l'éclat

Poésies non destinées.

Carlo Michelstaedter

Giorgio Colli

Deux poèmes traduits et présentés par Michel Valensi

 

 

 

Les deux poèmes que nous donnons ici à lire ne nous étaient pas destinés. Ils ont respectivement été écrits par deux philosophes italiens ; l'un du début du siècle, Carlo Michelstaedter (1887-1910)1; l'autre, disparu il y a une vingtaine d'années et dont l'oeuvre philosophique bouleverse nombre de nos conceptions de l'histoire de la pensée – « si tant est qu'on veuille la lire » ; il s'agit de Giorgio Colli (1917-1979), éditeur, entre autres, des œuvres complètes de F. Nietzsche et auteur d'un petit nombre d'ouvrages philosophiques déterminants2.

Sans vouloir établir de parallèle entre ces deux philosophes, malgré leurs nombreux points communs3, nous avons simplement voulu « indiquer » une énigme qui parcourt la trame de ces deux pensées, concernant le sort de l'écrit, où plus précisément la question de la nécessité de l'écrit (ou de la nécessité de sa publication ou diffusion).

Le premier poème4 fait partie des derniers textes de Carlo Michelstaedter. Il est adressé à sa sœur Paola qui écrit à son propos : «Je me souviens de ce 2 août [1910], lorsqu'il vint me souhaiter mon anniversaire et m'apporter un livre d'Edgar Poe avec la dédicace “ D'année en année les hirondelles...”. Il ne resta qu'une minute, me donna le livre, m'embrassa avec beaucoup de tendresse et s'enfuit. Cette poésie me fit l'effet d'un adieu ». Et plus loin : « Au cours des trois derniers jours je ne l'ai pas vu ; il m'avait demandé de ne pas venir le voir avant que son travail ne fut terminé. “ Puis – me dit-il – c'est moi qui viendrai vers toi ”. Et je ne le revis plus5 ».

Michelstaedter s'était en effet retiré pour achever sa thèse La persuasion et la rhétorique. Il se donna la mort le 17 septembre 1910, ayant mis «la dernière main» aux «Appendices critiques» de cette thèse de maîtrise, unique en son genre, dont il n'est pas lieu de parler ici. On peut toutefois avancer que ce poème participe de «l'envoi» de Michelstaedter au monde ; il est signe, comme La persuasion et la rhétorique, comme aussi la lettre à sa mère6, de sa volonté délibérée de prendre congé en laissant dans chacune de ces formes d'expression le germe d'une pensée prête à resurgir à tout moment, si bien que, dès lors, qu'il s'agisse de poésie, de philosophie, de littérature épistolaire, nous sommes «inséparables» de Michelstaedter.

Le second poème, de Giorgio Colli, écrit sur une feuille volante datée du 30.8.[76] a été publié dans La ragione errabonda7, et n'était pas non plus destiné à la lecture publique. Ailleurs dans ses carnets Giorgio Colli écrit : « On pense de nos jours : ce que je dis, je peux aussi l'écrire et ce sera non seulement la même chose, mais cela prendra une plus grande importance. Cette façon de penser est catastrophique pour la culture humaine. (...) Faire confiance à l'imprimerie conduit le monde vers la solitude. L'homme moderne écrit ses pensées, ses poésies etc., et il attend la gloire auprès du plus grand nombre (un spectre) ou une résonance chez un petit nombre. Mais ceux-ci ne lisent pas ou ne lisent que lorsque l'auteur est mort. D'une part la solitude est rendue nécessaire par notre société, et d'autre part elle est obtenue par une technique raffinée (mais inconsciente) de l'auteur lui-même. S'il parlait au lieu d'écrire, il ne serait pas seul.»[85]8 Il précise ailleurs : «Désormais nous avons le livre, et nous ne pouvons nous servir que de ce “succédané ”. Nous devons justement nous en servir de façon à ce qu'il ne soit pas autre chose qu'un succédané»[86].9 La poésie sera désormais pour Colli l'un de ces «chemins que l'on ne peut parcourir que seul », la voie secrète pour «inventer vie immédiate»[499]10








[A Paula]

Carlo Michelstaedter

Comme les hirondelles, d'année en année
retournant vers le nid qui les a vu naître,
l'homme dans le cours de ses jours
tourne et retourne au souvenir du berceau.
Et chaque année commémorant ce jour
qui l'a éveillé à la faim, à la soif – à la douleur
à la vie mortelle,
chaque année, en ce jour, il se réconforte
dans l'amour de sa vie.
Et les parents – qui, dans le nouveau-né d'alors,
dans l'impuissante et fragile créature,
de leur espoir virent le fruit,
et d'un amour craintif lui présentant
tout ce que donne la vie à qui la requiert,
de son pleur firent un voile pour leurs yeux
croyant que vêtements et nourriture
pourraient lui faire vivre la vie
– puis d'année en année se renouvelant
la lointaine espérance et la douleur
se font voile encore aux yeux las,
lui présentant remerciements d'être né,
pour qu'il leur soit reconnaissant de sa vie,
pour que la muette douleur soit oubliée
et la vaine promesse partout présente.
Mais le souhait de ce que jamais il n'eut
ne serait-ce qu'un instant
promet de longues années lumineuses
donne sa lumière prise du futur
au jour natif, et l'illusion
multipliant, il simule la faim
être une bonne et suffisante vie
la très longue mort.
Et baisers et présents et la table dressée,
douces paroles en couple et douces choses,
joyeuses promesses et regards confiants
donnent la clarté à la pièce familière
font écran à l'effrayante nuit...

Paula, je ne sais pas te dire de douces paroles,
des choses – je ne sais – qui te puissent être chères,
puisque la muette douleur s'est adressée à moi
et m'a conté ce que chaque cœur
souffre et ne sait pas – qui ne se le confesse.
Et par-delà la vitre de la chambre claire
qui reflète les images coutumières
je vois l'obscurité aussi menaçante
– et ne peut m'attarder au désert.
Laisse-moi aller, Paula, dans la nuit
pour me créer par moi-même la lumière,
laisse-moi aller au-delà du désert, à la mer
pour t'apporter l'offrande lumineuse
... bien plus que tu ne crois, tu m'es chère.


8/10/1910.11







[Se distille la goutte...]

Giorgio Colli

Se distille la goutte
de la douleur,
se fane la corolle
brillante de l'illusion,
les invincibles, on les tue
par le silence.

Revient l'aube
couleur de perle,
et le cœur est encore vivant,
les murs blanchissent
et plus noirs se font les contours
des arbres, lors que de l'abîme
monte la lumière.

L'oubli est le plus grand ennemi,
mais si les dieux se sont montrés
sur ton chemin,
l'oubli est en déroute.

– Sais-tu ce qu'est l'âme ?
– C'est une partie du corps.
– Peut-être, mais dans cette partie
habitent les dieux.
– Quelle est la différence entre les dieux et les hommes ?

Le battement du cil
ouvre la digue,
se précipite
l'eau du glacier.
L'image de joie
ne mourra pas :
le reste ne compte pas.

30/8/76
12

1. L'œuvre de Carlo Michelstaedter est republiée actuellement en Italie par les éditions Adelphi, Milan, et en France aux éditions de l'éclat.

2. L'œuvre de Giorgio Colli est également publiée par Adelphi.

3. Sur les rapports entre Michelstaedter et Colli, cf. Sandro Barbera, «Una filosofia della communicazione» in Giorgio Colli, Franco Angeli, Milan, 1983.

4. Carlo Michelstaedter, Poesie, Adelphi, Milan, 1987.




5. Paula Michelstaedter Winteler, «Appunti per una biografia di Carlo Michelstaedter.» in Sergio Campailla, Pensiero e poesia di Carlo Michelstaedter, Pàtron editore, Bologna, 1973.



6. Carlo Michelstaedter, Epistolario, Adelphi, Milan, 1977. Voir notre traduction de cette lettre dans Épistolaire, pp. 193-198.


7. Giorgio Colli, La ragione errabonda, quaderni postumi, a cura di Enrico Colli, Adelphi, Milan, 1982. Traduction française en trois volumes : Philosophie de la distance, Philosophie du contact, Nietzsche.


 8. Idem, p. 95 ; note datée du 9. 7. 57. Le chiffre entre crochets est celui du numéro du fragment. Tr. Fr. dans Philosophie de la distance.


9. Idem, pp. 98-99 ; note datée du 16. 7. 57.


10. Idem, p. 497 ; note datée du 22. 2. 72.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

11. C'est la date qui est portée dans l'édition italienne ; toutefois Paula Michelstaedter parle dans «Appunti », op. cit., du 2 Août 1910.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 12. La ragione errabonda, p. 594.