GIORGIO COLLI
APRÈS NIETZSCHE


Le présent n'existe pas

 

Au sujet de l'extase

La philosophie et l'art sont des techniques de l'extase; cette dernière est une connaissance non conditionnée par l'individuation. Le terme «extase» apparaît en Grèce au IVe siècle av. J.-C. et signifie «anomalie» physiologique, en tant qu'éloignement, détachement par rapport aux règles naturelles. Une distorsion des membres, dans le langage hippocratique, ou encore une aliénation de l'esprit, un dérangement du cerveau. Dans sa forme verbale, les deux significations de folie et de détachement sont présentes bien avant, à partir de Pindare. Une fusion originaire de ces significations dans le langage mystérique est une hypothèse probable, si l'on considère l'emploi de cette forme verbale par Platon dans un passage du Phèdre, truffé d'expressions ésotériques. Plus tard, dans la littérature néo-platonicienne, l'emploi du terme «extase» est encore ambigu: ce terme indique alors un mouvement vers l'intérieur, ou même une fragmentation. Ce n'est que très exceptionnellement qu'il désigne, chez Plotin, le sommet de la connaissance mystique et, là encore, non pas comme état, quiétude, mais comme sortie de soi, abandon de soi, à côté de l'expression «désir de contact». Ce à quoi Plotin fait allusion est «au-delà de l'être», et puisque sans être il n'y a pas d'objet, cette allusion concerne l'accomplissement d'un élan. Le vase de zinc, de la vision duquel surgit l'extase de Jacob Böhme, suggère une déviation analogue et décisive vers l'extérieur, un abandon totalement réussi – soudainement, par une fragmentation miraculeuse – de son individualité. On peut dire la même chose de cette pensée de Nietzsche qui vint à sa rencontre au bord du lac de Silvaplana, alors qu'il sortait de la forêt, lorsqu'un énorme rocher en forme de pyramide apparut devant lui. Quelque chose hors de nous nous délivre de nous-mêmes. Et comme notre individuation n'est autre qu'une entrelacs de connaissances et que ce qui déborde, par delà l'individuation, c'est encore de la connaissance, mais d'une autre nature, voici que, le voile de la personne étant déchiré, surgit l'occasion de l'extase, la connaissance qui est à la source, l'instant, le premier souvenir de ce qui, désormais, n'est pas connaissance.

 

Le frémissement trompe

Notre vie n'est qu'un commentaire de ce qui a été vécu, et cette vie déjà commentait ce qui avait été vécu encore auparavant. Le présent lui-même est un souvenir; dans l'instant on contemple une vie, on n'est pas une vie. Nous nous voyons parler, souffrir, agir, mais la fracture demeure jusque dans le présent. Notre corps, un autre corps, nous semble immédiat dans le présent, nous le contemplons dans le frémissement de la vie, mais nous ne faisons pas une seule et même chose avec ce frémissement. Et pourtant l'unité du corps d'un homme nous paraît une donnée immédiate, alors qu'elle est la persistance et l'agrégation de souvenirs indivisibles, rassemblés désormais dans l'abstraction agglutinée d'une figure, et vivant dans le présent en une immédiateté illusoire. Que le présent signifie la vie et le passé la mort, voilà une fausse évidence, alléchante et trompeuse. Ce qui existe de vivant dans le présent n'est que l'affleurement d'une vie passée. Le cadre qui enferme le présent et ne peut s'en disjoindre, si nous regardons hors de nous depuis l'instant intérieur, c'est-à-dire les choses, les formes, les couleurs, les mots, les idées du présent, sont un commentaire plus indirect encore, ils sont le souvenir, par le truchement d'abstractions consolidées et momifiées, d'une vie de cendre, obscurcie. Le flux irréversible de la conscience pousse, de manière absurde, à exalter ce contour, à éteindre même toute immédiateté apparente, à barrer la voie vers le passé. On s'acheminerait vers un triomphe de la mort, si la nostalgie du passé n'était pas une donnée métaphysique, qui ne peut disparaître. Le point de vue de la connaissance est le suivant: refuser le présent comme réalité, comprendre les pensées et les sentiments, les objets et les figures du présent comme des déguisements à démasquer. On puise la vie profonde au puits du passé; le plus vivant est ce qui est le plus éloigné dans le temps.

 

Un titre convoité

La raison est une tendance plastique qui vise à clouer la réalité, à l'arrêter, à construire quelque chose de solide et d'immuable, à modeler, à donner figure à ce qui relève du magma. C'est pourquoi ceux qui ont une prédilection pour les concepts et les contenus dynamiques, les philosophes des Lumières, les historicistes, les hégéliens, c'est-à-dire les plus influents, sont les plus irrationalistes. Nietzsche est un rationaliste, du moins dans ses intentions: il recherche le permanent dans ce qui change, subordonne le changeant au permanent – «éternel retour des mêmes choses» –, il essaie d'établir les grandes hiérarchies qui découlent de la «nature» humaine.

 

Double refus

Le mépris, le regard de supériorité et de condamnation avec lequel Schopenhauer considère l'État et la politique, est un jugement culminant, décisif. Comme son dégoût pour l'histoire. C'est un appel vers un destin plus élevé, une voix isolée au cours des derniers siècles. Cet appel fut bouleversant pour Nietzsche. Alors que, par contre, un autre refus, celui de la vie en général, la malédiction de l'«apparence», a parfois quelque chose de mesquin chez Schopenhauer. Son pessimisme apparaît alors ambigu, conditionné par une idiosyncrasie physiologique. Un sentiment de malaise naît en nous, celui-là même qui suscita la réaction de Nietzsche. On perçoit chez Schopenhauer un manque d'élan, de générosité: il y a dans sa nature d'acier une faille essentielle.

 

Fausses idoles

Il y a du poison, de l'impuissance, de la vengeance dans le cynisme. Il apparaît en Grèce lorsque la décadence, la dissolution deviennent évidentes et criardes; il trouve son origine dans le côté ténébreux de Socrate. Depuis lors, le cynisme revient cycliquement, à l'occasion de crises profondes et avec des manifestations semblables: son instrument est un rationalisme médiocre, plébéien, sa forme une effronterie exhibitionniste, ses thèmes la dérision du passé et de ses mythes et la rupture des traditions. Quoi qu'il en soit, il ne faut pas confondre le cynisme avec un dépassement de la morale par la connaissance. Le cynisme est une attitude pratique, il ne critique pas les convictions et les traditions en général, mais celles d'une certaine classe sociale ou d'une certaine époque. L'homme de culture veut prendre sa revanche sur l'homme de puissance: Diogène face à Alexandre. Mais l'homme de pensée qui se sent supérieur à l'homme de puissance n'a pas besoin d'en faire état: son existence le prouve. Le cynisme donne aux frustrés l'illusion d'une supériorité, l'effronterie «canine» doit toucher son public. Tel est le mobile caché de Rousseau lorsqu'il lave son linge sale en public, lorsqu'il livre ses «confessions». Mais ces ironiques, ces pourfendeurs du ridicule dans les mœurs, les conventions ou les morales de telle ou telle classe sociale, ne sont pas des hommes qui dépassent ou qui violent la morale; ils restent délicats, tendres, dans la région la plus secrète de leur âme, ils sont sentimentaux, assoiffés de justice. Si l'on choisit la dérision, il faut aussi l'appliquer à soi-même. Quand on observe non seulement son époque, mais aussi toutes les époques, la dérision est oubliée, ne reste que la pudeur. L'élément fanatique de tout cynisme, sa complaisance impuissante dans la destruction, son acharnement à accélérer la chute de ce qui déjà tombe, à scandaliser, sont des caractères suspects. Nietzsche était d'une nature différente. Aussi est-il surprenant de l'entendre dire, dans Ecce homo, qu'il a atteint dans ses livres, par endroits, le degré le plus haut qu'on puisse atteindre sur terre, le cynisme. Était-il lui aussi assoiffé de puissance?

 

Subvertir c'est réitérer

Tout cynique aimerait être un révolutionnaire, un subversif, même s'il se déguise en homme de la connaissance. Mais celui qui éprouve un élan puissant vers la connaissance ne saurait voir le passé comme quelque chose d'étranger: nous ne sommes pas quelque chose de nouveau par rapport à notre passé, mais seulement son prolongement. Certes il existe un passé dont l'impulsion expressive est épuisée, mais ce que nous sommes, ce que nous faisons, n'est que la répercussion d'un autre passé. Souvent le même mécanisme qui a produit la représentation que conteste le cynique, produit aujourd'hui la dérision de ce dernier vis-à-vis d'elle. Le parti pris effronté de refuser, dans ses pensées et ses comportements, tout passé, est une façon spectaculaire de prendre des poses, une répugnante gesticulation de rupture, qui ne change pas d'un pouce la nature métaphysique sédimentée d'un tel individu.

 

Dans la sphère de la pudeur

L'opposé du cynisme, c'est la vénération. Ici, l'œil de Nietzsche a été aigu, son instinct sûr. La capacité de vénération est un caractère discriminant, qui trace des limites dans la nature humaine. Face à toute grandeur, un sentiment de gratitude se réveille chez certains individus, on est prêt à recevoir et on est reconnaissant pour cela. Celui qui ne possède pas cette nature, refuse d'instinct ce qui est grand, l'écarte de soi, en épie les points faibles. Le passé, un certain passé, est l'objet de la vénération: elle se retourne vers l'arrière. On accepte la structure du monde, son origine, on l'affirme, on est heureux de cela. Il s'agit certes d'une expérience intime, dont il convient de ne pas trop parler. Cependant, le penseur laisse dans ses œuvres des traces de ce caractère, comme c'est le cas par exemple pour Nietzsche. Face à bien des hommes du passé, son attitude est celle d'une adoration constante: que l'on songe aux Grecs, qui comptaient pour lui, et, parmi les modernes, surtout à Goethe. Quant à Schopenhauer, il a sacrifié la vénération sur l'autel de la littérature. Le discours sur la vénération est ésotérique et Nietzsche n'a pas tort d'affirmer que les natures nobles, lesquelles ne savent vivre sans vénération, sont rares.

 

Doctrine de l'instant

La magie du regard dans l'expérience amoureuse, sa bouleversante instantanéité – abîme qui s'ouvre et se referme – est un phénomène purement cognitif, se produisant toutefois au seuil de ce qui n'est plus représentation. La secousse libératoire, exaltante du regard, a été célébrée par Platon, par Goethe, par Wagner, dans des contextes qui dépassent la sphère strictement érotique. La révélation de l'instant secoue le cœur de l'homme; mais ce n'est que le dernier moment, l'émergence au sein de l'individuation et dans la structure corporelle de l'homme, d'une connaissance anomale. L'instant comme intuition précède la secousse; dans le flux du temps se lève soudain un instant, qui «n'est en aucun temps» comme le dit improprement Platon, mais qui, à la rigueur, donne commencement au temps, est déjà dans le temps, tout en faisant allusion à quelque chose qui, n'étant pas dans le temps, le répercute et l'exprime. Dans l'éclat du regard ces trois moments se confondent et seule l'analyse illusoire de la pensée est à même de les distinguer.

Par-delà l'expérience érotique, Héraclite nous en donne l'énonciation générale – «la foudre gouverne toute chose». La doctrine de l'instantanéité est par conséquent une indication optimiste: l'instant appartient au tissu de la représentation, il fait allusion au point où celui-ci est déchiré, à ce qui donne un sens à tous «les tourments qui précèdent», selon l'expression de Platon, à ce qui «rachète l'année entière», comme le dit Goethe. C'est dans notre vie que nous pouvons jouir de ce qui précède notre vie, de ce qui est au-delà de notre vie, que nous pouvons le saisir. Là où l'instant est célébré, est présente, de Parménide à Nietzsche, la connaissance mystérique. L'instant témoigne de ce qui n'appartient pas à la représentation, à l'apparence.

 

Évasion de l'universel

Par le mot glaçant de «psychologie», Nietzsche désigne – sacrifiant à la prédilection moderne pour l'abstractum – son talent authentiquement historique, dans le style des anciens; c'est ainsi qu'il parvient à découvrir la racine individuelle et intérieure de ce qu'on appelle les grands phénomènes de l'histoire. Ses intuitions sur l'origine perverse et décadente des vertus chrétiennes, sur le travestissement du christianisme dans les idées démocratiques modernes, et ainsi de suite, ont cette puissance d'évocation, de retour vers le concret. Sa capacité de susciter, à partir de concepts fluctuants, indéterminés, fictifs, tels que le «christianisme», la «culture moderne», etc., par le truchement de médiations non précisées, justement le sentiment et le jugement de l'homme singulier, l'expérience primitive qui est à la base de ces abstractions, apparaît presque magique. Ainsi, il sait «comprendre» l'histoire. Il remonte parfois même plus loin, à la recherche de ce qui est derrière l'individu, selon une perspective qui réduit la personne à une simple illusion. Ici, la sphère de l'histoire est oubliée, mais dans ce cas les possibilités de communiquer l'intuition sont évanescentes et l'écrivain demeure insatisfait; ces réflexions passent rarement de ses cahiers dans les ouvrages publiés.

 

Le monde comme arabesque

Lorsque se manifeste en nous la grande suspension et que nous sommes assaillis par l'émotion qui paralyse, sans cause apparente, alors le rideau tombe entre nous et les choses, la corporéité demeure inaperçue, les objets se font légers et les contours perdent leur netteté. Les arabesques deviennent des symboles car, selon le mot du poète: «Tout proche et difficile à saisir est le dieu.»

 

Contre la nécessité

Balayer de notre ciel les nuages de la nécessité: c'est un espoir qui demeure. La foi en la réalité du temps, en la suprématie de la raison a ravagé notre vie, mais temps et raison ont une matrice commune: la nécessité. La grande pensée indienne a ignoré pendant des millénaires la catégorie de la nécessité. Et lorsqu'Héraclite dit «le soleil est nouveau chaque jour», il ne veut pas du tout enseigner le devenir, mais s'opposer à la tyrannie de la nécessité. La nécessité ne peut dominer sans partage; son triomphe, si toutefois il était possible, éteindrait la vie elle-même. Ce spectre nous guide, sans que nous nous en apercevions et il affaiblit les hommes capables de passion; c'est un vautour qui creuse en nous, une sangsue qui suce notre sang. Même Nietzsche ne s'en est pas aperçu et chante les louanges de la nécessité, lui qui a inauguré le grand renversement, qui a fourni les instruments pour démasquer les plans de cette déesse perverse.
 

France et Allemagne

Si les enthousiasmes de Nietzsche dans le domaine de la littérature pour tout ce qui est français nous font souvent sourire, puisque, quand ils ne témoignent pas d'une surprenante capacité de divination, comme dans le cas de Stendhal, ils trahissent tout simplement un parti pris et concernent assez souvent de véritables médiocrités, en revanche ses attaques contre tout «ce qui est allemand», prononcées parfois sur le ton de l'invective, nous donnent presque des frissons. Ce n'est plus seulement le moraliste ou l'esthète cherchant à mettre à nu les défauts du caractère ou du goût. On découvre chez Nietzsche une véritable furie d'anéantissement, qui vise à frapper aveuglément, à démolir, à faire du mal. Il veut ruiner le mythe des Allemands dans la culture, détruire un préjugé. Et il y est parvenu. Après lui, dans ce domaine, tout ce qui est allemand est devenu suspect pour ceux qui ont du flair.

Mais, après tout, qu'importent désormais la France ou l'Allemagne? Pour une fois, l'œil du présent coïncide avec l'œil métaphysique.

 

Paradoxes apparents

Que les événements retentissants de l'histoire du monde soient régis par les pensées les plus cachées et les plus solitaires, voilà une doctrine de Nietzsche pleine de charme devant laquelle nous sourions incrédules. La tentation triviale serait de déduire cette thèse paradoxale de l'émulation et de l'envie que manifeste l'homme de pensée face au monde de l'action. Cependant, il arrive souvent que les paradoxes de Nietzsche soient une formulation élégante de vérités plus obscures ou bien une variante inouïe de quelque chose de banal. Dans ce cas, la vérité la plus obscure, qui est aussi la plus banale, consiste à observer que le monde entier autour de nous, y compris les grands événements de l'histoire, est fait de pensées, n'est rien d'autre qu'un tissu de représentations. La thèse de Nietzsche se limite à proposer un certain lien représentatif, comme tendance générale; qui pourrait la réfuter?

 

Génie gaspillé

L'aspect actuel de Nietzsche – «actuel» au sens large, eu égard à son siècle et au nôtre – est sans aucun doute le moins important, quelle que soit ou ait été l'opinion des doctes ou des profanes. Cela s'accorde avec son propre jugement, qui donnait la prééminence à l'inactuel. Aujourd'hui, après moins d'un siècle, le gaspillage des forces qu'il a consacrées aux problèmes du christianisme et de la morale, paraît excessif, car le christianisme et la morale sont aujourd'hui «non plus actuels», plutôt qu'inactuels (mais celui qui s'est libéré de toutes sortes de dogmes, anciens ou modernes, sait être reconnaissant pour ce gaspillage). On perçoit plus clairement, presque avec un malaise, une disharmonie lorsqu'on considère ses méthodes psychologiques et ses variations positivistes sur les thèmes de plusieurs sciences. Souvent, l'attention qu'il accorde à de nombreux personnages des lettres et de la politique du XIXe siècle semble futile. Il faut lui reprocher tout cela, car son attitude, sa prétention, son engagement – même dans l'«actualité» – sont ceux du philosophe, non ceux de l'historien.

 

Fausse victoire sur la morale

Maintenant que tous les tabous sont dépassés, ridiculisés, il ne reste plus qu'à éliminer l'hypocrisie. Mais l'hypocrisie est le dernier rempart derrière lequel la puissance de la morale, traquée de toute part, a trouvé refuge.

 

Aristophane et Freud

La distance qualitative entre les Grecs et nous, par laquelle ils nous dominent, presque par un écart d'objectivation biologique, est illustrée de manière archétype et immédiate, sans le secours d'applications discursives, par une comparaison entre le mythe d'Aristophane dans le Banquet de Platon et la doctrine freudienne de la sexualité. La nature archaïque des hommes primitifs était, d'après Aristophane, forte et outrecuidante: mais leur unité a été brisée, leur corps rond partagé en deux moitiés par Zeus qui défendait sa puissance. L'éros est la nostalgie qu'éprouve l'homme pourfendu de cette plénitude perdue, c'est le désir – impossible à satisfaire puisque l'unité ne pourra jamais plus se reconstituer – du fond métaphysique qui est derrière notre vie, dont celle-ci jaillit. Si l'individu brisé rencontre sa moitié, il l'enlace et, sans souci d'autre chose, il périt. Et voici la seconde intervention de Zeus, celle de la pitié: le dieu déplace les organes génitaux des hommes fragmentaires, de sorte que ceux-ci, en s'unissant, puissent procréer. Donc l'éros est directement un instinct de mort, si l'on considère l'individu dont dérive l'homme d'aujourd'hui, et pour un individu comme l'homme moderne, une soif inassouvie, un manque impossible à combler, un désir d'anéantissement. En effet, l'éros exprime l'inadéquation, l'impuissance de l'homme brisé, l'impulsion à éteindre l'individuation. Instinct de mort si, toutefois, ce que nous possédons aujourd'hui c'est la vie, mais instinct plutôt de vie, si ce que nous sommes est déclin, fragmentation, insuffisance, mort en somme, selon l'enseignement dionysiaque et éleusinien. La sexualité est un événement tardif, contingent, dérivé; elle est l'expédient de la pitié d'un dieu cruel, un remède accidentel pour un malheur irrémédiable. L'éros n'a rien à voir avec la sexualité, il la précède, il la domine; sa poussée radicale de reconstitution métaphysique peut tout au plus être freinée, mitigée par la sexualité. La dégradation, la perte de la vie divine, en revanche, sont accentuées et rendues définitives par la sexualité, par l'artifice innaturel que la ruse d'un dieu fait subir à l'homme. La sexualité est même antithétique à l'éros, parce qu'elle tend à perpétuer cette individuation que l'éros viserait à annihiler. Mais l'éros veut nous guérir, faire revivre la nature, la plénitude archaïque. Contre cette vision, Freud, le «moderne», affirme que la sexualité est le principe du monde humain, qu'il est l'instinct de vie. Sur ce point Wagner avait vu plus juste.

 

La vie est dans le passé

Le sage est celui qui jette une lumière dans l'obscurité du passé. Indéchiffrable, fuyante est la nature de ce qui a déjà été. Si nous regardons le passé, si nous cherchons à le retrouver, il nous semble alors que nous perdons notre vie; si nous regardons la vie, nous découvrons le passé. Ce qui s'est produit il y a un instant, ou un millénaire, est perdu dans la même mesure. Dans le cri du bonheur, dans le hurlement du désespoir, en cet instant qui est déjà une résonance, voilà que la vie immédiate s'est désormais évanouie, enfuie pour toujours. Mais nous nous accrochons à ce passé, nous ne voulons pas le perdre: toute notre existence consciente n'est que l'écho, la propagation de cette vie. Les vagues s'affaiblissent peu à peu, elles se font cris, instants, tourments, souvenirs, fantaisies, pensées. Dans le flux déclinant de ces répercussions, de nouvelles secousses se produisent, de sorte que les rides de surface s'entrelacent et se confondent. Si nous remontons encore plus loin en arrière, pour découvrir la vie jaillissante où a jailli la vague qui toujours nous roule, nous faisons naufrage dans l'obscurité de l'irreprésentable; avoir abandonné le soubresaut évanescent de ce qui vit maintenant ne nous est d'aucun secours. Si, au contraire, nous tournons le dos au passé, pour décomposer ce qui est devant nous afin de saisir la vie au moment où elle coule en nous, alors chaque visage, forme, masse corporelle, couleur, chaque figure de la vie qui nous entoure paraît se décomposer de toutes parts en fragments du passé. Le caractère concret du monde présent est une abstraction masquée, longuement élaborée avant nous et par nous; tout frémissement est un mensonge, toute image est un mirage.


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