GIORGIO COLLI
APRÈS NIETZSCHE


Pitié pour un héros

 

Une arme ambiguë

La prédilection pour le paradoxal, dans le style de Nietzsche, témoigne d'un entrelacs d'instincts contradictoires. Le fond est d'un métal noble: l'intolérance pour toute opinion dominante, pour toute vérité acquise, évidente. Face à toute prétention de sagesse, à toute pédanterie, Nietzsche se dresse spontanément, effrontément, pour contredire. Mais l'outrecuidance de son intervention, la forme de son exposition, qui ne recule devant aucune hardiesse élocutoire afin d'amener jusqu'à ces extrêmes conséquences n'importe quelle affirmation suspecte, qui réplique brutalement par des renversements tapageurs de jugements et de termes, tout cela ressemble à la gesticulation du comédien, qui vise à susciter un trouble, une émotion violente. Nietzsche semble s'attaquer au lecteur lui-même pour son conformisme supposé, et en même temps exige d'être applaudi par ceux qu'il a démasqués. Parfois ce goût du paradoxal touche presque au vice, moderne et décadent, qui consiste à vouloir chercher l'originalité à tout prix.

 

Bas les masques!

Par-delà toute déclaration de principe, toute exaltation de la vie, de la joie païenne, de la cruauté, on décelle chez Nietzsche une fibre souterraine, enracinée, d'ascétisme spontané, qu'il cherche à dissimuler par tous les moyens. Chez lui, le dégoût de tout ce qui est corporellement humain, de la sexualité en général, de la pulsion aveugle de la vie, n'est pas le résultat d'une catharsis cognitive, mais une donnée physiologique primitive, une idiosyncrasie de répulsion pour la naturalité. On pourrait même penser que son intuition de la douleur métaphysique, l'expérience bouleversante de la «vérité», prend sa coloration de cette répugnance instinctive et invincible pour l'étourdissante immédiateté de la vie. Son lien viscéral avec Socrate concerne aussi ce point. Nietzsche est donc un ascète de naissance, quelqu'un qui détourne avec dégoût son regard de la vie. Et son Zarathoustra aussi est un ascète.

 

Un ami difficile

Dans ses rapports personnels, dans ses amitiés avec les hommes et les femmes, Nietzsche fut toujours en premier lieu un naïf, et en second lieu un dominateur maladroit. Ce fut le cas avec Rohde, avec Wagner, avec Lou von Salomé. Tout d'abord il misait sa vie entière sur cette amitié, il se vidait de lui-même face à l'autre, il offrait ses pensées et ses actes en holocauste. Mais tout de suite après, il prétendait que l'autre lui donnât tout en échange. Il est difficile que des rapports entre des êtres humains soient prospères sur de telles bases. D'ailleurs toutes les amitiés de Nietzsche furent des échecs; il en retira les souffrances les plus aiguës, au cours d'une existence déjà peu plaisante quant au reste. Son élan, le moment de l'effusion, étaient reçus avec plaisir par les amis, mais ce qui suivait, les caprices, les bouderies, les éclats de colère, les lettres féroces, laissaient d'abord tout le monde stupéfait, puis irrité, et pour finir, fuyant. Les blessures de Nietzsche ne venaient pas d'un manque de réciprocité, mais d'une déception brûlante, liée à la certitude que les autres ne ressentaient pas ce que lui prétendait et croyait qu'ils ressentaient. Il fut toujours conscient du vide autour de lui, après des saisons, longues ou brèves, d'exaltation; alors l'exaltation lui sembla futile et à la fin il s'enferma dans sa solitude. Ainsi Nietzsche donne-t-il l'impression d'avoir eu tort vis-à-vis de ses amis, comme cela se passe lorsque quelqu'un se livre, se donne sans retenue, et puis se fâche contre lui-même de l'avoir fait.

 

La discipline et la fantaisie

Ce qui manqua à Nietzsche, c'est une discipline philosophique institutionnelle, surtout en ce qui concerne la logique: on s'en rend compte devant l'incertitude et l'aspect digressif de ses argumentations, devant ses déductions trébuchantes ou boiteuses, devant leur inconstance. Lorsqu'il travaille dans un champ restreint et qu'il accepte les méthodes traditionnelles, comme il le fit dans sa jeunesse pour la philologie classique, il rassemble les données avec une grande diligence et une énorme capacité de travail, mais il n'arrive pas à unifier par la suite tout ce matériau d'après une intuition ou un concept porteur, c'est-à-dire qu'il manque de rigueur et de profondeur. Ses hypothèses philologiques sont suggestives, mais pas suffisament vérifiées: il manque de concentration, d'application tenace, d'une vue d'ensemble. Son imagination le trouble continûment.

 

Un torrent impétueux

Nietzsche ne sait pas se détacher de lui-même, pas même quand il doit ordonner plastiquement son propre développement et mesurer ses forces: l'organisation de sa vie est mauvaise. Il ne sait pas en construire lentement l'édifice. Dans sa jeunesse il déchaîne des instincts contraires et en est déchiré. Peu d'échos extérieurs lui parviennent, vu l'énorme gaspillage d'énergies. Les déceptions sont surestimées: un philosophe doit donner pour acquis que son destin personnel n'est pas à la hauteur de ses espérances. Après le Zarathoustra, Nietzsche avait peut-être encore la possibilité de se ressaisir, d'atténuer sa tension intérieure. Il ne reçut aucun secours, il n'eut aucun point d'appui extérieur; ainsi la force lui manqua pour se refréner, pour prendre souffle, pour apaiser son torrent impétueux dans un lac: ce qu'il avait déchaîné en lui-même l'entraîna, l'emporta. Il n'a pas su s'économiser et s'est consumé trop tôt. Pitié pour le héros.

 

Hypothèse métaphysique

Supposons qu'on accepte la thèse métaphysique de Nietzsche selon laquelle l'élément primordial est une impulsion délimitée, entravée par d'autres impulsions. Que s'ensuit-il si l'on considère, comme Nietzsche lui-même devrait l'admettre, que cet élément n'est pas une connaissance, puisqu'il est préindividuel, qu'il n'est ni un sujet ni un objet, ni un rapport entre les deux? Ce en quoi se transforme l'impulsion retenue, ce en quoi elle se manifeste, c'est le monde qui nous entoure: c'est cela la connaissance. Un torrent de montagne qui se précipite et se brise en écume sur un rocher: c'est la manifestation d'une impulsion entravée.

La connaissance est la compensation, qui s'instaure à partir de l'événement originaire, caché, de la vie pour le renoncement auquel tout centre en expansion doit consentir, en raison du fait que toute impulsion est limitée par d'autres impulsions distinctes, mais homogènes. Dans l'image, dans l'apparence, où est reflétée l'âpreté de cet étau, on saisit pendant un court instant l'apaisement.

 

Déviations par rapport à l'archétype

Nietzsche a proposé un modèle d'aristocratie du regard et de la pensée. À bien des égards, lui-même ne parvient pas à se maintenir à une telle hauteur. Tout d'abord à cause de ses vices modernes (alors que le modèle renvoie à quelque chose d'antique), tels le manque de modération, le pathos personnel, l'allégeance intermittente aux mythes de l'histoire, de l'action, de la science, mais surtout à cause de deux caractères révélateurs, qui démentent sa prétention aristocratique et dont il ne semble pas se rendre compte. Nietzsche se met à nu sans retenue ni vergogne devant un public indifférencié, il utilise l'instrument littéraire sans précaution et n'en perçoit pas la vulgarité. Il n'éprouve pas la nécessité d'être ambigu, de parler de façon indirecte, avec détachement. En second lieu, trop souvent chez lui prennent le dessus – même dans l'amitié – les instincts destructeurs, ou même nihilistes.

 

Agir en grand

Nietzsche a poursuivi une action macroscopique et a généralement placé l'action au sommet plutôt que la pensée. Un tel point de vue, bien qu'alléchant, est à refuser, parce que l'action est précisément cette sphère que le penseur laisse derrière lui. Et même si l'on admet que l'action est désirable pour un philosophe, pourquoi une action macroscopique? Si elle est macroscopique, elle est indirecte, alors que le philosophe ou, pour mieux dire, le sage, ne se soucie guère de l'effet médiatisé. De plus, la perspective selon laquelle l'action acquiert de la valeur lorsqu'elle s'étend à un grand nombre d'individus, est mesquine, banale. Pour un penseur, ce qui compte, éventuellement, c'est agir sur certains individus.

 

L'optique du mépris

Nietzsche a méprisé notre temps, tout ce qui est moderne. Il l'a fait sans ambiguïté, sans réserve, souvent avec rage, avec une âpreté apocalyptique. Puis sont venus ceux qui exaltent Nietzsche, et ce sont des enfants de notre temps. Il est naturel qu'on soit un enfant de son temps, mais alors il faut haïr celui qui hait notre temps, comme l'ont fait avec raison, à l'égard de Nietzsche, bien d'autres enfants de notre temps. À d'autres encore, à ceux qui éprouvent un malaise, qui sont angoissés, dégoûtés, écœurés de notre siècle, Nietzsche a offert au contraire quelque chose de précieux, la possibilité de projeter son optique du mépris sur tout ce qui est venu après lui, en particulier sur ce que, malgré sa fureur divinatrice, il n'était pas en mesure de prévoir.

 

Mondanité du philosophe

Nietzsche crache sur la politique, c'est l'antipolitique par excellence. Sa doctrine est celle du détachement total de l'homme à l'égard des intérêts sociaux et politiques. Mais Nietzsche s'emploie souvent à dissimuler cette nature qui est la sienne, et il parle alors de politique avec enthousiasme. Cela se produit pour une sorte d'attitude mondaine du philosophe, mélange de vanité et de sans-gêne, à cause de sa présomption d'y voir mieux que les autres, même dans les questions humaines, trop humaines, ou bien dans l'exaltation d'une folie menaçante.

 

Distinction de rangs

S'occuper de politique est pour Nietzsche l'activité désinvolte, rusée, frivole, celle dont il se sert pour se convaincre lui-même de ne pas être un homme à livres, d'être à l'intérieur des choses. Ce calcul se révéla faux en ce qui concerne sa personne, parce que le fait de savoir cerner de près les choses de la politique n'ajoute pas grand-chose à l'aspect concret de la vie. Il faut par contre faire une distinction quant aux résultats cognitifs. Dans sa jeunesse, il considérait les philosophes présocratiques comme des «médecins de la civilisation». Il rabaissait par là ces sages au rang d'hommes d'action, selon le modèle conventionnel de l'individu universel. Comme médecin de la civilisation, Nietzsche possède avant tout un excellent diagnostic, avec des allures prophétiques. Ce qu'il a prophétisé ne s'est avéré que trop tôt. Du point de vue religieux, le christianisme est aujourd'hui une épave; même la haine contre lui s'est affaiblie. L'âge des grandes violences est venu, il est peut-être déjà derrière nous; l'avènement de l'immoralisme est chose faite, c'est un acquis de la masse. Nietzsche a deviné le diagnostic, mais il s'est trompé de thérapie (il pensait en effet que l'avenir annoncé serait thérapeutique). Les maux de notre civilisation, tout ce que, sous des déguisements nombreux, la vision chrétienne du monde a laissé derrière elle, sont restés identiques, ou se sont même aggravés, bien que les mutations prophétisées par Nietzsche appartiennent désormais au passé.

Il arrive souvent qu'un bon prophète se persuade d'être lui-même la cause de l'avenir. Le niveau spéculatif de Nietzsche rend son pathos révolutionnaire ridicule. Son intelligence démolit tout mythe politique, toute croyance en la politique; Nietzsche ne s'aperçoit pas que ses objectifs polémiques ne sont que de simples fantoches changeants devant un regard comme le sien, qui est essentiellement antipolitique. Dans une réalité autre que celle du XIXe siècle, son tempérament excessif aurait trouvé d'autres cibles. Lorsque, chez Nietzsche, l'inactuel se laisse guider par l'actuel, les résultats de la pensée sont toujours de second rang.

 

L'autre Dionysos

Le symbole du miroir, attribué à Dionysos par la tradition orphique, donne à ce dieu une signification métaphysique que Nietzsche ne parvint pas à démêler. En se regardant dans un miroir, le dieu voit le monde comme sa propre image. Le monde est donc une vision, sa nature n'est que connaissance. Le rapport entre Dionysos et le monde est le même que celui entre la vie divine, indicible, et son reflet. Ce dernier ne nous donne pas la reproduction d'un visage, mais l'infinie multiplicité des créatures et des corps célestes, l'écoulement démesuré de figures et de couleurs: tout cela est rabaissé au rang de semblant, d'image dans un miroir. Le dieu ne crée pas le monde: le monde est le dieu lui- même en tant qu'apparence. Ce que nous croyons être la vie, le monde qui nous entoure, est la forme en laquelle Dionysos se contemple, s'exprime face à lui-même. Le symbole orphique ridiculise l'antithèse occidentale entre immanence et transcendance, au sujet de laquelle les philosophes ont fait couler beaucoup d'encre. Il n'y a pas deux choses, dont il faudrait se demander si elles sont séparées ou bien unies, mais une seule: le dieu, dont nous sommes l'hallucination. Nietzsche est proche de cette conception de Dionysos dans La Naissance de la tragédie, bien qu'avec une coloration schopenhauerienne excessive; par la suite sa croyance obstinée à l'immanence a fait obstacle à sa pénétration.

 

Citations interdites

L'interprète de Nietzsche qui utilise ses citations à sa guise est un faussaire, parce qu'il lui fera dire tout ce qu'il voudra, arrangeant comme il l'entend des mots et des phrases authentiques. La mine de ce penseur contient tous les métaux: Nietzsche a tout dit et le contraire de tout. En règle générale, il est malhonnête de parler de Nietzsche en se servant de ses citations; en effet, on donne ainsi une valeur à ses propres paroles par la suggestion que suscite l'évocation des siennes.

 

Qui mérite la justice

Être juste envers Nietzsche c'est le mesurer à l'aune de ce qu'il a lui-même appelé solennellement la «justice». Il faut employer envers lui la même sévérité implacable avec laquelle il a regardé son passé et son présent. Il faut débusquer ses faiblesses avec méchanceté, sans indulgence, parce que lui-même a procédé ainsi avec les autres. Ce qu'il n'a pas réussi à voir, il ne faut pas le lui pardonner. C'est cela avoir appris de lui. Nombreux sont ceux qui affichent une attitude opposée à l'égard de Nietzsche, qui se montrent indulgents, compréhensifs, prêts à le justifier au nom de problèmes aujourd'hui à la mode, désireux de se l'approprier à des fins les plus variées. Mais la perspective sévère affirme au contraire que Nietzsche est trop moderne. Être juste envers lui ne signifie pas non plus aboyer contre lui comme des roquets haineux et imbéciles.

 

Fermer les portes

En se mettant à nu lui-même, Nietzsche s'expose aux interprétations les plus vulgaires. Il est facile de se permettre des familiarités avec quelqu'un qui laisse ouverte la porte de la maison. Surtout si on le découvre à l'intérieur sans défense, malade, confiant, naïf, ayant besoin d'aide.

 

Une allusion révélatrice

Dans un fragment écrit en 1883, Nietzsche déclare avoir découvert le secret de la grécité. Les Grecs croyaient en l'éternel retour, parce que la foi dans les mystères avait cette exacte signification. La remarque est importante, tout d'abord comme témoignage de la fulgurante capacité de pénétration historique de Nietzsche (même s'il a estimé opportun de ne pas divulguer cette intuition): le sommet de la grécité est atteint dans l'extase, dans la connaissance mystique d'Éleusis. Et on peut être sûr qu'en établissant cette relation, il ne songeait pas aux rites agraires et au rythme cyclique de la végétation. Mais la révélation personnelle est plus essentielle encore, quelque chose de semblable à la confession de la Septième lettre de Platon: la doctrine suprême de Nietzsche est une fulguration mystique, une vision qui délivre de toute peine et de tout désir, et même de l'individuation. Après une telle expérience, toutes les idées, les discussions, les doctrines de Nietzsche ne seront rien d'autre qu'une comédie du sérieux.

 

La double nature de l'homme de lettres

Goethe est un hermès bifrons. Il n'a atteint le modèle de la totalité ni dans sa vie ni dans son œuvre. Grand esprit, il a su sauver son âme avec générosité, eu égard à lui-même. En revanche, pour ce qui est de son rapport au monde, il a connu et exploité l'art d'obtenir un large succès, il a chatouillé les vices des Allemands, le sentimentalisme, l'obscurité, l'hypocrisie morale. Il a compris le caractère faux et dangereux de la philosophie allemande, mais il n'a pas osé s'opposer à Hegel, parce qu'il reconnaissait en lui le cheval gagnant. Et même s'il n'avait pas le goût de ces complications, il est allé jusqu'à soutenir et favoriser Hegel –, il lui a accordé la sanction de sa reconnaissance. On ne peut pardonner à Goethe un telle connivence. Le destin lui accorda le privilège de lire, dès sa parution, l'œuvre capitale du jeune Schopenhauer, qui lui était dévoué, mais une certaine nonchalance – bien qu'il eût compris que le chemin de la sagesse conduit vers l'orient – l'empêcha de se présenter devant les hommes futurs comme le protecteur de Schopenhauer. Et même son classicisme faux, hellénistique, il n'hésita pas à le reléguer au second plan au profit d'une réélaboration chaotique, morbide, décadente, trop allemande, du mythe chrétien.

 

Maintenant nous avons l'avantage

Nietzsche est l'individu qui, à lui seul, a élevé le niveau général de nos pensées sur la vie, et il y est parvenu par un puissant détachement à l'égard des hommes et des choses qui l'entouraient, si bien que nous sommes contraints de partir du niveau qu'il a imposé. Sa voix couvre toute autre voix du présent; la clarté de sa pensée fait paraître floue toute autre pensée. Pour celui qui s'est libéré de ses chaînes et ne reconnaît, dans l'arène de la connaissance et de la vie, aucun tyran, il n'y a que lui qui compte.

 

Le modèle de l'intégrité

L'homme moderne est brisé, fragmentaire. Une vie intègre lui est interdite, quels que soient le pays dans lequel il vit, l'éducation qu'il a reçue, la classe sociale à laquelle il appartient. Il éprouve comme une fatalité cette fracture, irrémédiable depuis le commencement, si toutefois il est capable de l'éprouver. L'individu et la collectivité se sont éloignés l'un de l'autre au fil de siècles, ils ont pris des chemins qui divergent et pour cette raison continuent de s'éloigner. Ce que la collectivité attend de l'individu et présuppose en lui est toujours différent de ce que celui-ci découvre en lui-même comme authentique, originaire. Et celui qui vaut plus qu'une fourmi, qui veut laisser après lui une trace durable parmi les apparences, sa traînée, de comète ou d'escargot, est brisé par le monde humain; non par son hostilité, mais simplement par son étrangeté, par ses règles, par ses comportements et ses habitudes. Dans la collectivité, l'expression de l'individu ne résonne plus, n'a plus aucun éclat, l'harmonie du monde antique est perdue.

Au cours des deux derniers siècles l'apparition d'une grande personnalité va de pair avec une existence tragique, lorsqu'un tempérament enclin au compromis ou lâche n'intervient pas pour préserver l'individu. La liste serait longue. Nietzsche est un exemple éclatant, emblématique de ce destin. Exceptionnelle est également sa pudeur, cette lutte téméraire, désespérée, de quelqu'un qui se sent destiné à succomber et pourtant cherche à dissimuler son sort. Nietzsche veut une vie intègre, il veut se montrer intègre avant tout. En cela il est «antique»: il juge dégradant de dévoiler, d'exhiber la vie brisée telle qu'elle est et ne permet à personne de penser que l'existence de celui qui parle au monde, comme il le fait, puisse cacher un échec. Lorsque, malgré tout, le déchirement se manifeste avec violence, Nietzsche sait présenter le débordement, la rupture des digues comme un mensonge poétique. Mais ce masque de la plénitude, cette comédie de l'intégrité, sont insoutenables, ils favorisent l'accomplissement de cela même qu'ils veulent occulter, la dissolution de la personne.

Importe-t-il d'ailleurs que l'intégrité qu'il proclamait ne se soit pas réalisée dans l'homme Nietzsche? Il est certain que la curiosité cancanière de nos contemporains, qui s'est jetée avec avidité sur la désagrégation de l'homme, n'est parvenue à rabaisser en rien l'expression d'un tel individu, ce qu'il mit hors de lui-même, au-dessus de lui-même. Parce que dans un monde qui broie l'individu, Nietzsche a été capable de nous montrer l'individu que le monde n'a pu plier. Il y est parvenu à une époque qui s'est plue – et cette complaisance est aujourd'hui encore plus forte – à montrer la vie brisée, l'individu qui a échoué. Si la personne de Nietzsche a été brisée, cela ne démontre rien contre lui. En revanche, il nous a légué une image différente de l'homme et c'est avec cette image qu'il nous faut nous mesurer.


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