? – c’était après que j’ai commencé à te lire quelques pages de mon carnet. Je m’en souviens très bien. Tu t’es assis dans le fauteuil de simili-cuir brun. Je le regardais souvent lorsqu’il était vide, parce que dans tous les hôpitaux du monde occidental, il est là, semblable, usé par la transpiration et le poids de ceux qui ont veillé des êtres fragiles, et pour ces êtres fragiles, il représente l’attente, toutes les attentes, celles de ceux qui les veillent, et le premier pas vers la guérison, lorsqu’à leur tour, ils auront le droit de s’y asseoir pour continuer à attendre l’accomplissement de cette guérison, jusqu’au jour où ils y poseront leur valise, leur veste et iront encore attendre, debout devant la fenêtre, l’heure de la délivrance, et cette heure-là, je sais combien elle comptait pour toi.
Ce jour-là, tu es entré. Ton visage était triste et préoccupé. Tu m’as demandé pourquoi j’avais choisi de t’embarquer dans mon histoire et de t’y faire disparaître. Je n’ose pas dire mourir, et c’est pourtant bien ce que j’avais fait: j’avais utilisé ton nom pour un mort.
Je me suis obstinée. Comme toi. Nous étions deux obstinés, tous deux persuadés de devoir ramener l’autre à quelque chose. Toi, tu m’offrais un passage vers le temps, la mémoire et la raison. Rien que ça. Que pouvais-je te donner en retour ? T’embarquer avec moi, comme tu disais, te faire voir de près le fragile tunnel reliant ces limites entre la mort, la vie, la folie et l’oubli. Pas moins. Nous pouvons en rire à présent que le temps s’est à nouveau déposé en petites poussières bien alignées. Regarde-les ces petites poussières, elles sont bien propres maintenant, chacune à sa place, pas fossilisées, cristallisées plutôt, débarrassées des tremblements et des trépidations.
Au fond, si je grattais un peu cette poussière en fusion, cette lave maligne, dansant en scories dans ma tête, je pouvais sagement me dire que tu étais là devant moi, que tu n’avais jamais habité dans mon immeuble, et que de ce fait tu ne pouvais sûrement pas y être le jour de l’attentat. Comment aurais-je pu être soignée par un revenant? Seulement voilà, à ce fond, je n’avais que rarement accès, et sans attendre que tu aies dissipé ce « brouillard de mensonge », je me suis enfuie. J’étais en pleine confusion, c’est le moins qu’on puisse dire. Le temps, les êtres, les événements se mêlaient, l’explosion continuait dans ma tête, et tous ces éclats retombaient en désordre. Et comme ce désordre était devenu ma vie, je ne pouvais pas admettre que toi, Suleiman, tu ne sois pas l’un de ces éclats. Le brouillard, pour moi, c’est dans la réalité qu’il se répandait, au-delà de ce récit désordonné où je m’enfermais. Toi, il n’était pas question que tu deviennes une de ces formes grises, vivant dans cet espace auquel je n’avais plus accès.
Je suis partie. Je ne me souviens pas des détails de ce départ, seulement de la peur qui me portait. Une peur que je n’avais jamais ressentie et que j’observais comme une curiosité, la poussant devant moi, lui laissant l’initiative. Le jeu était malsain, mais j’y puisais des forces pour creuser dans le brouillard du réel et je n’en demandais pas plus.
Tu as eu la délicatesse de ne pas me faire rechercher. J’étais pourtant une criminelle. Je n’avais pas hésité à te voler ton nom pour le donner à un mort. Certes, cet homme avait existé sous un autre nom et une autre forme, mais ce n’était tout de même pas une raison. J’en conviens aujourd’hui et je te demande de me pardonner.
Je suis à New York, j’ai trouvé refuge chez une cousine éloignée de ma mère et son compagnon. Ils sont âgés, pourtant quand je les regarde vivre, c’est moi que je trouve vieille. Je me demande où ils trouvent une telle joie, une telle énergie dans leur générosité. Leur intérêt pour les autres semble inépuisable et, à leur contact, je respire mieux, je retrouve des forces pour travailler.
Nous habitons à Lower East Side, au douzième étage d’une tour, et il y en a encore huit au-dessus de nous. Toute la ville se déroule sous nos fenêtres, du pont de Brooklyn jusqu’aux gratte-ciel du centre de Manhattan. Deux ascenseurs conduisent nuit et jour les habitants à leur appartement, et le shabbat l’un des deux s’arrête automatiquement à tous les étages. À chaque niveau, il y a six appartements et les deux blocs sont reliés par un hall immense. Le sous-sol est une vaste buanderie. Ça fait deux cent quarante appartements, où vivent plus de cinq cents personnes. Tout un village à la verticale, avec ses règles précises. Dans l’ascenseur, on peut entendre parler anglais, yiddish, chinois, hébreu et espagnol. Je n’ai sûrement pas encore croisé un dixième des occupants. Mon anglais s’est amélioré et à la dernière réunion de locataires, j’ai accompagné ma cousine pour demander s’il était possible de photographier les habitants. Ça doit t’étonner, si tu te souviens à quel point j’étais réticente à l’idée de faire des portraits. Tu vois, j’ai changé. Je pars à la recherche des vivants, je ne me raconte plus de sornettes sur le fait que le portrait est une prise de pouvoir, ou je ne sais quoi. Et s’ils ne répondent pas tous ou refusent de me laisser entrer chez eux, peut-être se laisseront-ils photographier dans le hall ou la buanderie. Tu comprends, j’aimerais ne plus fermer les yeux sur des fantômes, j’aimerais les ouvrir sur des êtres vivants. Je veux que, cette fois, la cérémonie célèbre la joie et non la mort. Est-ce que la guérison s’est accomplie? Ou peut-être ne s’accomplit-elle pas, peut-être se dilue-t-elle seulement dans le cours du temps, parfois imperceptible, puis resurgissant dans l’apaisement. Peut-être aussi, dois-je te dire merci.
Il y a quelques jours, au café à côté de chez moi, j’ai trouvé cette photo.

C’est une invitation pour une petite exposition à quelques blocs d’ici. Tu auras une idée de ce à quoi ressemble ce que j’aperçois de ma fenêtre. Le photographe a coloré le premier rang d’immeubles en rouge, et laissé les autres en noir et blanc. Cette couleur rouge m’a rappelé la première page de mon carnet, la lumière dans ma chambre et dans le labo, cette fin d’après-midi si tranquille, quelques heures avant l’attentat, avant que tout ne bascule irrémédiablement.
Je t’envoie le tout. Photo et carnet. Peut-être comprendras-tu finalement que je n’avais nullement l’intention de falsifier cette histoire, mais que la matière de ce qui n’est plus désormais contenu que dans ce seul carnet avait été gravement amochée par l’explosion.
Il m’arrive encore de revoir ces images dans mon sommeil. C’est tout ce qu’il reste de cette retombée des cendres. Même en cherchant, en creusant encore au plus profond de ma mémoire, je n’en retrouverai pas plus. D’autres versions existent pour d’autres survivants, chacun a reçu sa part quand les poussières se sont déposées. Il est possible que rien ne concorde, que toutes ces mémoires accolées montrent chacune un immeuble différent où des êtres différents ont vécu. Et que chacun d’entre nous ait gardé de lui-même, vivant dans cet immeuble, une version inventée, non pas à partir de sa vie réelle, mais de sa vie rêvée. Nous ne le saurons pas. Là-bas nous avons vécu et là-bas nous ne sommes pas morts. Pourtant quand l’aube s’est levée, nous n’étions plus tout à fait vivants, et nous devions faire parler la poussière.
Toi, si tu ne m’as pas oubliée, écris-moi. Pour le carnet, tu peux le jeter après l’avoir lu ou avant de le lire. C’est un don, tu en fais l’usage que tu veux...
Elina


Il n’y avait pas d’adresse et je n’ai pas répondu. Peut-être la photo et le café étaient-ils des indices, peut-être les avais-tu évoqués pour me suggérer quelque chose? Si j’avais bondi dans un avion, si je t’avais cherchée dans le bas de Lower East Side, aurais-je eu suffisamment d’indications pour te trouver? Mais, comme souvent avec toi, il y avait un problème temporel. À en croire la date de l’exposition sur la carte et celle du cachet de la poste à Paris, cette lettre avait été envoyée des mois après avoir été écrite. Ou bien, une fois encore, tu avais tout inventé.

 



Carnet d’Elina, Tel-Aviv, été 2001

La lumière de fin d’après-midi projette des ombres rouges dans la chambre. Dans le labo aussi la lumière est rouge. Je la laisse s’écouler sur les photos, dans les sels d’argents qu’elle noircit et transforme en mercure. Pour la première fois depuis longtemps, tout concorde. C’est comme ça que je le ressens. La lumière, la ville, la mer, les bruits, les passants, la musique que j’écoute, et même les objets de la chambre, tout se frôle, se disjoint et se rassemble à nouveau dans un mouvement que les vagues, ruisselantes de lumière rouge, au bout de la rue, accompagnent. La ville est une extension de la mer, et ma chambre, une extension de la ville. Le téléphone sonne, je laisse sonner sans aucun agacement, je peux rappeler plus tard, je ne veux pas interrompre cet instant. J’essaye juste de former l’image qui correspond à cette voix hésitante et tranquille, s’exprimant dans une langue que je ne connaissais pas, il y a encore peu de temps, mais l’image se présente dans le contre-jour de l’après-midi et je ne peux en discerner que les contours. Des étrangers dans une ville qui se rejoignent, qui se donnent l’illusion d’exister quelque part, et y parviennent finalement à force de douceur. Tous ceux-là, que j’ai rencontrés ici, se sont glissés furtivement entre les vagues de la mer et les rues de la ville. Des funambules. Ils ne sont pas venus les mains vides, ils ont apporté un rêve, extrait de ceux qu’ils ont abandonnés derrière eux. Tous sont persuadés d’une chose qu’ils formulent en riant, à laquelle ils veulent croire: que ce lieu est au bord de l’écume comme une planète différente au bord de l’espace. Ils rient parfois de leur crédulité et n’en sont pas dupes. Qui a encore le choix quand ceux qui peuvent choisir pour eux, choisissent invariablement le pire?
Est-il possible de vivre en construisant tous les instants de sa vie à partir d’un matériau aussi fragile? C’est ce que tous tentent, et la dilution se fait. Quand elle ne se fait pas, ils rentrent dans leur coquille en espérant que le monde les oublie. De toutes leurs forces, ils s’accrochent à la fragilité, instinctivement. Rien d’autre ne leur a été donné. La lumière rouge se glisse sur la chambre. Une langue de feu. Mais au contraire des flammes, elle laisse les objets intacts et rayonnants.
Il y a des lieux sur la Terre où l’on ne peut échapper à la lumière. Cette ville en fait partie. Des brumes parfois montent de la mer, mais lorsque la lumière revient, elle est d’autant plus claire, d’autant plus vive.
Je cherche une musique à écouter, quelque chose à boire, je cherche ma deuxième sandale, je cherche mes cigarettes. Mon sac se vide, dévoilant le paquet de tabac, je me baisse pour le ramasser et la sandale apparaît. Je bois du thé froid, debout, en cherchant le CD de Coltrane, Live at the Village Vanguard, again! Le mot live contient soudain quelque chose de merveilleux. Coltrane live, again! Pouvoir dire comme ça: «ce soir je vais écouter Coltrane, j’ai un billet gratuit pour l’île des Bienheureux et, ce soir, c’est lui qui joue, vivant, à nouveau».
Tout s’arrange finalement, la vie est faite de tout et de rien, et le tout nous attire. Tout, représente la plénitude, et le rien ne représente pas. Rien, c’est cette musique-là, à cet instant qui ne reviendra pas. Rien, c’est la fraîcheur du thé, la prophétie de l’instant, la réunion des cercles en un point.
Je me suis endormie dans la lumière rouge de fin d’après-midi, tout en me demandant si la Planète rouge était Mars ou Vénus. J’aurais voulu que se soit Vénus, mais quelque chose me disait que je me trompais.
Lorsque je me suis réveillée, il faisait nuit et j’avais soif. J’ai enfilé ma deuxième sandale. Cette ville ne s’arrête jamais de vivre. Je voulais boire quelque chose au bord de la mer, marcher sur le sable, sentir le parfum iodé des vagues. J’avais juste envie de me glisser dans la douceur et la fragilité des heures de nuit. Avant de sortir, j’ai regardé une dernière fois la photo que je venais de terminer, un kiosque dans un quartier qui renaît de ses érosions. Je l’avais repéré dès mon arrivée. Il date des débuts de la ville. Il ouvre parfois, et l’on voit alors dans la pénombre des verres de lunettes qui scintillent, des cheveux touffus et gris, et, étalés devant cet homme entre deux âges, quelques journaux et des bonbons. C’est tout. J’ai photographié le kiosque fermé avec toutes ses cicatrices dans le bois et sa peinture écaillée.





Tel-Aviv, été 2005

J’ai relu, il y a quelques jours, cette page d’un vieux carnet qui avait glissé entre la doublure et le fond de ma valise. Elle fait partie de mes «récits de nulle part», de ceux que j’éparpille dans le temps. Cette page, pourtant, je peux très exactement la dater. Son écriture paresseuse a précédé, de quelques heures, la destruction de mon immeuble dans un attentat, et tous mes efforts vers l’insouciance ont été réduits à néant. C’est ce qui m’a poussée à revenir à Tel-Aviv. Pendant toutes ces années, où je me persuadais de ne jamais avoir à penser à un quelconque retour, je cherchais cette insouciance disparue. L’insouciance de ne plus être étrangère, ou d’être étrangère avec insouciance. Mais, invariablement, les souvenirs des odeurs de cendres et les formes des corps sous les linceuls arrêtaient d’un coup ma recherche. Avec la sévérité propre aux souvenirs tragiques. Personne n’en a jamais fini avec l’insouciance et la gravité, et moi non plus.
J’ai quitté sans regret les rives de l’Euphrate et le musée où reposent les mosaïques ressuscitées de Zeugma, le lac artificiel qui les a ensevelies avant qu’elles ne reviennent à la lumière, et l’ombre des pistachiers.

C’est l’été, et tout le Moyen-Orient est une fournaise que même les heures de nuit ne parviennent pas à apaiser. À Istanbul, je n’ai revu que le Bosphore, l’eau, le va-et-vient des bateaux, les édifices lointains, les mouvements. Les vestiges n’ont plus aucun attrait pour moi, et c’est aussi lié à cet événement. Peut-être n’ai-je continué à voyager que pour m’en éloigner. Donc, je suis là. Du temps a passé, que j’ai bouclé comme j’ai pu, nourri à ma façon, apaisé ou tourmenté selon les instants. Pourtant je suis revenue, un peu parjure, mais avais-je réellement juré? J’avais tout au plus promis d’emporter les traces et de les faire revivre dans la distance. Les promesses que l’on se fait à soi-même sont les plus difficiles à tenir.
J’ai retrouvé une chambre et l’éclairage particulier aux heures du soir. Un ventilateur tourne au plafond, dans la lumière bleue crépitent les insectes pris au piège. J’ai posé sur ma table les quelques objets, photos et lettres qui racontent ces crépitements, sans doute un peu d’usure s’y est déjà glissée avec des grains d’autres rives.

J’étais arrivée la première fois à Tel-Aviv sans aucune raison précise et cela semblait jeter un flou sur ma présence. J’étais incapable de répondre à la question angoissante de la «motivation». Ici, cette question revient inlassablement dans les conversations. La réponse, même si elle ne satisfait jamais, puisque la question revient inlassablement, doit être donnée avec fermeté, un certain tact, et être propre à déchaîner un flot d’autres questions secondaires, auxquelles d’autres réponses doivent être données, si possible avec une ouverture sur la biographie du questionné, et pouvant donner lieu à toute une série d’autres questions. Tout cela s’est rapidement avéré pénible pour moi. D’une part, je ne peux imaginer une relation d’amitié entre des individus débutant par un interrogatoire, d’autre part, à cette époque, je ne maîtrisais suffisamment aucune des langues de mes interlocuteurs. Je restais donc quelqu’un de flou, de vague, peut-être une mystificatrice. Comment avais-je pu, comme je l’affirmais, parcourir le monde en parlant aussi mal l’anglais? Pouvais-je leur dire que je cherchais le silence? C’était hors de propos. Pouvais-je leur dire que jamais je n’avais été autant en paix avec moi-même et le monde que dans les pays où je ne comprenais pas un traître mot du langage qui m’entourait, mais où je déchiffrais les signes, les gestes, et les visages, sans poser de questions? Ils auraient souri de ma naïveté. C’était pourtant le cas, même dans cette ville, du moins dans les intervalles où je ne tombais pas sur un questionneur. Et j’étais donc seule, de cette solitude particulière qu’accordent les villes. Il m’arrivait parfois de chercher une réponse à leurs questions: pourquoi étais-je venue ici? Plus je cherchais et plus la réponse s’évaporait dans l’absurdité de la question. Je photographiais, je m’étais fixée cette tâche. Et comment leur expliquer que la photo est un exercice silencieux, figé, qui exige avant tout une certaine disposition à se mettre en apnée, à s’immobiliser pour immobiliser l’image, pour absorber le plus de netteté possible de quelque chose qui ne cesse de se brouiller, de faire des bavures, des vagues, de créer des remous. Le grand spectacle de la réalité, que tous ceux qui ne sont ni reporters ni photographes d’art s’amusent par simple curiosité à saisir dans une cellule, une simple cellule sanguine du réel, contenant peut-être avec un peu de chance, toute l’histoire génétique de ce même réel, si fantastique finalement, à y bien regarder, qu’il dépasse toujours la fiction, dans un sens ou dans un autre. Avec les années, j’avais dû commencé à me figer, à m’engourdir dans le tourbillon, et tout en continuant à bouger, il est possible que je sois restée immobile, de plus en plus familiarisée avec ces bouts de papier rectangulaires, toujours le même format noir et blanc, avec parfois, le luxe d’une tache de couleur, mais non sans en avoir au préalable débattu en silence avec l’image elle-même. Jusqu’à me demander si finalement ce n’est pas elle qui a toujours le dernier mot, et jusqu’à m’enfoncer de plus en plus loin dans l’objectif, jusqu’à désirer être engloutie dans ces images qui me volent bien plus de moi-même que je ne les vole, et arrachent, sûrement et patiemment, les derniers lambeaux de l’apparence pour s’en parer. Pouvais-je expliquer ça? Alors que je suis à peine capable de me l’expliquer à moi-même? Que je ne peux plus être «invisible sans aucun secret à préserver», comme dit Bob Dylan, et que toutes ces images que j’ai isolées de l’ensemble forment un espace, un lieu où je n’irai jamais, mais qui irrésistiblement m’attire, me fait croire à son existence. Un lieu de silence, d’immobilité, un arrêt sur images. Un temps un peu décalé, pas un autre temps, un petit glissement, comme quand le buvard a bougé sur l’encre fraîche et que la ligne bave et déborde un peu.
Et c’était tout ça que je ne pouvais pas dire, aussi je me contentais du bonjour quotidien des commerçants de mon quartier, je buvais un café, seule, ravie par le sourire de la serveuse, et ne lisant pas le journal que j’étais incapable de déchiffrer. Je ne vivais pas comme eux. Non, je déchiffrais. J’étais entièrement occupée à déchiffrer. Et je commençais à me faire une idée de ce que je faisais là. En même temps, les mots commençaient à prendre tournure, je me surprenais à comprendre parfois une phrase entière. Et cela m’épouvantait. Je craignais qu’avec la compréhension des mots les choses s’amenuisent, reprennent leur place. J’aurais pu alors me bercer de douces illusions, me raconter que j’étais enfin arrivée quelque part, que l’ancre était enfin jetée. Et si je le craignais tant c’est que je savais en être totalement incapable. Incapable de m’enraciner.

Je suis née et j’ai grandi dans une ville qui contient un nombre d’habitants égal à celui de ce pays tout entier. À l’époque où elle était encore cosmopolite. Dans une chambre minuscule, à ras des étoiles, des nuages et des cheminées. Il m’est absolument impossible de dire: «Chez moi, mes racines, mon terroir.» À la manière orgueilleuse des pauvres et des sans-clocher, je me suis glorifiée de n’être de nulle part. Sans terre, sans retour vers un village, et sans la petite clochette qui tinte au-dessus de la porte pour dire: «Mais c’est la petite machin, elle est revenue, et c’est pour longtemps cette fois?» Non. Pas de ça. Que je le veuille ou non, ça n’existe pas. Même la chambre minuscule changeait. Parfois un peu plus spacieuse, mais toujours ouvrant sur le ciel et toujours avec les toilettes au fond du couloir. Cela ajoutait une extension à la chambre, même si c’était une extension commune et ôtait toute illusion sur la propriété et le privé. Donc je n’étais même pas d’un quartier, et avais l’avantage d’en connaître plusieurs.

Restait l’enchantement de l’été. La chaleur torride sous le zinc repoussait les murs, éparpillait l’espace dans les filets de soleil et de poussières, liquéfiait la chambre. Puis le départ approchait vers ces lieux qui hantaient tous les récits de l’hiver glacial sous les toits. Tous les souvenirs de lointains bonheurs d’un temps révolu aussi bien qu’à venir, des souvenirs non advenus que dans les récits de l’hiver. Comment comprendre que l’on puisse porter en soi des temps de parenthèses, des temps lumineux sans place dans le temps? Je ne sais pas, mais je suis certaine qu’ils avaient un rivage, un seul, même si ce rivage changeait avec la vie. La Méditerranée était le grain à grain de cette mémoire pétrifiée. Comment raconter l’espace qui alors s’offrait à moi? Le monde, ce qu’on appelle le monde pour un enfant des villes, c’est d’abord et avant tout, un mot. Monde. Ça prend des formes familières, l’escalier est le monde, le placard sous l’évier est le monde, le tunnel du métro est le monde, la tache d’ombre dans le square est le monde, la neige sur les toits est le monde, un livre est le monde. Mais le monde n’est pas monde tant que le regard ne s’est pas confronté à l’espace qui se déroule jusqu’à l’horizon, jusqu’à la mer, et plus loin, encore plus loin, battant enfin des récits de mots régurgités sur les choses réelles, traverse l’espace et comprend que là-bas vivent d’une vie réelle ceux que l’on ne connaît que sous forme de mots, dans le papier et l’encre. Pour moi, enfant, le monde était la mer, et l’hiver une attente comblée par les récits de la mer. Et la mer était la Méditerranée. C’est pourquoi je ne parlais que les langues latines et restais fermée aux langues du nord. L’été était cyprès et olivier, terre sèche et ocre et jaune, lit desséché des rivières que je ne voyais jamais couler, ne connaissant pas l’hiver en ces lieux. J’aimais la sécheresse et les épineux, j’aimais les chèvres maigres, le sable crissant sous les pas, et les crissements des cigales qui les accompagnaient. J’aimais la fournaise, les pierres friables, l’immobilité de l’air, sa dureté, les mélanges d’argiles, leurs blancs crayeux avec les jaunes safran et les ocres rouge sang. Les visages ridés sous les foulards noirs, l’odeur des tissus rongés de poussière sèche, lavés dans les eaux sablonneuses, séchés dans le midi torride. Les matins sans rosée, les feuilles des oliviers déjà métalliques dans l’aube, les marbres de la mer dissous dans le sel. J’aimais ce monde et son histoire. Peut-être aurais-je pu répondre à leurs questions, tout de même, mais pouvais-je leur dire que je cherchais ici des vestiges, des ombres, la sécheresse de l’été, des profils de femmes âgées à la langue aussi suave que rocailleuse? Le dire m’aurait anéantie comme ce monde l’a été. Mais sans doute l’était-il déjà puisque je n’en connaissais que ses récits et ses échos dans le dernier éblouissement du crépuscule de mon enfance. On ne peut pas être d’un souvenir, cette identité ne suffit pas, alors je ne suis de nulle part. Et ne prends pas part aux questionnements.

Qui sont ces funambules dont mon carnet me donne des nouvelles imprécises? Quelques-uns parmi la multitude, il y en a toujours. Ils se signalent doucement, parfois si discrètement qu’on ne les perçoit pas, mais ceux-là, je les ai saisis. Ils avaient tous un point commun que je ne pouvais écarter, ils venaient d’ailleurs et semblaient surpris d’être arrivés quelque part. Ils ne posaient pas de questions. Nos rencontres, les leurs, je ne sais plus comment remonter le fil du temps, ni même si un fil est resté suspendu dans l’espace détruit, doublement détruit. Ni nos paroles, ni nos rires ne se mêleront plus. La bêtise triomphante, sans les voir et sans réfléchir, a parachevé son œuvre une fois de plus.

Je ne me souviens pas de leurs noms, il faudra les réinventer à même les traits d’ombre d’un seul visage, captif d’un papier mat à grains très fins. Et d’un seul visage anonyme parmi une foule tout aussi anonyme, il faudra composer un portrait de groupe. Dire, oui,  là, dans cette pommette, dans la forme de cette arcade sourcilière, dans ces plis autour de la bouche, je les reconnais. Ce sera bien sûr approximatif et, de cette matière sans relief du papier, de ces gris et de ces noirs qui indiquent la couleur sans jamais la préciser, il faudra patiemment extraire leurs noms.

 

Je vais tout droit vers la rue, mes pieds ne me demandent pas mon avis. Je n’ai aucune idée de ce qu’ils cherchent, je leur fais confiance, ce sont des pieds robustes. J’ai beaucoup marché dans ma vie, parcouru de longues distances à pied, ils ne m’ont jamais trahie. Ces pieds-là sont capables d’aller jusqu’aux portes de l’au-delà sans se plaindre. Je traverse le boulevard, la lumière du soir est bleutée, les feuilles des ficus frémissent sous le vent de la mer. J’ai déjà fait ce trajet des centaines de fois, et puis il y eut la dernière fois, celle des ruines. Plus j’approche, plus mes yeux se ferment, plus mon pas ralentit. Ce n’est pas un immeuble, une construction, que je cherche, je ne sais pas précisément ce que je cherche.

 

La dernière fois, la rue tout entière avait une odeur de suie. Une odeur étrangère à cette ville. L’immeuble était encerclé de rubans orange accrochés à des piquets de métal. Il nous était signifié que le danger n’était pas totalement écarté, que des pans de murs pouvaient encore tomber, que des objets pouvaient encore nous blesser. Que toutes sortes de matières, jusque-là inoffensives, pouvaient, par leur mise à nu, soudain s’en prendre à nous. Ce lieu était maintenant investi d’un étrange pouvoir de mort. Mais je n’avais pas l’intention d’entrer, je ne cherchais pas des traces matérielles, ni des débris. Je ne suis pas naufrageuse. Je voulais seulement observer.

Un pas s’est rapproché de moi, je me suis retournée. C’était Amos. Je l’avais souvent aperçu, entrant et sortant furtivement de l’immeuble, toujours seul, et disparaissant pour de longues semaines. Je le regardais aller et venir, sentant qu’un long passage de l’histoire de ce pays était imprimé dans ses rides et sa démarche. Je ne savais pas alors à quel point les cicatrices étaient profondément creusées. Je ne savais pas non plus, lorsque je l’avais rencontré quelques jours après l’attentat, lorsqu’au cours de la cérémonie en souvenirs des morts j’avais entendu pour la première fois son histoire, à quel point l’amitié qui allait nous unir s’imprimerait à son tour si profondément dans ma mémoire qu’elle deviendrait l’empreinte même de cette période de ma vie, de celles que les archéologues du temps futur pourraient décrypter si ça leur chante, pour étudier, comme sur une empreinte fossile, les liens d’amitié unissant les êtres en des temps révolus.

 

Il m’a dépassée sans me voir, a soulevé le ruban orange, et il est entré. J’ai vu sa silhouette disparaître dans les ruines, j’entendais encore son pas, et j’ai changé d’avis, je l’ai suivi. Si je ne l’avais pas fait, je n’aurais jamais plus entendu sa voix hésitante, contournant le bégaiement, faisant revivre une autre voix disparue depuis longtemps et s’accordant pour moi au registre des voix minérales. De ces voix pour parler aux fantômes, aux ombres, de ces voix orphiques qui transforment les mots en gisements.

Un étrange dialogue décousu a commencé entre nous. Nous étions les envoyés d’une puissance extérieure, des ambassadeurs venus de galaxies lointaines. Nous prenions soin de reconstituer les faits, nous rendions compte de notre absence. Nos doigts touchaient les objets. Nous essuyions, nous effacions, avec des gestes d’archéologues et des mots de voyants. Épuisés, nous nous sommes assis sur les marches. Amos m’a frotté la joue, elle était noircie, j’ai enlevé un débris accroché à sa chemise. Nous avions l’un pour l’autre des attentions de rescapés. Comme si nous devions à tout prix nous mettre en situation, pour recommencer à vivre, à avancer, pour retrouver le fil. Ou du moins essayer. «On va essayer», a-t-il dit. Il était inutile d’insister, de poser des questions pour savoir que depuis des années, il allait de par le monde en promenant ses morts, et que chaque instant de sa vie était ourlé par le souvenir et l’évocation. Il parlait par amorces, il distillait des bribes de lui dans des phrases, je reconnaissais des mots, je reconstruisais après coup. Je ne lui ai pas dit, alors, que je ne maîtrisais pas encore très bien la langue qu’il parlait, l’entendre par sa voix était un privilège. Je l’écoutais nommer les objets que je prenais dans mes mains pour les reposer. Une clé, une boucle d’oreilles, une boîte, un peigne. Machinalement, je les rangeais par ordre de grandeur, il venait derrière moi, et les disposait en cercle.

Nous avons continué notre progression, sales, recouverts de poussière et de suie. Au loin, la ville continuait à respirer. Le souffle retenu, nous traversions les ruines en apnée. Le soir décolorait les pans de murs détruits et les portes descellées. Nous allions lentement, dans un noir-blanc et gris, puis la nuit nous a immobilisés. Assis, nous avons écouté les voix des ruines, ses grincements, ses gémissements, ses craquements de navire. C’était tout ce qu’il restait des vies qui s’étaient déroulées ici. De la poussière, un chuintement, des gravats. Les ruines du présent sont terribles, le temps n’a pas passé pour nous les rendre supportables. Sous la poussière, nous voyons encore les restes de nourriture, les choses familières. Tout ce qui témoigne et ne sera pourtant pas retenu.

Nous regardions en silence. Nous fermions les yeux et le miracle s’accomplissait. La remontée du temps, le retour à l’instant qui précède le désastre. En un clignement de paupières, nous les voyions s’éparpiller dans l’escalier. Chacun reprenait sa place et la vie recommençait. Un souffle d’air a soulevé un peu de poussière, tourné la page d’un livre brûlé. Tout est redevenu silencieux, immobile. Nous sommes restés sans bouger, le souffle retenu, hésitant dans nos décisions. Amos cherchait un caillou, moi, je n’osais pas même fouiller parmi les débris. J’avais peur de trouver, peur d’avoir à admettre que j’avais vécu en ce lieu. C’est idiot, a-t-il dit, chercher un simple caillou, alors que… Il s’était levé lentement, je l’ai vu se baisser et ramasser quelque chose. Je l’ai entendu dire en s’éloignant: «Ce qu’il faudrait maintenant, c’est un déluge pour emporter tout ça à la mer. J’ai du mal à supporter l’idée que tout finira dans une décharge. Oui, un fleuve, c’est ce qu’il nous faudrait, mais on ne lave pas les souvenirs, tu ne crois pas?» Je ne disais rien, je le regardais s’éloigner, j’entendais sa voix de plus en plus lointaine. Je voyais les escaliers ruisseler et les murs se liquéfier, et soudain j’ai été seule. Je n’entendais même plus son pas. Il ne m’avait laissé que sa vision d’un déluge lavant en silence les derniers vestiges de leurs vies, jusqu’à ce qu’il n’en reste que du friable, du sédiment.

J’ai gratté un peu de poussière sur les gravats et je l’ai mise dans ma poche. Puis à mon tour, je me suis levée et je l’ai rejoint. Nous avons observé les immeubles de la rue, les rectangles de lumière, le souffle léger dans les palmes, une silhouette passant dans l’encadrement d’une fenêtre, et nous nous sommes regardés. Nous n’avions pas besoin de parler pour savoir que nous pensions la même chose. Alors, rapidement, nous nous sommes éloignés. À cet instant, ce que nous portions avec nous n’avait plus rien à voir avec la vie. Amos a posé sa main sur mon épaule, il m’a dit: «Ne t’inquiète pas, en hébreu le mot vie est toujours au pluriel, ce n’est sûrement pas un hasard. Il t’en reste encore quelques-unes à explorer.» De lui, de ses vies, il n’a pas parlé.

Plus tard, à la lumière d’un réverbère, il m’a montré le caillou. Il l’avait ramassé sur une plage, très loin d’ici, au bord d’un océan. C’était un caillou pyramidal, rouge, ocre, et noir, au centre, on voyait un oeil. Il me l’a donné sans explication. Je l’ai mis dans ma poche. J’ai compris que les morts n’ont pas la possibilité d’emporter des objets avec eux. J’ai compris qu’il avait renoncé à explorer ses autres vies possibles.

 

Il est là, posé sur ma table, dans ma chambre dont je ne suis pas sortie. À quoi bon? Retourner sur les lieux est inutile, un immeuble a été reconstruit, des gens inconnus l’habitent, qui ne comprendraient pas pourquoi cette passante scrute leurs fenêtres et leurs balcons. L’oeil du caillou est exercé à voir les couleurs secrètes de la nuit, elles se sont diluées dans ses grains. Nul besoin d’aller et de faire le constat de l’oubli et de l’effacement, le hasard des formes a donné un regard à cette pierre. Faudrait-il le méconnaître?

 

Qui était Amos? Et quel était cet événement? A-t-il scellé notre amitié ou l’a-t-il rendue nécessaire? Nous avions en commun une absence, nous n’étions rescapés que par le lien ténu qui nous unissait à ces morts.

Amos était une voix. Elle résonnait dans la cécité linguistique qui traçait des lignes d’ombre sur les paroles. Des aveuglements perpétuels ouvraient des abîmes dans la ligne du temps. Je trébuchais, je tombais dans des vides. On me parlait, et les mots transmués en météorites se percutaient et créaient des trous noirs. Un enfant furieux barbouillait de fusain les paroles. Je m’habituais à ce sillage de poudre noire. Le poulpe lui aussi jette un filet d’encre sur les traces de ses pieds multiples, et j’avais de bonnes raisons pour connaître ces visiteurs des mers descendus des étoiles. À leur manière rapide, ils m’ont appris l’alphabet des comètes marines, l’alpha et l’oméga des confins de mer délayés dans un trou de sable, à la mesure d’un regard d’enfant, illimité et minuscule, propre à rassurer les craintes maternelles. Le premier céphalopode de ma dynastie n’avait pas de nom, les étoiles marines n’ont pas été nommées pour guider les navigations. Nous nous tourmentions l’un l’autre. Moi, pour le voir s’envelopper d’encre, lui, pour m’en apprendre la brûlure. J’avais sept ans, je lisais Homère, cachée dans le sable et les rochers, le poulpe s’ennuyait dans son trou d’un ennui télépathique. Il connaissait tout ça par coeur, et tentait par des signaux d’encre noire de m’apprendre ce que je n’ai su que longtemps plus tard. Le poète aveugle n’était pas le plus sage des hommes, des enfants l’ont trompé par une simple énigme, et j’avançais entravée par des filets linguistiques, la langue gonflée d’un poison noir, ficelée dans des bandelettes de mots sans césure. Un seul mot effilé à l’infini me crevait les yeux. Toute parole m’ôtait la vue, tout silence ramenait la lumière. Puis Amos, et sa voix, et son bégaiement léger, un écho suffisant pour déchirer le voile de ce mot perpétuel.

Je connaissais cette voix, transmuée dans l’alchimie d’une autre langue, elle continuait à distiller ses coulées aurifères, les mots se ciselaient d’eux-mêmes par leurs trébuchements. Elle me ramenait vers les heures pluvieuses d’un hiver, alors qu’abandonnant les agitations de l’adolescence, je venais m’asseoir et soigner mes engelures au bord d’une cheminée, pour écouter la voix de Roger Blin. Ce que cette voix m’a enseigné, je ne peux en faire le décompte, mais sans doute, avant tout, m’a-t-elle appris le sonore, la syllabe, la grammaire de l’ombre, l’écho, l’incantation, le voyage à rebours du Léthé, la résonance. Voix visuelle, voyante, munie de doigts pour tâtonner à travers les strophes et les allitérations, et pour gratter, à coups d’ongles, le verni mortifère de la déclamation. Une voix, ni de basse, ni de gorge, une voix d’inquiétude, veillant sur la préparation des mots, sur la décision des phonèmes. Insensible à tout ordre social, n’exprimant ni le séculier ni la prière, elle retrouvait l’instant qui précède le texte et son immobilité, elle me faisait entrer dans le chaudron où le poète jette les racines et les rhizomes, et je les suivais, libérée de la compréhension, de la dissertation, de l’explication, tout occupée à replier les mots que son bégaiement déployait. La neige tombait et il lisait à haute voix, Artaud et Whitman, Beckett et Baudelaire. Je faisais partie d’une tribu d’enfants perdus, qu’il recueillait un à un, dans une offrande de poésie et de célébration des morts. Nous ne nous connaissions pas, nous n’étions pas curieux les uns des autres, mais nous savions que nos regards dissipaient la poussière sur le désordre qui, dangereusement, entourait la cheminée, et, arrêtant le geste vers le feu, empêchait la dernière célébration, celle du sacrifice des souvenirs tangibles. Un jour, il insista pour m’offrir des manuscrits d’Artaud, et de mon refus, je garde une grande fierté. Pas un instant je n’ai pensé à leur valeur marchande. Je n’ai vu que la détresse d’un homme, faisant jour après jour le constat de sa solitude. Pour ne pas le froisser, je m’en suis tirée par une pirouette, lui demandant de les garder pour moi, prenant bien soin ensuite de ne pas le lui rappeler.

Tous les lieux où nous allions étaient peuplés de ses fantômes, de leur misère, de leur errance dans des temps non paraboliques, alors que les toits de la ville ne dressaient pas d’antennes vers les étoiles de la bêtise, quand les rives du fleuve ne vibraient pas sous les roues, mais sous les pas. Dans le Paris de Pompidou, alors que déjà les tuyaux de Beaubourg, à peine assemblés, commençaient à rouiller, et que les voix sur berges condamnaient la Seine au vacarme, je mêlais ses souvenirs aux miens. Il avait perdu ses amis et son monde. J’avais perdu mon enfance. La ville avait perdu sa voix. J’avais dix-huit ans, lui plus de soixante, mais nous étions tous deux des fossiles, pétrifiés par les bruits nouveaux, les ordres nouveaux, les maladies intestinales d’un président qui lâchait les gaz sur une «ville si belle, que nous préférions y être pauvres que riches nulle part ailleurs». Pauvres, nous le sommes restés, par méconnaissance des faits nouveaux, mais nous sommes partis, lui dans la mort, moi dans le voyage perpétuel aussi bien qu’immobile.

Et un soir, la voix d’Amos et son visage de pierre ponce, comme si tous les volcans du monde l’avaient roulé sur leurs flancs avant de le rejeter enfin, là, au bord de ces ruines, un soir de vent jaune du désert. Dans la chaleur de limaille du sharav, sa voix et son visage s’adaptaient comme un gant sur une main. Il aurait pu paraître inconvenant qu’une femme encore jeune observe, avec tant d’insistance, un homme qui n’était certes pas un vieillard, mais nous avions perçu l’un de l’autre quelque chose que bien peu percevaient: notre détachement. Je lui ai parlé de cet ami disparu, il m’a parlé de sa fille défunte. Le tout à petits pas, contournant avec pudeur tout élément intime. Avec la difficulté de la langue, les parenthèses ne s’ouvraient pas, ni la connivence facile. Le vent de sable recomposait la ville autour de nous, l’effaçait pour la faire renaître dans son érosion, et la chaleur pesait sur ces mots antiques. Comme il m’était difficile de parler d’un temps de jeunesse avec ces mots plusieurs fois millénaires, comme il nous était difficile de parler de nos morts avec ces mots ressuscités. Ils étaient morts hier, et cette langue biblique les confondait avec les tribus du désert. Mais peut-être suis-je allée trop vite, car si j’ai suivi Amos dans les ruines, c’est que je connaissais déjà son nom et sa voix, et qu’une fois de plus, elles étaient liées à la célébration. Ou peut-être ne suis-je pas allée trop vite, mais n’ai-je fait qu’encercler ces souvenirs, que tourner et tourner pour ne pas parvenir au centre. Au centre qu’y a-t-il? L’événement? La mort des enfants, celle des amis? Il faudra se résoudre à parler de l’événement comme de la mort des enfants, ou peut-être revenir à ce moment où s’arrête la page dans le carnet. À cette nuit. Au moment où la voyageuse quitte sa chambre et disparaît entre les tamariniers (si ce sont des tamariniers), et au moment où elle réapparaît à l’aube, entre ces mêmes arbustes, rassasiée d’errance et de parfums de mer.

 

 

Tel-Aviv, 2001

 

Simple intuition. Je ne trouve rien d’autre à répéter devant les corps calcinés et les décombres de l’immeuble qui abritait ce qui, quelques heures auparavant, était le décor de nos vies. Des sirènes, des cris, des coups de marteaux, sur quoi pouvaient-ils taper? Commençaient-ils déjà à reconstruire? Allaient-ils aussi reconstruire les corps et les visages? Dans la lumière des gyrophares, je me suis souvenue: Mars est la Planète rouge et Mars est le dieu de la guerre. Ont-ils déclaré la guerre au sommeil et aux heures de nuit, à des corps couchés, à des corps enlacés? À des enfants? Une lame de rasoir immense et démente a déchiqueté leur sommeil. Ici, il y a encore des flammes, là, un corps vivant, plus loin, cendres et fumées. Partout la dispersion et les stridences.

Le vent doux de la nuit portait des odeurs de cendres, de suie, et même le parfum des arbustes dont je n’avais jamais connu le nom. Pourquoi étais-je sortie en pleine nuit? Pourquoi ce soudain besoin de marcher, de voir la mer, de boire quelque chose de frais? Simple intuition. L’insomnie et l’intuition s’étaient alliées pour faire que je sois là, regardant des morts, des morts pour rien, que je n’ai pas connus vivants. Pour voir partir en fumée des papiers, des photos, un an de travail, tout ce qui reste irremplaçable, et le remplaçable. Les objets vains d’une vie qui peut disparaître comme ça, pour rien, pour des revendications, des choses qui échappent de toute façon, qui demain n’auront plus cours. Des gens, voulant se donner de l’importance, tuent des gens qu’ils considèrent sans importance, et quelques jours plus tard, c’est déjà oublié. Les revendications d’hier ne sont plus celles d’aujourd’hui. Reste l’irremplaçable, les corps, les visages, ceux qui sont morts, ceux qui les pleurent sans comprendre.

Un jour, avant mon départ, je parlais avec un ami. C’était quelques mois après le début de ces attentats, ne tuant que des gens au hasard de lieux imprévisibles. Il m’a dit: «Bientôt, il ne nous restera que l’intuition. Faire face ne signifiera pas grand-chose. On ne regarde pas dans les yeux ce qui est aveugle, et souviens-toi que le monde, cette chose immense et vague qui porte des milliards de pensées et de sentiments et n’en exprime qu’une minuscule partie, le monde ne pardonne jamais à la victime. Quand les rôles sont distribués pour le drame, personne n’a plus le droit de rejeter son costume et de s’opposer au destin qu’on lui a désigné...» Et pourtant, cette nuit, loin de lui, je contemple les ruines du destin que d’autres ont décidé pour moi, et je regarde tourbillonner les cendres, ici, dans ce pays qui n’est pas le mien, moi, qui n’ai pas de pays où faire valoir mes droits, mais qui suis en vie, alors que d’autres, attachés à cette terre, sont morts. Simple intuition. Insomnie de l’exilée, allant guetter dans le roulement des vagues le reflet de ses racines diluées. Quand je serai grande, je serai marin... «... mais pour être marin il faut être un garçon, pour être marin, il faut avoir le pied marin et une terre où revenir et un drapeau à accrocher au mât». À quoi bon naviguer seule sur la mer quand déjà on navigue seule sur la terre avec un pied marin et l’autre volatile? Alors je serai oiseau d’eau de mer, mais je ne resterai pas là, parce que je ne comprends pas ce qu’on veut de moi. «Ailleurs non plus, tu ne comprendras pas, ailleurs non plus.»

 

Je me suis assise par terre, plus rien jamais ne pourrait me faire lever. Je me ratatinais sur la chaussée. Je savais, soudain. Soudain, j’avais un savoir immense. Toute une encyclopédie humaine grouillait en moi. Je connaissais tout, les corps sous les plastiques, leurs noms, leurs vies, leurs espoirs, leurs regrets, tout. Devrais-je tout raconter? Serais-je la seule à devoir rendre compte de dizaines de vies? On va m’enfermer dans une pièce et il me faudra, jour après jour, faire vivre et revivre les habitants de l’immeuble, moi seule, détail par détail, habitude par habitude, leurs goûts, leurs erreurs répétées, leurs engueulades, leurs réconciliations… C’est alors que j’ai réalisé que désormais j’étais une survivante.

— Vous étiez sortie quand l’immeuble a explosé?

— Simple intuition. Je voulais voir la mer.

Et puis j’ai marché jusqu’à ce que mes jambes soient des fils tressés. Marché jusqu’à la fin de la ville, là où commence le chaos, et puis encore jusqu’au bout du chaos, là où commence une autre ville. Je n’avais fait que tourner autour de la maison, et le chaos était en moi. Il faudra ne pas oublier de devenir schizophrène, il faudra réinventer mes souvenirs, souffler sur les cendres pour les faire tourner, apprendre l’autre côté de la mémoire. Ma vie est une boule de papier incandescente. C’est une chose dérisoire la survivance, la une des journaux de papier, une fois par siècle, un nombre dérisoire de victimes, un nombre dérisoire de survivants. On en reparlera après l’enquête. Ceux qui ont accompli l’attentat en ont accompli d’autres.

  

 

Accomplir, on peut dire «accomplir», comme pour un travail, une tâche, une oeuvre. Les mots sont mystérieux, ils ne reculent devant aucun paradoxe. La mort de quelques individus déraisonnables a pour raison la revendication d’un groupe d’autres individus raisonnables. Leur mort est liée à une revendication à laquelle, eux, les vivants déraisonnables, n’avaient pas le pouvoir de répondre. Mais morts, il faudrait qu’ils aient ce pouvoir? Ils vont rejoindre une liste de victimes. Quand le nombre sera-t-il suffisant?

 

En tant que survivante, je demande l’anonymat. Je ne veux pas qu’ils sachent qui ils n’ont pas tué. Je ne suis plus vivante, je suis non morte, et tous les riens qui accompagnaient ma vie sont détruits. Il me reste la jeunesse et l’espoir. Il faut se raccrocher à ce genre de formules, paraît-il. Le pire ce serait d’avoir l’âge du fils de mes voisins, huit ans, d’être seul, de se retrouver, en pleine nuit, meurtri, et de savoir que son père, sa mère et sa petite soeur sont partis en fumée, que sa chambre, ses jouets, sont un petit tas de décombres. Certainement que le travail en cours, et quelques babioles, à côté, ce n’est rien du tout. Très certainement, ça ne fait pas l’ombre d’un doute. Mais ça veut dire que le pire est arrivé, et que ce pire nous le partageons, lui et moi, et que jeunesse et espoir n’ont plus grande importance. Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir en faire lui et moi, de la jeunesse et de l’espoir dans ce monde? J’ai beau me forcer à lui sourire, il ne parle pas, ne bouge pas, si j’essaie de le toucher il retire sa main, doucement, fermement. Puis, je sens qu’il s’éveille. Il secoue la tête légèrement pour en chasser les fils qui l’enserrent. Je sais ce qu’il ressent, l’impression d’être cousu, entouré de fils, dans une poche de non-sens. Difficilement, comme si sa voix venait d’une autre vie, il dit: «Ani Tomi, ani ben shmone» et, enfin, il éclate en sanglots. Il pleure, il revient à la vie. Il pose sa tête sur mon épaule. Elle est légère et chaude. On nous tend à boire, on vérifie sa perfusion. «Il n’est que contusionné, c’est sans gravité.» C’est ça, «sans gravité». Nous sommes en apesanteur lui et moi. Comment pourrions-nous encore toucher le sol? Nous sommes, désormais, destinés à atteindre les étoiles. Nous n’avons pas le choix. La Terre nous a vomis dans une poche de non-sens, lui avec ses mains toutes petites, moi avec mes grandes mains. Ses mains se sont glissées entre les miennes. Il somnole d’une somnolence sans gravité. L’aube se lève, incolore, sur un jour humide et sans heures, un jour perdu dans un calendrier parallèle. Il y aura un matin, il y aura un midi, un soir, mais les gestes seront étrangers à l’écoulement du temps. Je n’allumerai pas l’ordinateur dans la pénombre fraîche, je ne ferai pas la lessive en regardant le manège des hirondelles, je ne mangerai pas ce que j’ai acheté la veille. Tomi n’ira pas à l’école. Il cherchera un coin où déposer sa vie d’enfant. Il touchera des dédommagements pour s’acheter une nouvelle vie, de nouveaux parents, une nouvelle petite soeur, un nouvel espoir. Un jour, nous formerons une grande tribu de survivants, on nous donnera une terre pour qu’on vive entre nous, ou une étoile dans une autre galaxie. Ici, nous serions un reproche vivant pour ceux dont la cause aura finalement été reconnue. Nous serons tous musiciens, astronautes, poètes, un peu tout ça à la fois, ou mélomanes. Nous n’aurons pas même à bannir quoi que ce soit, simplement nous n’y penserons pas. Les journaux, l’information, la revendication, les frontières, les explosifs, les allumettes, la famille, la patrie, seront inexistants. Nous parlerons le langage des dauphins. Seuls les poèmes seront écrits dans la langue de chacun, et nous les lirons en silence. Nos oeuvres d’art seront mêlées à la terre de la planète et n’appartiendront à personne…

On détachait Tomi de moi. «Écoute, n’oublie pas, un jour, quand nous devrons partir sur notre nouvelle planète, la planète des survivants, tu me chercheras, et je te chercherai aussi, promis?» Il m’a fait un petit signe. Alors, enfin, moi aussi, j’ai pleuré.

Pas longtemps, je n’ai jamais été une pleurnicheuse. Curieusement, personne ne s’est vraiment intéressé à moi. J’ai compris que c’était parce que je n’étais pas là pendant l’explosion, j’étais une survivante d’un genre spécial. Hors jeu. Une tricheuse en quelque sorte. J’avais mes papiers, un peu d’argent, ma carte bancaire et des vêtements, sales mais corrects. J’avais même encore ma clé, la clé du cosmos. Ce qu’il fallait maintenant, c’était trouver la serrure. On m’a proposé un centre d’accueil, j’ai dit que je ne préférais pas. Dans l’après-midi je devais me présenter pour une déposition, j’étais libre comme l’air chargé de cendres qui entourait ma maison.

— Au fait mademoiselle, vous n’êtes pas d’ici?

— Vous voulez dire «ici»?

J’ai désigné les ruines.

— Vous avez un accent... C’est pas de chance, votre séjour est drôlement gâché, vous venez d’où?

— De Zugma.

Silence.

— Zugma, je ne connais pas.

— C’est un endroit englouti sous les eaux. Ils ont englouti une mosaïque à Zugma, une très ancienne mosaïque. Ils ont englouti le désert à Zugma. C’est sur une ligne de frontière, entre deux pays, le Nomansland et le Nopeoplehere, ou entre l’Arak et le Wild Turkey.

— Vous êtes sûre que ça va?

— Ça va, comme ça... je ne trouve rien à dire, il faudra du temps, oui, je pense qu’il faudra beaucoup de temps et même comme ça, j’aurai du mal à comprendre le lien entre leur cause, les causes, et leurs effets – je montrai la nuit devant moi –. Il y a les morts et puis il y a nous, les vivants, mais notre vie nous a été volée, vous comprenez? Non, peut-être que vous ne comprenez pas. Peut-être que je devrais m’estimer heureuse d’être en vie. Vous voyez, je ne dis que des conneries. C’est tellement con ce qui se passe, tellement con! Ces morts ont salement payé un prix beaucoup trop élevé pour quelque chose qui leur échappe de toute façon, qui leur a toujours échappé, et qui échappe peut-être même à ceux qui manipulent les événements, qui croient les contrôler. Ma vie m’est tombée des mains comme un mauvais livre, mais elle n’était pas si mauvaise, ma vie, avant qu’ils viennent y fourrer leur nez. Ce n’était quand même pas à eux d’en juger ! Vous croyez que c’est à eux d’en juger? Si nos vies valent la peine d’être détruites? Mais ça va aller, ne vous en faites pas pour moi, vous avez suffisamment à faire avec les autres.

— Mais mademoiselle, vous faites partie des «autres», comme vous dites. Si vous avez besoin d’un soutien psychologique, nous sommes là aussi pour ça. Qu’allez-vous faire maintenant?

— Je vais opter pour le Wild Turkey quant au soutien psychologique. C’est simple, vous ne trouvez pas?

— Vous êtes sûre que…

J’étais sûre. Sûre de ne pas vouloir poursuivre cette discussion. Qu’est-ce que je pouvais dire? Que je n’étais pas d’accord? Absurde. Je voulais seulement retrouver ma propre gravité, pas celle qu’on m’avait imposée. Pour le moment, elle coûtait le prix d’une bouteille. C’était vraiment une chance que je sois sortie cette nuit-là. Tout à coup j’avais eu envie de voir la mer, et voilà, on peut ne pas mourir sur un simple coup de tête.

L’errance aurait pu prendre fin. Point. À la ligne.

À la ligne, il y a toute une série de points. Il est absolument nécessaire de les contourner sans même les frôler. La mémoire est une grande maison délabrée. Les points sont des portes, il n’en reste que les chambranles et elles n’ont pas de poignées. Sur les murs, un ange a soufflé. Pourtant, beaucoup continuent à ouvrir les portes avec une lime, une clé, à les refermer bien précautionneusement, à les astiquer, à y écrire leur nom, le nom des portes. Tomi et moi, et d’autres, ailleurs, qui portent leur nom dans une valise, qui n’ont plus que ça à déclarer, nous passons à côté des portes, soulevés par le souffle de l’ange incolore.

 

Et puis, comme ça, sans façon, quelques heures ont passé. Je suis à nouveau dans le lit du fleuve. Le temps s’écoule. Je dors sans rêver. Je marche sans penser. Je sais maintenant qu’il faut suivre son intuition, que personne ne me préviendra la prochaine fois non plus, que, sans doute, il n’y aura pas de prochaine fois, ça tombera ailleurs. Et d’autres, comme moi, seront sortis, absents à leur mort arbitraire. Je n’éprouve aucune haine, aucun désir de vengeance, c’est comme si quelque chose qui m’avait toujours accompagnée s’était précisé.

 

Tel-Aviv, 2005

 

La page qui suivait a été arrachée. Je ne parviens pas à reconstituer la suite. Que s’est-il passé entre ce moment et la cérémonie? Où ai-je trouvé un refuge? Le carnet continue après quelques pages blanches que j’ai curieusement numérotées. Voulais-je me souvenir d’un vide? Puis des phrases décousues notées à la hâte et comme à contre-coeur.

Le silence, le mien et les pensées des autres, que j’entends, des autres qui ne sont plus. Plus du tout. Ou plus ce qu’ils étaient. Nous sommes en suspension dans un vide où tourbillonnent des débris

Elle me demande si je vais partir, quitter cette ville, mais non, je ne partirai pas. De  toute façon, ici, il y a la mer. Elle me dit que la mer est aussi ailleurs. Non, la mer est ici d’une façon unique. C’est tout. (Je ne sais plus qui me pose cette question, je ne me souviens pas avoir parlé à quelqu’un jusqu’à la cérémonie.)

Pourtant plus loin, j’ai griffonné:

Je dors maintenant les yeux ouverts, elle dort les yeux fermés. Elle s’est roulée en boule comme un petit animal marin. Ses paupières mauves sont des coquillages. Je ne le savais pas avant. Quand ses yeux sont ouverts, ses paupières disparaissent sous l’arcade sourcilière. Dans l’intimité, des éléments marins se manifestent. On flotte, on glisse, on dévoile des coquilles, des conques, des nageoires insoupçonnées, des écailles, des teintes de mauve et de gris.

 

J’avais commencé à cette époque à faire des photographies microscopiques qui ne me donnaient que la mesure infime de ce qui m’entourait. Je diluais ces détails dans des noirs et blancs surexposés, et par quelques mots ajoutés à l’image, je donnais une imperceptible coloration. Il est possible que ces phrases n’aient rien à voir avec les jours qui ont suivi l’attentat. Cette femme n’existe que par une paupière mauve, collée sur un oeil devenu anonyme, et la photo n’existe plus que dans les mots puisque tout ce matériel a été détruit. Scellée dans quelques mots, c’est la photo la plus petite que j’ai jamais prise.

Je suis restée quelques heures à somnoler sur le canapé, à regarder les changements de lumière sur ces objets inconnus. Cet appartement a une autre orientation, la lumière du matin n’entre pas par la cuisine pour revenir des heures plus tard par la chambre, laissant l’ombre s’installer pour une longue journée de fraîcheur. Je ne parviens pas à retrouver, dans ma mémoire, les quelques jours qui ont précédé cette page. Y penser me fait mal, un mal physique. Pourquoi ces pages ont-elles été arrachées? Puis j’arrête de penser pour écouter un oiseau. Un sifflement sans prétention, rien d’un rossignol, un sifflement sympathique, un peu répétitif. Je cherche à l’apercevoir dans le feuillage, mais il reste invisible et continue à siffloter.

Peu à peu, tout revient, les gestes reprennent leur place comme des objets, le regard reprend son poste vers l’angle de la rue. Dans la chaleur épaisse de midi, le regard est tout ce qui reste en éveil, le corps somnole, les yeux fouillent la poussière. C’est une autre rue. Un peu plus loin de la mer. Il n’y a pas de banc et pas de vieil homme qui vient s’y asseoir, toujours aux mêmes heures, avec son journal, la tête noyée dans le buisson d’hibiscus rouges.

Quelqu’un passe. C’est un habitant du présent. Il ressemble à un autre. Un habitant du passé, un jeune homme que je croisais chaque jour. Il a la même façon de promener son sourire comme un trophée, dans son beau visage où seules les lèvres sourient. Ses yeux ne souriaient jamais. Quelqu’un, je ne sais plus qui, m’avait dit son nom, et aussi qu’il avait passé de durs moments, mais sans préciser. Je lui rendais son sourire et je continuais, j’entendais son pas tranquille derrière moi. Nous étions liés par un secret.

La lumière rouge, à nouveau, pétrifie la ville, mais elle n’entre pas dans cette chambre. Dans l’autre, la chambre rouge, je pouvais compter sur cet embrasement. Toutes les heures du jour coulaient vers lui, vers ce moment précis de la journée où la chambre dévoilait ses ruses, ouvrant des fenêtres de lumière orange sur la surface des murs, des îles de nuages, des effrangements d’écume de soleil, alors que les fenêtres véritables, récupérant l’ombre bleue dans le fond de la pièce, la diluaient dans le rouge.

 

C’est simple, je voudrais être chez moi, dans la lumière rouge du soir, chez moi, babaït. Pouvoir compter sur cet instant de lumière rouge. Sur la paix qu’elle porte en elle.

À la radio, la voix bien placée débite: «... des mesures viennent d’être prises, mais le niveau d’alerte reste au rouge. Le centre de la ville est encore sous haute surveillance. Dans la capitale de ... aujourd’hui, les forces rebelles ont fait plusieurs centaines de morts…» Y aura-t-il un jour où le silence radio laissera juste deviner que rien ne se passe, que les milliards de choses sans poids de la vie de milliards d’individus vivants? Juste ça, vivants, et non des vivants sous haute surveillance.

Je suis restée sur le balcon à boire du thé. Je ne sais plus quoi faire du temps. Je suis là, là-bas, ici, ailleurs. J’ai sorti ma petite chouette dorée. Elle mesure trois centimètres, et peut se glisser dans ma poche ou mon sac. Elle ne mange pas, ne boit pas et ne vole pas. C’est mon fétiche. Elle est posée sur un socle où sont inscrites les lettres, alpha, théta, et epsilon. Abréviation d’Athéna, sans doute. Je ne l’ai pas achetée au Parthénon, mais dans un dépotoir. Sa tête est légèrement tournée. Elle a des yeux comme des objectifs d’appareil photo. Ils regardent vers l’intérieur, dans un autre oeil où se déroule un flux constant d’images. Ces images gravées dans la mémoire de l’oiseau nocturne, ont besoin, pour apparaître, d’un bain chimique composé d’un sel particulier, extrèmement rare. La lumière peut leur être fatale.

 

 Les jours qui ont suivi l’attentat, j’étais obsédée par le pardon. Je me souviens avoir remué ce mot en moi, et lui avoir fait subir tous les interrogatoires dont je suis capable, il a passé un sale quart d’heure. Je me disais que, peut-être, j’allais laisser le pardon de côté, encore un peu. Laisser du temps passer. Le mot «temps» me secouait comme un atterrissage forcé. Puis je revenais à la charge, comme si le mot «pardon» était là devant moi, prêt à pulvériser la rancoeur. Et comment pardonner, quand dans le béton du silence se coulent les visages de ceux et celles qu’on a croisés dans l’escalier, qui ont dit bonjour, souri, dont les pas résonnent encore, qu’on a entendu vivre, aller, venir. Une porte claque, un rire, un cri, des pleurs d’enfants, des bruits de plaisir dans la nuit, leur courrier qui dépasse de la boîte aux lettres, les musiques qu’ils écoutent, l’odeur de la lessive, les odeurs de cuisine, leurs voix… Pourquoi on? Ce n’est pas on, c’est moi, c’est je. J’ai entendu, vu, imaginé. J’étais seule et étrangère. Je suis seule et étrangère. La langue qu’ils parlent vient se superposer sur la langue que je parle. J’essaye encore de comprendre ce qu’ils disaient, comment, peu à peu, les mots apparaissaient, comment je souriais quand soudain je comprenais. Ils m’ont appris la langue vivante du quotidien. Je me souviens du chat, celui qui passait ses journées sur le petit bout de jardin devant l’immeuble. Qu’est devenu le chat?

 

Tel-Aviv 2001

 

Pour tous ceux-là, qui avaient vécu là, on avait fixé la date d’une cérémonie du souvenir. Plus cette date approchait et plus j’étais certaine de ne pas y aller, je ne sais plus ce qui m’a fait changer d’avis.

Je suis arrivée en retard, quelqu’un parlait et je me suis glissée dans le fond de la salle pour m’asseoir, je me souviens que dans ce mouvement, j’ai eu l’impression de glisser dans une spirale du temps. La voix de cet homme m’aspirait, son léger bégaiement ouvrait l’espace, me propulsait vers un lointain passé. Lorsque j’ai tourné les yeux vers lui, j’ai reconnu cette silhouette entrevue parfois dans l’immeuble, cet homme solitaire qui apparaissait et disparaissait comme un fantôme. J’ai reconnu les cheveux gris, très courts, et l’angle des pommettes. Sur le moment j’ai pensé que je ne comprenais pas clairement ce qu’il disait, que sûrement je me trompais. Il disait qu’il aurait voulu être là, cette nuit, et avoir disparu de ce monde. Il disait que sa fille unique était morte dans un autre attentat, dix ans auparavant, dans un autobus qui avait sauté, à sept heures du matin. Sur la route de l’université. Il a dit son nom, Amos Eliahou Cooper. Il a demandé à dire le Kaddish, pour sa fille, et pour tous ceux qui avaient disparu cette nuit-là, juifs ou pas.

Après je suis restée dans une poche de vide et très loin résonnait encore la voix de cet homme. Quand le temps a recommencé à glisser j’ai vu qu’il était assis à côté de moi. Des larmes silencieuses coulaient sur ses joues. Ses mains gisaient sur ses genoux. Sans penser, j’en pris une et je l’ai serrée très fort. Il ne m’a pas regardée, il a juste hoché la tête, plusieurs fois. Il est parti peu après, la main sur les yeux. Je me suis retournée pour le suivre du regard. Il était près de la porte, j’ai vu sa tête bouger en tous sens. Non, disait-il, non. Et il est sorti.

 

Il m’est très difficile de raconter une telle cérémonie, je ne connais que les cérémonies secrètes, celles de l’amitié, celles de l’amour. Je connais le deuil, mais à la manière des solitaires, de ceux qui savent que le manque et la douleur prennent leur temps pour s’installer, que les larmes coulent longtemps plus tard. Il faut du temps, et il faut que la main se referme sur le vide, pour approcher l’inexorable. Il faut se résoudre à effacer une adresse, un numéro de téléphone, il faut revenir, revoir une fenêtre, une place à la terrasse du café, pour comprendre la signification pleine et entière de ce petit mot: absence.

Assise là, dans cette salle, je me sentais déplacée, j’étais la seule parmi eux à n’avoir perdu que des songes, des mots, des images. Et, même s’ils avaient pour moi une importance, leur perte était absolument sans comparaison avec celle d’un être aimé. La flamme d’une bougie a vacillé, des lumières pâles ont inventé une ombre double, et tous ceux que j’avais perdus sont venus vers moi. Les morts de l’été et les morts de l’hiver. Ceux qui avaient accompli leur temps et s’étaient retirés en douce, et ceux qui étaient partis dans l’embrasement d’un souffle prodigieux.

Betty Ayaba, la prêtresse noire, éblouissante et prophétique, morte noyée dans un fleuve étranger à ses rives, et Daniel Boudinet, le photographe inégalable, l’inoubliable ami, mort d’avoir aimé les garçons. D’elle, il reste une voix et des chansons, quelques enregistrements. De lui, il reste ses photos. De nous, les errances et les rires. Tant de rires et tant d’errances, sur les plages africaines et dans les rues de Paris, aux abords de l’aube et de la nuit.

Et ce qui se déroulait alors autour de moi, au-delà des mots qui m’échappaient, devenait une célébration de tous ces instants perdus, les nôtres, les leurs. Des rituels simples et quotidiens qui n’auraient plus cours dans le temps et sur lesquels les mots et les gestes glisseraient comme des larmes. Tous ces mots qui sont des liens ténus de l’un à l’autre, des filets d’amitié qui circulent, des mots sans doute inutiles, mais qui expriment ce rebondissement perpétuel de la vie en commun. Il n’y aurait plus de vie commune. Plus de regards, plus d’étreintes. Viens, écoute, prends, attends, donne, vas-y, tout restera figé dans ce souvenir immuable dont on ne sait que faire, que l’on a envie de cribler de coups, sur lequel on a envie de hurler. Un temps dont on dispose dans un imaginaire douloureux. La grammaire du souvenir, présent continu, passé antérieur, conditionnel, sans aucun espoir que ça change. Et je ne pouvais, non plus, me résoudre à repousser cette idée que la victimisation du monde avait commencé. De cette victimisation à grande échelle, l’utilisation se précisait, mais pas la résolution. Nous nous tenions dans l’insoluble. Nous n’avions pas même la possibilité de mesurer les limites de notre peur ou de notre courage, le bourreau comme la victime était partout et nulle part, invisible, imprévisible.

L’étrangeté de la langue du nombre et des chiffres obscurcit notre vision du monde, nous tombons dans les trous noirs de la quantification, tous ensemble, ceux qui établissent ce langage et ceux qui le subissent sans le maîtriser. Nous sommes désormais habitués à entendre un langage que nous ne comprenons pas, qui n’éveille rien, dont nous ne savons que faire, un langage impossible à relier à des images, à nos images. Est-ce que je peux faire une photo de la statistique? du révélateur de crise, de l’indice du coût, du pourcentage? Est-ce que je peux donner une image de ce que Giorgio Colli appelait, le cyclone finaliste-utilitariste-quantitatif? Difficile. Très difficile. Je pourrais photographier des visages, des corps, des lieux, des foules, des puits à sec, des puits de pétrole, des kilomètres de désert ravagés par la guerre, ces images seraient-elles directement reliées à ce langage du nombre et de la quantité?

 Le champ de bataille s’est élargi, et élargi encore, il empiète sur l’espace de notre quotidien. Les idéologues, dans ce théâtre de l’apocalypse, nous soufflent la culpabilité, dans un jeu de miroirs démultipliés où tout est balisé pour nous faire croire à l’incontrôlable. Un manichéisme interchangeable. Les bons, pas vraiment bons, instaurant le règne d’un bien, beau et sûr, dont il ne nous est même plus permis de douter. Ou alors à nos risques et périls. Le plus grand étant d’être aspirés de l’autre côté, dans la spirale du mal, là d’où le doute a été définitivement éradiqué. Nos visages distordus par la peur, voilà ce que leurs miroirs nous renvoient. Nous, les douteurs intrépides, les non-dualistes. Pas la peur de sauter sur les explosifs des uns ou de vivoter dans les valeurs sûres des autres, non, la peur acosmique, la privation de monde qui nous guette depuis des décennies et qu’ils sont en train de nous offrir sur un plateau tendu de barbelés, avec toutes les gammes du genre, du gros fil de fer tordu jusqu’au filet psychologique tellement sophistiqué que même les spécialistes ont oublié comment ça fonctionne.

Un très joli piège d’alliances innommées, bien ficelé, à l’échelle mondiale. Et même à l’échelle alter-mondiale. Un petit ballet où évoluent avec aisance ceux qui aimeraient nous faire croire qu’ils ont tout récupéré de nos rêves et de nos délires, et qu’ils vont nous les rendre, à nous, les césars anonymes de l’empire du milieu de nulle part, après transformation nécessaire dans leurs neurones acérés, pétris de cultosophie et de philoture.

 

Autour de moi, sur les murs, les visages des enfants, morts au détour du sommeil, se découpaient au-dessus de la petite flamme du souvenir, et sa lumière faisait doucement vibrer leurs regards détachés soudainement de tous ces questionnements.

J’étais passée d’un coup de l’enfance au sans-âge des errants lorsque j’avais décidé de voyager. Eux, ils étaient passés d’un coup de l’enfance à l’immobilité de la mort. Est-ce que leurs voix, soudain adultes, continuaient à se faire entendre, dans les pourparlers, les négociations, les tergiversations à propos de quelques centimètres de terre, de cailloux, de ruines, de lieux saints, de fanatisme religieux? Pourquoi, chaque soir, plutôt que de nous bourrer le crâne avec de l’information déformée et inutile, et puisque les images sont devenues si nécessaires, ne pas projeter sur nos rétines, leurs simples visages? Un par un et en silence. Peu importe qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs, est-ce que ça compte le lieu où leur vie jamais ne se déroulera? Et si la honte, le remord, le désespoir, alors ne nous accablent pas, ne font pas tomber d’un coup, de nos mains adultes, de ces mains calleuses, flétries, déjà fatiguées de la vie, de ces mains qui s’accrochent encore avec obstination à la haine, à la violence, à la vengeance, de ces mains qui ne savent plus jouer, ni à la vie, ni à la guerre, ni à l’amour, mais font la guerre, l’amour, et fabriquent de la mort avec leurs déjections de vie, si de ces mains les armes ne tombent pas d’un coup, alors…

Je me suis tue en moi-même. Contemplant très loin, dans des strates de mémoire perdue, le temps dont le roi est un enfant.

 

Un homme s’est levé, il s’est dirigé vers ce lieu vide où chacun s’avance à son tour. Il s’est présenté. Lui aussi est seul maintenant. Son frère, l’épouse de son frère et leur fils de dix ans ont disparu dans l’attentat. Il est venu d’une autre ville pour la cérémonie. Il a dit le nom de son frère: Suleiman Zorn. Il a demandé, s’excusant presque pour l’étrangeté de sa requête, s’il pouvait dire le Kaddish et la prière musulmane des morts. Il a posé sa main droite sur son coeur, et en inclinant la tête, il a dit qu’il priait l’un et l’autre Dieu en souvenir de leurs parents. Quelqu’un que je ne voyais pas a éclaté en sanglots. Soudain, le visage de cet homme, Suleiman Zorn, a resurgi dans ma mémoire, un visage d’une extrême douceur, des yeux obliques, un grand corps massif. Nous avions parlé quelquefois. Il était curieux de savoir pourquoi j’avais choisi de venir dans un pays aussi compliqué, toute seule. Devant mon embarras à donner une réponse précise, il avait souri. Il avait dit: «ça ne fait rien, excuse mon indiscrétion.» Je lui avais répondu que j’avais sans doute décidé de mettre fin à l’errance pour un moment, au pays des errants. Il avait tourné son regard vers l’escalier comme si chacun de mes mots s’était posé sur chaque marche et avait dit: «Le pays des errants, si c’était vrai, ce serait extraordinaire.» Je me souviens l’avoir regardé à ce moment, et avoir perçu dans son regard l’exacte mesure de ce dont j’avais le plus besoin: l’ironie.

Sa femme aussi venait d’un autre pays, du fin fond de l’Ukraine. C’était une petite femme très brune, avec des yeux d’un bleu intense, elle avait recommencé à étudier, c’est-à-dire qu’elle reprenait les mêmes études, mais dans une autre langue. Un matin, elle m’avait demandé si leur fils pouvait venir chez moi après l’école, juste pour une fois, elle était retenue à l’université. Mais il n’était pas venu, finalement elle s’était arrangée autrement.

 

Quand le frère de Suleiman s’est tu, je n’avais pas écouté les prières. J’écoutais résonner ce que j’avais retenu des mélodies de Shaï, le fils de Tania et de Suleiman. Il étudiait la musique. Je me souviens avoir souvent attendu la fin de l’après-midi pour, après avoir subi les variations du pianiste du dernier étage et ses gammes retentissantes, écouter le ‘oud et le violon de Shaï. Les cordes apaisaient lentement les particules sonores encore fumantes du martèlement pianistique. Et si cet instant coïncidait avec le coucher du soleil et l’envahissement de la lumière rouge, il apportait alors avec lui l’image exacte de la ville, celle que je ne parviendrai jamais à fixer sur le papier, mais dont la photographie musicale s’imprimait chaque jour pour un seul instant. Le chant du ‘oud poussait doucement le soleil dans la mer et l’archet poussait les grains de sable vers la ville. Je comprenais alors. Shaï était un enfant de Tel-Aviv. Un alliage unique et inimitable, composé de sel, de sable et d’eau pour une petite part et d’humain pour une très grande part.

Puis, leurs photographies. La petite flamme de la bougie sous chaque visage. Et on n’ose pas penser au moment où elle va s’éteindre. Ils vont reculer alors vers le néant où tous nous allons sans savoir, même si on fait le malin, même si on fait celui qui sait où il va, qui a pris conscience de la finalité irrévocable de la vie. Le souvenir est toujours vertigineux. Le souvenir des morts, en tous cas. C’est leur seule chance de survie, et c’est peut-être aussi la nôtre.

 

Je suis prise dans un tourbillon. Les visages des vivants, ceux des morts, tournent autour de moi. Je me détache doucement et je m’assieds, mon coeur bat dans ma gorge. J’entends très loin, au-dessus de moi, une voix qui dit: «Ça ne va pas? il faudrait que tu manges quelque chose…» Je souris, je dis oui de la tête. Mon coeur bat partout, de mes tempes à mes pieds, un martèlement terrible. Alors je comprends: mon sang a pris, avant moi, la décision. Des instants de leurs vies et leurs battements, ont envahi mes veines. Ils ne se sont pas retirés dans le néant, ils ont décidé de faire escale dans mon sang, et après en avoir débattu avec lui, à mon insu, ils ont distillé au goutte-à-goutte leurs particules de vie dans ma vie. Ça a commencé la nuit même de l’attentat. Cette sensation d’être liée à eux, d’avoir obligation de les porter en moi.

Je les ai encore regardés, et, comme Amos, je me suis levée et je suis sortie. Désormais, ils allaient séjourner en moi. J’aurais une double vie. Je ne pouvais pas tous les porter, ils ne m’avaient pas tous choisie, mais je savais déjà quels regards me fixaient. Déjà, j’avais une vague idée de ce qu’ils racontaient dans leur langue chaotique d’au-delà du temps. Il allait donc falloir apprendre le temps grammatical des morts. Un futur figé dans le présent ou un passé transposé dans le futur?

 

 

Le jour de la cérémonie est désormais mon seul point de repère. Le moment où le temps bascule sur un vide. Je n’ai plus de lieu, plus de mémoire virtuelle, seulement mon carnet, dont il manque des pages, et quelques photos. Amos, l’homme au visage de pierre ponce, m’a donné une clé et une adresse, sa deuxième adresse a-t-il dit, l’appartement de sa mère, qu’il conserve depuis des années par paresse, parce qu’il ne trouve pas l’énergie pour bouger tout ça, «tu sais, ce fatras des souvenirs». C’est dans un immeuble qui ressemble à un vieux paquebot au centre de la ville, un quartier calme, tout près de la mer. J’hésite. Je n’aime plus habiter chez les autres, le poids de leur quotidien m’accable, le poids de mon quotidien devient, dans leur regard, insupportable. Je n’ai pas non plus envie d’aller à l’hôtel, je ne sais pas précisément pourquoi, mais j’ai besoin de m’asseoir dans une cuisine, de traverser des pièces, de trouver des odeurs. L’hôtel sent le désinfectant et je ne supporte pas la climatisation. J’hésite encore, puis je monte l’escalier.

 

La porte s’ouvre sur un désordre.

J’ai tourné dans l’appartement, j’ai fouillé dans les cartons, ils étaient pleins de photos, des photos d’eux. Amos jeune, moins jeune. Une femme. Une petite fille. Une jeune fille. Elles se ressemblaient. Des cheveux bruns, des yeux plutôt grands, d’une couleur indéfinissable, des pommettes plutôt aiguës, des bouches plutôt grandes et charnues. Minces, des mains nerveuses. Elle, assez petite, lui, plutôt grand, elle, plutôt moyenne. Lui, le regard moqueur, elle, le regard grave, et elle, je ne sais pas. Une photo plus ancienne, une femme au regard carrément rieur, avec une épaule plus haute que l’autre, tenant crânement sa cigarette, puis une autre d’elle, avec un violoncelle. J’ai compris pour l’épaule… C’était à cause du violoncelle.

Je n’avais aucun bagage, rien à ranger. J’ai commencé à faire l’inventaire de mon sac, un sac à dos petit modèle que j’avais emporté la nuit de l’attentat. Une clé qui n’ouvrait plus aucune serrure, un porte-monnaie avec un peu d’argent, un autre avec quelques fétiches minuscules dont je ne me sépare jamais, des mouchoirs en papier, mon carnet, un agenda où sont glissées quelques photos et cartes postales, dont La nuit de Delacroix, mes papiers d’identité, ma carte bancaire, du tabac, un trombone, un stylo et un crayon, un petit appareil-photo numérique. Plus les nombreux petits bouts de papier qui s’effritent au fond des sacs: listes de course, numéros de téléphone sans nom, que l’on ne sait plus à qui attribuer, adresse avec un nom, mais qui n’évoque plus aucun visage, pense-bête du genre: «retourner dans la rue Zangwill et photographier le bassin vide où il y a des taches bleues,» ou «la porte rouge, rue Ruppin, au coin».

 

Des taches de couleurs rongées par le salpêtre et le vent du désert, fixées dans un petit bout de papier, étaient mes seuls bagages. Et autour d’elles, la ville. Et dans la ville, les jardins. Et dans les jardins, les chats. Et dessous, le sable. Tout a commencé par du sable. La première photographie de Tel-Aviv nous montre du sable et sur ce sable, alignés, là où se dresseront des immeubles d’habitations, des humains. Fondateurs ou rêveurs de la ville future? je ne sais pas. Ils devaient bien quand même se demander s’ils n’étaient pas devenus complètement fous lorsqu’ils dressaient les plans d’une ville-jardin, avec des immeubles sur pilotis, pour ne voir à perte de vue que des arbres, des fleurs, de la verdure, tous, debout, là, sur du sable, le dos à la mer. Etait-ce la folie ou simplement une nécessité, humaine, vitale, qui les poussait? Et la ville est née, comme ça, telle qu’ils l’avaient projetée, verte, fleurie, ombragée, blanche, géométrique, récupérant du désert, les lignes tranchantes ou arrondies des schistes, des amoncellements de silices. Mais ces humains qui avaient rêvé cette ville avaient aussi apporté avec eux, leur goût de la nostalgie et de l’érosion. Et leur goût pour un temps qui n’aurait pas bougé, qui se serait déroulé ici. Alors le vent et le salpêtre ont commencé leur travail d’effrangement, d’écaillement, d’effritement et les humains les ont laissé faire, ont laissé quelques grains se détacher par ci par là, pour toujours se souvenir du sable sous leurs pieds.

 

Amos est rentré, il a allumé une lampe.

J’ai raconté, tout, ou le plus possible, les mois tranquilles, les jours d’insomnie, jusqu’à cette nuit si proche où les objets de ma vie étaient partis en fumée. Puis, nous sommes restés sans parler. Sur le mur du balcon, un gecko avançait lentement, millimètre par millimètre. Nous étions retranchés à la limite de la pièce. De la rue, on ne devait apercevoir que la lueur de la lampe et la fumée de ma cigarette.

J’ai fini par lui demander s’il jouait aussi du violoncelle. Il a regardé vers le coin de la pièce où s’empilaient les cartons.

Non, pas moi, a-t-il dit, ma mère en jouait et... ma.. Il n’a pas terminé sa phrase, l’écho en est resté et le gecko l’a dansé en mesure: «lo, ani lo, imasheli nigma bo...vei...»

« ... j’ai été poète, a-t-il dit. C’était si simple, au fur et à mesure que j’étudiais l’hébreu, les racines se déployaient en consonances rythmiques. Je n’ai pas appris la musique, j’en ai été imprégné, alors ça semblait si simple, si évident, la poésie. Ce qui était si simple, cet accord entre nous, cette résonance, plus rien, du vide, ou pire, un poison, et ce n’est pas une ultime figure poétique, les mots sont empoisonnés, utilisés pour des mixtures mortelles. On peut dire n’importe quoi devant un micro, ça semble vrai, c’est un vrai-semblant, la malignité agit d’elle-même, la participation de celui qui parle n’est plus nécessaire. Le nationalisme xénophobe peut se cacher derrière la démocratie, l’enfer peut être paradis et quelque chose d’aussi monstrueux, d’aussi inhumain que des attentats-suicides peut exister. Des individus peuvent accepter de se sacrifier, au nom d’un paradis post mortem, pour tuer d’autres individus. Au Moyen Âge, des types bourrés de hachich, la secte des hachichins, se sont jetés dans la foule pour mourir et tuer au nom d’Allah. Leur chef leur promettait le paradis et les soixante-douze vierges, mais ça se passait au onzième siècle, cent kilomètres plus loin, personne n’en avait entendu parler, ça ne faisait pas le tour de la planète... À quoi bon d’ailleurs en informer la planète? Est-ce qu’elle comprend la planète? Est-ce qu’elle voit le moment où ça saute, les corps déchiquetés en un instant? Les hurlements de détresse des blessés, est-ce qu’elle les entend? Et surtout est-ce qu’elle voit ce pantin masqué, déguisé, tirant sur le cordon de sa ceinture d’explosifs? Est-ce qu’elle comprend que par ce geste, il rejoint la liste des victimes, efface sa culpabilité d’assassin, est-ce qu’elle comprend que les assassins sont invisibles, ailleurs, protégés par leur statut politique et religieux? Jamais présents sur les lieux du crime...»

Et à nouveau sa phrase était restée en suspend, mais cette fois, le gecko n’avait pas dansé.

 Dans le même souffle il a repris son monologue. Un instant je ne l’ai plus écouté, la fatigue me submergeait et les mots hébreux s’éloignaient, leurs racines se détachaient du sens et flottaient indécises, dans une minuscule apocalypse grammaticale. Mais ça n’a pas duré, je me suis vite retrouvée embarquée dans la signification, et Amos aussi parlait d’apocalypse, pas du tout inoffensive celle-là.

« ... des gens qui ne croient ni à Dieu, ni au paradis, soutiennent cette lâcheté, ou ni ne la soutiennent, ni ne l’acceptent, mais laissent faire. Peut-être aussi pensent-ils qu’ils seront épargnés le moment venu? C’est humain, évidemment. Mais, ils se trompent lourdement. Et le monde juge la victime, se prend au jeu de la détestation, trouve des raisons objectives à la terreur, les pays les plus touchés sont aussi les plus coupables dans l’oeil objectif qui prétend tout voir et tout expliquer. Ils sont censés payer pour leurs erreurs passées. En se défendant, ils se rendent encore plus coupables. Ils ont inventé un instrument de torture morale. Ils ne savent pas ce que c’est: recueillir des morceaux de chair carbonisée et te dire que c’est ta fille unique. Qu’elle est seulement coupable d’avoir vécu dans ce pays, réussi son examen et couché avec son petit ami. Et tu vois la photo du terroriste, il était encore plus jeune qu’elle, il était aussi étudiant. Tu vois son regard fixé dans le papier, un regard perdu, endoctriné, violé par la haine. Et tu te demandes où elle est la résistance, la lutte armée. Tu ne vois que la putréfaction de vieux chefs de guerre et de religion. Tu comprends, Elina, c’est leur putréfaction que tu vois. Le reste n’est que paroles, des tonnes de mots inutiles. Alors à quoi bon en ajouter encore? De toute façon je n’écrivais que pour elles. »

Il s’est servi un verre d’eau, ses mains tremblaient. Le gecko avait stoppé sa lente progression. Les bruits de la ville recouvraient notre silence. Amos s’est tourné vers moi comme si tout à coup il se rendait compte de ma présence. Il m’a regardé et un sourire s’est formé au coin de ses lèvres. Peu à peu, le tremblement a cessé. Ma cigarette me brûlait les doigts, je n’osais pas bouger. Il s’est levé, a pris le mégot délicatement et l’a écrasé dans le cendrier, il a ramassé la bouteille et les verres et en allant vers la cuisine, il a dit:

« Il est tard, il est temps de dormir. Et tâche de ne pas faire de mauvais rêves. Je ne comprends pas pourquoi tu t’imposes tout ça. Demain je vais t’offrir un blue-jean neuf et il faut acheter des oranges pour le petit déjeuner. Est-ce que tu es toujours aussi pâle? Il y a des draps dans l’armoire, en bas à droite. Bonne nuit.»

Je l’ai rejoint dans la cuisine, je n’avais pas sommeil, je savais que je ne dormirai pas, que je continuerai à me demander pourquoi, tous, nous avons besoin de trouver des explications particulières tout en sachant qu’il n’y en a pas. Pourquoi nous nous cassons la tête à essayer de penser ce qui n’est que la conséquence d’une série d’actions préétablies, obéissant à un modèle appliqué partout de la même manière, sans tenir aucunement compte des individus particuliers; et ne visant qu’à instaurer un pouvoir religieux et totalitaire, où ces individus n’auraient aucune place, n’étant pas prêts à renoncer à leur manière de vivre, ni à plier devant une autorité religieuse qui ne les concerne pas, et ne pourrait les concerner qu’au prix d’une torture mentale tellement exténuante que, de toute façon, elle finirait par les anéantir en tant qu’individus.

 

Maladroitement et en balbutiant dans un hébreu épouvantable, j’ai demandé: «Pourquoi as-tu dit que ta fille était seulement coupable d’avoir réussi son examen et couché avec son petit ami, pourquoi le dire comme ça? excuse-moi de te demander ça, mais ça revient souvent ce mot, ceux avec qui j’ai parlé après l’attentat disaient des choses comme: “il ou elle n’était coupable de rien”, comme si on avait besoin de se persuader que c’est bien de meurtriers qu’il s’agit, et pas de justiciers, comme si déjà la propagande dont on nous arrose insidieusement, mais copieusement, commençait à faire effet, même là où elle ne devrait...»

Il s’était assis en face de moi, les mains posées à plat sur la table, il m’a coupé la parole:

«C’est une étrange manière de formuler les choses, c’est vrai. Toujours ce besoin de trouver des raisons. N’importe quelle raison. Jusqu’à l’invraisemblable, jusqu’à remonter au plus loin dans le temps. Si je n’avais pas, et si j’avais, et si je n’avais pas, et ainsi de suite. Il est impossible d’admettre l’inadmissible. Impossible d’admettre que ta fille est morte, comme ça, sans raison, dans le petit jour, en allant à l’université, pour consulter un fichu tableau de résultats d’examens après avoir passé la nuit chez son copain. Parce que ce jour-là elle a pris tel autobus, alors qu’elle n’aurait pas dû être dans celui-là, mais dans un autre, venant du sud de la ville, pas du nord. Que ce matin-là, j’étais absent. Je survolais la Méditerranée. Mon avion s’est posé à l’heure où elle s’envolait, nous nous sommes croisés, elle en miettes, et moi qui ne savais pas que j’allais bientôt être en morceaux aussi. Tout ce qui restait de la famille Cooper, c’étaient des petits bouts. Moi, j’étais encore en vie, tous ces morceaux éparpillés devaient parler, signer des papiers et, pire que tout, écouter. Écouter tous ces mots qui recouvraient de leur vacarme le grand vide où j’aurais tellement voulu qu’on me laisse plonger, et sans cesse: «Si j’avais été là, si j’étais rentré un jour plus tôt, si elle n’avait pas passé ce fichu examen qu’elle ne voulait pas passer, de toute façon elle n’aurait pas été historienne, ça n’a pas de sens, qu’est-ce que je suis allé faire à Londres? Cette manie de bouger tout le temps...»

Il s’est levé, maintenant, il arpente la cuisine, il saisit des objets, les regarde, les repose. Je sais ce qu’il y a dans sa tête, j’entends très distinctement, il y a le nom de Pauline. Le nom s’étire, chaque lettre, chaque son étouffé glisse lentement jusqu’à prendre toute la place; et soudain Amos se retourne, se rassied et repose ses mains à plat sur la table.

 

«J’ai cru l’apercevoir dans la foule des étudiants. Je suis resté caché à l’observer de loin, du moins c’est ce que je croyais. Je me demandais pourquoi elle portait un manteau aussi petit. Avait-elle grandi d’un seul coup? J’ai vu la fille grimper l’escalier. Ce n’était pas elle, une autre jeune fille brune. Je ne bougeais pas. Le matin, j’avais écouté la radio, dans le taxi, en venant de l’aéroport. Tu sais, ici, tout le monde écoute tout le temps la radio, partout, même en dormant. Il y avait eu un attentat, très tôt, dans un bus qui venait de la banlieue nord. J’ai eu un étourdissement. Depuis l’annonce de l’attentat, mon coeur battait différemment, par à coups, et dans le temps, infiniment long pour moi, qui espaçait chaque battement, une somme infinie de pensées me ramenaient toutes vers les jours qui avaient précédé mon retour. Quelque chose de difficilement explicable, j’étais arrivé à Londres dans les heures de l’aube, je connais bien cette ville, c’est là que je suis né, là que j’ai grandi, les oreilles griffées par les coups d’archets du violoncelle de ma mère, et c’est là qu’un jour, j’ai ouvert la porte à une jeune élève timide, portant son violoncelle comme une armure, et je me suis mis à écrire pour elle. Après, je n’ai pas cessé d’écrire, ni de l’aimer, et Pauline est née, un jour d’été pluvieux, dans cette ville...»

 

Il avait marché au hasard dans les rues, repoussant le moment de son rendez-vous. Il ne s’agissait pourtant que d’une proposition de contrat. Il ne parvenait pas à expliquer la boule d’angoisse qui le traversait en tous sens. Il avait tout réglé très vite et il était rentré, il voulait faire taire ce pressentiment. Et maintenant, il se disait encore que c’était impossible, qu’elle n’avait aucune raison de prendre ce bus-là, mais connaissait-il tout de la vie de Pauline?

Quelques heures plus tard, il se retrouva face à un jeune homme en larmes qui lui apprit que Pauline avait dormi chez lui, et que pour cette raison, une raison banale, une raison amoureuse, elle était morte dans un autobus qui avait sauté à l’heure où des gens se rendent au travail, à l’école, à l’université, à demi éveillés, portant encore leurs rêves ou leurs caresses en eux, leurs cauchemars aussi, qu’ils voudraient faire reculer dans le cours des heures. Il avait regardé en silence les boucles rousses et les grands yeux de ce jeune homme, essayant de retrouver sur ses traits, ceux de sa fille, leur empreinte, la trace de leurs baisers, de leurs rires. Il s’était longtemps demandé comment on peut mourir pour avoir découché, pris un autre autobus. Mais jusqu’à ce jour, il n’avait pu donné de réponse raisonnable à cette question.

 

J’ai dormi tard et, en me réveillant, j’ai trouvé sur la chaise au pied de mon lit, un pantalon neuf à ma taille et le reste de mes vêtements lavés et séchés. J’entendais des bruits dans la cuisine, des odeurs traversaient les claires-voies des persiennes, portées par la chaleur. Le même oiseau sifflait de sa petite voix monocorde. J’ai rejoint Amos dans la cuisine et je l’ai remercié. Il a brassé l’air autour de lui avec ses mains, ça voulait très exactement dire: «Ça va, ça va.» Je me suis assise et j’ai commencé à manger, Amos farfouillait dans un placard, il a fini par trouver ce qu’il cherchait et il est sorti de la cuisine, un papier à la main. Je l’ai entendu téléphoner, aller et venir dans la pièce, puis la porte a claqué. Je suis restée longtemps assise dans cette cuisine inconnue. J’observais. Je recomposais les morceaux du puzzle. Un passage de la vie d’une femme violoncelliste née en Allemagne, ayant vécu en Angleterre, et morte en Israël, s’était déroulé ici, dans cette cuisine. Tout ce que je connaissais d’elle, c’était quelques photos. Je savais qu’elle était moqueuse, qu’elle fumait, et que sa petite fille lui ressemblait. Ces ustensiles étaient ses ustensiles. Dans cette marmite, elle avait fait cuire des aliments, qu’elle avait mangés, seule ou avec d’autres. Elle avait dû s’asseoir à cette même place, devant cette table, pour fumer une cigarette en buvant du café, par une matinée tout aussi étouffante et, comme moi, elle avait dû traduire ses pensées en hébreu ou inventer des dialogues, peut-être avait-elle conjugué des verbes et ri toute seule du cocasse de cette situation. Peut-être, qu’elle aussi, se sentant vaciller vers la fissure creusée entre tous ces mondes que l’Histoire lui imposait, s’était-elle demandé ce que pouvait bien être cette Histoire implacable, de quelle matière était-elle faite et pourquoi l’occasion ne se présentait jamais de lui dire en face ce qu’elle en pensait, en hébreu en anglais en allemand et en yiddish, et même en musique, ce qu’elle pensait oui, elle, Ora, puisque c’est ainsi qu’elle s’appelait maintenant qu’ils avaient traduit son prénom, elle dont le nom voulait dire lumière, mais qui ne voyait autour d’elle que l’obscurité et ce depuis de longues décennies, oui, elles sont immensément longues les décennies quand l’obscurité les envahit, ce qu’elle pensait de tout ça, elle, en face, à l’Histoire. Lui dire. Mais ça ne se présentait pas, pas plus pour elle que pour tous les autres. Peut-être s’était-elle levée, elle aussi, à cet instant précis, pour échapper à ses pensées, et s’était-elle vaillamment raccrochée, avec toute la vivacité que ces années de saute-mouton sur les continents et les fissures de l’Histoire lui avait fait acquérir, au côté purement technique de sa maîtrise de cet instrument, de cette carapace couleur d’ambre, de ce grand scarabée, sous lequel elle s’enfouissait de longues heures à l’abris des soubresauts et des spasmes historiques. Et avait-elle fait ce que je ne pouvais faire en cet instant, c’est-à-dire extirper chaque possibilité de la partition, comme elle extirpait chaque jour chaque fragment de quotidien à un pays qu’elle n’avait jamais vraiment commencé à se représenter, continuant spontanément à dessiner mentalement la carte de l’Allemagne dans sa mémoire d’enfant, puisque c’était la seule qu’elle eût jamais dessiné de sa vie, à l’école primaire. Son archet suivait avec attention chaque coup de crayon autour des montagnes et des fleuves, tandis qu’elle attaquait la deuxième suite de Bach, loin d’être sa préférée, et portant depuis longtemps tout autre chose que ce que Bach y avait mis, quelque chose qui n’appartenait qu’à elle, son pays de nulle part, sans pirates, surtout sans pirates, et sans garçons perdus, surtout sans garçons perdus, son petit archipel musical personnel, et alors, comme ça, l’air de rien elle aurait sciemment fait une fausse note, et eut un petit sourire en regardant la partition comme si il maestro en personne était là, embusqué derrière chaque note, et puis hop une autre fausse note, et là elle aurait éclaté de rire et laissé l’archet se déchaîner sur les cordes, échevelée, hilare...

La porte a claqué et le pas d’Amos s’est rapproché, il est entré dans la cuisine avec le même papier dans la main et l’a remis dans le placard. Nous avons débarrassé la table. Avec une grande prudence et beaucoup de tact, Amos me persuadait que ma présence, loin de le déranger, lui était agréable, que je devais me sentir chez moi, que je pouvais fouiller à peu près partout, pour dégotter tout ce qui semblerait propice à m’installer un coin bien à moi. Il devait retourner à la mairie pour une sombre histoire administrative, ce qui risquait de prendre quelques heures, et après avoir à nouveau fouillé dans le placard, et en avoir tiré un autre papier de format plus grand, il s’est préparé à sortir. Sur le seuil, il s’est arrêté pour dire: «Je serai sans doute de mauvaise humeur après l’intermède paperasserie, tu voudras bien faire comme si de rien n’était?»

Ce que je fis.

 

Le temps et l’espace sont depuis quelques jours ridiculement petits, l’espace surtout ne cesse de s’amenuiser.

Je cherche sans répit la trace de mes photos de ce temps passé, dans ma mémoire.

Hier, en fouillant dans des cartons pleins de vidéos, j’ai trouvé un film japonais dont le titre m’a soudain coupé la respiration, c’est d’autant plus étonnant qu’il n’est pas d’une grande originalité: «Grains de sable». Mais il suffit souvent d’un petit rien, d’un mot, d’un indice de rappel comme on dit, pour que le temps vous déferle dessus en vagues d’une incroyable puissance et démesure, si on les compare au tout petit mot, ou à l’odeur fugace, qui les a mises en mouvement. Dans le reflux de ces vagues se déposent des grains de mémoire, encore indéchiffrables. J’appelle ça des capsules de connaissance. Diverses opérations sont nécessaires pour que la capsule délivre ses secrets. Le temps a érodé ses données, brouillé les images. Il a appliqué ses lois, dont la principale est qu’on ne repart pas en arrière. Je n’ai, évidemment, que quelques secondes pour saisir ces instantanés, des secondes que je dois immobiliser le plus possible, parce qu’entre temps, le temps continue, de nouvelles mémoires viennent s’ajouter, risquant de brouiller encore un peu plus le contenu de la capsule. Tout ce que je possède, photos, lettres, objets, sons, carnets, est de la plus grande utilité pour remettre la capsule en service. Sans cela, tout peut se perdre à nouveau et me laisser dans cet état insupportable, cette sensation d’enfermement à l’intérieur de murs nus, se dressant toujours plus haut dans ma conscience. Une course d’obstacles dont le temps est toujours le vainqueur, où ma mémoire, renvoyée d’un mur à l’autre, ressemble à une misérable boule dans un flipper dément. À force de me retrouver coincée là-dedans, j’ai fini par mettre au point une technique; tout joueur en a plus ou moins besoin. Elle suppose des objets suffisamment petits et transportables, et une certaine disposition à me mettre en suspend, à échapper à l’horizontalité. Et surtout, une fois la verticalité obtenue, ne pas me montrer trop exigeante, ne pas m’obstiner à vouloir pénétrer les zones d’ombre. Les individus évoqués par les capsules peuvent être vivants ou morts, proches ou perdus dans le temps, ils peuvent avoir existé ou non. Un simple fragment de leur histoire est saisie dans la capsule. Que j’en demande plus et tout le fragile édifice se volatilise.

Grâce à ce procédé, je n’en veux plus au jour qui se lève de son indifférence à éclairer les décombres. Les décombres ont reculé dans le temps. J’ai pris ma décision, le compte à rebours a commencé, je reviens au temps qui a précédé l’explosion. La mémoire est capable de ça, de réactiver. Je reste allongée jusqu’à en avoir la nausée, comme évanouie. Seuls les lobes cervicaux capables de fouiller le temps restent en activité.

Un matin, par exemple, un matin comme tant d’autres. Chacun, sans y penser, sait comment il va se dérouler. L’immeuble commence doucement à bouger. Les radios, les pas dans l’escalier, les voix des enfants, les odeurs de café, le chien du voisin qui jappe de plaisir quand la porte s’ouvre, l’eau qui ruisselle d’un balcon à l’autre quand on arrose les plantes, les tourterelles qui viennent réclamer leur part de miettes, les climatiseurs qui recommencent à bourdonner, les voitures qui démarrent les unes après les autres. Une bande sonore digne d’un film de Tati. À dix heures tapantes, le pianiste du dernier étage commence ses gammes, quelques instants plus tard, la dame du rez-de-chaussée commence sa sortie. Elle a presque cent ans et va retrouver son amoureux sur un banc du boulevard. Le chien et son maître sont revenus de leur promenade, ils vont disparaître pour quelques heures, mais jusqu’au déjeuner le chien va accompagner les gammes de ses aboiements. En début d’après-midi, les enfants rentrent de l’école. Un roulement de cascade dans l’escalier, des récits entrecoupés de rires et de cris, et quand toutes les portes ont claqué, les télés qui s’allument une à une pour les dessins-animés, en anglais, en hébreu, en russe, et le chien, et les tourterelles qui reviennent pour les miettes du déjeuner et les conversations d’un balcon à l’autre, et les klaxons… Et mon émerveillement pour cette indifférence au bruit. Des capsules remplies de prénoms que l’on crie, de claquements, de bourdonnements. Des individus sonores. Leur impudeur nocturne, au point que l’on connaît vite toutes leurs habitudes sexuelles, au point que soudain on se dit: ce n’est pas madame Lévi tout de même, elle a presque quatre-vingts ans! et bien si! c’est elle, et on s’en réjouit.

Et maintenant toutes ces capsules comme des cocons de ver à soie. Silencieuses et vides. Et une bande sonore minimale dans ma tête. Je cherche désespérément à me souvenir de leurs noms.

 

 

Il y a cette page dans mon carnet qui me ramène encore plus loin dans le temps. Je pourrais presque dire dans une autre vie.

 

Il y a un instant je marchais dans les rues, la nuit ou le jour, je ne sais plus. Ça se résume à pas grand chose la souffrance, quelques mots et une négation. Plus nuit, plus jour, plus marcher, plus rue. Un martèlement infini. Un clou qu’on enfonce pour accrocher un miroir ne reflétant qu’un martèlement infini, ondoyant dans le tain du miroir, se liquéfiant dans la mémoire, traversant les veines. L’attention que l’on apporte à ne pas user d’un gramme de temps en plus. Ce temps presque parfait finalement. Rien à voir avec le temps d’avant, inépuisable, désordonné, incontrôlable.

Inépuisable, il l’était ce temps de la marche; des places, des rues, un fleuve qui disparaît derrière un méandre, des reflets, et un saule qui se penche, des images désormais limitées par un cadre, des couleurs de cartes postales. L’eau, malgré tous les efforts de la mémoire, est immobile dans le souvenir. La ville ne livre que la même portion de rue, celui qui passe sourit à n’en plus finir, à en perdre ses dents.

 

 

Même dans la recherche de la nostalgie, il est possible de découvrir d’autres nostalgies en jeux de miroir. Possible, et même nécessaire. Je traverse des taches d’encre, je glisse sur une page blanche, les doigts, le front et la bouche barbouillés de jus noir. C’est à moi de recracher la nuit, d’imprimer mon linceul, des mots n’y apparaîtront plus. Ainsi, à force de creuser les histoires des autres, je me suis enfin souvenue que j’en ai une moi aussi, et dans une histoire à moi, tu es là où je t’ai laissé, assis devant la table. Toi, pour qui je cherche des mots et des images, à qui je raconte le vide, l’absence. Pour qui j’invente un autre alphabet. Des signes. Je ne sais plus ce que tu disais, ni moi. Des mots, si ténus. Je suis morte. Ce n’est pas vrai, c’est dans une chanson, «sono morta», qui sonne comme songe de mort ou son d’amour. Au mélange des langues on retombe toujours sur ses pieds. Elles se mêlent comme des grains de sable. Après, il n’est plus possible de les distinguer. Qui peut écrire ces mots? Chacun dit: je suis vivant, je marche, je cours, j’aime, je m’ennuie. Je te parlerai de l’ennui. Chacun dit: j’attends, je te parlerai de l’attente, mais je ne te parlerai pas de l’amour, ni de la course, ni de la vie. Ces mots sont scellés, et si j’en parle, pardonne-moi, car je n’en connais plus que le brouillard. Je me souviens de la lumière et de la poussière insaisissables, où je t’ai saisi pourtant, et la brume, alors, nous était un lit de clarté. Nous l’avions déchiffrée, nous étions des pythagoriciens de la lumière et par le nombre d’or, nous prenions soin de ne rien construire. Écoute, ne t’attriste pas, tu viens d’un peuple très ancien qui a vu naître et s’éteindre des animaux fabuleux et les a gravés dans ses pierres. Sais-tu que nous venons tous de peuples anciens? Hélas, beaucoup l’ont oublié. Jamais ils ne caresseront un chat sacré, ni ne connaîtront le pas de l’onagre. Je commencerai par établir une liste des noms de couleurs pour que tu te souviennes que le soir les arbres de la cour devenaient violets, qu’ils abritent des oiseaux qui ne sont ni anges ni bêtes. Puis que les arbres devenaient bleus, d’un bleu qui boit les alentours, d’un bleu qui fait croire à la liquidité du feuillage, à la solidité du ciel. Rappelle-toi du feu qui brûlait dans la chambre, de son reflet sur la fenêtre, de la nuit embrasée par ces flammes de verre. Rappelle-toi nos siestes sous un drap, nos rêves se heurtent dans le bourdonnement de la lumière. Nous ne savons plus si nous rencontrons un corps, une peau, ou son empreinte sur le drap, son lent passage à travers le lin, un suaire érotique où la sueur remplace le sang. Nous nous endormons, je suis emportée dans le froissement du velours. Ton corps n’est plus, tu remontes le temps, tu parviens à la porte. Quelle porte? je ne sais pas. Celle du temps, de la nuit, de la chambre? À la porte d’un temps que nous avons ensemble épuisé. Je sombre dans la glace rouge, stridente, cinglante. Les hurlements des sirènes, les gyrophares, tout cela devait t’être épargné. Ici, soie, lin, glace, velours, sont des matières inexistantes. Reste le sang.

 

Amos repose ses lunettes sur le bureau et ferme les yeux. Il tourne en rond. Le désordre le suit d’une pièce à l’autre, il cherche, tout et n’importe quoi, des souvenirs de Pauline, des preuves. Il regarde pour la xième fois sa photo adolescente, son visage de renarde, pointu, ses allures de garçon manqué. Il cherche à se prouver qu’il n’est pas en train de devenir fou. Il passe doucement son doigt sur le papier, puis il referme les yeux et il se frappe les tempes avec ses poings.

Il continue à vivre, le mécanisme continue à faire se mouvoir son corps, la respiration ponctue l’attente, il se laisse entraîner, un temps futur aussi proche, aussi lointain soit-il, détient la réponse. Il suffit d’aller de secondes en secondes, de minutes en minutes, puis les heures, puis la nuit sans limites, puis le matin, et à nouveau le décompte...

Je m’assieds près de lui, ensemble nous regardons le visage de Pauline. Il me dit: «Elle n’est pas morte, tu sais, c’est moi qui suis mort. C’est vrai je passe encore quelques fois dans la vie, pour elle, pour promener son souvenir, mais qu’en pense-t-elle? Et les enfants, et les jeunes gens qui continuent à disparaître de ce monde au détour d’un désastre, un attentat, une opération militaire, les jeunes soldats nés d’hier, comme dit un autre poète, et les enfants nés d’aujourd’hui qui se trouvent au mauvais endroit, ceux à qui on glisse des bombes dans leur cartable, qu’en pensent-ils? Y a-t-il quelque part un magma d’où s’échappent des troupeaux d’enfants pour qu’à peine jaillis, ils retournent à la poussière d’une terre qu’on se dispute pour qu’ils n’y vivent jamais? Raconte-moi, Elina, toi qui semble une jeune personne tellement instruite, pas encore ravagée par toutes ces années où la mémoire s’enlise, quand cela a-t-il commencé? Les hommes étaient-ils plus déraisonnables ou plus sages? Les dieux qui meurent, les dieux qui naissent, ceux qui ressuscitent, pourquoi les hommes ont-ils tellement eu besoin d’y croire? Un temple, une église, une mosquée, un mur, des gens qui se déplacent pour les voir, les toucher, est-ce que tu comprends? Ne pourraient-ils prier en regardant leur ombre? Elle se déplace, et si l’on sait choisir le moment, elle passe la frontière bien avant nous. Ça te fait rire? On est encore coincé avec son passeport à la main et elle, elle est déjà de l’autre côté. Mais personne n’y pense, leur regard est fixé sur le dôme, sur la croix, sur le mur. Des dieux qui portent une parole de paix, de tolérance, de fraternité, tu les entends, toi, leurs paroles de paix, de tolérance? Je m’en doutais, tu es comme moi, tu n’entends rien de tout ça, c’est du charabia pour toi comme pour moi. Tu entends la musique de Shaï, (...) bien sûr que je le connaissais, nous habitions le même immeuble. Suleiman aussi, je ne suis pas un ours, même si j’en ai les petits yeux et le pelage, mais ça le pelage, ça ne te regarde pas. J’en ai aussi les manières? Là tu exagères. J’ai plutôt des manières de loup. Un vieux loup du désert, né à Londres et élevé au porridge, quelle horreur. Suleiman, je l’entendais prier, pour toi, je ne sais pas, ton appartement donnait de l’autre côté, et Suleiman murmurait ses prières. Il ne priait pas pour qu’on sache qu’il priait, il réconciliait ses dieux. Il ne fichait jamais les pieds à Jérusalem, il disait que dans cette ville, il avait l’impression d’être coupé en deux, qu’il voyait dans le regard de chacun comme un reproche, la question du choix, tu sais, choisir son camp, choisir sa voie, choisir sa foi. C’est comme ça en français? Choisir sa foi, une foi, deux fois, dans son cas. Et Suleiman n’était pas un homme de choix, ni de conviction, ni un homme de camp, c’était un homme exceptionnel. C’est-à-dire que quand j’étais près de lui, je ne pensais pas, cet homme est juif et musulman, ou juif allemand et arabe, je pensais juste c’est Suleiman Zorn. Un homme pétri de bonté, et je ne t’apprendrai rien en te disant qu’il n’y en a plus beaucoup et que ça ne fait guère recette. Est-ce qu’il y a des mots que tu détestes particulièrement Elina?»

J’ai dit: oui, camp, foi, spéculation, organisation, idéologie, exploitation, et drapeau, surtout en français, à cause d’un drap de peau, en hébreu je m’en fous, je ne m’en souviens jamais, et que si d’autres mots me venaient… Mais il riait à cause du drap de peau, encore que, a-t-il dit, ce n’est pas si drôle que ça si on y pense et pas faux du tout. Mais je me suis souvenue aussi que je déteste tous les mots qui désignent les armes, et qui font tellement rêver les petits garçons, peut-être parce qu’on a pris l’habitude de désigner des parties du corps féminin ou des particularités du corps avec ces mots. Bombe sexuelle, meuf canon, nichons comme des obus, sans doute un cul comme un porte-avion, pourquoi pas? Au point où ils en sont.

Amos se tordait de rire. Il répétait meuf, meuf? c’est quoi meuf? J’ai dit: meuf c’est moi. Il a cessé de rire, il a dit non, toi c’est pas meuf, toi, tu es Elina. Pour toi je suis Elina, mais pour des millions d’autres, je suis une meuf. C’est exactement le problème, Amos, comme avec Suleiman Zorn, comme avec des millions d’autres. Tant qu’on ne s’en approche pas, ce ne sont que des termes, meufs, juifs et arabes, victimes, enfants morts, populations, races, tout un tas de mots. Et il suffit toujours d’en connaître quelques-uns parmi eux, il ne s’agit pas d’un inventaire, l’imagination fait les autres pas, ce n’est pas important de se tromper, ils sont toujours ce qu’on imagine à un moment quelconque de leur vie, parce qu’on ne va pas tirer le fil jusqu’au bout, et que nous sommes toujours ce qu’ils imaginent à un moment quelconque de notre vie. Mais une fois ce moment imprimé dans notre mémoire, nous ne pouvons plus les considérer comme des ennemis ou comme des termes génériques. On peut juste espérer qu’ils se débarrassent des mots qui les recouvrent comme des masques, qu’ils vont secouer la poussière des mots, dissoudre la glue des mots, et que nous en ferons de même. Et Amos a dit, oui, je suis d’accord, mais qui commence?

Y a-t-il un mot que tu voudrais garder, Elina? j’ai dit: archipel. Archipel? Mais qu’est-ce que c’est pour toi?

Archipel, c’est l’ensemble de tout ce qui a disparu et apparaît et disparaîtra, la fragmentation, ou plutôt le recours au fragment. Personne n’y échappe. Nous revenons au grain à grain, le monde s’érode et glisse. Un ami répétait souvent cette petite phrase: «with usura». Il l’avait empruntée à Luciano Berio, qui l’avait empruntée à la logique ou à quelqu’un d’autre. En plus on peut l’entendre dans ses deux sens, l’usure du monde et le prix à payer pour y rester dans ce monde.

 

 

C’est peut-être aussi que je ne respire librement que dans les îles. Ce qui pour beaucoup, est un enfermement, est pour moi une délivrance. Tout y est rare et précieux. L’eau, le bois, la nourriture y sont des matières sacrées que l’on étudie avant toute décision de changement. Les choses y sont comptées, mais leur vie est plus longue. Jeter est un acte important qui ne peut être accompli qu’après mûre réflexion.

Cette ville est une île, ou un archipel, encerclée par le désert, par un mur, par toutes sortes de terres qui revendiquent, mais cette ville non, c’est un îlot de folie tapageuse, de grains de folie, peuplée d’individus qui vivent dans un imaginaire tordu, dans des débris d’histoire passée et de futur. L’archipel, c’est aussi ce qui m’a poussée à photographier, un petit coup de pouce vers le grain en quelque sorte. Et ces photos, même s’il n’en reste que des mots dans un carnet, ce sont elles qui m’ont poussée à revenir. Mais là j’exagère, car quand je reviens, cette conversation a déjà eu lieu, et l’usure a déjà accompli sa besogne.

— Et puis, dans les îles, il n’y a pas de serpents, tu le savais?

— Il y a des serpents de mer, les autres évidemment ne rampent pas sur l’eau, mais avec tous ces déplacements perpétuels, quelques serpents ont dû se glisser par les soutes à bagages.

— Je ne parle pas de la réalité, Amos, pas des vraies îles, ni des vrais serpents. Ni des vrais humains, sans doute, ni d’une solution à un conflit, ni de régler les problèmes de la planète, ni de… non je ne suis pas fâchée, je vois bien que tu m’asticotes. Je ne suis pas fâchée du tout, je suis juste affamée, et non, tu ne te lèves pas. Ce soir, c’est moi qui cuisine.

Je me réveille glacée, pourtant dans la lumière diffuse du petit jour la chaleur est déjà perceptible. C’est comme un accroupissement. Les arbres, les maisons, tout se concentre vers le bas pour saisir la nappe de fraîcheur avant qu’elle ne s’enfonce dans le sable d’où ce petit morceau de monde a jailli. Enveloppée dans ma couverture, claquant des dents, j’essaie une fois encore d’échapper à ce rêve qui revient depuis quelques semaines avec la régularité d’une obsession.

Dans ma petite enfance, le monde était une ville, rien d’autre. Je ne connaissais de la nature que les parcs et les jardins, où ma mère me promenait pour me faire prendre l’air. Et je n’imaginais pas d’étendue d’eau plus grande que celle du lac où mon père, parfois, me promenait en barque, pour me faire voir des poissons, et encore prendre l’air. Je prenais donc l’air, pour leur faire plaisir. Le lac avait une odeur douceâtre, et les arbres abritaient dans leurs feuillages des armées redoutables d’insectes et de pollens. J’en ai gardé un désintérêt incurable pour la campagne, les vertes étendues, les eaux douces. Mais ma première vision de la mer, ça c’est autre chose. Et dans le petit matin, grelottante dans ma couverture, j’en ai eu assez d’être là, j’ai décidé de sortir, d’aller voir la mer au bout de la rue.

 Amos était déjà levé, il buvait du café, replié dans un coin d’ombre. Quand il m’a vue debout dans ma couverture, il s’est tout de suite inquiété. Est-ce que j’étais malade? Il a posé sa main sur mon front, et s’est presque mis en colère, du moins il a essayé. «Non, tu n’as pas de fièvre, c’est seulement que tu es en train de tomber en morceaux à force de rester enfermée, regardes-toi, tu es livide.» Et tout en parlant, il vidait le contenu du réfrigérateur sur la table. «Mange, tiens voilà des fruits, du fromage, des yaourts, du pain. Quoi d’autre? du poulet froid, des tomates. Mange, prends une douche chaude, et va prendre l’air. Qu’est-ce que j’ai encore dans ce placard? Du pain d’épices, des biscuits au chocolat, d’accord ils sont mous, mais c’est des biscuits quand même.» J’ai eu un geste désabusé pour dire: écoute, ça suffit, je ne suis plus une gamine, et il s’est assis sans plus rien dire.

Le rêve de la nuit précédente m’avait laissé une bizarre impression de froid. Et ce n’était pas la première fois. Ce rêve glacé parcourait mon sommeil depuis des semaines, par bribes, comme une vingt-cinquième image sur un écran, sans aucun rapport avec le rêve en cours, s’imposant d’un seul coup. Des constructions d’une inquiétante précision surgissaient d’un coup. Des mots, toujours les mêmes, remplaçaient soudainement l’image, comme si elle ne suffisait pas et devait se doubler d’un sous-titre.

Et cette nuit, il avait balayé tout le reste, imposant sa machinerie claustrophobique, ne me laissant plus de répit. Une entité implacable, détachée par quelque phénomène obscur tapi dans mon inconscient. Instruit de mes frayeurs, de ma peur de l’immobilité, des lieux clos, des murs qui se referment, des plaines sans fin, des brouillards glacés, des foules compactes.

Et tout y est: mon immobilité sur une plaine glacée avec des tunnels qui la sillonnent en tous sens, partout des murs, un brouillard qui ne se déchire que pour dévoiler d’autres tunnels, d’autres murs, et cette plaine sans fin. Pas d’oxygène, je suffoque. Pas d’avant ni d’après. Tout est figé dans cette immobilité insoutenable avec comme seul mouvement celui des nappes de brouillard qui ne se dissipent que pour laisser la plaine baignée d’une lumière sombre, inversée, sans ciel, sans étoiles. Un lieu morne et désolé. Les mots: glacé, immobile, me sont imposés avec violence. Si je lève les yeux, je vois la paroi supérieure du tunnel plus vaste qui enferme la plaine. Une construction sans fin de tunnels enchevêtrés les uns aux autres, un seul en contenant une infinité. Retourner dans un des tunnels plus petits semble la seule issue, la hauteur des murs est insupportable. Il m’est pourtant impossible de bouger... pire, il m’est interdit de bouger. Les tunnels vomissent des foules d’êtres minuscules, aux formes indiscernables. Ils marchent avec un mouvement lent, régulier. Ils se dirigent tous vers l’extrémité de la plaine, vers la paroi du tunnel gigantesque qui nous contient. Ils cherchent à passer de l’autre côté de cette paroi. Il n’y a pas d’autre côté. Seulement ce plateau désertique, gris, parcouru de tunnels, enseveli dans un autre tunnel.  Je ne les vois pas disparaître au terme de leur marche. Ils s’épuisent à marcher sur place. J’ai la certitude que c’est une erreur. Vouloir atteindre la limite de la plaine est une redoutable méprise. Je me dis que continuer à l’horizontale est inutile. La seule solution serait, au contraire, de grimper, de tenter d’accéder au niveau supérieur, et ainsi de suite jusqu’à la dernière couche de tunnels. Mais il est impossible de parvenir au niveau supérieur. Le plafond est lisse et tout se déploie à l’horizontal. Dans le rêve, je répète sans arrêt: c’est une erreur. Bien qu’aucun son ne sorte de mes lèvres qui ne peuvent pas bouger, j’entends ces mots se répéter en boucle. Les petits êtres ne me voient pas, ils marchent le plus loin possible de moi, ils n’ont pas le droit de s’approcher, je ne dois pas voir leurs visages. Et ce jeu se répète sans cesse. J’ai le sentiment qu’il s’agit d’un jeu dont j’ai perdu les règles, que c’est moi qui ai commis l’erreur. Par un mouvement ancien dont j’ai oublié le mécanisme, j’ai faussé quelque chose et la verticalité n’a pu se mettre en place. Il est donc clair que cela doit continuer indéfiniment, la marche épuisante sur la plaine et ma propre immobilité.

 

J’ai fini de déjeuner, et j’ai levé les yeux vers Amos. Il regardait la table du petit déjeuner, l’air mi-inquiet, mi-amusé. J’avais méthodiquement éloigné tout ce qui était rond (les tomates et les petits pains, par exemple), et rassemblé tout ce qui possédait des angles. Avec les morceaux de sucre j’avais construit un long tunnel. J’ai remis les morceaux dans le sucrier, et je suis sortie en murmurant: «D’accord, d’accord, ne t’inquiète pas, je vais y aller prendre l’air.»

 

Dans la rue, l’air brûlant enveloppait le corps d’une fine tunique aux mailles serrées, il fallait s’y enfouir, s’y créer un microcosme. J’ai enfoncé mon chapeau sur mes yeux, espérant en obtenir suffisamment d’ombre pour y disparaître. La bande de sable, au loin, était déjà transformée en un mirage de mercure vibrant. L’eau était exactement sa réplique, mais avec un degré ou deux de plus dans le miroitement. Même l’ombre où je me réfugiais conservait en elle des points d’éblouissement. Je voyais sur la plage une myriade d’individus bougeant en tous sens et l’huile solaire sur les corps ajoutait une touche supplémentaire à l’aveuglement. J’ai fermé les yeux, mais c’était inutile, la lumière s’infiltrait partout, les paupières en étaient imprégnées, elle se propageait à l’intérieur en grands cercles chauffés à blanc.

De très longues heures vibrantes de chaleur et de clameurs me séparaient de la nuit et du silence. Une rue après l’autre, rasant les murs, agrippant toute l’ombre que je trouvais en chemin, j’ai marché jusqu’au musée. Là, assise sur une banquette fraîche, dans l’air climatisé saturé de gouttelettes glacées, à nouveau transie et grelottante, je me suis laissée absorber par les rectangles de couleurs froides et les verticales grises d’un Mondrian, dont, au bout d’un temps infini, j’ai fini par penser qu’il ressemblait à un mouchoir. Et mon rêve s’est amenuisé avec le tableau. Ils se sont réduits à la dimension d’une maquette dérisoire. Le regard, cet insecte fureteur, ce voleur de substance, est en mesure d’accomplir ce genre d’escamotage. Je savais que la dérision ne lâcherait prise que lorsqu’elle en aurait fini avec l’émotion, mais que n’aurais-je donné pour quelques instants de liberté, pour n’être qu’un souffle tranquille, une simple respiration. Délestée. En désémotion, comme je nommais ce nouvel état où je flottais avec délice.

 Près de moi, sur la banquette, une fille et un garçon s’embrassaient, ou plutôt se tartinaient de baisers.

 Je restais là, admirant leur impudeur, et puis j’en ai eu assez. Maintenant la coupe était pleine. Assez de fuir le soleil et les clameurs. J’avais grand besoin de la rue, de la chaleur moite, de l’odeur de transpiration de ses habitants, de leurs cris, de leur impudeur, de leurs débordements. J’ai abandonné Mondrian, la climatisation qui me glaçait et le silence des salles vides.

Dans la rue, le soleil déclinait déjà. La fin de l’été approchait et la chaleur ne lâchait pas un pouce de terrain. Devant le glacier, de l’autre côté de la rue, des adolescents des deux sexes, et même des trois, se bousculaient dans un tourbillon de fluorescences, de peaux luisantes. Un désordre bruyant où passaient les éclairs vifs de leurs regards joyeux dans une cascade de cheveux et de rires. Après tous ces jours de solitude, j’étais comme une enfant ivre de couleurs qui après avoir goûté à toutes les pastilles de sa boîte à peinture se retrouve les joues barbouillées d’une constellation multicolore. Un enfant ravi, se demandant ce qu’il pourrait bien encore inventer pour que sa joie soit complète, pour qu’il puisse l’emporter avec lui tout au long de sa vie et qu’elle lance une flèche de dérision sur l’opacité grise qui recouvrira, peu à peu, la surface du temps. Et sur cette surface, à cet instant, sous ce ciel limpide, face à cet extraordinaire débordement de joie, je voyais enfin, à nouveau, les points de lumières. Je rattrapais le temps et tout réapparaissait de ce qui m’avait si longtemps éblouie dans cette ville : la capacité de ses habitants à inventer la vie immédiate, à en saisir toutes les facettes, envers et contre tout.

Doucement, sans penser, happée par les bruits et le désir d’en voir un peu plus, et un peu plus encore, j’ai dérivé le long du bitume. Autour de moi rien n’aurait pu trouver place dans un guide touristique, et c’est précisément ce qui me poussait à observer, à épier le moindre geste, le moindre objet. Chaque bout de béton tordu, chaque passant, arbre, boutique, n’ayant trouvé aucune place dans l’esthétique et le mémorial, l’ancestral et le folklorique, semblait connaître ou posséder quelque chose de bien plus secret, qui se projetait sur la rétine et disparaissait au rythme des pulsations accélérées par la chaleur. Aucun touriste n’arpentait cette ville un guide à la main, courant d’un monument à l’autre. Pour discerner les traces, aucune méthode ne nous était recommandée. Libre à chacun de se faire le devin de tout et de rien, de la poussière, des pétales de fleurs et même des yeux de chats errants. Par contre, il était clairement conseillé de puiser des informations à même les rides et les fissures, à même la vitalité et les impudeurs, d’appliquer à son oeil une lentille spécialement conçue pour l’invisible et le reflet, pour le démesuré et l’infiniment petit. Et tant pis si on s’emmêlait un peu dans les objectifs. On avait, de toute façon, droit aux mêmes erreurs que les autres, on était comme eux, à tâtonner dans la réalité, à explorer des formes de vies quasi extraterrestres et à contourner les trous noirs. Chacun dans sa capsule, et ne pouvant jamais dire «ma vie», puisque, avant même qu’elle ne se déroule dans le temps, la langue hébraïque lui avait imposé le pluriel. Mes vies, les vies, nos vies, leurs vies. Imaginaires, poétiques, prosaïques, minées, détruites, comblées. Une seule à la fois, en même temps et toutes ensemble. Vies en suspension les unes dans les autres, vies verticales. Archipel de vies contenues en chaque corps. Archipels de rues, dont les noms nous racontent les combats, les rêves et les illusions de ceux qui ont inventé ce pays. Pas de statue ni de buste, un simple nom. Et la rue qui porte ce nom finit par se confondre avec l’individu, dans notre imaginaire.

Peut-être y avait-il tout de même une méthode pour percer les secrets de cette ville et de ses habitants. Peut-être fallait-il seulement réinventer en soi ces îles perdues dont les noms mythiques ont traversé les récits des voyageurs et des pirates, mais dont aucune carte ne donne jamais la position.

Les nuages lentement se coloraient de tons chauds, la fin du jour était proche et, derrière les immeubles, le soleil descendait sur la mer. Il allait bientôt s’y poser avant de disparaître. Pour rejoindre la plage, je n’avais qu’à traverser le shouk, il était à quelques rues, annoncé déjà par les odeurs de fruits. Je pressais le pas, sans penser qu’à l’heure de fermeture, l’allée centrale est encombrée de voitures à bras, de camionnettes, de vendeurs épuisés par leur journée de travail, et que personne n’avait l’intention de se pousser pour me laisser passer, ni même la possibilité. J’aurais pu emprunter la contre-allée, beaucoup plus calme, mais elle était aussi pour moi beaucoup plus problématique. L’odeur de viande non réfrigérée qui avait doucement commencé à pourrir tout au long de la journée de canicule aurait pu être une barrière naturelle pour un odorat délicat, mais il se trouve que le problème, le mien en tout cas, était beaucoup plus insurmontable. Une fois les humains disparus, la puissante population des rats prenait possession des lieux. Les chats, eux, n’ayant pas les moyens de lutter contre ces bêtes énormes et bien nourries, s’esquivaient avec les humains. Et ça, les rats, j’avais beau en avoir vu d’autres, je ne m’y habituais pas.

J’ai contourné et contourné encore, jusqu’à me perdre dans le dédale des ruelles du quartier yéménite. J’étais entrée dans le sud de la ville. Été comme hiver, il y fait sensiblement plus chaud de quelques degrés, ce qui est dû à la déclivité à peine perceptible de la ville. Les habitants aussi sont différents, mais de la même imperceptible manière, et il serait difficile de détailler ces différences. M’éloignant de la mer, j’ai rejoint le boulevard, anachronique et poussiéreux, annonçant déjà les quartiers du sud, là où les arbres se font plus rares, les maisons plus décrépies. Les boutiques, ici, semblent surgies non de la façade des maisons, mais de nos mémoires et même de mémoires antérieures. Un passé anéanti les a transportées jusqu’ici, les a subtilisées au moment de leur destruction, et restituées fidèlement à la poussière de ce boulevard brûlant, sans que personne ne songe à les modifier. Il arrive même que plusieurs enseignes se superposent, et que, peu à peu, les marchandises intemporelles, ou rendues telles par l’usure et la surexposition, que les boîtes, dont on peut supposer qu’elles ne renferment plus que des objets mités, mais portent encore dans toutes les langues de la terre le nom de ce qu’elles ne renferment plus, soient remplacées par des objets plus récents allant tous au désordre et à la poussière. Et on ne sait plus très bien pourquoi cette mercerie vend des cassettes vidéos et des réveils chinois, et cette horlogerie, des chaussettes et des boutons. Sur les vitrines sont souvent accolées de petites pancartes, où, dans une écriture désuète et appliquée, on avertit le promeneur, et éventuel client, que l’individu sans âge qui sommeille derrière le comptoir parle cinq ou six langues, dont le Cordoba, langue mystérieuse pour la plus grande part des habitants de cette planète et qui ne se parle pas en Espagne, mais en Argentine. «Se habla castillano, ladino y cordoba, yiddish y inglese, français», est-il écrit. Je me suis souvent demandé comment des êtres si anciens, peuvent encore renfermer en eux, tant de mots, dans tant de langues, et ce qu’ils peuvent bien en faire durant les longues heures solitaires de leur attente. J’aimerais les entendre penser en alternance dans toutes ces langues, les entendre récapituler leurs variétés et diversités, et voir les images, nécessairement différentes, qu’elles font naître dans leurs souvenirs. Les strates de vie, leurs étapes, leurs âges. Ont-ils été enfants dans l’une, et jeunes dans deux ou trois autres? Leur visage change-t-il avec les sonorités? Complètement absorbée par la contemplation de montres, de carafes et de boutons de manchettes en plaqué or, recouverts d’une telle couche de poussière qu’ils semblaient enfouis sous la vase et que je m’attendais à voir passer au milieu quelque poisson des grands fonds, j’allais d’une vitrine à l’autre, tout occupée à organiser les photos possibles, les montages qui pouvaient en résulter, quand j’ai senti que depuis un moment, le même pas, la même silhouette, se glissait derrière moi, au même rythme, s’arrêtait et repartait en même temps. J’étais suivie. Je me suis retournée. Dans l’ombre des stores, elle était curieusement découpée, comme surlignée. Les parties de son corps, soit qu’elles aient capté la lumière ou l’ombre, semblaient obéir à des lois différentes, se dissocier. Son visage entièrement immergé dans une poche de lumière intense, restait flou, noyé. Un regard flottait à la surface, comme étranger au reste, se détachant en deux points sombres d’une densité inhabituelle.

Je voyais le reflet de ma fatigue dans son regard, je voyais le reflet de la rue, de la foule, et il était difficile de dire si ce regard nous contenait ou s’il n’était qu’un miroir. Les lignes de lumière se détachaient les unes des autres. Je me suis adossée au mur, le regard restait fixé sur moi. Rien ne bougeait dans le visage flou. Un murmure flottait à la surface des lignes de lumière. Un bruissement régulier. J’ai entendu distinctement un prénom: Nathan. La lumière a changé et les lignes se sont dissociées jusqu’à disparaître. J’ai repris ma marche, les vertiges ne passaient pas, au coin d’Allenby et de Rothschild, je me suis précipitée dans un café, où j’ai avalé deux ou trois gâteaux et autant de tasses de café, tout en me répétant: Nathan, Nathan, qui est Nathan?

Quand je suis ressortie, il faisait nuit. J’ai hélé un taxi, je me suis jetée dedans et sans même attendre que le chauffeur me pose une question, j’ai dit: «À la mer.». Le chauffeur s’est tourné vers moi: «Où, à la mer? au sud, au nord?» – « Au sud, c’est plus près.» Il a haussé les épaules, c’était une petite course de quelques minutes. Quand, enfin, j’ai posé le pied sur le sable, il ne restait pas même un petit morceau de soleil sur l’horizon. À cet instant, je me suis souvenue, Amos avait prononcé ce prénom: Nathan, mais quand et pourquoi? j’avais oublié.

 

Je me suis laissée tomber lentement sur le tapis, j’ai fermé les yeux, à travers mes paupières j’ai senti le regard d’Amos. Je l’ai entendu aller et venir. Puis des bruits de verres, d’assiettes, de vaisselle. Il a ouvert une fenêtre et l’air frais du matin a pénétré dans la pièce. Il a secoué les coussins du canapé, vidé les cendriers. Il a éteint une lampe et en a allumé une autre. J’ai vu la lumière se déplacer à travers mes paupières. Je me suis redressée en ouvrant les yeux. Amos balayait le petit tas de sable à côté de mes sandales, il m’a souri, il a levé la pelle à poussière, et a dit:

«Est-ce que tu vas vider toute la plage?»

« Y’a quoi en-dessous?»

«Du sable, du sable et encore du sable, tu vois ce qui t’attend.»

En hébreu, c’était une petite phrase roulante, on voyait les grains s’agglutiner un à un, khol vékhol véodkhol. Je lui ai proposé d’écrire un poème sur le sable. Il a posé la pelle pour me dire que c’était déjà fait. Il a dit:

«Ce matin, il y aura du thé plutôt que du café, j’ai mal à la gorge, une irritation, peut-être due au sable que je dois charrier jour après jour de tes pieds à la poubelle».

Il m’a fait un clin d’oeil. Je lui ai dit qu’il pourrait écrire un poème sur la poubelle, il a répondu que ça aussi c’était déjà fait, pas sur la poubelle exactement, mais sur ceux qui les ramassent. Y avait-il quelque chose sur lequel il n’avait jamais écrit de poème? Oui beaucoup de choses, et de toute façon c’était trop tard pour ça, mais pas pour le thé qui refroidissait sur la table, ni pour les beureks au fromage qui chauffaient dans le four. Nous nous sommes assis dans la cuisine. Un rayon de soleil traversait la table. Le thé avait une couleur ambrée et une saveur d’épice. Avait-il déjà perdu un manuscrit, avait-il déjà été obligé de recommencer? Oui, un nombre incalculable de fois, au point qu’il s’était demandé s’il ne le faisait pas exprès. Khol vékhol véodkhol.

Amos lit près de la fenêtre et je lis dans l’angle opposé, chacun absorbé par sa lecture. C’est ce que je préfère dans la vie en commun et Amos aussi. Je le sais même s’il ne l’a jamais dit. Je sais aussi que c’est moi qui vais rompre le silence, et qu’Amos va relever les yeux, enlever ses lunettes et hausser les sourcils en inclinant la tête légèrement. Il va alors se souvenir qu’il a soif, que les plantes n’ont pas été arrosées, que le chat du voisin qui est parti pour la semaine, doit être nourri, que les cendriers sont pleins, que le linge est dans la machine depuis ce matin. Il va se lever et s’agiter dans la pièce, une bouteille d’eau dans une main, cherchant les clés du chat. Il va se planter devant moi, et répéter les mots «clés du chat» en riant, me faire une leçon de grammaire, parce que «clés du chat» est une forme grammaticale particulière en hébreu, et que le mot clé contient dans sa racine l’idée même de l’ouverture, ce qui en français donnerait (m)ouvertrices. Puis, il va recommencer à arpenter la pièce avec sa bouteille dangereusement inclinée, s’arrêter encore devant moi pour vérifier que j’ai bien compris, et regarder la bouteille d’eau en se demandant ce qu’elle fait dans sa main, puisque c’est l’heure du thé. Puis me rappeler qu’il est resté très british, et que, ah oui ! les plantes ! les plantes ont soif, rire à nouveau, boire à la bouteille, arroser finalement le cactus qui n’en a pas besoin. «Et maintenant comment la récupérer pour la donner aux autres? Imagine! Au kibboutz, j’aurais été privé de dessert pour gaspillage ! J’aime gaspiller. Veux-tu du thé (en anglais)? Vert ou noir?» Et moi: «Qui est Nathan?» Et lui: «Nathan, je t’ai parlé de lui? C’était l’ami de Pauline, celui chez qui elle a dormi... tu m’embêtes, toi aussi tu seras privée de dessert à gaspiller ton temps avec les vieux souvenirs d’un autre.» Et moi: «Je l’ai rencontré hier, Amos.» Et lui, lâchant la bouteille (en plastique), et tombant dans le fauteuil, face à moi: «Répète ça, Elina.» «Je l’ai rencontré hier, ou peut-être avant-hier, je ne sais plus.» Et lui, restant un long moment sans parler à me regarder, les sourcils froncés, et finalement disant, en détachant ses mots comme on parle à un enfant: «Nathan est mort, il y a un an.»

– Oui, c’était il y a un an, à peu près, à la fin de l’été, mais l’été ici peut être très long, j’ai encore la lettre de ses parents, tu peux la lire.

Je suis restée un long moment silencieuse, évitant le regard d’Amos. Je suis allée jusqu’à ma chambre, j’ai pris mon carnet et je suis revenue. Amos n’avait pas bougé, il regardait mes mains. J’ai ouvert le carnet à la page où j’avais glissé quelques photos, et sans un mot, je lui ai tendu deux d’entre elles. Sur l’une, on voyait un corps de lumière, et sur l’autre, un graffiti sur un mur: Nathan. Son regard allait des photos à moi. En bégayant plus de coutume, il a dit:

– Elina, j’ai une grande responsabilité dans tout ça, je n’aurais pas dû te mêler à mon passé, tu as déjà assez à faire avec ton présent, je suis impardonnable. Je savais que l’attentat t’avait chamboulée, et j’aurais dû me rendre compte que c’était plus grave qu’il n’y paraissait.

Je lui ai coupé la parole:

Tu aurais dû…, tu n’aurais pas dû…, Arrête, tu n’as aucun devoir envers moi. Et, je n’ai pas rencontré de fantôme, Amos, je ne suis pas un médium voyageant dans l’au-delà. Je suis une sorte de support, l’équivalent du papier en photo, absorbant les ombres et les lumières, les densités et les vides. Le support ne prend pas part à l’image. Par la qualité de sa matière, mate ou brillante, à grains plus ou moins fins, il lui donne une texture, mais il provient d’une autre source, et l’image le précède.

 

... Depuis l’attentat, je vis dans une extravagante superposition de langage et je t’entraîne là-dedans. Moi non plus je ne suis pas sûre que ce soit ce qui te convient le mieux. Le mot «attentat» contient pour nous, dans ses quelques lettres, trop de fantômes de vie. Pas des morts, ce mot nous ne le prononçons que parce que le même langage nous y contraint, attentat, mort, sont des mots pour les discours. Pour nous, ces «morts dans des attentats» sont encore des lueurs de vie qui reculent doucement. Et ces mots sont trop difficiles à avaler. Et je sais, sans avoir besoin de le vérifier, que pour un nombre toujours croissant d’individus, il y a un nombre toujours croissant de mots difficiles à avaler. Et nous ne pouvons pas plus les recracher que nous ne pouvons les laisser nous étouffer. Ça devient notre principale préoccupation, cette invasion dans notre propre gosier. Nous n’avons jamais signé de procuration à personne, pour que ses mots prennent la place des nôtres. Jamais voulu ça. Allons-nous, une fois de plus, nous retrouver tournant dans les cercles de l’enfer? Y sommes-nous déjà? La petite capsule de connaissance capable de réactiver des instants de vie, des souvenirs de vie, des images de vie renferme tout ce qu’ils voudraient faire refluer aux limites du licite. Jusqu’à cette limite, nous ne sommes plus que des mots, des clichés, de la masse, de l’informe surinformé, du consommant. Et la petite capsule n’est pas à vendre. Sa commercialisation est impossible et sa mise en mots difficile. Elle contient une chose extrêmement subversive: la vie immédiate. J’ai un peu abusé de ces capsules depuis quelques semaines, Amos, mais je n’ai pas l’intention d’arrêter. Elles sont nettement moins dangereuses que ces mots empoisonnés, accolés sur une réalité explosive et mortifère.

Amos a posé sa main sur mon épaule:

– Les Carthaginois mangeaient des hérissons au miel, tu sais. On peut déguster le miel tout en avalant les piquants. C’est d’ailleurs la meilleure des choses que de l’accepter, puisqu’on a rarement l’un sans l’autre. Et pourquoi es-tu venue ici? Pour poursuivre des fantômes?»

– Non, Amos, non, pas pour ça. Pour vivre mon histoire. Le coeur de l’Europe s’est arrêté de battre trop longtemps. Je ne suis pas sûre qu’il se soit vraiment réveillé de sa léthargie. Les fantômes, si ce sont bien des fantômes, c’est là-bas qu’ils sont morts. Là-bas, il a été décidé que l’Histoire continuerait sans eux. Et elle continue sans doute, tout en commémorant des mensonges. Elle continue à produire du fantomatique. Qu’avons-nous à voir avec toutes ces dates qui émaillent un calendrier, pour célébrer des victoires, ou des fêtes religieuses, qui sont pour nous des défaites ou des souvenirs cruels? Avec des célébrations liturgiques auxquelles nous serons toujours étrangers et qui nous représentent en fratricides? C’est une bonne et excellente chose qu’une guerre prenne fin, mais peut-on chanter gaiement la victoire quand la quasi totalité d’un peuple a été rayée de la carte? Quand ceux qui restent n’ont d’autre recours que de continuer, avec en eux la mémoire de cette abominable absurdité? Qu’est-ce que c’est que continuer à exister sous forme de plaque bien vissée dans le mur que personne ne regarde plus, et qui n’évoque souvent plus rien? Les fantômes morts et vivants sont partis, le combat s’est poursuivi. Les uns ont-ils eu le temps de pleurer les autres? Non, ils n’ont pas eu le temps. Alors, non, ce ne sont pas des fantômes que je cherche, mais des fragments de temps, des sédiments d’oubli, des images à demi effacées. As-tu remarqué à quel point les objets prennent une importance démesurée lorsque nous sommes accablés par le trop plein des événements ou au contraire saisis d’un sentiment de vide?

Un soir, il y a quelques mois, j’étais assise sur la plage, juste après le coucher du soleil. La mer était couleur de vin, de ce violet particulier à cette heure de la fin de journée. Puis quand les lumières se sont allumées vers Jaffa, elle est devenue blanche, laiteuse. Près de moi, il y avait un garçon, nous avons commencé à discuter. Il fumait un narguilé et je buvais du thé à la menthe, nous parlions de choses sans importance, comme des bars sur la plage, du plaisir de boire un thé les pieds dans le sable, de la musique, et soudain sa voix a changé, il disait: «C’est exactement un soir comme celui-là que mon frère a été tué. Je suis venu ici après avoir appris la nouvelle. Les images ne cadraient plus, mais s’enchaînaient quand même, la couleur de la mer, les baigneuses, le visage de mon frère. Et puis les objets près de moi, des serviettes de bain, des vêtements, des cassettes de musique, des livres, tout ce que les gens apportent avec eux à la plage, et dans le même enchaînement d’images, des fusils, des uniformes, des chars, du sang, et la mer écarlate, un instant, puis blanche comme un linceul laiteux, immense. Je voyais le corps de mon frère glisser dans le fond, ses bras comme des ailes ruisselantes. Il était en route pour un temps inconnu de moi, où nous ne pouvions plus continuer notre récit. Il se trouvait maintenant au centre d’une spirale ruisselante et elle m’a avalé. Tout vivant, elle m’a avalé. Quelques semaines plus tard, je devais partir moi aussi à l’armée. Mais je ne suis pas parti, ils ont vu que je n’existais plus que dans une spirale de temps ruisselante, l’oeil d’un cyclone entouré d’un monde mort, et rejouant sans cesse la même scène. Depuis, c’est à l’intérieur que je vis. Je ne sais comment dire, a-t-il dit, je ne suis plus de nulle part, mon pays c’est la Méditerranée, sa lumière, son sable et ses roches, et le corps de mon frère qui glisse sous le linceul laiteux. C’est tout.»

C’est ce qu’il a dit presque mot pour mot. D’une voix si tranquille que j’entendais entre les mots le clapotis léger des vagues et les ronflements du narguilé.

Ce soir-là, lorsque je me suis retrouvée seule, ses paroles ont continué longtemps à résonner dans ma tête. J’avais vécu quelque chose d’analogue à la mort de mes parents. Une vie parallèle imaginaire. Et avec son histoire resurgissaient les dédoublements de cette époque. Je n’avais pas vécu dans une spirale de lumière, la Méditerranée ne bordait pas la ville, ne m’absorbait pas dans ses cristaux de sel laiteux. Dans une vie, j’étais cette autre que je tutoyais et qui sacralisait la mémoire jusqu’à la folie répétitive, dans l’autre, une iconoclaste qui entretenait avec les objets de cette mémoire, un rapport d’hostilité et de violence. Un à un, je les ai brisés. Rien n’a survécu de ce qu’ensemble nous avions touché.

Avec le temps, c’est devenu une fatalité. Je n’ai jamais pu conserver d’objets, je ne parviens pas à établir cette barrière nécessaire entre l’oubli et moi. Si je ne les perds pas, mon départ m’oblige à les abandonner, il peut même arriver qu’un attentat détruise tout. Sauf s’ils sont suffisamment petits pour tenir dans mon sac, mais évidemment ça limite leur nombre. Ma mémoire ne peut pas compter sur un de ces lieux où les objets évoquent des événements oubliés du passé et des chronologies, dans une archéologie personnelle. Elle est toujours en état de manque. Je ne sais plus qui a dit que la mémoire est comme une maison, la mienne est sans domicile fixe, et j’ai tout fait pour en arriver là. Elle se promène dans des assemblages hétéroclites de lieux. Des murs en ruine soutiennent des planchers qui débouchent sur le vide, une chambre apparaît, mais c’est une bulle posée sur un escarpement rocheux et au premier souffle, elle glisse, dévale la pente et éclate. Les rideaux restent accrochés à la roche, claquent au vent, dévoilent d’autres pièces, des chambres, des salles, des couloirs qui s’enfoncent dans les profondeurs, le moindre pas les fait trembler, provoque des éboulements. Des pans de rochers se détachent et masquent les ouvertures. L’oeil de la mémoire s’élance, se faufile entre les éboulis, espérant encore apercevoir un fragment de construction intacte, un lieu qu’il puisse identifier pour s’y poser et retrouver son temps préféré: le passé.

Dire: j’entrais dans la maison, c’était la nuit ou un jour d’hiver très sombre, dehors, il pleuvait. J’avais enlevé mes chaussures mouillées, je les avais laissées devant la porte. Une porte de bois peinte en gris. Un gris pâle que j’avais choisi. Quelqu’un avait tiré les rideaux des grandes fenêtres et aucune lumière ne filtrait. J’avançais en tâtonnant, j’allumais une lampe, une lumière verte tombait d’un coup sur une table. Des papiers, des stylos, des lettres, des livres, des objets divers comme un coupe-papier et un briquet, une gomme et une clé, un bouton et un étui à lunettes. Le reste de la pièce était dans l’ombre et peu à peu je m’habituais à cette pénombre, je n’avais pas même besoin d’allumer d’autres lampes, je pouvais dans l’obscurité voir les bulles posées sur l’autre table. Dans chacune d’elles, une autre pièce miniature attendait ma visite, jusqu’à la dernière bulle, celle qui renfermait ce que jamais je n’étais parvenue à identifier. Pour elle le temps passé est impossible. Quoi que j’y fasse, même si j’essaie de l’ignorer, elle s’enfle et grandit, me forçant à l’observer, une forme presque transparente s’y étire lentement en longs filaments translucides, deux grands yeux vitreux sans regard flottent à sa surface. L’oeil de la mémoire l’observe, et doucement, insidieusement, le regard des grands yeux vitreux le pénètre, enchaînant toutes sortes de sensations et de formes. Un petit remous insignifiant qui s’accélère dans un tourbillon d’images sans liens apparents, si rapides que la lenteur des mots de la mémoire ne peut les suivre. Leur rythme se fait de plus en plus frénétique, aspirant les autres bulles, la chambre, la pluie, l’oeil, les éboulis, les ruines, ne laissant que cette forme devenue enragée, qui se tord en vomissant des images saccadées et incohérentes. Et juste au moment où elle semble sur le point d’exploser, en plein milieu de cette tempête d’images, s’apaise d’un coup et revient à son imperceptible flottement.

 

Amos s’est endormi. Sa tête a glissé sur son épaule, ses grandes mains reposent inertes. Lorsqu’il est éveillé, elles sont toujours en mouvement, tout son corps est toujours en mouvement, il dit que ça apaise ses douleurs. Nous vivons dans le même lieu depuis des semaines et nous nous connaissons si peu, nos histoires se sont frôlées, une pudeur voile le passé, nous ne l’évoquons qu’en pointillé. Nous sommes enfermés dans une bulle, figés dans les cristaux liquides, et nos histoires s’y dissolvent lentement. Il suffirait que l’on retourne la bulle pour que les cristaux de mémoire nous recouvrent et nous blessent. Et c’est ce qu’il attend, Amos, que les cristaux l’aient recouvert entièrement.

 

La nuit est venue, il fait encore très chaud. L’été n’en finit pas, il empiète déjà sur l’automne et il ne donne aucun signe d’épuisement. Ma tête est lourde de toutes ces saisons brouillées, je me perds dans leurs mélanges. Le temps bégaie. Le moindre bruit, la moindre odeur, la situation la plus banale, dévident des fils et des fils de mémoire, m’entraînent vers d’autres bruits, odeurs, situations, tout aussi anodins, mais dans des temps où j’avais moi aussi une place. Depuis l’attentat, les jours se liquéfient et, dans cette coulée, il m’est impossible de retrouver le cours normal du quotidien, le fractionnement des heures. C’est comme si tout à coup j’avais décidé de nager sous l’eau. J’ai plongé la tête et je me suis retrouvée sous la surface. La remontée est chaque fois plus pénible, la pression est toujours plus forte, le poids de chair et de sang dont je dois me délester toujours plus important.

Il y a tant de choses que je pourrais faire pour, enfin, arriver au port. Je pourrais aimer Amos, vivre avec lui, ou me jeter dans la ville, chercher un être, retrouver le goût des caresses et des rendez-vous. Mais je crains que la ligne de fuite où je vacille m’interdise le moindre pas de côté, la moindre chance de retomber dans le réel. Qu’elle m’empêche, avec la malignité qui lui est propre et que je ne contrôle pas, de produire de la mémoire. Qu’elle me contraigne à gratter les strates du passé, à raconter à ceux qui n’existent pas dans le présent, l’histoire de ceux qui n’existent plus que sous forme de traces encore plus lointaines. De ceux qui, ayant perdu les mots… je parle encore de perte, je n’en sors pas. Arrive un moment où la seule décision possible est d’inventer un monde en nous. Parce que le monde autour de nous invente sans cesse un nouveau tour, pour bien nous signifier que notre volonté n’est pas la sienne et que le temps de la grâce est passé. Nous ne sommes plus sur la liste des heureux graciés. Et ce moment est arrivé. Il serait judicieux de montrer un peu d’inventivité en matière de monde. Sinon comment prétendre l’inventer pour les morts qui n’ont plus de monde où pleurer les vivants?

Je suis venue ici, pensant que mon pays, si j’en ai un, était liquide, que mon pays était cette mer, la Méditerranée, oui, comme ce garçon rencontré sur la plage, bien que pour des raisons moins tragiques. Ce garçon que j’ai laissé partir sans même me demander qui il était, s’il n’avait pas besoin ou envie d’en dire plus, de me dire son nom, par exemple, ou de me revoir. Une fois encore, je n’ai saisi que la petite parcelle de souvenir et je l’ai ajoutée aux notes de nulle part. Je me suis bien gardée de dire que la mer m’avait poussée jusqu’à son bord ultime, à la porte de l’Orient, et je me suis contentée de la sonorité des mots. La porte de l’Orient, ça sonne bien, dans toutes les langues, trop peut-être, parce que la beauté des mots y sont aussi sensibles ceux qui ne portent ni beauté, ni poésie en eux. Alors voilà, je suis restée à la porte, ni là, ni ici, ni ceci, ni cela, toujours à moitié quelque chose. Sans dieu et sans terre sur une terre que les dieux se disputent.

 

Amos s’était réveillée, il me regardait d’un air amusé.

— Tu parles toute seule. À ta place je m’inquiéterais de ça plutôt que du reste. Tu as parlé de l’immédiateté. Je t’ai entendu dire ça. C’est quoi l’immédiateté? une autre manière de dire «déjà trop tard»? Ça ne veut évidemment pas dire que notre appétit d’immédiateté en soit entamé, loin de là. Du moins, quand il est entamé c’est un peu comme quand on commence à parler tout seul, c’est le moment où on doit commencer à s’inquiéter.

— C’est très gentil à toi de me prévenir, Amos, mais il y a très longtemps que je m’inquiète, je dois même dire que j’ai commencé à m’inquiéter avant tout, avant de parler toute seule, avant que mon goût pour l’immédiateté ne risque d’être entamé comme tu dis, et encore avant, peut-être quand j’ai commencé à marcher, ou même quand j’ai ouvert les yeux et que je me suis demandée à quelle heure on allait me nourrir et si on n’allait pas oublier, et qui était ce on inconnu dont ma vie dépendait et que je n’avais vu que de l’intérieur, autant dire pas du tout. J’ai commencé salement à m’inquiéter, à hurler mon inquiétude, histoire de bien montrer d’emblée qu’il y avait de quoi se faire du mourron, mais que je n’allais pas me laisser faire comme un toutou, je n’étais pas un toutou, j’étais destinée à parler, y compris toute seule, quelques mois me séparaient du moment où j’allais prouver que je n’étais pas un animal, et commencer à exprimer ma légitime inquiétude par autre chose que des vagissements. Mais là, c’est vrai il y avait vraiment de quoi être inquiète, le grand charivari commençait pour de bon, maintenant finalement c’est la routine...

— Elina, pourquoi as-tu commencé à photographier? Tu sais tu n’as rien d’une photographe, non, je m’exprime mal, tu ne ressembles pas à, non c’est pas ça non plus, en fait, je ne t’imagine pas en train de dire, «je suis photographe». Pourtant c’est ce que tu fais, tu photographies. Comme je n’y connais strictement rien, je ne peux pas dire si tes photos sont bonnes ou mauvaises. D’ailleurs, c’est quoi une bonne photo, une mauvaise photo? J’imagine qu’avec un ordinateur, tu peux faire ce que tu veux ou presque, non?

— Non. Je ne sais pas si je peux faire ce que je veux avec les images. C’est sûrement possible, la technique permet ça. Mais je ne le veux pas. Pour une raison très simple, évidente. Ce que j’imagine de l’image que je voudrais saisir ne s’imprime pas dans ma mémoire, et ce qui apparaît en fin de compte, après tout le travail, est la somme de certaines parties des images que j’ai voulu obtenir et du hasard. Avec l’agrandisseur, c’est pareil, c’est le temps qui décide. Tu comprends? Et c’est exactement ça, je photographie parce que j’ai un problème de temps, et parce que j’ai un problème de temps, mes photos sont toujours dépendantes d’une perte, d’un oubli passager, d’une erreur de calcul dans le temps d’exposition, à la lumière, dans le bain chimique, dans l’apparition imaginaire. Mais, peut-être que je ne réponds pas à ta question, peut-être que je ne sais pas vraiment. Ça s’est fait comme ça, je n’ai rien décidé. Si je me souviens bien, j’ai regardé dans un objectif et j’ai vu un petit bout de la réalité, à un moment donné, complètement flou. J’ai tourné dans un sens, puis dans l’autre, et l’image s’est rapprochée, agrandie, faisant apparaître d’autres détails, puis elle s’est éloignée, et les détails ont disparu, d’autres se sont imposés, et soudain l’image a été nette, chaque élément à sa place, bien délimité. Je crois que c’est cette idée de mise au point qui a décidé pour moi, et encore le temps, qu’une certaine image à un moment donné se détermine. Il y a quelque chose de très tranchant dans cette détermination, un peu avant, un peu après, l’image pourrait être toute différente, et elle est différente. Le passage d’un nuage, d’un individu, d’un oiseau, n’importe quoi, tout peut intervenir. On ne fait jamais la photo que l’on veut, même si on se l’imagine. La mise au point, la distance, la focalisation, c’est ce qui m’a poussée à continuer, et c’est ce qui m’a appris le plus sur le monde qui m’entoure. Je n’invente pas des images, ni ne me les approprie, au contraire, ce sont elles qui inventent le monde pour moi et c’est moi qui leur appartient. Lorsque je les regarde, après, sur le papier, ou sur l’écran, mais surtout sur le papier quand je ne peux plus intervenir, j’ai toujours la même vision de profondeur. C’est-à-dire que, derrière l’image, je sens toutes les images possibles. Le mouvement extrêmement ralenti crée une illusion de fixité, à l’inverse, si tu fais défiler des images fixes, tu as une illusion de mouvement. Et là, pour moi, dans la photo, à partir des mouvements rapides ou lents, quelque chose s’est fixé. Mais, de manière imperceptible, le mouvement continue. C’est aussi pour ça que je photographie souvent des détails, du microscopique. En ne dévoilant qu’une infime partie, je laisse l’imagination reconstruire. Je cherche les indices du mouvement. Autour, ça tourne, ça vit, ça s’agite, le minuscule, lui, sommeille, il attend qu’on le découvre enfin au milieu du tourbillon. Je ne sais pas si ça fonctionne pour les autres, tu vois, je ne me pose pas la question de savoir si je suis une bonne photographe, ou une grande photographe, je photographie, c’est tout, ce n’est pas ma profession, ça pourrait être mon métier au sens où Pavese disait «le métier de vivre».

... Mais pour en revenir au minuscule, au détail, je crois qu’il y a autre chose; c’est pour moi, une forme, très modeste, de résistance à l’invasion. Ça te fait rire? Tu te demandes de quelle invasion je peux bien parler? Ce n’est pas facile à expliquer aux autres ce que l’on ressent à un moment, tu dois en savoir quelque chose, Amos le poète, d’autant que c’est très sournois comme genre d’invasion. Ça se produit dans le quotidien, dans les choses les plus futiles, ou les plus intimes, ou du moins qui devraient l’être et le rester. Ça participe du slogan, mais un peu plus feutré. Son domaine privilégié, c’est la publicité, la télévision, une certaine presse que nous ne lisons pas, mais qui envahit notre champ de vision. En gros, ça récupère des événements sans gravité, surtout sans gravité, de notre vie. Tu veux un exemple? Oui, c’est mieux, un truc tout simple, comme boire du thé. Tu choisis le thé, le moment pour le boire, le temps de l’infusion, arrête de rire s’il te plaît! non? c’est pas comme ça que ça se passe? Mais tout à coup tu découvres que le concept existe. Ça s’appelle «l’instant thé». C’est en quelque sorte déjà organisé pour toi. En fait, sans le savoir, tu es le monsieur Jourdain du buveur de thé. La publicité te substitue un autre toi-même, détendu, souriant, en vêtements flottants de lin pur, portant le bol de ses deux mains ouvertes, comme une offrande au dieu de l’instant, dans une pièce très fengshui, sous une lumière douce et tamisée. Fini le thé dans ton vieux bol ébréché, dans l’odeur de tabac froid, avec la pluie qui bat les carreaux poussiéreux, et finies aussi les errances dans les rues sales des faubourgs du monde. Le voyageur que l’on invitait à s’asseoir dans la crasse, est devenu un touriste de voyage organisé, un inquisiteur du souvenir, un chasseur d’instants agencés. Peu à peu, le réel ne se ressemble plus, il est décevant, plus terne que les images de ces instants privilégiés. Chacun s’épuise à satisfaire l’harmonie, à faire en sorte que tout concorde, de la place du cendrier jusqu’au tapis de bain, mais le chemin vers l’instant-détente est pavé d’embûches, la réunion des accessoires est une épreuve. Le résultat est toujours approximatif.

Et ça se propage comme ça, de l’instant thé, à l’instant voyage, à l’instant tendresse, l’instant sport, le plus petit morceau d’instant nous est vendu, imposé dans les normes, et si nous résistons, nous sommes des caves, des ringards, des moins que rien. On te vend tes rêves sous une forme hygiénique, on te les aménage. Tu y as droit une fois ou deux fois par jour, plus c’est peut-être risqué, on ne peut pas se «faire» rêver à tout bout de champ, ou se faire faire rêver, et ça s’étend comme ça, du thé au reste, du particulier au collectif, et surtout au langage. Les gens se mettent à parler par mini-slogans, ils ne disent pas «mort aux vaches», ce qui serait un slogan à proprement parler, ils disent: et si on se faisait un «instant thé»;  ils ne disent pas: je vais partir quelques jours pour voir les couleurs de l’automne et les colchiques parce que c’est la fin de l’été et que les vaches lentement s’empoisonnent, non, ils disent je vais «me ressourcer», j’ai trouvé un programme de ressourcement avec «instant bien-être» et les colchiques, ils ne les voient même pas parce que le programme n’a pas prévu les colchiques, l’«instant colchique» n’a pas encore été inventé, mais ils y travaillent, il y aura bientôt, l’«instant Apollinaire», avec des cadavres de vaches et des...

— Elina!

— Quoi?

— Tu délires.

— Bien.

— Elina!

— C’est moi.

— Et l’instant sexe, depuis combien de temps?

— Mystère.

— Comment il continue le poème d’Apollinaire?

— Et mon amour pour toi lentement s’empoisonne ...

— On y va?

 

 

Tous ceux qui ressentent un sentiment nouveau ont du mal à le nommer, ou n’ont pas envie de le nommer. Ils se mettent alors plus ou moins à tuer le temps, encore que, évidemment, eux comme les autres, c’est le temps qui finit par les tuer. J’essaie donc de tuer le temps, moi aussi, jusqu’au soir. Je tourne autour de mon ombre pour retrouver la sienne, et je vacille. Pourtant je ne suis pas grisée, seulement un peu inquiète.

— Tu es rentrée, Elina? Qu’est-ce que tu fais devant ce miroir? tu as l’air désemparée. Tu te regardes? ça ne te ressemble pas.

— Non, ça ne me ressemble pas, tu ne crois pas si bien dire.

C’est alors que quelque chose s’est produit, qui a coupé court à cet improbable dialogue, quelque chose que tous nous attendions sans le dire. La pluie, la première pluie de fin d’été. Une averse de gouttes énormes, espacées, criblant la poussière de multitudes de trous, propageant autour d’elle une inconcevable humidité, dans la lumière d’un ciel gris jaune. Allongés, à ras de la fenêtre, nous l’avons regardée tomber. En quelques instants, la rue s’est vidée, et la lumière a encore changé. De gris jaune, elle est passée à un gris bleu. Pour la première fois, j’ai vu la couleur des yeux d’Amos, gris foncé avec de fines particules de jaune. J’ai vu aussi les innombrables rides autour de ses yeux et tous les sillons et sentiers que la vie avait empruntés à la surface de sa peau, et l’ossature mise à nu. Sans un mot, j’ai saisi mon appareil photo et je me suis mise à le photographier, trace à trace, toute son histoire imprimée dans sa chair. Il a continué à regarder la pluie. Aux rides qui se creusaient entre ses sourcils, j’ai compris qu’il était embarrassé, il ne tournait pas la tête vers l’objectif, il restait silencieux, absorbé dans sa contemplation. J’étais en train de faire une erreur: toute image de lui, comme ses poèmes, appartenait au passé. Mais je ne pouvais plus m’arrêter, j’étais entraînée par la lumière, par le son de l’appareil photo. «Ne sois pas mal à l’aise, Amos, de toute façon, je ne garderai que des détails minuscules de rides, des petites parcelles de peau, ta propre mère ne te reconnaîtrait pas.» Il a tourné la tête vers moi, en souriant : «Ma mère ! ça ne la gênerait pas du tout, elle était l’inconvenance faite femme, il fallait le voir pour le croire, c’est comme ça qu’on dit? Elle n’allait à la synagogue que pour Kippour, comme nous tous, et de là-haut, de la galerie des femmes, elle faisait des clins d’oeil aux hommes. Oui, parfaitement, le jour de Kippour. Je l’ai vue, d’en bas, moi, adolescent enfermé dans ma solitude, là comme ailleurs, dans la maison où les hommes ne restaient que le temps de son caprice, et à la synagogue, où j’étais toujours seul dans cette famille sans hommes. Avec son impudeur, elle m’a appris la pudeur, avec ses débordements, elle m’a appris la mesure. Et puis, ici, curieusement, elle a changé. Elle n’est pourtant pas arrivée à un âge où changer est facile. Sa curiosité s’est portée sur autre chose que les rencontres, et comme elle avait des difficultés avec l’hébreu, elle est devenue plus solitaire, sa musique l’occupait entièrement. Elle possédait un véritable langage musical, son violoncelle était une partie d’elle-même. C’est pour ça que les hommes ne l’intéressaient pas longtemps. Elle disait souvent, après bien sûr, «il n’y a rien à en tirer, ils ne résonnent pas», et ça la faisait rire, «alors que lui (elle montrait son violoncelle), il résonne et répond, et en quelques coups d’archet, j’en tire une infinité de notes». Emma, la mère de Pauline, était son élève, si bien qu’au début de notre rencontre, j’attendais toujours le moment où elle me dirait que moi non plus je ne résonnais pas. Pourtant, ça ne s’est pas produit, nous sommes venus ici, et elle est morte. Je sais, je ne t’ai pas beaucoup parlé d’elle. Il y a trop de morts dans ma vie, Elina. Tu devrais t’éloigner de moi. Il m’est difficile, si difficile de ne pas me sentir coupable. Lorsque j’ai proposé à Emma de partir en Israël, elle n’a pas hésité un instant, elle a accepté, sans même me demander simplement: pourquoi? pour quelle raison tout à coup, j’avais pris cette décision. Elle n’était pas juive, elle avait grandi à Londres, elle avait une carrière devant elle en Angleterre et elle m’a approuvé sans poser de questions. Et moi, je n’ai pas cherché à lui en donner. Pas un instant je ne lui ai donné la possibilité de douter, de se demander à quoi ça pouvait bien correspondre dans sa vie, à elle, Emma, cette décision soudaine prise exclusivement par moi. Pas un instant. Et ici, elle a commencé à dépérir, oui, c’était comme si elle s’effaçait peu à peu. Comme si ce moment où elle avait commencé à ne plus penser à elle, s’étirait sur sa vie, la décolorait. Simplement, à sa manière, si simple, si calme, elle ne trouvait plus sa place. Déjà en Angleterre, elle donnait cette impression, de ne pas toucher le sol, de ne pas être de chair. Et j’ai compris peu à peu, qu’elle n’était là que parce qu’elle n’avait pas même pensé qu’elle aurait pu me dire non. Seulement il était trop tard. Déjà, elle avait commencé à disparaître. Tout semblait trop lourd pour elle. Les objets se sont mis à l’encombrer démesurément. Elle devait sans cesse se demander comment les nommer dans cette langue qu’elle ne maîtrisait pas. Et moi, j’étais dans une période de travail intense. À l’inverse d’Emma, la découverte de ce pays m’enthousiasmait. J’écrivais plusieurs poèmes par jour, j’étudiais l’hébreu avec frénésie, je m’occupais de Pauline. Je n’ai pas vu venir la maladie ou je n’ai pas voulu la voir. Qui sait? »

J’ai posé mon appareil photo. Amos s’est tu. Il a tourné la tête vers moi et m’a regardée comme jamais il ne l’avait fait auparavant. Longtemps, avec attention. J’ai compris que déjà il se préparait à se souvenir de moi.

— Et toi, Elina? Crois-tu que tu sauras pourquoi tu es venue ici? C’est une ville étrange, tu as eu le temps de t’en rendre compte, et je ne parle pas de la politique. C’est une ville neuve, et déjà si vieille. J’ai toujours eu l’impression que chacun y cherche quelque chose qui se trouve ailleurs, et pourtant c’est bien ici qu’il le cherche. Une nostalgie sans objet apparent que l’on voudrait faire apparaître par un tour de passe-passe. Nous pouvons nous raconter tout ce que nous voulons sur la «renaissance» de la langue et de la terre, nous sommes ici parce qu’à un moment de l’histoire, nos parents, nos grands-parents, n’ont pas eu d’autre choix, et nous avons dû continuer comme ça, jusqu’au moment où chacun comprend qu’il n’y a pas de retour possible. Ça n’a pas grand-chose à voir avec l’exil. Nous ne retournerons pas en arrière. Si tu pouvais faire la photo de ce mouvement – par ailleurs impossible – il n’y aurait pas d’arrière-plan. Le temps continue ses coups de gomme. On n’efface pas une population entière en quelques années. Mourir, oui, ça se passe en quelques secondes, le corps tombe, mais ces morts-là n’en finissent pas de tomber et dans l’espace de leur chute il y a effacement de l’espace même. Nous sommes ici, maintenant, avec un espace inexistant derrière nous. Un espace qui nous a niés et qui ne cesse de s’effacer. À l’inverse, le temps de cet effacement ne cesse de s’accumuler et s’accumuler encore. Nous trouvons toujours de nouvelles traces de mémoire. Des musées, des bibliothèques, des archives en sont remplis. Mais reprendre une place dans cet espace, il n’en est pas question. Même si cette idée a pu germer dans la tête de quelques cinglés.

Notre langue ne possède que trois temps, ni futur ni passé antérieurs. Nous avons aussi fabriqué du conditionnel en mélangeant le présent et le futur, nous en avions besoin pour nommer notre liberté. Nous entretenons avec notre langue une relation très complexe, je ne t’apprends rien. Les racines verbales sont nos racines. Les combinaisons de ces racines pour former la langue articulée sont nos énigmes. À côté de ça le logos grec, avec ses deux ou trois interprétations, c’est un jeu d’enfant. La langue hébraïque est un maelström. Il y a dans le Néguev, un endroit appelé la «sauvagerie de Zin», c’est un amoncellement de roches tordues, de ravins, une gigantesque tempête fossilisée, passé au blanc, au jaune cinglant, striée de veinures rouges. Je l’ai toujours vu comme une matérialisation géographique de la langue que nous parlons. La langue et le désert sont indissolublement liés. Il n’y a aucun autre lieu sur cette planète où on parle hébreu, seulement ici. C’est dans ce désert que le logos juif s’est formé, dans ce désert que tout s’est décidé. Y a-t-il un autre peuple qui porte dans son histoire, un tel retranchement? Pas une retraite, ni une mise entre parenthèses. Une disparition. Ils ont erré quarante ans dans le désert. Et dans cette errance, la langue, les lois, et l’histoire d’un peuple s’invente. Cette langue qui renaît après une mise en sommeil de deux mille ans, qui se remet en mouvement, nous ne savons pas ce qu’elle nous réserve encore. Un nouveau maëlstrom? Personne ne le sait.

N’as-tu pas remarqué que toute notre littérature est une archéologie du quotidien? Le sujet, quel qu’il soit, m’a toujours semblé n’être qu’un prétexte, aussi bien traité soit-il, un prétexte pour rendre compte de la renaissance de ce qui est acquis à tous, et que nous devons, nous, réinventer jusque dans les détails les plus triviaux qui, de ce fait, deviennent quasi surnaturels. Quoi qu’on y fasse, le tragique recommence sans cesse à pointer son nez sous les objets les plus simples, on n’y peut rien, rien ne conjure ce sort terrible. On a beau parler d’olive et de pain, d’enfants qui jouent, de marteaux frappant du bois, d’amants, de chiens qui pissent, la menace tente de se glisser par toutes les fissures du quotidien. L’histoire apprend ses propres leçons, et elle, elle ne les oublie pas. Mes poèmes n’ont jamais été que ça, une conjuration. J’ai traité le mauvais sort par le plus petit bout de la lorgnette, je lui ai opposé tout ce qui me tombait sous la main de plus banal, allant même jusqu’à banaliser les choses les plus sublimes. De toute façon, le sublime, ça m’a toujours mis très mal à l’aise. Je ne peux pas prendre les choses de haut, j’ai le vertige, et le luxe, je ne sais même pas ce que c’est, ou si peut-être, c’est toi, là, près de moi, avec ta sueur qui perle sur ton front et tes aisselles odorantes, et la pluie qui se reflète sur ta peau. C’est merveilleux une telle humidité, on peut ruisseler d’un seul regard, faire corps avec le végétal. Je suis si vieux, Elina, toutes les saisons des pluies que j’ai connues viennent laver mes souvenirs, et je ne veux pas. Il faut que je dorme maintenant pour ne pas oublier. Tu devrais sortir, aller marcher sous la première pluie, moi, j’ai fait ça des dizaines de fois. On croit parfois avoir connu des centaines de saisons et pourtant quand on se retourne sur le passé, on se rend compte que ça se chiffre en dizaines. Je vois la lueur de la marche dans ton regard, de quelle couleur sont tes yeux, approche que je vois ça, bleu-nuit, encre marine, le tout dilué dans un grand abîme de sagesse. Tu peux rire, tu as raison, le sommeil me fait divaguer, aller, un dernier baiser, sors, il ne pleuvra pas longtemps, la mer doit être jaune, tu me raconteras...

Je me suis éloignée lentement, Amos n’a pas tourné la tête, je suis allée prendre mon sac et, en passant devant sa chambre, j’ai regardé vers lui, il s’était enroulé dans le drap, et il dormait.

 

Je n’avais besoin que d’une chose: un lieu bondé de gens, plein de fumée et de bruit. Un bar de nuit, sur la plage, un endroit où j’étais allée quelques fois. Un endroit où je pouvais me persuader qu’un peu de l’autre, de celle d’avant, était encore posé quelque part, attendant patiemment la bonne nouvelle: «tout ça n’a pas eu lieu». Où est-elle cette Elina naïve qui déplaçait consciencieusement des images et croyait connaître le temps et la vie? Pour qui l’oubli était un mot parmi tant d’autres, à disposition. Qui s’amusait à s’inventer des habitudes, comme on s’en invente en voyage, pour jouer à habiter. Parmi les innombrables possibles, aucun ne se précise, je passe d’un intervalle à un autre. J’ai la gorge sèche, un pressentiment m’ordonne de courir chez Amos, quelque chose me dit que je ne le reverrais pas.

Je m’assieds au bar. Je sens un regard tourné vers moi, quelques tabourets plus loin. Une très jeune femme, elle boit lentement, recroquevillée, elle m’observe. Son regard est lourd et triste, sur ses ongles, le verni s’écaille, une mèche de cheveux tombe sur sa paupière. Bien sûr, elle se déplie – elle ressemble à un insecte qu’on a essayé d’écraser, il y a de jolis insectes après tout – elle vient vers moi, elle s’assied sur le siège à côté, elle pose sa tête sur son coude replié, elle a dû déjà boire pas mal, elle ne dit rien. Nous buvons en silence, chacune libre de hurler, de rire et de pleurer à l’intérieur. Les lumières déclinent, les gens entrent et sortent, les tables se vident et se remplissent, elle ne dit rien. Je lui offre une cigarette, elle la prend, elle bouge la tête, ça doit vouloir dire merci.

 

Elle est habillée de noir, maquillée, avec tout un tas de babioles qui pendent d’une chaîne autour de son cou. Un petit personnage argenté est posé sur son sein blanc. Est-ce qu’elle a envie de parler? Oui, bien sûr. Est-ce qu’elle parle français, italien? Non, mais elle parle espagnol. Je respire, je vais pouvoir parler sans chercher mes mots. Pourquoi parle-t-elle espagnol? «Et toi?» J’aime bien son petit air ironique, à ce moment-là, j’aime aussi sa voix, et son regard qui semble dire: ne vous fiez pas à mon déguisement. Je lui réponds que j’ai voyagé en Amérique du Sud, il y a longtemps, elle sourit enfin, et son visage se transforme, elle est née et elle a grandi en Colombie. Nous trinquons. Lorsque j’étais en Colombie, tu ne devais pas être née, et moi j’étais une adolescente, lui dis-je, c’était alors un autre pays que maintenant, le pays de Cent ans de solitude, la Colombie de García Marquez, la situation politique avait beau être abominable, les individus luttaient avec une vitalité extraordinaire, il n’y avait pas encore la cocaïne à grand rendement, elle m’interrompt: «S’il te plaît, je n’ai pas envie de parler de ça, j’ai déjà suffisamment la nausée avec tout ce que j’ai bu.» Je m’excuse, un peu gênée, pensant que je devrais retourner chez Amos, et l’empêcher de partir, car il va partir, j’en ai la certitude, et je ne bouge pas. Le mot magique a réveillé le carrousel des images, la route sans fin entre les bananiers, les rires dans le petit matin, San Angustin et ses statues d’avant les colombes envahies de lianes et de goyaviers, Popayan, les manifestations sanglantes, les flics tirent de vraies balles, la Cuidad Solar de Cali, des poètes et des rêveurs… nous étions pourtant tous devins, et nous n’avons rien prévu... Je lis sur le bracelet de ma voisine de bar, Isabel. «C’est ton nom, Isabel?» Oui, c’est son nom. Elle me demande si je suis là depuis longtemps, nous nous raccrochons toutes deux à des durées, des chronologies, «longtemps voyager», «longtemps séjourner», comme si ça donnait une soudaine validité à notre minuscule présence sur cette Terre. Pas très longtemps, un an, un peu plus, me semble une réponse honorable. Elle n’est là que depuis quelques semaines. Elle me demande ce que je fais. Photographe. Est-ce que je voudrais la photographier? J’hésite. «Je ne sais pas si ça te plairait vraiment. Je ne garde que des détails, je ne fais pas de portraits, tu comprends, parmi tous les visages de ta vie, je ne peux pas décider lequel je vais te montrer, je ne peux pas choisir pour toi». Mais je me tais soudain, mon charabia est le dernier de ses soucis, je le vois bien, les visages de sa vie sont encore concentrés dans un seul visage d’enfant. Une enfant qui a parcouru des milliers de kilomètres pour trouver du travail. Moi aussi j’ai parcouru des milliers de kilomètres à son âge, mais pas pour trouver du travail, pour découvrir l’immédiateté, quel luxe! La pauvreté était alors un luxe. Nous n’avions pas d’argent à dépenser et tout ce que nous désirions n’était pas à vendre. Pouvais-je dire à Isabel: «j’ai été heureuse dans ton pays, malgré tout, malgré la répression du gouvernement de l’époque, j’y ai rencontré, pour la première fois, la vitalité, la solidarité, j’y ai ri à m’en faire éclater la cervelle, je n’ai jamais vu un milligramme de cocaïne, jamais je n’ai eu faim, on m’a toujours invitée à manger, on m’a toujours trouvé un coin où dormir». Je ne pouvais pas. Nous nous serions retrouvées à nous demander: «que s’est-il passé?» Que s’est-il passé dans l’intervalle ?

 

Je me retourne, Isabel n’est plus là, une bande de copines l’ont entraînée vers une table. Je reste seule avec mon pressentiment. La techno comme un coeur de robot géant, rapide et saccadé, recouvre tous les bruits. Un robot envahissant toute la ville, imprimant ses battements démentiels sur nos fatigues. Mon propre coeur essaye vainement de trouver un chemin plus paisible entre les attaques spasmodiques des sons, et malgré ces vains efforts, une sorte de paix se glisse sous le rythme, me relie à tous ceux qui m’entourent. Nous partageons la même substance, nous sommes ensemble. Et je commence alors à me souvenir de cette ville comme si je l’avais déjà quittée, comme si j’en avais déjà fait un récit et que la nostalgie de ce lieu, tel que le récit le conserve, devait recouvrir toutes les autres nostalgies. Et plus encore, dans ce manque viendra se nicher le regret de ne plus parler cette langue, l’hébreu. Elle s’intériorisera peu à peu, jusqu’à se confondre avec ces jours d’errance, avec ces jours du nulle part que je vis maintenant bien plus qu’en aucun autre moment de ma vie. Un beau matin, par un détour dont seule la mémoire est capable, tout ça va refaire surface et m’exploser en pleine poire. Alors, soudain, le plus important n’est pas l’attentat. Le plus important serait de me demander ce que ces morts, dont je cherche des signes, attendent de moi. De nous tous qui sommes là, sur cette terre et dans cette langue. Peut-être souhaitent-ils que nos simples vies guérissent l’absurdité de leur mort. Peut-être souhaitent-ils aussi que nous glissions derrière le tragique, comme nous glissons sous les assauts frénétiques des sons électroniques. Ils nous demandent d’être encore là, avec nous, dans la musique, dans le goût de la bière rousse, dans nos dialogues interrompus, dans les frôlements, les néons de couleurs. Si c’est pour revenir sous forme de fantômes, ils ne vont tout de même pas retrouver ce que la vie leur imposait. Une petite normalité bien gentille qui les a gentiment menés vers une fin violente. Se souvenir, c’est prétendre faire un dessin d’enfant à l’âge adulte. Nous cherchons la justesse perdue, l’incomparable justesse de l’imagination que nous pouvons désormais à peine nous représenter, et nous nous contentons d’images, de sensations, d’une situation un peu figée où quelqu’un marmonne quelques mots, nous dérapons souvent vers les regrets, les rancoeurs, et même parfois vers le pire, le désir de vengeance, l’envie d’y retourner pour tout péter, pour leur faire voir, pour remettre les pendules à l’heure, mais l’heure est passée et les détails de la scène nous cachent la scène. La musique passait du cuir au verre et du métal aux cordes. Un cri faisait écho aux rythmes liquides et aux grincements, aux accords répétitifs d’un instrument à cordes sur fond de jaillissements de vapeur. Une musique matérielle où chaque élément bouscule ironiquement les autres. Une musique cérébrale qui peut rendre fous ceux qui attendent que tout ce qui vibre fasse aussi vibrer leurs tripes, comme ils disent, ceux qui veulent que ça les prenne là, au ventre, et ah! font-ils, aaahh! Avec l’électro, nous avons assez peu de chances d’en passer par là, ça va directement à la tête et ça fait couler dedans un mercure brûlant, souvent hilarant, et qui, en refroidissant, nous donne l’impression de porter un casque exactement fait à nos mesures, mais un casque de dentelle métallique aux mailles bien articulées, permettant de respirer, de se scinder du drame permanent. Les acteurs du drame ne seraient-ils jamais fatigués de la permanence? C’est que la réalité est impitoyable et le savoir n’y change pas grand-chose, si ce n’est que le sachant, on sait ne pas avoir à attendre autre chose. Après cinq bières, je décidais qu’il était grand temps de délaisser les bulles que déjà la musique distillait dans l’air pour un liquide lisse doré et chaud. Un philosophe dont la bière a noyé le nom, disait qu’elle est du pain liquide et j’en avais assez de mâcher, je voulais boire enfin. Je prononçais quelques mots et un verre fut posé devant moi, avec un sourire. Le vocoder semblait sortir tout droit de mes oreilles et les néons colorés clignotant, de mes yeux. Je regardais toute sourire mes compagnons de bar, chacun et chacune me renvoya ce sourire, tous persuadés, comme moi, que tout ça sortait de leur tête et non des enceintes et des tubes de verre. Le rythme s’est encore accéléré, en contrepoint un son de conque et des termites de verre riaient, riaient, et sans nous concerter, nous nous sommes tous mis à danser, tout le bar, tout le monde, sautant et tournant et se balançant avec des mouvements de mains prophétiques. Le rythme s’accélérait encore et tout les monde oscillait. Nous étions métamorphosés en insectes, de grands phasmes dont les ailes laissaient des traînées lumineuses dans les flashs de couleurs. Nos yeux à facettes entraînant chaque point de lumière vers la démultiplication de nos propres regards. Ici le drame prenait fin, ils pouvaient continuer à inventer leurs tours démoniaques, à comploter contre nous, avec leurs idées sur le bien, le mal et le juste correct, ici nous étions en paix. Nous étions dans une transe pacifique. La petite colombienne ne devait même plus se souvenir du poids qui l’écrasait il y a si peu de temps, elle tournait, rayonnante, emportant dans ses cercles d’autres danseurs adorateurs de soleils. Le stroboscope fragmentait nos mouvements, découpait des pans de lumière sur nos corps et les assemblait en volutes, nous devenions fumée, nous atteignions le point de légèreté le plus petit qui se puisse imaginer. Chaque partie de nous rebondissait comme une volée de balles, sans manquer son but qui était de rebondir encore et sans rien percuter. Une immense douceur se propageait dans un son cristallin de clochettes, les corps ralentissaient, flottant entre deux rythmes, les yeux se fermaient, la danse continuait à l’intérieur sous des formes secrètes, nous étions immobiles et nous ne le savions pas. L’intensité déclinait doucement, nos yeux s’ouvraient, soixante minutes d’un même morceau venaient de se terminer. Les bruits de conversations ont repris. Quelques lumières se sont éteintes, et le barman a regardé vers la salle. Le regard de quelqu’un qui a atteint la limite extrême de la fatigue. Nous l’avons regardé à notre tour et nous avons compris. Alors, sans aucune hostilité, tranquillement, le bar s’est vidé. Isabel, que j’ai retrouvée dehors, allait vers le nord de la ville, elle aussi. Nous avons marché ensemble. Nous traînions les pieds dans le sable, nous retournant pour voir les longs sillages parallèles que nous laissions derrière nous.

Un bateau passait au loin, avec ses lumières comme un petit morceau de ville détaché sur l’horizon. «On le double» a dit Isabel avec un clin d’oeil. Puis elle s’est arrêtée et m’a regardée, une main sur mon bras pour m’immobiliser:

— Si tu quittais cette ville, où irais-tu ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, ou si, peut-être à Zugma.

— Zugmaconnaispas.

Oh si, tu connais Zugma, Isabel. Peut-être ne sais-tu pas encore que tu es en route pour Zugma, ou peut-être ce nom a-t-il traversé tes rêves, et qu’au matin l’ange de l’oubli a soufflé sur les lettres. Et il n’est resté qu’une minuscule lueur. Tu la vois la petite lueur, Isabel? Nous sommes là, immobiles, sans savoir que notre exode a commencé. Cette fois ce n’est pas celui du peuple élu, nous sommes les enfants du chaos, peu importe notre origine, rien ne nous a été promis, mais on nous a auguré le pire. On ne nous donnera pas de territoire et nous ne le revendiquerons pas. Nous appellerons Zugma notre archipel vertical et secret, ingouvernable, indélimité, irréligieux. Veux-tu venir avec tes jolis yeux d’encre noire, Isabel?

 

Je n’ai rien dit de tout ça, je l’ai embrassée sur les deux joues et j’ai juste répondu:

— Une autre fois, je te parlerai de Zugma, il est tard et tu bosses demain, et demain c’est dans pas beaucoup d’heures.

On sentait à l’immobilité de la ville que quelque chose se tramait, qu’un jour de plus allait avancer lentement vers la mer, traverser les rues et les boulevards, envahir les terrasses et les jardins, jusqu’à la limite du sable, à l’heure de la mer couleur de vin. Alors je me suis souvenue d’Amos et de mon pressentiment et je suis rentrée tristement. Je ne m’étais pas trompée, il était parti. Bien sûr, je comprenais pourquoi, pas la peine de me faire un dessin, comme on dit en allemand: «Einmal ist keinmal», une fois n’est aucune fois. Nous n’avions pas les moyens affectifs de nous jouer une romance. Évidemment il m’avait laissé l’appartement. Il m’avait aussi laissé tous ses souvenirs, les nôtres, et les miens qui s’y collaient comme des parasites, n’ayant plus d’autre espace matériel à squatter.

Je pensais à Isabel, à ces temps lointains où les solitaires se rejoignaient contre toute logique, se posaient les uns à côté des autres comme des oiseaux sur un fil. Les fils ont été tissés, la toile s’est étendue. Nous sommes toujours plus seuls, mais nous communiquons à travers la toile, nous savons toujours plus les uns des autres. Seulement voilà, d’un regard, d’un sourire, d’un geste, d’une caresse, nous ne pouvons plus arrêter le flot des informations que nous nous donnons à nous-mêmes dans le vaste trampoline qui nous renvoie nos propres mots siliconés. L’amitié sera différée pour cause de syntaxe.

 

À la nuit tombée, je suis allée vers la mer, je me suis allongée dans le sable. Les souvenirs de la Colombie avaient ouvert la voie et toute la journée, sous ma tristesse et ma fatigue, s’étaient glissées des images de l’Afrique. Des flashs rapides de couleurs et de silhouettes. Une chaleur en submergeait une autre. Et dans ces crissements de mémoire et de canicule, apparaissaient soudain des instants passés avec Betty, l’amie d’avant le déluge informatique. Je la revoyais avec son sourire de gamine, inspectant ses pieds chaussés de tennis rose vif (que je venais de lui offrir) et me demandant : «Tu crois que ça me va?»

C’était l’heure de la célébration. J’ai tracé son nom dans le sable. Et j’ai attendu qu’elle prenne forme dans ma mémoire. Pourquoi est-ce à elle que je voulais raconter mon impossibilité à communiquer avec les vivants? Je voyais les tunnels de mon rêve s’ouvrir, se réchauffer, j’étais emportée. Quelqu’un me commandait de rester dans la nuit, quelqu’un me commandait de continuer à inventer le monde où nous avions vécu. C’est comme jouer à vivre, mais ça ne fait rien, tant pis si ce n’est pas réel. Qu’est-ce qui est réel ici? Qu’est-ce qui est réel depuis le jour où j’ai appris que tu étais morte, avec tout ce que ça veut dire, comme revenir, par exemple, revenir chez soi. «Chez moi», tu ne sais plus ce que ça veut dire. Et moi non plus, je ne sais pas, même si j’ai encore quelquefois accès à la lumière et au jour, au bruit et aux brassages des corps. La vie m’entoure comme un filet, et par ses déchirures je vois tout autre chose que l’espace et le temps, les conditions normales de la vie, le mouvement.

 

C’est en automne que Betty est morte. J’ai oublié le jour précis. Il n’y a pas de jour précis pour sa mort. Comment un jour pourrait-il faire preuve de précision et la laisser disparaître? Mais, de notre rencontre, je me souviens. Dans le petit jour de Lomé, au milieu des togolaises grandes et fortes, noires et fières, elle se détachait dans sa fragilité, la Yoruba petite et cuivrée. Le regard de ses yeux d’amande voyait à travers les êtres, et il est tombé sur moi. Elle s’est arrêtée de danser, je me suis arrêtée de danser. Toute la nuit, je l’avais observée en silence, elle était si différente des autres et si proche de moi. Repoussant les avances des hommes, nous dansions, chacune pour soi. Nos pas, foulant le sol de la piste, déjà racontaient nos histoires. Peut-être attendions-nous l’aube pour convertir en paroles ces équations compliquées. Elle avait perdu sa clé, et moi j’avais déposé ma valise si loin dans la ville que je ne savais plus comment la retrouver. Les villes inconnues semblent toujours immenses, ce n’est qu’après les avoir parcourues qu’on se rend compte à quel point elles sont petites. Nous avons marché sous les cocotiers que pas un souffle n’agitait, jusqu’à l’océan. Plus tard, ce rituel s’est répété presque chaque jour. La nuit, nous dansions, pour échapper aux moustiques, le jour, nous sommeillions sur le sable, inventant des jardins minuscules faits de débris et de coquillages, nous racontant l’une à l’autre, nos vies rêvées aussi bien que réelles, ou brouillant les cartes mal distribuées. Nos histoires ne se ressemblaient pas, je connaissais des mots qu’elle ne soupçonnait pas. «Vacances», par exemple, lui était inconnu. Elle ne savait rien de cette joie particulière de l’été, à la fermeture des portes de l’école, dans le bourdonnement des insectes et l’odeur des pelouses fraîchement tondues. «Inquiétude maternelle», «après-midi de lecture», «sévérité», «adolescence», tant de mots qu’elle regardait tomber de mes lèvres avec stupeur, ne sachant pas si elle devait m’envier ou me plaindre. À quinze ans, elle avait été vendue à un mafieux pour passer des diamants entre la Côte de l’Or et l’Italie. À seize ans, elle mettait au monde une petite fille, qu’elle ne revit jamais et qui grandit sans mère dans les brumes milanaises. C’est la seule fois où j’ai vu ses larmes couler, où j’ai entendu sa voix se briser. Lorsqu’elle m’a parlé d’elle. Mais elle s’est redressée pour me dire qu’elle était aussi championne d’une équipe de foot féminin, qu’on l’appelait la «perla nera», que contrairement aux autres filles qui avaient partagé son sort, elle ne se vendait plus, et qu’un jour elle serait une grande chanteuse et retrouverait sa fille. J’étais d’accord sur tous les points. Mais le temps ne s’est pas accordé sur tous les points à ses rêves, et le temps, je n’y peux rien.

Tu es venue à Paris, je t’y ai retrouvée par hasard. Ton rêve s’était réalisé, tu chantais, et même sacrément bien, seulement tu n’étais pas prête à devenir un produit commercial. Cette ville pluvieuse, ce fleuve gris où tu t’es noyée, tout cela n’était pas fait pour toi. Comme n’étaient pas faites pour toi ces fichues relations finalistes-utilitaristes-quantitatives. En Afrique, tes rêves miroitaient comme un prisme; en Europe, la grisaille les a dissous, jusqu’au jour terrible où tu as vacillé sur la passerelle d’une péniche, fatiguée par une nuit de concert, harassée par des amours déçues, épuisée d’être étrangère et noire et exotique. Des diamants, des perles, de l’or, ils t’avaient confondue avec tant de matières. Et tu étais de chair, ni plus ni moins que nous, que moi, qui n’étais pas là pour te rattraper au moment où la Seine se refermait sur toi. Les hommes blancs qui n’avaient pas su t’offrir leur amitié, t’ont offert des funérailles. Leur offriras-tu ton pardon? L’ange noir de l’oubli a-t-il soufflé sur ta solitude terrestre? a-t-il fait en sorte qu’il n’en reste qu’un point d’ombre, et que se déploie la lumière de ce monde où tu ne passes plus que dans mes rêves? Tu la vois la lueur, Betty? Tu étais une soeur pour moi, la seule que j’ai jamais eue. Une soeur qui m’a appris à voir le monde avec des yeux de prêtresse vaudou. Et j’étais une soeur pour toi. J’ai vainement tenté de t’apprendre à voir le monde à travers le filtre de la rationalité, mais je n’étais pas un bon professeur en cette matière, et face au fracas des vagues de l’océan, ça ne résonnait pas vraiment, ça n’avait pas la moindre chance de passer à travers les roulements des tambours vaudous.

 

Voilà, les nuits commencent à rafraîchir, je vais rentrer, te laisser au sable et à la mer. Je suis fatiguée. Il y a encore quelques heures, j’avais un ami, et il est parti. Peut-être reviendra-t-il, mais je n’ai pas envie de l’attendre, je n’ai jamais su attendre. Adieu, Betty, je ne t’invoquerai plus, je t’offre cette plage où j’ai tant marché seule, cette terre sur laquelle un seul Dieu a étendu son ombre, où des enfants devenus païens font résonner d’autres tambours, d’autres musiques que tu n’as jamais entendues. Des sons synthétiques qui s’accordent si bien aux souffles venus du désert et à cette ville géométrique. J’y ai passé tant de jours tranquilles, je croyais enfin avoir trouvé un pays. Là, je déposais la pesanteur de ce monde, et si je pouvais le faire c’est qu’autour de moi tout semblait léger. Mais maintenant? Maintenant il n’en reste que des mots devenus évanescents, pas même une feuille. Je suis pleine de questions inutiles, et j’ai envie de fuir, fuir, mais le monde est si petit. Où que j’aille, je devrais emporter ces questions inutiles. De quel droit nous font-ils porter ce poids? Et ce sont eux qui s’appellent désormais «résistants»? Mais à quoi résistent-ils? En tous cas, ni à leur désir de tuer et de répandre la haine, ni à leur nationalisme, ni à leur désir de transformer les femmes en esclaves reproductrices d’autres eux-mêmes. Mais je suis fatiguée de penser à tout ça, je ne veux pas qu’ils entrent dans ma tête.

 

Il y a eu un événement, une cassure s’est produite dans le temps, une ligne de fuite. Après j’ai compté les jours qui semblaient s’en éloigner, et par un étrange mouvement inverse, je m’en suis sans cesse rapprochée. J’ai arrêté le compte à rebours. Je ne sors plus, je laisse le monde entrer par la fenêtre, les bruits de la ville et de la mer, les conversations qui défilent à travers le béton sonore, sans début ni dénouement. Je laisse le temps entrer en matière. Le temps, dans ce cas, c’est presque essentiellement du son. Je fais ma récolte de mots, puis je les écris sur des petits bouts de papier, dans des langues différentes. J’en ai déjà un plein tiroir. C’est ma poche de temps. J’ai commencé par vivre ici sans mots, sans durée. Je m’enfonçais dans un présent silencieux. Puis les mots ont commencé à affluer et ils ont recouvert les objets. J’ai su que ce paquet un peu mou, ventru, où était écrit, de droite à gauche et sans voyelles, le mot cmq: qemakh, était réellement de la farine, que ce mot désignait réellement son contenu, et pas un savon en poudre qui a la même consistance au touché tant que le paquet est fermé. Qu’avec cette matière qemakh, il est possible, quel que soit son nom, de fabriquer du pain, qui s’appelle lekhem, mais conserve le même goût et le même attrait. Et que le pain à une maison: beit lekhem, qui a donné son nom à une ville. Célèbre. Dans la «maison du pain» se sont livrés de violents combats. Ce qui peut finalement s’expliquer à la racine, puisque le mot guerre a la même racine que le mot pain. Lamed khet mêm: Milkhama. Et ça ne change rien puisque de tout temps, les hommes se sont battus pour du pain. D’ailleurs, le pain, si on ne le mange pas, prend la consistance d’une pierre. Tous ces mots sont dans mon tiroir. Tant qu’il est fermé, ils sont silencieux. Je les attrape au vol dans le déploiement de leur sonorité, et je les enfouis dans le silence.

Donc je ne sors plus, ça n’a plus aucun sens. Aller, venir, du sable au bitume, de la mer à la rue, me demander comment est le ciel, comment sont les vagues. Ça ne peut pas durer comme ça, je ne fais rien d’autre que mettre en place des incertitudes, et le peu d’argent qui me reste commence à s’épuiser. Peut-être ne reste-t-il même pas de quoi payer mon retour. «Mon retour», c’est étrange d’entendre résonner ces mots, un retour vers quoi, vers qui? Combien de fois suis-je partie pour ne pas revenir, ou pour ne pas avoir à penser au retour? C’est-à-dire, en fait, ne plus avoir à penser à être moi dans un lieu qui semble m’avoir toujours rejetée par tous les pores de son tissu social. De cette seconde peau, la greffe n’a jamais pris, il n’en a pas même été question. Dans une autre ville, au loin, mais dans le même monde, dans une rue, il y a une chambre, et, sous la poussière, quelques affaires finissent de moisir, et la poussière va au fleuve, et le fleuve à la mer, et la mer est là. Je ne suis plus nulle part.

On a détruit les quelques objets, les sonorités, les familiarités qui peu à peu m’avaient donné un point d’ancrage. Autour de moi, il y a les objets d’un autre, ses souvenirs, et maintenant qu’il n’est plus là, je ne sais pas quoi en faire. Je n’ai rien choisi du décor qui m’entoure, et qui, dans son abandon, devient à chaque instant plus théâtral. Des coulées de dentifrice aux miettes de pains, tout semble avoir été posé là, dans l’attente d’une scène qui ne se jouera pas. J’ai sans doute épuisé toutes les curiosités de l’antre fantastique de ta solitude, car c’est à cette fin que tu as conservé ce lieu, maintenant je vois bien que je suis une intruse. Si tu étais là, tu me dirais: «Pars, tu n’a aucune raison de veiller des morts qui ne sont pas tes morts, aucune raison de déchiffrer les blessures d’un vieil homme, ni de lui offrir ton corps, tu n’es pas une offrande.» Rien ne te ramènera à la vie, je l’ai compris en lisant ta lettre. J’ai décidé d’ajouter ces pages à mon carnet, pour ne pas oublier qui tu es et pourquoi je suis partie, puisque je vais partir.

 

Elina,

Tu es sortie. J’avais encore une question à te poser, et elle en aurait entraîné d’autres. Et les dire devient aussi improbable qu’en comprendre les réponses. Depuis bien longtemps, je ne comprends plus, je ne suis pas comme le “Mister Jones” de la chanson de Bob Dylan que nous écoutions ensemble, il y a quelques jours, en chantant à tue-tête, comme si nous n’avions plus été nous, maintenant, mais d’autres nous, soudainement sortis du passé. Something is happening here, but you don’t know what it is. Moi, je sais ce qui est arrivé, mais je ne comprends pas. Je suis un corps privé de ses cinq sens, je suis passé dans un autre espace-temps.

Parle, écoute, sens, touche, respire sont privés de sens.

Comme sont privés de sens les dates sur les calendriers. Il ne reste que la brutale ironie de mon idiotie. Je suis l’idiot dont on aurait toutes les raisons de se moquer. Ma vie est une parenthèse. Nous n’avons pas appris que vivre c’était ça. Une parenthèse, la vie?

Toi et moi, nous avons cet instant, hors de la parenthèse.

Pour le présent, nous avons ça. Un instant indirectionnel.

Le passé, c’est lui qui nous brasse et nous ramène sous le nez de l’instant, à son gré. Moi, non. C’est l’instant qui me ramène sous le nez du passé. Et là-bas, je suis désintégré en tout un tas de petits amos qui n’en finissent pas de rejoindre la parenthèse. Dont le coeur bat encore quand le téléphone sonne. Un tas de petits amos qui attendent une voix, maintenant. Sa voix. Telle qu’elle se serait modulée dans le cours du temps. Mais rien. À peine l’écho de ma surdité.

Elina, sommes-nous, encore, nous?

Parce que ta réponse à ma question ne viendra jamais.

Jamais, en voilà encore un mot.

Et toujours alors? Tous les jours?

Parler, écouter, sentir, toucher, respirer?

Où vais-je aller maintenant?

Je continue à ne pas savoir.

La fille d’un chef indien, la tribu la dépose au sommet d’une montagne, dans un désert, pour attendre les vautours et les chacals.

Mi-vautour, mi-chacal, je resterai pour la défendre de mes frères.

Ongles et becs et dents.

Jusqu’à rejoindre l’instant où me déposer moi-même.

À l’épuisement

Mais elle, épuisée, elle ne l’était pas.

Et le passé n’était pas son temps.

Quelqu’un a dit ces mots: “le travail de la mort” C’est comme ça qu’il a dit, pas un mot de plus et pas un de moins. Ou peut-être est-ce le travail du deuil? Et puis c’est pareil, mort ou deuil. Ce qui compte c’est le boulot. On n’a rien sans rien, pas même son malheur. Il a dit: “allez au boulot, et que ça saute”, il l’a dit comme ça, à la mort, il lui a dit de relever ses manches et de s’y mettre. Ni plus ni moins.

Il a dit comme ça, qu’il fallait finir le boulot, nous liquider une bonne fois.

Est-ce que c’est arrivé?

Non pas une bonne fois, quelques fois seulement. Lorsque, sous les souvenirs de ceux qu’on a perdus, se glisse ce formidable égoïsme qui nous désigne tout à coup un personnage de l’histoire que nous avions complètement laissé de côté: soi-même. Ce fringuant jeune homme plein d’illusions, aussi seul que content de l’être. Celui d’avant que les impératifs de la vie ne frappent à son carreau et qu’il les laisse entrer, l’imbécile heureux.

Qu’est-ce qu’il fait alors le fringuant jeune homme? il garde le mot heureux et évacue le mot imbécile. Ça ne peut pas s’appliquer à lui, il est bien trop malin. Tout fringuant qu’il est, il n’est pas né d’hier, il a un passé à son actif et des actions pour sûr à son passif. Il écrit des poèmes, il court les expositions. Il a voyagé, il voyagera encore. Il a bu des alcools forts, il en boira encore. Rien ne lui fait ni vraiment chaud ni vraiment froid. Il est à la bonne température. Prêt pour l’ultime épreuve.

Il n’est plus seul.

Et plus tard, beaucoup plus tard, il voudrait seulement ne pas avoir existé.

Il est aussi seul que l’aurochs de Lascaux, condamné à n’être vu que par des spécialistes, enfermé dans la nuit, dérangé parfois par la pédanterie, et rendu au silence.

Et ce n’est ni la lumière, ni l’air qui efface l’aurochs, c’est la pédanterie qui pédantise, là où il faudrait chanter ou souffler dans des tiges, allez messieurs les préhistoriens, mesdames les préhistoriennes, hululez- psalmodiez-cantilénez-déhanchez-vous-dénudez-vous-orgissez-vous, déchirez les ventres et les sexes, ou bien restez pudiques, d’une pudeur préhistorique, habillée de cicatrices et de brûlures.

Il faut croire que l’homme, celui qui représente tous les autres, a, dès le début, perdu la raison. À peine né à peine fou.

Ce que je voudrais, là tout de suite, c’est une voix d’enfants, oui, plusieurs, une voix de plusieurs enfants, la voix qui cherche, se trompe, connaît par bribes, reconnaît son erreur, s’entête, et suit de son doigt le tracé de l’aurochs.

L’aurochs de Lascaux effacé sous la caresse.

 

Il n’aurait pas fallu tirer le fil, il n’aurait pas fallu commencer à t’écrire. Voilà que des morceaux de temps se détachent. Tout un tas d’instants m’assaillent.

Un matin, il y a longtemps, eux, les instants, et moi, leur heureux propriétaire, nous ne nous doutions de rien. J’avais acheté un livre pour elle.

Il faut croire que bien avant que ne commence cette histoire absurde de sa mort, j’étais déjà aux prises avec une prophétie absurde, celle d’un temps à venir où ces mots lus et écrits défendraient nos têtes de l’oubli.

J’en ai aussi écrit des mots, même si tout ça ne faisait pas un livre, mais plutôt un vaisseau fantôme pris dans les glaces, incapable de sombrer et incapable de voguer, écoutant par tous ses écrous, la radio du bord débiter la même nouvelle insensée: les vaisseaux fantômes n’existent pas, n’ont jamais existé que dans l’imaginaire et les livres, et les livres traitant de vaisseaux fantômes ont tous péri faute de lecteurs.

C’est bien possible.

Aujourd’hui, par ce jour sans jour, dans ce temps sans temps, je peux accepter ce fait comme étant vrai, possiblement, vrai.

J’apprendrais que la Terre n’existe plus, que je ne serais pas même étonné.

La Terre a péri à la suite d’un fait absurde, me dirait-on, les livres ont blanchi d’un coup en entendant la nouvelle, et avec les livres, le monde s’est décoloré, vidé de sa substance, il ne reste que nous, ni tout à fait morts, ni vivants, une absurdité nécessaire pour un méchant démiurge caché dans les plis de sa haine.

Un nouveau monde en naîtra, mais la naissance sera périr, et le temps sera NT, sans aucune autre explication, ni déploiement.

 

 Tu te souviens, il y a quelques jours, nous avons parlé d’une semaine à Paris, il y a des années et des années de ça. Nous y étions en même temps et nous ne nous connaissions pas. J’étais venu acheter des livres, en français, s’il vous plaît. Tu avais à peine dix-sept ans. C’était une semaine particulière, juste avant la démolition des pavillons de Baltard. Il y avait des concerts et de la liberté, dans les halles désaffectées, c’était l’hiver et c’était comme le printemps. Il faisait froid, mais nous étions en nage. Des mères géantes et invisibles se penchaient sur nous, prévenantes, épongeant la sueur de nos danses, nous avertissant que ça ne durerait pas, que déjà les bulldozers, all of them, trépignaient de l’impatience particulière aux catastrophes. Ils n’allaient pas seulement détruire des maisons et des pavillons de verre et de métal, ils allaient détruire la ville tout entière. Faire à la capitale du dix-neuvième siècle ce qu’ils avaient déjà commencé à ses portes, en faire une ZUP, je crois que c’est alors que j’ai entendu ce mot pour la première fois. Qu’est-ce que c’est une ZUP? Une zone usurpée? Le consommateur qui venait d’entrer en piste, ne méritait pas mieux qu’une cage à lapins, pour s’y retourner en tous sens sous la camisole de force du vente-achat. D’une cage à lapins à l’autre, il n’aurait plus l’idée de la pérennité, il ne lui viendrait plus à l’idée de réparer plutôt que de jeter-remplacer, aurait-il encore le droit d’avoir des idées, d’ailleurs? Donc, cette semaine-là, tout le monde avait des idées et ça remuait drôlement dans le futur trou. Et nous y étions, toi et moi, aussi intraitables que débonnaires. Très loin de là, dans ces quartiers où nous ne fichions jamais les pieds, dans un temple de la culture, payant et protégé des bulldozers, un sculpteur américain exposait des trucs étranges. De ça aussi nous avons parlé, de ces décors de vies figées, bruissant d’enregistrements. Tu te souvenais aussi bien que moi de ces pantins fabriqués avec des déchets et de ces lieux où n’apparaissait plus que le côté le plus inquiétant de la vie.

Nous n’avons pas parlé d’un corps couché recouvert de bandelettes, très maigre, avec un aquarium, à la place de la tête, où flottait un poisson rouge.

Et, juste au-dessus, sur le lit superposé, relié à l’autre par un tuyau recouvert de pansements, le même corps, avec un poisson noir dans sa tête d’aquarium.

Je me souviens avoir tout fait pour que nous n’en parlions pas à ce moment, parce qu’à ce moment je voulais oublier que je suis le poisson noir, et le corps étendu, et le bocal, et l’autre corps, l’autre bocal d’aquarium et le lit et la chambre nue et le liquide rouge et gluant que Kienholz avait déposé sur le judas de la porte. Tu te souviens? si on y posait les doigts pour regarder dans la chambre, on se retrouvait avec du sang sur les mains. Je suis tout ça, Elina, et ce n’est pas brillant.

 

Quelque chose encore? est-ce que j’oublie quelque chose?

Je ne peux pas m’offrir déjà ce luxe.

Luxe c’est un mot que nous disions souvent, nous disions, la sérénité, l’insouciance, la magnanimité sont des luxes.

Que de mots, on brasse, de pleines charrettes, parfois comme du foin odorant, parfois comme des pestiférés, souvent le tout mêlé, peste et foin.

Aussi, parfois, nous confondions déjà et encore.

Les mots restent mélodieux.

Une mélodie, une voix, et une musique, c’est tout ce qui reste de tant d’instants.

Une infinie résonance et son écho, l’âme et son patatras, et au-dessus, l’écho mélodique de sa chute.

 

 Je me souviens de Pauline, enfant, disant «les animaux sont des bêtes qu’on tue» alors la mort, évidemment, ils la connaissent, ils ont quelque chose à dire là-dessus, les animaux.

Regard des animaux au zoo, elle est imprimée dans leur regard

elle passe, elle continue de passer

dans l’oeil du lion pelé

du tigre émietté

de l’oiseau de croix

du poisson peluche

du serpent singe,

ils sont derrière des vitres comme s’ils étaient télévisés,

ils sont derrière des grilles, comme si nous étions dangereux,

l’odeur de pisse, ils s’en excusent, les animaux civilisés,

ils nous voient, et ils se demandent pourquoi nous sommes enfermés dans nos habits et notre peur.

Il paraît qu’en des temps révolus comme le mien, des zoos humains ont existé, les animaux n’avaient pas le droit d’entrer, au-dessus du portail, il était écrit “interdit aux chiens” (les chats, ça ne compte pas?) pour ne pas les effrayer, pour ne pas les faire réfléchir sur l’humaine nature, qui est divine d’un côté et salement dégueulasse de l’autre.

Et voilà je vais devoir m’excuser de tant de civilités, je dois arrêter, Elina, ce stylo dans ma main n’est pas à sa place. Est-ce que je suis grotesque? Est-ce que c’est la question que je voulais te poser?

Nous ne sommes pas gens à oublier, nous l’avons prouvé à maintes reprises. Et nous ne nous oublierons pas.

Terminé.

Amos.

  

Tel-Aviv, 2005

 

Je tourne dans la chambre, j’essaie de retrouver la piste du réel. Je pose un à un des repères, rien n’y fait. Je suis revenue et maintenant je vois bien que du temps a passé. C’est simple et pourtant je ne comprends pas. Entre mon départ et mon retour, il y a un espace vide. Je regarde par la fenêtre, mon regard traverse les murs et les rues jusqu’à l’immeuble qui n’existe plus. Je dois me répéter qu’il n’est plus là, que je ne peux pas retourner dans le temps. Personne ne retourne dans le temps. Je me vois dédoublée, je me vois dans ma chambre, l’autre chambre. Je cherche ma sandale, le téléphone sonne, je referme la porte du labo, je sifflote, je vide le cendrier, je ramasse mon sac, je vérifie que j’ai pris ma clé, je sors. Puis l’explosion que j’entends, et l’incendie que je vois de loin, sans pouvoir encore le localiser. Les sirènes des secours qui convergent vers ce point dont je me rapproche de plus en plus vite. En tournant le coin, je comprends, mon pas ralentit et ralentit encore, je m’assieds sur la chaussée, je tape du poing sur le sol...

La porte claque et je dévale l’escalier. Je cours, je me dis que plus je vais vite, plus le paysage se brouille autour de moi, que je n’ai plus à choisir, à me demander si c’est cette ville ou une autre. Juste des lignes de couleurs qui défilent de chaque côté, des visages distordus, des arbres en sillages. Je cours, j’arrive à la mer. Encore une fois, à la mer. Mais cette fois, elle ne me sauvera pas. Cette fois, la menace est en moi. Je ne sais pas nommer ce qui pointe son nez, je peux juste voir la lente décoloration de ce qui m’entoure.

 

J’entre dans le bar de la plage au ralenti, essayant de fixer chaque image, de focaliser sur le moindre détail. Voilà, c’est ici. Maintenant, c’est ici. L’extérieur est comme ça. Tu peux continuer à vivre sous les sycomores, tu peux continuer à parler, mais à l’intérieur. Ça suffit! L’extérieur, tu le prends comme il est, tu n’as pas le choix, et même le silence, c’est comme ça, tu le prends comme ça, comme du silence. Un intervalle. À l’intérieur, tu continues à vivre, à parler, tu fais comme chez toi, à l’intérieur de toi, tu hurles, tu souffres, tu t’asphyxies, si ça te chante, c’est ton affaire, tout le monde s’en fout, assez!

Mon regard fait le tour de la salle enfumée, un tourbillon de visages, de corps. Des gens qui se parlent, se touchent, se connaissent, partagent quelque chose. Je ferme les yeux.

Je quitte le bar. Je cours, je fais le chemin en sens inverse. Je cours les yeux fermés, pour aller plus vite que les souvenirs, plus vite que les images qui m’éclaboussent comme du verre brisé. Tout un pays explose dans ma tête, et chacun de ses éclats vient se planter dans ma chair, et à chaque poussée de mon talon sur le bitume, je me demande encore et encore: pourquoi?

Quand la porte est fermée, je me laisse tomber sur le sol. Je pose ma tête sur la fraîcheur du carrelage. Dans mon enfance, je faisais ça, dans les jours torrides de l’été, je m’allongeais par terre pour absorber la fraîcheur du sol. Parfois j’y laissais des empreintes de sueur et le sourire de ma mère y flottait.

Je bois un café, en regardant le jour s’installer sur la ville, en me préparant à retrouver mon unique et obsédante préoccupation: pourquoi suis-je revenue?

 

Dehors il pleut. Je vais vers la fenêtre, la ville est vaguement grise, les objets, les immeubles, tout est vague, je tends la main vers cette chose liquide qui défile devant mes yeux, je vois bien que quelque chose a changé, que ma main a traversé le verre. Je? Je ne sais plus qui est je, ce n’est pas je, c’est elle, ellina, «petite elle». Elle retire sa main, goûte cette substance étrange sur sa peau, rien, ça ne lui dit rien. Elle traverse l’appartement, traverse les murs et les portes, elle ne sait plus du tout ce qu’elle cherche. À la fin, épuisée, elle se laisse tomber sur le lit, sa tête s’enfonce dans l’oreiller, s’y encastre comme dans une boîte, elle s’endort d’un sommeil de plomb, un rêve douloureux l’emporte. Elle rêve de tout ce qu’elle a oublié. Avec l’épuisement du sommeil, le souvenir du rêve s’estompe, et elle reste dans une torpeur amnésique, attendant l’endormissement pour se souvenir encore et encore.

 

Beaucoup plus tard, elle entend des coups frappés à la porte, elle se lève et reste devant ces inconnus, elle ne les reconnaît pas, elle ne sait pas où elle est. Elle ne se souvient que de son carnet, elle pense qu’elle a encore des vides à combler. Elle se demande ce que tous ces points d’interrogations peuvent bien faire accrochés à ses doigts.

 

Cher Suleiman,

Une semaine a passé. Je suis restée dans cette chambre. Une semaine entière et j’étais persuadée que l’attentat s’était produit la veille. Nous n’en avions pas fini. Une porte restait verrouillée. Comment imaginer que c’était toi qui allait me donner la clé?

À mon arrivée à l’hôpital, j’ai croisé ton regard, et sans cela j’aurais fui. Je ne suis restée que pour ce regard. Un regard d’une étonnante bienveillance. Comment trouvais-tu le courage et l’audace d’être bon? C’est ce que je voulais découvrir. J’avais déjà vu ce regard, une fois, dans l’escalier de l’immeuble. Cet homme m’avait parlé. Puis il avait disparu. J’avais croisé son fils, et sa femme, eux aussi avaient disparu, je connaissais leurs prénoms, lui non. Il était parmi les fantômes anonymes. Suleiman Zorn, pourrais-tu accepter qu’un homme mort ou pas, erre dans l’au-delà en état d’amnésie? Un homme avec un tel regard?

C’est ma propre version des événements. Une version écrite. Mais, dire à voix haute: Suleiman Zorn est mort dans l’attentat de l’immeuble de la rue... c’est impossible. Tu es toi dans le cours du temps et ta tâche est de repêcher ceux qui sont pris dans les tourbillons. Ma tâche consistait alors à trouver le moyen d’entrouvrir une porte, de donner un nom à un fantôme, et de la refermer. 

Je me suis réveillée un beau jour, à quatorze ans, pour apprendre que mes parents avaient disparu pour toujours dans un accident. On voulait que je parle, que j’en parle, on m’affirmait que je méritais l’écoute que l’on m’offrait. Il aurait fallu dégoiser, rabâcher et rabâcher le passé. On me demandait de passer le doigt sur un vinyle dans l’espoir qu’il se mette à chanter, et je savais que j’allais juste effacer les sillons.

Je n’ai rien dit. Mon silence les a beaucoup déçus. Et pendant tout ce temps, j’ai appris à vivre avec mes parents dans une autre dimension. Et personne ne peut entrer dans cette dimension avec moi. Peu à peu, j’ai acquis une étrange faculté, une familiarité avec les morts. Je ne veux pas perdre cette faculté. La vie, dont on nous dit qu’elle serait «notre bien le plus précieux», recèle la mort en elle. Il fallait bien qu’on nous joue ce sale tour dès le début. Tu viens de naître, des inconnus empressés et souriant se penchent sur toi, mais ils sont mortels, tu es mortel, et il y a peu de chances pour que vous voyiez la fin du film ensemble. Aucune chance non plus de se la raconter à la sortie.

«L’humain engendre des destins de mort», dit comme ça, à la manière philosophique, c’est tout de suite plus acceptable, tu ne trouves pas? On est moins seul face à l’inéluctable, un destin commun, ça ne peut pas se refuser. Et pourtant quand ce destin commun vous arrache les seuls êtres que vous aimez, toute la philosophie de ce monde et même des autres, n’est que du pipi de chat.

Les mots sont monstrueux quand on leur prête des facultés curatives, et ils se mettent à produire d’autres monstres, comme l’explication, comme la justification. Et ça n’arrête pas, un flux permanent. Une sorte de compassion atteinte de gigantisme pratiquant un acharnement thérapeutique aveugle. On s’apitoie, on compare, on commisère, on examine, on explique, on justifie, on solidifie, et hop, soyez gentil, reproduisez-moi ça à plusieurs millions d’exemplaires, ça va faire un malheur sur le marché de la compassion.

La compassion idéologique. Nous avions imaginé de nombreux scénarios, hein Suleiman, tu te souviens? mais ça, nous n’y avions pas pensé. Quelle réussite magistrale! Parvenir à contrôler et canaliser les émotions, et à grande échelle, encore! Faire que des millions de gens s’apitoient, sans aucune raison personnelle, sur un événement plutôt que sur un autre. Ils en sont même arrivés à faire parler les chiffres. Quel prodige! Les chiffres sont là pour vanter la réussite du produit compassionnel. C’est merveilleux, tu ne trouves pas? Les chiffres nous représentent, nous tous. Pas un à un, il ne faut pas demander l’impossible, mais tous ensemble, nous, le magma anonyme éperdu de compassion.

Toi, j’aimais bien t’écouter, tu n’expliquais ni ne justifiais rien, tu te lamentais avec humour. Tu racontais des histoires, et tu disais toujours qu’elles étaient arrivées à des amis à toi. Je n’y croyais pas, maintenant je peux te le dire. Tu étais bien trop seul pour avoir tant d’amis. À force de t’écouter raconter des histoires que tu prêtais à d’autres, j’en suis arrivée à la conclusion, que tu m’avais parlé dans l’escalier, que tu étais mort dans l’attentat, et que tu continuais à raconter ton histoire tout en disant qu’elle était arrivée à un autre que toi. Ou l’inverse.

Mais le secret de ton regard, je ne l’ai jamais percé.

 Elina

 

 

 Tel-Aviv2005

 

Les mots semblent soudain anachroniques, fantastiques, au point qu’ils en arrivent à être effrayants, et que mon regard revient à l’arbre, derrière la fenêtre. Très loin dans un temps complètement déformé, il y a un parc, je suis à l’hôpital, en état de choc, je pense que ça signifie que j’ai quelques problèmes avec la réalité. C’est juste après l’explosion ou ça n’a rien à voir, c’est dans un autre pays ou celui-là, ce n’est pas important. Dans le parc, je vois ta silhouette, Suleiman Zorn. Je te vois, et je peux deviner ce que tu regardes, je le peux parce que tu es mort, et que je comprends l’alphabet des morts, tu regardes la photo, celle des immeubles de Lower East Side, tu te demandes combien de temps a passé depuis ce jour, ton temps à toi ne se compte pas, ne passe pas. Tu te souviens que tu as dit à une femme que ses photos étaient comme un alphabet microscopique, indéchiffrable.

Comme moi, il se débat entre la mémoire et l’oubli, entre des mondes et des noms qui le déchirent comme une vulgaire feuille de papier. Il est double et il a oublié ce reflet qui naît avant le corps, feuillette le livre de la vie du naissant, puis se rétracte et oublie. Comme moi, il a cette habitude de laisser errer son regard sur la mer, n’importe quelle mer, celle-là. Il a d’étranges sensations qu’il ne peut que nommer étranges dans leur étrangeté. Il est dans un lieu, il le connaît depuis toujours, mais toujours ne veut pas dire grand chose, et ne remonte même pas à l’enfance, si bien qu’il a le sentiment d’avoir rêvé ce lieu dans son enfance avant d’y venir, alors qu’il n’est pas même sûr de s’y trouver aujourd’hui. C’est ce que toujours doit signifier. Puis il se souvient qu’il est né ici, mais que ce lieu n’a pas toujours été le même, un lieu mouvant, où les langues, les religions, et les gouvernements changent, et lui les traverse avec son nom en deux morceaux, et son rêve d’un lieu, et le mot toujours, dont il ne comprend pas bien ce qu’il vient faire dans le décor. Bouleversons la géographie. Il s’assied, il est à gauche du cyprès et regarde la mer au loin. Moi, de mon lit, la mer je ne la vois pas, mais je sais qu’elle est là parce qu’on m’a dit: «Quand tu pourras sortir, tu verras la mer au bout du parc». Il y a donc deux mers au bout du parc, celle qu’il voit et celle que je verrai. Lui, il voit les deux, et aussi deux ports au loin, superposés. Sa vision est plus nette que la mienne, qui est un conglomérat nuageux, et lui, voit des îles que je ne peux pas voir, parce que c’est une vision que je lui prête, un truc à moi, qui doit le déboussoler un peu. Il sait bien qu’il n’y a pas d’îles au large de la ville où il est né, mais il est né déboussolé Suleiman, alors il accepte sans broncher. Avec un certain soulagement, il constate que le paysage le suit dans son déchirement, et une part de lui admet ce rêve d’archipel, que l’autre repousse comme une hallucination.

N’y tenant plus, il se lève et traverse le parc, abandonnant les îles derrière lui, peut-être la marche lui rendra-t-elle un semblant de raison? Mais tout reste dédoublé, comme si chaque arbre, chaque grain de poussière, chaque objet, exhalait son reflet, ou rejetait un double malin, se dépouillant d’une image erronée. De chaque objet, il voit fuir des formes, et il a aussi cette sensation en regardant apparaître entre les cèdres, l’hôpital où il travaille. Peut-être, finalement, est-il le dépositaire des maladies mentales qu’il soigne depuis tant d’années? Tant de gens, ici, doivent rejeter tant de cauchemars, les murs en sont imprégnés. Et lui, il fait partie des murs. Il entre dans le long couloir du rez-de-chaussée qui mène à son bureau, il passe devant la salle commune et tourne la tête, s’attendant à retrouver cette image toujours répétée de la folie, ces regards fixes ou inlassablement mobiles, ces gestes douloureux commandés par une force tyrannique. Au lieu de cela, il a l’impression de voir des malades bien-portants, et reste à contempler cette scène incroyable, et un Suleiman se demande en quoi le fait que tel malade écrit une lettre, ou que tel autre observe le manège des oiseaux à travers la fenêtre, sans marmonner, et que tous lui sourient et le reconnaissent, peut l’étonner. Dans son bureau, il se décide à consulter tout ce qu’il peut trouver sur la cartographie de son pays, de la Méditerranée, et du monde. Il entre les données et attend. Lorsque la carte apparaît, il a un mouvement de recul et pourtant l’autre Suleiman, en lui, regarde sans sourciller. Les continents ont disparu, le planisphère offre au regard toutes les formes d’îles, certaines seulement séparées par une mince ligne bleue, comme celle qui contient sa ville, par exemple, et qu’il vient de découvrir en agrandissant une partie de la carte. Il voit un point qui correspond à cette ville, sur une île de forme allongée, toute proche d’autres îles. Il demande d’autres précisions, et d’autres données apparaissent, comme archipel moyen-oriental, formé de x îles, climat, densité de population etc. Il frappe les mots: État, nation, frontières géopolitiques, gouvernement. L’ordinateur met un certain temps avant de répondre: «Il n’y a aucune information correspondant à ces données: reformulez votre question ou essayez d’autres orthographes.»

Et, en réfléchissant bien, il se demande d’où lui viennent de telles idées? Le monde n’a-t-il pas toujours été un miroitement sans fin d’archipels vivant paisiblement? Que lui arrive-t-il?

Il respire profondément, et se rejette en arrière dans le fauteuil. La lumière change imperceptiblement autour de lui, les ombres s’allongent, les oiseaux se taisent, c’est le soir. Il a un vague souvenir, quelqu’un qui s’appelait Suleiman accomplissait un rite à cette heure du jour. Il ne parvient pourtant pas à lui donner un nom. D’ailleurs, toutes les sensations étranges de cette fin d’après-midi commencent à refluer, et il se souvient que c’est le jour de la leçon de musique de Shaï. Peu à peu, il n’est plus préoccupé que par ses gestes familiers. Il éteint l’ordinateur, il jette un dernier coup d’oeil à la feuille de soins, vérifie si tel malade ne nécessite pas une dernière visite avant son départ. C’est un jour calme et il se sent heureux, l’état d’aucun malade n’a empiré, il peut partir tranquille.

Il va par les rues ombragées du Carmel, en sifflotant un air. Il lui semble n’avoir plus sifflé depuis des siècles, et, encore une fois, il se demande d’où lui vient cette idée. Il est en retard, Shaï l’attend devant le portail du conservatoire de musique. Il lui fait un signe, et Shaï sourit, une fossette se creuse sur sa joue. Suleiman se penche et prend son ‘oud, il se rend compte alors qu’il a sifflé pendant tout ce temps l’air que Shaï répète depuis des semaines. Ensemble, ils partent dans le couchant, en chantant. C’est une vieille chanson arabe, Suleiman en connaît toutes les paroles, en arabe et en hébreu. Elle parle du temps, de l’amour et d’une tourterelle.

La vision disparaît lentement au rythme de la chanson. Je les accompagne encore un peu, tous les deux. Puis ils tournent dans une rue, aussi imaginaire que cette ville que j’ai fabriquée comme j’ai pu, pour eux, avec des petits morceaux de Haïfa, de Tel-Aviv et d’une dizaine d’autres. Ce qu’ils font lorsqu’ils sortent de mon champ de vision, je n’en sais rien.

 

Je me tourne vers la fenêtre et je vois l’arbre. Un Ginkgo en pleine floraison, un immense bouquet de fleurs rouges. L’arbre de la mémoire. Et c’est à cause de lui, de son feuillage, des cicatrices sur son tronc, à cause de lui que je vois plus précisément, plus clairement que je n’ai jamais vu quoi que ce soit, fibre à fibre, nervure à nervure, je le vois, que les instants comme un feuillage ont commencé à défiler. Je recule en moi-même, prête à bondir vers les instants défilant sur l’écran de ma mémoire défaillante. Là, j’ai le temps, comme jamais peut-être encore, un temps sans durée où je sombre avec calme, lourde, lestée. Un grand zeppelin s’abîmant dans un océan de glace, avec des icebergs reflétant ma plongée jusqu’à l’infini du pôle. Je ne veux rien rater de ce spectacle, ni du chant sépulcral qui l’accompagne sur une cadence d’enfer, mais je ne peux que regarder, et encore pas tout à fait, juste apercevoir, car déjà l’image dégringole entre les branches, et d’autres lumières se mettent en place, en jeu, égrenant d’autres images. Je veux toucher l’arbre, je tends la main, elle s’ouvre sur la nuit, par un effet réservé à ceux pour qui durée et distance n’ont plus que la valeur de quelques lettres, elle se referme sur la branche, loin au-dessus de ma tête immobile. Et je m’envole à travers le feuillage comme aux plus beaux jours de mon enfance où je me contentais de rêver que je courais de cime en cime, ne connaissant pas encore la déception qui veut joindre le geste au désir. Puis, je suis retombée sur mon lit, et l’arbre, degré par degré, a repris sa place. J’ai ressenti alors ce que je ne ressens qu’en voyage, l’impression de ne pas me matérialiser d’un seul coup, de n’être qu’une silhouette imprécise, encore imperceptible. Je ferme les yeux, je vois rouge, vert, bleu. Des points lumineux, colorés, passent, prennent forme. Je dis rouge. Je peux suivre le mot jusqu’à l’instant qui l’a fait naître. L’instant est là, tout entier fait de mots. Je me souviens de ce jour sans couleur, et ce jour est plein des mots de la couleur que je cherche.

J’entends tous les souffles de ce bâtiment, les pierres et les tuiles, le bois et le ciment, et les souffles des humains en partance pour le sommeil. La nuit, je le sais, chacun reprend sa place dans le temps. Le jour, c’est comme un jeu de cartes blanches. La nuit, le jeu s’anime. En catimini, je parcours les couloirs vides. J’emporte avec moi une opacité, celle qui m’enveloppe depuis que je suis arrivée. Tout est gris, c’est la nuit. Tout est liquide, et ça, la nuit ne l’explique pas. Je traverse les murs et les portes sans même m’en soucier, alors que je ressens durement les heurts et les passages du temps. Des images surgissent que je ne peux nommer tant elles sont liquéfiées. Un indéchiffrable après l’autre, j’observe le couloir jaune comme l’oeil d’un chat cyclope, je le vois vaciller et se tordre sur d’autres images, où un immeuble explose dans une rue ensoleillée, où des foules passent, hurlant des mots que je n’entends pas, où des soldats vacillent dans un torrent de boue, où des vagues rouges et des virus verts assaillent des villes entières.

Je les vois avec des yeux d’enfant amnésique. Un enfant qui ne comprend pas et regarde la ville trembler, et voit la luminescence remplacer la lumière, quand un gigantesque soleil de 2500 degrés se propulse dans sa rétine. Un enfant qui devient l’égal des adultes stupéfaits, puisque aucun d’eux n’a le temps de faire ses comptes étymologiques ni de constater que ce qu’ils viennent de prendre sur la gueule a aussi une signification ayant une étymologie, et que celle de ce mot qui les brûle au degré ultime est: neutre. Et ce neutre se répand, répand, décolorant le monde sur son passage, annulant tous les noms. Des guerriers liquides parcourent la mémoire des villes évanouies. Des robots siliconés les saluent comme des dieux. Tout ce qui rampe et rêve d’envahir les ruines des pôles, attend à l’abri des pluies chlorhydriques. Dans l’air saturé voltigent des milliards de petites coupures et de petites blessures. Le sang de ceux qu’on a eus jusqu’à la moelle, qu’on a pressurés, inonde les mausolées pachydermiques et tuméfiés, érigés à la gloire de la malversation, de la cupidité, de la concussion, de la corruption. Un monde monosyllabique. Dans la dernière bulle de naphte, dont le prix a dépassé la totalité de la fortune de l’empereur du pétrole, l’enfant voit la fuite de ceux qui ont tourné le monde en ridicule. Et sur l’écran géant qui projette nos cauchemars apparaissent leurs visages déformés par l’ultime horreur qu’ils ont programmée.

 

Plus tard, je me réveille dans ma chambre, l’aube se lève sur un jour incolore comme mes souvenirs de cette nuit. Zorn est là, debout au pied de mon lit, il a l’air soucieux, il me dit qu’on m’a trouvée évanouie dans le couloir. Je ne réponds rien à cela, et je lui demande une fois de plus s’il peut me donner mes affaires, et surtout mon ordinateur portable. Zorn détourne la tête. Après un temps infiniment long pour moi, il finit par dire qu’il verra ce qu’il peut faire. J’insiste, je dis que mes photos et toute ma mémoire sont dans cet ordinateur, et que je n’ai pas de copies avec moi. Il sourit. Tu as des copies plein le tête dit-il, et il sort en répétant: «plein le tête».

 

Je dors. Je m’éveille. Il est midi. Je dors. Il est cinq heures. L’hôpital est surchauffé, une chaleur épaisse et stagnante. Tout est fait pour que nous glissions d’une tranche de sommeil à l’autre. De ces sommeils, de ces plongées vers l’oubli, des mots, des phrases entières, subsistent à l’état de veille, comme si d’une histoire longue et compliquée, il ne restait qu’une citation, déjà elle-même citation dans l’histoire, et se répétant en boucle, et tous ces mots me ramènent au sommeil et à l’oubli. Un charivari épouvantable dans les têtes de ceux qui cherchent à se souvenir.

Je ne sais pas s’il existe un mot en hébreu pour dire claustrophobie, ni même si ce mot peut décrire cette sensation pénible entre veille et sommeil. Ça m’arrange en quelque sorte de ne pas connaître ce mot, ça me laisse dans un flottement, avec une petite chance d’en sortir, en imaginant l’oubli comme un silence musical, un intervalle nécessaire, une sorte de mémoire quantique, si infiniment infime que personne ne peut la déchiffrer à mémoire nue. C’est comme ça, cet écart de mémoire, on ne sait pas l’exprimer. Aucun mot ne s’y adapte. Alors je ne dis rien.

Suleiman entre et sort, me regarde, semble avoir lui aussi oublié ce qu’il voulait dire.

«Plein le tête» a-t-il dit, en français. Mais qu’y a-t-il dans mon tête, docteur Zorn? Où est-il cet espace de l’oubli contenant tout ce que la mémoire contourne? Tout ce temps passé à photographier l’infime, en l’agrandissant jusqu’à l’impudeur ou en le laissant dans son état de quasi invisibilité, dans un brouillage, ne m’en a pas appris beaucoup plus. Ce qui était un jeu ne peut pas devenir un procédé. Après tant d’années, ce qui apparaît le plus clairement c’est justement que le procédé n’existe pas. On peut s’imaginer encercler cet espace, par ondes concentriques, pour l’approcher au plus près, mais on s’aperçoit vite que les cercles d’ondes se modifient en ellipses et que le centre échappe continuellement, s’est déjà déplacé en un point inconnu, extérieur à l’image. Savoir que le procédé n’existe pas et que tout ça reste de l’ordre de l’impossible, n’annule pourtant pas la possibilité du jeu, au contraire. Le jeu n’étant pas de s’imaginer réussir à «photographier l’oubli» ou «donner à voir l’invisible», mais de s’en approcher au plus près pour le déstabiliser.  En ne perdant pas de vue que l’important n’est pas la mémoire, l’oubli, l’invisible, mais l’écart. L’infime distance. En se déplaçant sans cesse d’une surface visible à une surface à venir, le centre, même s’il est déjà imperceptible, a laissé une trace, ne serait-ce que celle de sa disparition. Jusqu’au moment où toutes les images accolées révèlent une série de traces, suffisamment visibles et cohérentes pour que la deuxième phase du jeu commence: le face à face avec l’oubli. Je serai tentée de dire qu’à cette phase du jeu personne n’arrive jamais, mais comment en être certaine? Elle peut coïncider avec le moment où le joueur ne communique plus les déroulements de la partie, soit qu’il ait peur d’être pris pour un dément, soit qu’il se retrouve devant l’impossibilité majeure de ne pouvoir exprimer, ni par des mots, ni par des images, ce que le jeu lui dévoile.

Suleiman revient, il s’assied dans le fauteuil, il regarde l’arbre derrière les volets dont les claires-voies sont ouvertes. Je le regarde aussi. J’entends la voix de Suleiman, il parle anglais maintenant: «Qu’y avait-il d’abord? Quelle est l’image dont tu gardes la sonorité?» Il a dit ce mot sonority en faisant un geste avec ses doigts, comme s’il voulait attraper un peu d’air et en sentir la texture. Il dit que je dois m’inventer une chronologie, délimiter des points dans le temps en contournant la partie absente jusqu’à l’encercler, l’obliger à jaillir dans ma mémoire. Je me mets à rire et lui demande s’il est télépathe, mais je ne dis rien du jeu.

Je dis que d’abord il y avait la chambre où un soleil de fin d’après-midi projette une ombre rouge.

Une infirmière appelle Zorn pour une urgence, il sort.

Je reste seule avec mon carnet sur les genoux, j’écris le mot rouge. C’est un rouge apaisé. Celui de la lumière dans ma chambre, celui des fleurs de gincko derrière la fenêtre. C’est juste une trace de couleur dans le temps qui aurait pu rester imperceptible, diluée dans le présent. Maintenant la couleur prend toute la place de l’oubli. Le premier petit caillou distinct au milieu de milliers d’autres, à partir duquel tout va s’articuler? Il y a quelques années, à Venise, j’ai ramassé un caillou d’un rouge très vif, pensant avoir trouvé un éclat de mosaïque. C’était bien un éclat, un minuscule fragment de mur sur lequel s’étalait un splendide tag rouge vif. Je ne sais plus ce qu’il représentait, je me souviens seulement avoir pensé, en le regardant, qu’il s’adressait aux extraterrestres qui viendraient un jour visiter la ville, et sûrement pas aux hordes de touristes à l’affût de sens.

Et à bien y penser, le jeu avait commencé à Venise.

J’avais accepté pour la seule fois de ma vie de photographier sur commande. Il s’agissait de photographier dans la ville, tout ce qui «suggérait sa naissance». De la «dépouiller du temps, tout en donnant la dimension de ce temps», c’est comme ça qu’on m’avait présenté la chose. En échange, je pouvais séjourner à Venise sans trop de soucis matériels. «Dépouiller du temps, en donner la dimension..» elle était bien bonne, leur blague, j’aurais voulu les y voir. J’ai passé la ville au microscope, je n’avais pas le choix. Je me trimbalais avec un objectif macro gros comme un téléscope. À parcourir la ville, comme ça, d’une trace à l’autre, j’ai fini par ne plus chercher des indices de sa naissance, mais seulement des traces. Et tout s’est inversé, ce qui était un travail est devenu un jeu. Ce que Venise ne réserve qu’à ses habitants, cette faculté particulière à transformer le monde en archipel dans leur regard, un archipel dont chaque île est une mosaïque de petits éclats de matière, elle m’a permis d’y prendre part. C’est là que le jeu à commencé et la ville en a fixé les règles.

Zorn revient, il se laisse tomber dans le fauteuil. Les rôles semblent inversés. Il est en plein désarroi, il marmonne, je l’observe avec le plus grand calme, le stylo à la main, mon carnet sur les genoux. Je lui demande s’il est déjà allé à Venise et sans lui laisser le temps de répondre, je lui demande dans la foulée, si je ne pourrais pas avoir quelque chose à boire, juste une rasade. Comme je ne sais pas dire rasade en hébreu, je lui montre un petit espace entre mes deux doigts. Une gorgée, une goutte de quelque chose de fort, pour mettre dans mon thé. Je lui signifie par un autre geste que j’en ai plus que marre du thé, ce que je ne dis pas c’est que je prépare ma fuite et que j’ai besoin d’un peu de courage, d’un petit remontant. Il fait un geste avec la main lui aussi, je comprends qu’il va arranger ça et il ressort. Et revient avec une bouteille dépassant de sa poche. J’ai droit à deux doigts de cognac. Lui, à un verre plein. Nous parlons par gestes, en riant. Il ne dit pas s’il est allé à Venise et je ne repose pas la question. Zorn à Venise, ça ne cadre pas de toute façon. Il n’aurait pas supporté la brume, qui porte un si beau nom en hébreu: arafel, un nom d’ange déchu. Un ange que Suleiman Zorn a depuis longtemps dans son colimateur. Je demande, toujours par gestes, un autre petit doigt de cognac, il me tend la bouteille pour que je me serve. Suleiman le magnanime. L’ennemi des brumes. À Venise qu’aurait-il fait? Il se sert un deuxième verre. Il montre le carnet: «Tu vas encore me tuer?». Il rit. Je ne sais pas ce qui l’amuse le plus de l’idée d’être mort dans un bout de papier ou qu’un bout de papier ait ce pouvoir. C’est à ce moment que je décide qu’il faut décamper sans plus attendre, sinon je vais devenir aussi folle que lui. Ou pire, folle comme lui.

 

Tuer ? tu y vas un peu fort, ce n’est qu’une histoire dans un petit carnet, Suleiman, et dans ce carnet quelqu’un donne le nom d’un vivant à un mort. Mais c’est juste là dans ce calepin, ça ne changera rien à la réalité.

Il se remet à rire. Et vide son verre d’un trait. Il tapote le verre avec l’ongle de son index. Il répète plusieurs fois le mot réalité en hébreu: metsiout, et puis tout de suite après: dou-metsiout. Il se lève, remet la bouteille dans sa poche et en sortant il fait un geste de la main, un petit salut, en répétant: dou-metsiout.

Le préfixe dou accolé à un mot veut dire: double.

 

Un jour, dans une vie, un instant, dans des myriades d’instants. Un événement parmi des myriades d’événements. De l’espace où puiser des couleurs. Une chambre, parmi des myriades de chambres. Le temps va me manquer pour achever ce qui n’était, pour moi, qu’une réponse à une question. Reprenons tout depuis le début, je t’ai laissé dans une chambre, la nôtre, devant un ordinateur, en train de lire un récit inachevé, le mien, et un événement imprévisible m’a ramenée à ce jour dont le récit, inachevé, subsiste sur cet écran, se déroule devant tes yeux. Alors que moi, qui suis sortie pour ne pas te voir lire cette histoire, dont je croyais ne jamais devoir parler à personne, pour ne pas entendre les inévitables questions auxquelles je ne peux donner aucune réponse, je suis prise dans une toile d’oubli où les questions, les réponses et les récits, à la vitesse d’une pulsation, se déversent tous dans un manque, un effacement, une absence.

Au début du récit, c’est le soir, je suis à Zeugma, en Turquie, et je regarde devant moi. Il ne se passe strictement rien, mon regard glisse sur les ombres du soir. Les dernières couleurs du jour, le décor, soudain se figent et cessent de s’imprimer sur ma rétine. Un accablement. L’envers du décor, l’envers de cette recherche esthétique qui me fait maintenant horreur. Je ne comprends plus pourquoi je suis venue, ici, à Zeugma, contempler des mosaïques hellénistiques, pourquoi je me suis tellement passionnée pour ces petits cailloux colorés tirés de la vase du lac artificiel, et transportés avec tant de soin dans un musée. Les explications ne manquent pas, mais elles me font maintenant l’effet de prétextes, et ces prétextes, pris un par un, sont tous dégoûtants à mes yeux. Cette mosaïque, son lent sauvetage, l’énergie archéologique, qualifiée de magnifique par tous, mise au service de la mémoire, une mémoire, qui plus est, composite au sens propre, ont été les derniers sursauts de ma propension à transposer. Je ne peux appeler ça autrement. Je me suis détournée de ma préoccupation essentielle: la mémoire envolée d’individus dissous dans la masse des victimes. J’ai abandonné ma tâche qui était de tisser avec leurs mémoires éclatées comme des petits cailloux, une mosaïque où peu à peu ils réintégraient le monde des vivants. Je m’en suis détournée, et je me suis envolée vers la mémoire hautement balisée de notre univers culturel collectif, n’est-ce pas. Et sa poussière m’étouffe littéralement. À ce moment, je peux encore poser la question: qui sommes-nous? «Qui sommes-nous», répétais-je à la nuit ouverte devant moi, origine et fin, zébrée de brusques aveuglements de lumière, de flashs de conscience. Et ce flash, dans sa brutalité, à cet instant, ne me laisse aucun doute, en décidant de venir ici, contempler des mosaïques, je me suis livrée vivante à la nuit de la mort cérébrale. J’ai abandonné la question à l’oubli, j’ai transmué le «qui sommes-nous?» en «qui sont-ils?» et tranquillement, laissant agir le temps, j’ai achevé le tracé de ma ligne de fuite sur un «qui étaient-ils?»

 

Paris, hiver 2007

 

Il dépose dans la valise ses vêtements et ses livres. Il referme la valise et s’assied. Il reste ainsi dans l’obscurité. Il attend. Ensuite, longtemps plus tard, il sort le carnet de sa poche. Il l’ouvre sur une page blanche. Il pose son stylo sur la page, il pose le carnet ouvert sur le lit, il se lève et marche dans la chambre. Il va jusqu’au miroir et se regarde attentivement. Il baisse les yeux et reste devant son image sans la regarder. Il va à la fenêtre, les rideaux sont tirés, il les ouvre et regarde son reflet dans la vitre. De dos, il se reflète dans le miroir. Le reflet de la vitre ne s’imprime pas dans le miroir. Il referme les rideaux, retourne au lit, s’assied, reprend le carnet et à son tour il écrit:

Comment pourrait-il raconter son silence, Suleiman? Ça se raconte le silence? Le silence qui avait suivi tant de paroles. Déjà, s’il regarde autour de lui il voit son monde vaciller, celui où il se réfugiait encore, il y a si peu de temps. Rien ne ressemble à ce qu’il connaît. Comment savoir si c’est le jour ou la nuit? Comment savoir si c’est l’été ou l’hiver? Il connaît tant de choses qui n’ont plus cours. Même la surface n’est pas la surface, il habite un monde factice, avec des humains factices, et qui s’effacent peu à peu, avec toutes leurs connaissances d’un monde emprisonné en eux.

Son fils se souvient-il encore, d’un arbre et du matin? A-t-il vu un arbre, un matin? Peuvent-ils dire encore, ensemble: «Au commencement Elohim créa les Cieux et la Terre… Elohim dit qu’il y ait de la lumière. Elohim vit que la lumière était bonne et Elohim sépara la lumière des ténèbres… il y eut un soir et il y eut un matin»? et: «N’as-tu point vu qu’Allah a fait descendre du ciel une eau par laquelle Nous avons fait sortir des fruits de diverses espèces? Sur les montagnes sont des stries blanches, rouges, de diverses couleurs et d’un noir profond»? Mes ancêtres ont lu la Torah et le Coran, et la lumière du soleil et la nuit les enveloppaient, l’été et la pluie venaient sur les collines, et ils ont oublié comment s’appelle ce qui a embrasé leur âme, la nuit où ils ont décidé qu’ils ne renieraient ni leurs Dieux, ni leur amour. Était-il le dernier? Il n’y a plus de jour ni de nuit, ni ces dieux jaloux et uniques qui ont pu sceller une alliance à travers la longue poésie des mots. Le monde et l’éternité ne faisaient qu’un, maintenant le monde s’est démultiplié, et l’éternité, ils en ont fait le décompte. Voilà c’est fini. L’amour aussi. C’est fini. C’est peut-être mieux comme ça, chaque chose contenait son contraire, et l’équilibre ne s’est pas fait, la Terre est une planète inclinée vers l’abîme, toujours trop de quelque chose, jamais trouvé la mesure. Et pourtant, quelle merveille s’était glissée sous le cataclysme du temps. C’est fini. Les prophètes petits et grands se sont tus. Tu as emporté leur silence sonore dans ce crépuscule. Les mots étaient tes passagers clandestins, tu les as conservés. Qui sait pourquoi?

 

 

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