GIORGIO COLLI
APRÈS NIETZSCHE


Mâchoires féroces

 

Mort d'Homère

Âpre, archaïque, est l'arrière-fond de l'énigme: son importance dans la vie des Grecs est attestée par un récit très ancien – qui remonte au moins au VIe siècle av. J.-C. – sur la mort d'Homère. Le poète est assis sur un rocher, face à la mer de Ios: passe une barque de jeunes pêcheurs et Homère leur demande s'ils ont pris quelque chose. Les pêcheurs répondent: «Ce que nous avons pris, nous l'avons laissé, ce que nous n'avons pas pris nous le portons avec nous.» L'expression est très solennelle, mais ce qui est exprimé est très quotidien. Ce sont les poux, que les pêcheurs ont en partie capturés et écrasés, et en partie portent dans leurs vêtements. C'est le premier contraste. Homère ne sait pas interpréter l'énigme, il perd courage et meurt «d'abattement». L'énigme est donc une attaque mortelle contre le sage, son grand péril. La cause immédiate de la mort d'Homère est un malentendu ridicule, sa cause profonde est un sublime échec cognitif. Deuxième contraste.

Ce récit est stupéfiant; enchevêtrement inextricable d'éléments, il est en lui-même une énigme sur la vie grecque. La pénétration de l'intellect semble être la valeur suprême et, pour des hommes qui mesurent toute chose à l'aune du combat, c'est à cette occasion que se déchaîne la suprême compétition. Déchiffrer ce qui est caché, voilà le sens de la vie. Le mythe d'Œdipe et du Sphinx a la même racine. La figure du Sphinx – être hybride, autre rappel de la substance animale de la vie humaine – surgit elle aussi du culte d'Apollon et, se rattache à l'énigme, en accentue la nature sauvage, cruelle. Voici le témoignage le plus ancien sur le mythe, un fragment de Pindare: «L'énigme qui résonne des mâchoires féroces de la vierge.» L'élément grotesque est donné symboliquement par la transparence de la solution. Ici comme ailleurs, le contraste entre la futilité du contenu et le tragique de l'issue renvoie à l'aspect ludique de l'énigme: la formule fatale est un jeu du dieu, ou une agression arbitraire contre le sage. Mais celui qui succombe dans la joute de Thèbes est voué à la mort, celui qui triomphe dans la compétition cognitive reçoit en lot la puissance. La force divine qui propose l'énigme est mauvaise, outrecuidante, elle veut sauvegarder ce qui est profond, en empêcher le déchiffrement. Sa dérision doit décourager celui qui relève le défi.

Héraclite revient perfidement sur l'énigme qui a conduit Homère à la ruine: «Quant à la connaissance des choses manifestes, les hommes sont trompés tout comme Homère, qui fut le plus sage de tous les Grecs. En effet, des jeunes gens qui s'étaient épouillés le trompèrent quand ils lui dirent: ce que nous avons vu et pris, nous le laissons; ce que nous n'avons ni vu ni pris, nous le portons.» Le sage attaque et ridiculise le sage vaincu, il s'acharne sur lui sans pitié, et le reproche fait à Homère est de s'être laissé tromper. Celui qui propose des énigmes veut tromper, et le sage doit démasquer la tromperie. Cependant Héraclite relance la compétition et propose une énigme sur l'énigme: quel est le deuxième contenu auquel s'applique la formule de l'énigme? Que signifie: les choses manifestes que nous avons prises, nous les laissons? Peut-être Héraclite veut-il dire que les choses visibles, évidentes, nous trompent par leur permanence illusoire: en effet, «on ne peut entrer deux fois dans le même fleuve». Et ce, non pas en raison du fait que le devenir serait réel, mais parce que l'objet manifeste n'est pas réel, parce qu'il n'est que l'éclair d'un instant que nous saisissons et perdons aussitôt. Quand nous voyons un objet du monde et le saisissons comme s'il était vrai, voici qu'il nous échappe, et nous le laissons, précisément parce que nous avons cru à la corporéité, à la solidité des choses manifestes, qui ne sont que des fictions évanescentes. Nous sommes abusés, nous ne sommes pas sages, si nous ne démasquons pas cette illusion. En revanche, le caché, qu'Héraclite considère ailleurs aussi comme divin, c'est-à-dire ce que nous n'avons ni vu ni pris, nous l'emportons avec nous, en nous, comme l'avaient déjà affirmé les Indiens.

 

Une origine perverse

Le défi inégal, l'hostilité, la dérision, qui accompagnent l'énigme comme autant d'attitudes, de sentiments du dieu qui la propose à l'homme, ou de l'homme qui la propose à l'homme, contiennent un élément de perversion, un élan profond de malveillance, l'outrecuidance de la pensée. Cet aspect de cruauté cognitive, caractéristique des Grecs, et d'emblée pathologique, se propage comme une sorte de dégénérescence, de manière insidieuse et ambiguë, dans la dialectique, qui est l'atténuation expressive de l'énigme, son élargissement interindividuel, sa dédramatisation intérieure, sa dilution cérébrale. La raison se fonde sur le pathologique.

 

Énigme et joute

L'énigme est un jeu où niche une violence; la joute est une violence où niche un jeu. Quand elle apparaît, l'énigme sourit, attire, séduit par son aspect imprévu, par la promesse exaltante de la victoire. Un frisson d'excitation s'empare de celui qui, au beau milieu de la vie quotidienne, la rencontre. Mais aussitôt intervient, en arrière-plan, le pressentiment de la férocité. La terreur d'un hasard fatal, d'une impitoyable violence, lui serre la gorge. À l'inverse, dans la compétition, la dure tension des corps qui s'enlacent est l'aspect le plus immédiat, celui qui s'impose au premier regard; puis le présage de la fiction s'insinue, la révélation du jeu atténue cette dureté. La lutte du pankration n'est pas celle, meurtrière, du champ de bataille.

L'énigme contient le germe de la joute intellectuelle, mais par ailleurs dans la compétition athlétique, physique, dans le phénomène pan-hellénique de l'agonisme, transparaît encore la matrice énigmatique à travers les épinicies des poètes. Ce qui est célébré à Olympie et sur l'Isthme, par les images d'hommes et de chevaux en compétition, rappelle l'origine divine de la folie poétique. Pindare et Bacchylide sanctionnent la dimension religieuse de l'agonisme humain, par l'excellence musicale de paroles incohérentes, de visions délirantes: leur poésie est un travestissement de l'énigme, une récupération symbolique de la manière dont le dieu se communique à l'homme dans le défi de l'énigme, par l'incitation à la joute.

 

Chrétien signifie anti-chrétien

Ainsi parlait Zarathoustra est truffé de citations et de crypto-citations bibliques, ce qui a donné beaucoup à penser aux interprètes de Nietzsche. Mais pourquoi une telle configuration stylistique ne devrait-elle pas surgir face à des expériences intérieures fulgurantes, extatiques, du fait de la remémoration des états intenses, inspirés de l'enfance, des premières vibrations religieuses d'un fils de pasteur? Plutôt que par des hypothèses psychologiques, on peut clarifier la question en supposant que Nietzsche ait fait un usage instinctif de l'énigme. Peut-être s'agit-il d'une ruse, d'un détournement, d'une opposition volontaire, d'une forme faussement et paradoxalement chrétienne, pour faire allusion, de manière outrancière, à un contenu anti-chrétien. Du reste, le cadre même de la narration est fondé sur l'énigme par antithèse. C'est l'orient, le berceau du pessimisme – et le christianisme est essentiellement quelque chose d'oriental – qui énonce la grande doctrine de l'occident, l'affirmation de la vie; le prophète persan, qui appartient à l'histoire en tant que champion de la morale, comme celui qui élève la morale au rang d'une métaphysique, qui donne une valeur cosmique à l'antithèse entre le bien et le mal, devient, chez Nietzsche, tout le contraire du personnage historique, le champion de l'immoralisme. Tout cela vaut pour l'exposition exotérique; mais puisque le livre n'est «pour personne», les allusions ne fonctionnent plus par antithèse, elles deviennent directes; et c'est alors la Grèce, et non pas l'orient, qui apparaît, quand on parle de «la porte de l'instant», de l'«enfant au miroir», des «îles bienheureuses», de la «vision et l'énigme».

 

Instruments de communication

Le masque surgit comme une nécessité de la communication ésotérique, lorsque celle-ci se répand, cherche un public plus large et se laisse entraîner vers l'exotérique. Dans ce cas le masque dresse une barrière, la marque d'une ambiguïté, pour adresser un signe aux natures nobles et tenir à l'écart les vulgaires. Dans un sens plus atténué, l'art tout entier, en sa dimension expressive, est quelque chose de sensible, d'intermédiaire entre l'intériorité incommunicable et le spectateur indifférencié qui l'entoure. Lorsque la parole fait partie de l'expression, la balance penche du côté du public; le contraire se produit là où l'expression se fonde sur un appel sensoriel, non médiatisé, comme en musique et en peinture. Il est évident que le sensoriel est plus proche de l'immédiat que l'abstrait. La musique est l'expression intermédiaire typique, au sens évoqué plus haut, quelque chose de quasiment inconnu en nature, un produit exclusivement humain et qui pourtant parle au moyen d'instruments naturels, sensoriels; elle est un écran entre l'immédiateté et la représentation, représentation elle-même qui transforme, exprime, transfigure, formalise, objective, pétrifie l'immédiat.

 

Naissance de la tragédie

En Grèce, la tragédie est une inversion de l'expérience mystérique; ce qui correspond, à l'origine, à un tentative d'étendre cette expérience dans un sens exotérique. À Éleusis, l'extase des initiés engendre la vision, l'hallucination cognitive. Une telle vision, exprimée par l'individu à l'intérieur du cadre contraignant de l'art, réalisée comme événement, représentée devant un public plus large, devient le support d'un parcours inverse, en vue de la reconquête de cet état de transe collective, matrice des deux phénomènes, dont la culmination extatique est au-delà de l'antithèse entre joie et douleur, qui n'est pas connaissance, mais se traduit dans la connaissance.

 

L'empreinte de l'indicible

D'après Platon, l'énigme apparaît lorsque le son des mots, en sa signification immédiate, ne restitue pas ce qui est entendu par celui qui parle. L'énigme présuppose donc une condition extatique: revenant à la vie quotidienne, on emporte avec soi des souvenirs de l'extase, lesquels apparaissent désormais, dans le contexte habituel, comme quelque chose d'étranger. La parole qui surgit en cet état d'étonnement provient d'une relation à cet arrière-plan hétérogène, elle se révèle énigmatique. C'est un jeu qui produit l'énigme, un jeu qui indique l'écart entre dieu et homme. L'énigme est l'apparition dans ce qui est manifesté – dans la parole – de ce qui est caché, elle est l'empreinte de l'indicible.

 

Double vérité

Nietzsche emploie le terme «vérité» selon deux sens, le rapportant tantôt à un contenu, c'est-à-dire au noyau du monde, à la racine de la vie, tantôt à une forme, à une certaine expression verbale. Curieusement, la vérité relative au contenu est pour Nietzsche quelque chose qui va de soi, même s'il n'aime pas en parler, et on peut dire que pour lui cette vérité est connue depuis le début, sans développement ni hésitation. Il s'agit de la vérité en tant que «connaissance de la douleur», selon l'enseignement de Bouddha et de Schopenhauer. L'autre vérité, en revanche, est un jeu illusoire, une prétention tyrannique, une armée de métaphores, ou bien le masque que porte le penseur pour cacher l'horreur de la première vérité. Cette double vérité est un piège qui enferme Nietzsche: l'homme moral qui est en lui est responsable de cet entrelacement. Un présupposé moral naïf prescrit en effet que celui qui connaît la vérité doit aussi «la dire». Seul celui qui est véridique a droit à la vérité. Mais celui qui connaît la vérité «ne peut» la dire, parce qu'il pécherait contre la vie, incitant à la refuser. C'est un conflit moral entre le devoir de dire la vérité et le devoir – ou le plaisir – d'affirmer la vie. Par conséquent le philosophe «pèche», devient mensonger, devient artiste, pour éviter la parole véridique. La moralité – ou l'immoralité – de la vie est plus forte: le philosophe met un masque tragique, il impose tyranniquement, dans sa fiction, des vérités moins terribles. Telle est la doctrine de la volonté de puissance. Devons-nous comprendre de la même manière l'intuition de l'éternel retour? N'est-ce pas plutôt le désir de conquérir une «troisième» vérité qui remplace la vérité de la douleur, sans avoir recours, en artiste, à la métaphore, qui se révèle ici? Mais l'intuition de l'éternel retour n'est pas une extase cathartique, une fulguration inébranlable et définitive: reviendra toujours pour Nietzsche «l'heure la plus silencieuse» avec sa vision terrifiante de la douleur, mur infranchissable.

Il nous faut modifier les perspectives et les termes. Face à la vérité de la profondeur, cesse toute moralité, tout anthropomorphisme. Cette vérité n'est pas effroyable, parce que le prédicat n'indique qu'une réaction du sujet empirique à une certaine connaissance qu'il ne conditionne pas. Elle n'est pas non plus exaltante. Pour finir, il ne s'agit même pas d'une vérité, puisque la vérité ressortit au dire. Le problème moral de dire la vérité n'existe donc pas, parce que là où est la vérité il y a déjà le dire. Ce qui ne signifie pas que la profondeur, une fois tombée toute désignation, s'évanouit elle aussi. Vivre de manière immédiate, avant toute connaissance abstraite et tout art, avant toute vérité et tout mensonge, fait déjà allusion à cette profondeur, mais ne la dit pas. Car cela «ne peut» se dire, c'est l'ineffable, même si rien «n'interdit» de le dire. Ainsi se cache la profondeur.

 

L'illusion de l'immanence

Nietzsche ne se lasse pas de répéter qu'il n'y a pas d'autre monde que celui que nous voyons autour de nous, et que les fondements cachés, les substances absolues sont des fables de philosophes. Si aucun substrat n'existe, alors le monde coïncide avec la connaissance que nous en avons, ou en tout cas est réfléchi par elle. Mais Nietzsche ajoute que toute connaissance est mensongère et que les conditions et les formes de notre connaître, le sujet, la chose, l'unité, le mouvement, etc., ne sont rien d'autre que des falsifications. Cette recherche nihiliste est d'un grand prix, elle porte le doute à un niveau de radicalité inouï, et elle est extrêmement honnête, parce qu'elle entraîne Nietzsche vers une conclusion opposée à celle qu'il avait en vue. En effet, quelle différence y a-t-il entre un monde complètement identifié au mensonge et un monde considéré d'emblée comme «apparence»? Dire de quelque chose que c'est un mensonge signifie l'opposer à une vérité.

La méthode de l'enquête de Nietzsche n'est pas rationnelle, étant donné que les conditions générales de l'erreur et du mensonge ne sont ni recherchées ni établies, mais elle est mystique, en tant qu'elle part des effets de la falsification et, par une démarche négative, ôte successivement tous ses voiles au mensonge, afin de libérer et de découvrir une vérité qui n'est ni nommée ni atteinte. La désignation positive qui devrait éventuellement remplacer cette vérité, par exemple «Dionysos», ou «volonté de puissance», sera évidemment faible du point de vue rationnel. Que toute la constellation expressive s'appuie de toute façon sur une expérience mystique se déduit du fait que la dénomination – intuitive ou théorisante – du principe ne surgit ni de la sphère abstraite ni de celle de la visibilité, mais bien de la sphère intérieure, d'une introspection. Et la volonté de puissance est définie par Nietzsche comme un pathos, c'est-à-dire comme le fait de subir, de recevoir, une modification immédiate de l'intériorité.

 

Un mot ténébreux

Après Hegel, les Allemands ont été hypnotisés par le concept obscur, mystérieux, du «devenir». Face au devenir, l'Allemand se prosterne. Même Nietzsche n'a pas su se soustraire à cet ensorcement et, sur les traces de Hegel, il célèbre en Héraclite le découvreur du «devenir». Mais, en vérité, les Grecs ont ignoré ce concept jusqu'à Aristote. Et chez Aristote il ne s'agit que d'une hypothèse scientifique permettant l'adéquation de la sphère des événements naturels, dans la succession du temps, à la contradiction modale entre nécessaire et contingent. Hegel définit au contraire le devenir comme unité de l'être et du néant. Ce paradoxe a fait fortune, parce que la tradition occidentale représentait l'être comme un objet immuable, vis-à-vis duquel le flux du devenir est revendiqué, sous l'impulsion romantique, comme étant plus réel, plus vivant, plus vrai. Mais surtout l'être n'est pas un objet, de sorte que l'incitation à l'évasion se révèle injustifiée. En outre, le flux du devenir ne peut être pensé par la raison (la définition de Hegel est dénuée de contenu) et, en tous cas, la seule manière de donner un sens à l'unité de l'être et du néant serait de la subsumer dans la temporalité, selon la perspective aristotélicienne. Dans ce cas, le charme et l'obscurité de la formule se perdent et le concept de devenir acquiert finalement une signification beaucoup moins prétentieuse, qui est: les créatures d'abord n'existent pas, puis elles naissent, grandissent, et pour finir meurent.

Avec plus de rigueur, le concept de devenir est un concept dérivé, sans autonomie catégorielle. Si on le cherche dans le concret, il apparaît comme une modification, une schématisation de la représentation du temps, ou, si on préfère, du mouvement; si on le cherche dans l'abstrait, il est alors subordonné à la catégorie du continu, par une extension de la sphère de la quantité à celle de la qualité. Dans les deux cas, le concept dont celui de devenir dérive est une simple interprétation, l'expression de quelque chose d'inconnu. Le flux hégélien est une apparence (puisque le temps et la continuité sont déjà eux-mêmes des apparences), ou même un mot, une abstraction. Parler du flux ou de l'être, c'est la même chose: le premier n'est pas plus concret que le second. Et si l'inconnu était un flux, au moment où nous en parlons, le flux déjà n'est plus.

 

Brume et soleil

Il existe en occident un mysticisme méditerranéen et un mysticisme nordique. Profondément différents comme expériences viscérales, ils apparaissent parfois antithétiques, comme on peut le déduire de leurs traces expressives, si l'on considère les cas individuels, cognitifs. Il suffit de comparer deux extrêmes: Plotin et Böhme. Le mysticisme méditerranéen est visionnaire, lié aux rivières de lumière, à l'ivresse méridienne, à l'apparition de divinités marines et sylvestres. Les extases sont rarement solitaires, elles sont fondées sur des communautés ésotériques, souvent sur des exaltations et des effusions collectives, dans un cadre naturel intense. Et lorsque leur mémoire tente de se perpétuer dans des expressions littéraires, il n'en sort pas un balbutiement informe, encore prisonnier de la poussée intérieure, mais une transfiguration visionnaire. Le cas de Platon est typique. En revanche, le mysticisme nordique dédaigne l'apparence visible, naturelle, il s'en écarte honteux et la méprise, suivant sa matrice ascétique, et quand il tente la voie de la parole, il se laisse emprisonner dans la traduction symbolique et conceptuelle, il est lourdement et obscurément conditionné par une signification allusive. Le divin n'entre pas dans le visible, il ne transparaît pas. La musique est l'expression dans laquelle ce mysticisme se manifeste pleinement. Nietzsche dissimula son mysticisme brumeux et voulut devenir visionnaire. En rêve il alla au-delà de la Méditerranée, jusqu'au désert arabe et à la Perse.

 

Objection dialectique

Une vision du monde qui gravite autour du concept de «volonté», comme ce fut le cas chez Schopenhauer et chez Nietzsche, trahit immédiatement son origine étrangère à la dialectique (au sens grec du mot). Il s'agit d'un concept équivoque qu'une discussion radicale n'aurait pas de mal à balayer. La volonté est présentée comme une donnée élémentaire, alors qu'un dialecticien peut prouver facilement que son concept est hybride, composite, dérivé de catégories plus abstraites. Ces philosophes ont élaboré leurs pensées dans la solitude, sans vérifications ni objections vivantes. Le lien entre la volonté et le principium individuationis est d'une éclatante évidence.

 

Divination et nécessité

La divination du futur n'implique pas la maîtrise de la nécessité. Si je vois ce qui va arriver (mais qui existe depuis toujours dans l'immédiat), cela ne signifie rien quant au fait que cet événement futur se produise. Nécessité ne veut pas dire prévisibilité, mais indique un certain lien entre les éléments qui portent à quelque chose. Par contre, je vois ce que produiront le jeu et la violence, le contingent et le nécessaire. Savoir que dans un an ou dans mille ans il se passera quelque chose de très précis ne concerne pas le futur, mais le passé. La divination est possible parce que la vérité d'un événement est déjà dans le passé, ou mieux, elle exprime quelque chose de passé, et non parce que l'événement serait l'achèvement d'une chaîne nécessaire. Ce lien est brisé par le hasard et malgré cela l'événement surgira, qui exprimera ce passé précisément à travers l'alternance de hasard et nécessité.

Si je dis qu'un dé, après avoir roulé, affichera certains signes une fois arrêté, et que cela se produit, ce fait ne signifie pas que l'arrêt était nécessaire. J'ai tout simplement deviné le jeu. Et dans la divination elle-même, il y a un élément de jeu. Tout cela semble difficile à démêler à cause de la confusion chronique entre vérité et nécessité. En règle générale, lorsqu'on dit que quelque chose est vrai, on estime qu'il est inévitable de penser que c'est également nécessaire, et inversement. Dans la sphère de la divination, au contraire, ce que je prévois n'est qu'une vérité (c'est-à-dire l'être de quelque chose), en aucun cas une nécessité. Deviner signifie saisir un événement, donc une vérité et rien d'autre, avant le temps où il se manifestera. Le temps est apparence, alors que la vérité est une apparence qui dit ce qui n'est pas apparence.

 

Schopenhauer contre Schopenhauer

Dans sa critique de la compassion, Nietzsche retourne contre Schopenhauer une vision plus profonde qui lui vient de Schopenhauer lui-même. Cela dit sans se soucier des arguments particuliers que Schopenhauer et Nietzsche déploient pour ou contre la compassion, mais au nom des présupposés fondamentaux de leur pensée. La pitié n'est pas une pulsion naturelle, animale, mais un sentiment médiatisé et conditionné par la raison, c'est-à-dire un sentiment non naturel.

 

Socrate face aux juges

La vibration d'une vision du monde énigmatique est encore intense chez le jeune Platon. Socrate est revendiqué comme sage à travers ses dernières paroles: «Nous sommes débiteurs d'un coq à Asclépios: payez la dette, ne la négligez pas.» Ce qui nous intéresse ici, ce n'est pas l'interprétation de ces mots, mais le fait que Socrate achève sa vie par une énigme. Les derniers mots qu'il adresse aux juges d'Athènes déclarent également que l'action de l'homme est indéchiffrable, obscure pour tous sauf pour le dieu. Toujours dans l'Apologie nous trouvons un passage sur le même thème, où Socrate, dans son premier discours aux juges, interprète l'accusation de Mélétos comme la formulation d'une énigme: «Socrate commet une injustice non pas en croyant aux dieux, mais en croyant aux dieux.» Ce que Socrate redoute va se vérifier: cette énigme fatale, lancée par la jalousie et l'arrogance de Mélétos sur le chemin de Socrate et d'Athènes, atteindra son but, c'est-à-dire qu'elle «trompera» Socrate et Athènes. La condamnation signifie que Socrate n'est pas parvenu à convaincre les juges que Mélétos se contredisait: la tromperie, à travers son énigme, a réussi.

 

Là où la Bible est absente

Deux chapitres, parmi les plus initiatiques, de Ainsi parlait Zarathoustra font penser à l'énigme grecque comme source d'inspiration et pourraient être analysés, même en détail, en référence à cette sphère. Dans le texte intitulé «Parmi les filles du désert», ces jeunes filles sont nommées «énigmes enrubannées», «énigmes qui se laissent deviner»; le dithyrambe s'ouvre et se conclut par la formulation d'une énigme «le désert croît: malheur à celui qui recèle des déserts», et contient des expressions telles que «étreint par un Sphinx», «le désert engloutit et étrangle». Dans une première version de ce dithyrambe, Nietzsche disait: «ronge ici éternellement, mâchoire jamais lasse»: devant ces paroles, revient à l'esprit le fragment de Pindare déjà évoqué. Dans le chapitre «La vision et l'énigme», Zarathoustra s'adresse aux hommes «ivres d'énigmes», et raconte sa vision, qui était une énigme et une «prévision»: la sphère d'Apollon, sphère de la divination et de la dimension terrible d'une image obscure, du défi mortel lancé par le dieu à l'homme, est le fond non exprimé, le renvoi au passé qui donne une résonance encore plus grande au récit de Nietzsche, accentue la densité évocatrice de ces pages. L'énigme est précédée de l'intuition de l'éternel retour, contemplée devant le portique de l'instant, où se rejoignent les deux chemins d'éternité: le tableau visuel surgit ici à la suite d'une suggestion du proème de Parménide. Mais dans l'instant rêveur, lunaire, de la contemplation, se greffe, effroyable, la révélation tragique et visionnaire, l'angoisse mortelle de l'énigme, l'appréhension de la différence entre dieu et homme.


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