GIORGIO COLLI
APRÈS NIETZSCHE


Mort de la philosophie

 

L'insécurité finale

Aujourd'hui les portes sont grandes ouvertes pour les aspirants hommes de lettres, dispensateurs de mots imprimés; tout le monde est prêt à jouer les spectateurs en échange d'un petit rôle, d'un petit applaudissement. Mais c'est aujourd'hui précisément, derrière le grand spectacle, que se répand la grande peur. L'insouciante bonhomie, l'absence totale de crainte avec laquelle les puissants regardent les hommes de la culture, sont déjà inquiétantes: c'est pourquoi ils accordent à leurs exhibitions, avec un évident mépris, la liberté la plus effrénée, même lorsqu'elles feignent d'être dangereuses et incontrôlables. C'est le renversement de la position obscurantiste: plus la fabrication des mots se propage et se déchaîne, moins il y a de raisons de la craindre. Mais la foule toujours plus nombreuse de ceux qui volettent autour du miel de la culture est au contraire effrayée, pressentant obscurément que ses ruses seront dévoilées, ses carapaces brisées, et qu'au bout du compte un représentant de l'autorité aura le dernier mot: nous n'avons que faire désormais de ces hommes de l'intellect, si ce n'est comme esclaves utiles, brutalisés, terrorisés; mieux vaut pour la société qu'ils soient détruits. Ceci a déjà été dit, mais non par quelqu'un qui avait le pouvoir de mettre la menace à exécution.

Toute expression de l'intellect est aujourd'hui faible, et elle le sait. On est incapable de ne pas réagir violemment lorsque notre position est même légèrement attaquée. En revanche, on est très indulgent envers les idées et les œuvres d'autrui, afin d'être épargné le moment venu. Il s'agit d'un esprit de corporation visant à créer l'illusion de la puissance, précisément parce qu'il n'y a pas de puissance, et à présenter comme hautement désirable l'appartenance à cette communauté, alors que la vérité est que chacun se sent abandonné dans un désert de désolation et éprouve sa stérilité et son impuissance, brode des interprétations tatillonnes aux dépens des joies du monde, et surtout vit dans la terreur d'être balayé d'un instant à l'autre.

 

Jalousie envers le passé

On lit dans Montaigne: «Nos jugements sont encores malades, et suyvent la depravation de nos meurs. Je voy la pluspart des esprits de mon temps faire les ingénieux à obscurcir la gloire des belles et genereuses actions anciennes, leur donnant quelque interpretation vile et leur controuvant des occasions et des causes vaines.» Cela à la fin du XVIe, un siècle de vigueur virile, bien qu'exposé à un danger d'apoplexie. On peut suggérer une inversion du début: nos mœurs s'adaptent à la dépravation de nos jugements.

 

Le temple des paroles mortes

Nietzsche est allé loin dans son travail de fossoyeur de la philosophie. Il manquait peu de choses pour que son œuvre fût achevée. Non seulement il vit que toute philosophie était un mensonge, mais ce regard, il l'eut aussi pour sa propre philosophie. Et alors que pour l'art, qui est également mensonge, il n'est pas dommageable de savoir que sa nature est fallacieuse, une telle connaissance est désastreuse pour la philosophie. Ce que Nietzsche n'a pas réussi à dégager, c'est la cause de cette essence mensongère. La divulgation d'une expérience non médiatisée, restreinte, réservée: voilà la cause. Cette expérience, qui occupait la place de la philosophie, sa matrice avant que n'interviennent la rhétorique et la littérature, n'était point mensongère. Mais la philosophie est écriture, et toute écriture est falsification. Nietzsche a libéré le regard dans cette direction, même si les prémisses qu'il a lui-même établies sapent tous ses mots imprimés. Et il périt dans cet incendie du Walhalla philosophique qu'il allume, précisément parce qu'il a incarné, sans le savoir, cette nature mensongère dans sa pureté, lui qui avait, en tant que homo scribens, circonscrit, sacrifié, décharné sa vie. Cette catastrophe est libératrice et, après Nietzsche, aucun philosophe n'est désormais plus digne de foi, ni ne le sera. La philosophie est démasquée irrémédiablement, et contre les faussaires qui se risqueraient à poursuivre leur œuvre, se dresse l'arme la plus terrible, l'indifférence. Toutefois, la mort de la philosophie, précisément en ce qu'on en dévoile la nature mensongère et la cause de celle-ci, ouvre le chemin à la sagesse. Il ne s'agit pas de changer le monde de l'histoire: ce qui existait avant la philosophie peut bien vivre encore aujourd'hui et, dans ce domaine – ce que quelques hommes peuvent penser et se dire les uns aux autres –, les changements des sociétés et des États comptent peu.

 

Une lacune dans la divination

Parmi tous les philosophes, Nietzsche n'a lu avec acharnement que Platon et Schopenhauer: ce faisant, son pathos était moral et esthétique, non théorétique. Il resta étranger à la trame splendide de la Quadruple racine et les dialogues froidement abstraits de Platon le rebutèrent. Nietzsche se tourne vers la spéculation avec le préjugé entêté de l'artiste, et s'accorde avec Wagner pour refuser d'emblée et sans nuance la dialectique. Mais une telle répugnance pour l'abstraction conviendrait à une homme totalement intuitif, pas à Nietzsche. Le jeu de la dialectique grecque lui semble futile, tandis que depuis son plus jeune âge il considère la science comme quelque chose de sérieux. Après avoir applaudi Wagner qui se moquait des savants, Nietzsche éprouve la morsure de la conscience, il a honte de lui-même et se détache de l'art. Mais son sentiment envers la dialectique reste inchangé et, surtout, la prémonition de l'abîme entre la dialectique antique et celle moderne ne l'effleure même pas. C'est son erreur de perspective: une superficialité juvénile sur laquelle il ne prendra plus la peine de revenir. Tous les problèmes de la science, et en général la question de la connaissance et de la raison, ne pourront jamais être unifiés, maîtrisés, vus de haut, jugés de façon péremptoire, si on n'est pas passé par l'origine du phénomène dans sa globalité, à savoir par la dialectique grecque, vie et non pas littérature, où sont enfouis les éléments primordiaux, dont tout le reste n'est qu'un prolongement, une déviation, une dispersion, un commentaire sans compréhension. Dans le monde moderne, l'enchevêtrement de la raison est si embrouillé qu'on ne peut s'empêcher de le sectionner, d'en étudier isolément les constructions apparentes. C'est comme si on voulait déchiffrer un langage inconnu en en distribuant les témoignages écrits à différents spécialistes, qui essayeraient d'en tirer une signification propre à chaque fragment. Nietzsche possédait les aptitudes requises pour une approche adéquate du problème: l'intérêt pour la question de la connaissance, des dons démoniques de pénétration de la grécité, une prédilection pour les perspectives non conformistes. Certes, il fallait rompre les scellés d'un trésor, savoir s'introduire, par exemple, dans l'enclos sacré du personnage de Parménide. Il n'y parvint jamais et, d'ailleurs, ne le voulut pas. Sans quoi il aurait compris que la dialectique n'était pas apparue en Grèce par une sorte d'épuisement de la vie, mais au contraire du fait de son exubérance, en vertu d'une transfiguration expressive semblable à celle de la sculpture archaïque.

 

En l'absence d'interlocuteurs

Un penseur moderne, condamné à l'élucubration intérieure, doit toutefois, s'il veut vraiment être rationnel, s'efforcer d'imiter une procédure dialectique, et comme les interlocuteurs lui font défaut, il doit les fabriquer. Il est indispensable, par conséquent, qu'il possède aussi un talent artistique, qu'il soit un créateur dramatique, tel qu'il puisse inventer des personnages capables de lui donner la réplique, et un acteur authentique, tel qu'il s'identifie aux voix qui s'élèvent contre lui.

 

La vérité humblement vêtue

Nietzsche prend de trop haut le problème de la vérité, qui littéralement l'obsède. Cela vient d'une insuffisante maturité théorétique, de l'absence d'une longue discipline. Le ton solennel de la parole parménidienne et platonicienne, qui résonne encore chez Schopenhauer, l'a fourvoyé. Aristote aurait pu l'éclairer au sujet de la vérité «vue d'en bas», selon une perspective naturelle. Parce que la vérité n'est pas un faux problème, comme l'affirment de nos jours de nombreux pédants, mais bien une question, paisible et tout à fait concrète, qui convient à qui est doté de beaucoup de patience et d'un peu de cervelle. La vérité est une catégorie de la connaissance: il suffit de se demander à quoi elle s'applique et ce que cette catégorie signifie.

 

 

Le naïf qui croit en la raison

Nietzsche a coutume d'employer la raison comme une arme de destruction; il la retourne contre les croyances, les opinions, contre les dogmes. Pourtant son scepticisme n'est pas véritablement extrémiste: il ne lui arrive jamais de soumettre la raison elle-même à un questionnement radical, ni de la démolir absolument, à cause de sa faiblesse intrinsèque et non à cause des erreurs de ceux qui l'utilisent. Il lui est même arrivé de repousser une telle tentative nihiliste, parce qu'entachée selon lui d'ascétisme. C'est une accusation que Nietzsche lance fréquemment contre les philosophes. Certes, la connaissance en général est ascétisme, en tant qu'elle se détache de l'immédiateté de la vie. Mais dans ce cas il faut qualifier d'ascètes, non seulement les philosophes, mais aussi bien tous les hommes, qui vivent tous de représentations abstraites. Et, au contraire, celui qui détruirait absolument la prétention constructive de la raison, lèverait l'obstacle majeur à un reflux authentique vers la vie naissante; autrement dit, il supprimerait la racine même de l'ascétisme.

 

Le mensonge chrétien

La philosophie en tant que rhétorique tend, pour impressionner, à un excès de mensonge, et tombe alors dans un piège mortel. Le mensonge du sujet va de pair avec le mensonge de l'«esprit»: voilà l'excès. Hegel dit en effet: «Que ... la substance soit essentiellement sujet, cela est exprimé dans la représentation qui déclare l'absolu comme esprit, – le concept le plus sublime, appartenant à l'époque moderne et à sa religion.»

 

Le mythe de la volonté

La naïveté théorétique de Nietzsche et de Schopenhauer se révèle de manière caractéristique dans leur accentuation métaphysique du concept de volonté. Ils ont eu raison de relativiser tout élément cognitif: Schopenhauer, de manière plus sobre et essentielle, a montré que toute représentation est apparence; Nietzsche, de façon plus rhapsodique, a retrouvé le mensonge et l'illusion dans le jugement et dans l'être, dans la sensation et dans le sentiment, dans le sujet et dans l'objet. Ils furent naïfs en revanche dans leur volonté de fournir un précepte positif concernant le fondement ultime du monde, de vouloir «dire» ce qui n'est pas représentation, ce qui n'est pas connaissance ni erreur. Mais tout ce qu'on «dit» est un objet représentatif! On ne peut dire sans connaître: les Grecs savaient cela. Ainsi, cette volonté – de vivre ou de puissance – est-elle encore une représentation, une apparence, et non pas le fondement extra-représentatif.

 

Un dogme tenace

La croyance dans le sujet, que Nietzsche a contribué à détruire, est toutefois intrinsèquement liée à sa pensée, même la plus mûre (cela aussi lui vient de Schopenhauer). Déjà le fait d'appeler «volonté» la substance du monde renvoie, en arrière-plan, à un sujet métaphysique. Et peu importe que Nietzsche fragmente la volonté unitaire schopenhauerienne en atomes de volonté de puissance: dans chacun d'eux continue de se nicher un fragment de sujet substantiel. En outre, pourquoi «volonté de puissance»? Parce que cette volonté postulée est pensée en opposition à quelque chose qu'elle tend à subjuger. On présuppose un champ d'obstacles, de résistances internes à un sujet. En termes métaphysiques, cela revient à postuler une pluralité de sujets substantiels et d'autant de volontés, puisque ce qui s'oppose à un centre de volonté – élément primordial – ne pourra être qu'une autre volonté.

C'est là une critique capitale du concept de «volonté de puissance». Il n'y a pas de volonté de puissance sans un sujet qui la soutienne, c'est-à-dire un sujet substantiel, parce que le discours, ici, est métaphysique: et c'est pourtant Nietzsche qui avait détruit le sujet! Une destruction radicale du sujet vide la volonté de toute consistance intrinsèque. Il est vraisemblable que Nietzsche en soit venu à la même conclusion. Et ce fût peut-être une des raisons qui le poussèrent, dans son dernier automne, à abandonner le projet d'un ouvrage systématique.

 

Métaphysique et morale

La volonté de puissance, le dedans de la vie, le pathos qui ne ment pas, est une impulsion entravée – ou mieux une sphère d'impulsions qui s'entravent elles-mêmes –, une expansion contrainte, un élan inhibé, refréné. À chaque fois, le donné est un «vouloir quelque chose», donc une détermination. Mais ce système de centres apparemment individuels est aussi indistinct, et de toute façon une considération approfondie conduit au-delà du centre en expansion, jusqu'au point de jonction entre l'impulsion et l'obstacle, en ce sens que l'impulsion est aussi un obstacle pour son obstacle compris comme impulsion; ou, en d'autres termes, il existe un nœud inextricable, homogène, bipolaire, entre l'impulsion en expansion et ce qui la retient.

C'est selon cette clef métaphysique que la pensée morale de Nietzsche trouve son unité et son harmonie. La morale est un symbole, un reflet, une manifestation de ce pathos. Du point de vue de la force prépondérante, affirme Nietzsche, dominer c'est supporter le contrepoids de la force mineure. Obéir aussi est un combat. Donc la sphère de l'action et de l'histoire est le reflet de l'enchevêtrement métaphysique: celui qui opprime est enlacé à l'opprimé, une impulsion identique et bifrons s'exprime dans les comportements individuels et collectifs; les forces majeures et les forces mineures, différemment agencées, se subjuguent les unes les autres à tour de rôle. Thucydide est le maître de cette vision.

 

Much ado about nothing

Du point de vue historique, la pensée morale de Nietzsche est une grande conquête (même si quelques-unes de ses thèses fondamentales se trouvent déjà chez Spinoza). Ce qu'il a écrit sur ce thème démolit toute doctrine morale précédente. De plus, Nietzsche peut prétendre au titre de destructeur de la morale en absolu, car il a anéanti l'impulsion même de la spéculation morale, en a épuisé, vidé les concepts et les problèmes; il a été ainsi le grand libérateur, celui qui ouvre le chemin, qui rend possible aujourd'hui une vision «seulement» théorétique du monde.

La conquête historique, d'autre part, révèle une limitation, une modestie dans son engagement. Son effort retentissant, trop assourdissant pour les faibles oreilles modernes, n'a fait que récupérer les conditions primitives de la sagesse. Avant Socrate, il n'existait pas de spéculation morale. Mais déjà Héraclite disait que «les chercheurs d'or creusent beaucoup et trouvent peu».

 

Présomption rabaissée

En règle générale, une doctrine morale décrit ou prescrit une unité de comportement pour une multiplicité d'individus, ou même pour une totalité. C'est ce qu'exige l'instinct constructif de la morale, sa naïve présomption scientifique, fondée sur le postulat de la normativité morale et sur l'abstraction de l'homme en général. Nietzsche a déjoué ces deux conditions et rendue vaine la morale.

 

La dégénérescence précède l'individu

Personne ne s'est aperçu que Nietzsche a atteint ses résultats surprenants dans la spéculation morale, dans la mesure où il avait supprimé les sujets de la morale. Le coup fatal qu'il a porté à toutes les doctrines éthiques partait d'un artifice rhétorique: il mit en évidence leur affectation abstruse, leur caractère pompeux et pédant, il montra leur aspect démodé, vieillot, ridicule. Il provoqua, déchaîna le rire sur les dissertations séculaires portant sur des concepts comme le libre arbitre, la grâce, la prédestination, il ironisa sur les préceptes moraux, la bonté et la méchanceté des actions, des intentions et des sentiments. Mais l'effet rhétorique s'appuyait sur un fond de pensée des plus sérieux. Le jugement est plus fondamental que l'instinct: il bouleverse donc les perspectives par un renversement du rapport entre instinct et intellect; ce n'est pas ce dernier qui ordonne, résout, oriente moralement le chaos originaire dont le premier serait la trace, mais au contraire chaque sentiment, instinct ou impulsion apparemment inconscients et radicaux ne font que traduire, appliquer, manifester une opération intellectuelle préalable, un jugement de valeur. Nietzsche ramène ainsi la morale à son origine métaphysique, sautant par-delà la sphère de l'individuation. Et pourtant l'individuation, comprise comme essentielle, n'est-elle pas la prémisse théorétique dont surgit la morale? Nietzsche pense au contraire que non seulement la morale n'est pas conditionnée par l'individuation, mais que c'est elle qui la conditionne. Le jugement de valeur, donc une simple représentation, un fait de connaissance, est la racine de la morale, et de plus, il est l'élément moléculaire à partir duquel se constitue l'individuation. Il ne reste, au-delà, que la donnée métaphysique, la volonté de puissance en sa nature fragmentée du «vouloir quelque chose»: c'est la morale qui en constitue l'interprétation intellectuelle, le jugement primitif, avec sa charge cosmique de fabrication. Tout ce qui exprime, manifeste, interprète la vie immédiate est une dégradation, c'est la tare congénitale de toute individuation. Dans celle-ci, et jusqu'à une sphère pré-humaine et extra-humaine, la morale est le principe décoratif de la dégénérescence, du raidissement, de la déviation mensongère et illusoire.

 

Misère du philosophe

Derrière les velours usés et les miroirs vétustes de la subtilité, les maux de la philosophie moderne sont sans remède. Cela n'a donc pas de sens de les désigner avec l'esprit d'un brillant trouble-fête; tout ce qu'on peut faire c'est attirer l'attention sur un lazaret contaminé par d'horribles maladies, où il est désormais impossible de guérir, et qu'il faut simplement évacuer et brûler. Si la capacité d'argumenter et d'abstraire ne s'affine qu'au bout de plusieurs générations d'hommes qui passent leur vie à discuter entre eux, si une tradition écrite n'est à cet égard qu'un pâle succédané, propre seulement à favoriser les méprises, les distorsions et les présomptions, quel est alors le destin d'un philosophe, aujourd'hui comme hier, comme il y a plusieurs siècles? Manquant de stimulations, d'occasions, d'agressivité, il doit renoncer non seulement à la discussion, mais aussi à l'expérience vivante; il accepte une «morale provisoire», vit par ouï-dire, croit que la vie est ce qui est écrit dans les livres. En effet, dès l'adolescence, c'est par cette expérience des livres qu'il se laisse emporter. Mais le philosophe est présomptueux et comme il ne parvient pas à découvrir une tradition à travers les livres qu'il lit, dans un domaine où on ne peut pas se passer de tradition, voilà qu'il en invente une, c'est-à-dire qu'il choisit un ensemble de livres comme canonique, cohérent du point de vue de la signification des mots et des idées générales, ce qui n'a pas de réalité. Ainsi naît le philosophe: en l'absence d'une vraie tradition, son effort consiste à apparaître comme le sommet d'une tradition qu'il a lui-même inventée et incarnée, ou mieux encore, de paraître tout à fait original, ce qui oriente ses capacités discursives vers les artifices sophistiques. En dehors de son cercle canonique, il ne se soucie pas le moins du monde de comprendre les autres, lointains et proches; d'ailleurs, il n'est pas reconnaissant envers ses soi-disant prédécesseurs, de même qu'il ne se souciera guère, au faîte de sa gloire, de trouver des disciples qui le comprennent. Il se jette avec un grand plaisir dans les polémiques les plus mesquines, battaillant contre les paroles d'un autre, qui les avait comprises différemment de lui. Puis quelqu'un d'autre combattra les siennes, leur attribuant des significations étrangères à son intention. L'adoration de l'histoire est proclamée précisément par ceux qui s'efforcent, par-dessus tout, de recommencer à nouveau et de ne rien avoir en commun avec d'autres philosophes, ou tout au moins de faire semblant qu'il en est ainsi. Depuis le XVIIe siècle, le philosophe a perdu jusqu'au sens de l'objet et en général il ne sait pas ce que veut dire intuition: on s'en rend compte immédiatement dès que quelqu'un parle de Platon comme d'un épouvantail à moineaux. Le désordre rationnel est total: celui qui bâtit des systèmes philosophiques ne se soucie guère d'en poser les fondations. Et celui qui se bat contre les systèmes ne sait pas qu'il ne peut le faire qu'en exhibant les principes, puisque le problème de la raison s'identifie avec celui de ses principes. De nos jours, la fille prétend engendrer la mère, tant on est lassé des traditions: il semblerait que la mathématique veuille accoucher de la philosophie.

 

Réaction morbide et tardive

La sophistique de mauvais aloi de Fichte, Schelling, Hegel trahit le malaise dans lequel se sont trouvés alors les philosophes face à la science. Un rideau de fumée se leva pour en occulter la suprématie. Auparavant, à l'époque des Lumières, on s'était enivré devant les vastes domaines de la science, les ramifications proliférantes de ses perspectives; tout le monde applaudissait sans se soucier d'en rassembler les fils. Exposer les possibilités de ce qu'on appelait la raison: voilà quelle était la finalité, et le philosophe se considérait comme partie prenante de cette expansion. On s'aperçut plus tard que la pupille, la science, devenait bien trop orgueilleuse: on voulut la rattraper, la désarçonner, tout d'abord par le sérieux pédant de Kant, par la bonne foi de ses trames exsangues, puis par le déchaînement d'un désordre, d'un bouleversement total, paroxistique, des capacités cognitives de l'homme.

 

Physiologie intellectuelle de Nietzsche

On trouve chez lui la plus grande versatilité dans la capacité de jugement et une insatiable voracité à connecter des représentations les plus éloignées entre elles. En revanche, il fait montre de peu d'aptitude pour l'analyse catégorielle, pour une compréhension distinctive des universaux par un questionnement de leur dérivation. Il ne s'attarde pas sur la critique de ce qui est donné; toute représentation lui convient en tant que donné, pourvu qu'elle soit comprise dans la relation avec l'apparence du concret, moyennant une appropriation éclairante. Sa curiosité de découvrir des connexions est toujours en éveil, mais les jugements relevant d'une quelconque tradition, et qui appellent le conformisme, lui sont étrangers. Le monde est pour lui une forêt vierge à explorer, ce n'est qu'à ce titre qu'il a de l'intérêt. Il y a beaucoup d'inquiétude dans cette recherche, une impatience obsédante, comme s'il craignait que lui échappent de nouvelles perspectives sur des terres inconnues. Mais l'agitation cède face à la droiture: lorsque le jugement, même tranché, ne le convainc pas jusqu'au bout, il s'entête pendant des années en des recherches qui semblent répugnantes. Au cours de ce labeur, il amasse pêle-mêle toute sorte de documentation historique, il en assimile la substance avec une rapidité prodigieuse, même si les faux-pas sont inévitables. Lorsqu'il veut, au contraire, réaliser un projet, tel livre par exemple, il perd courage parfois devant la nécessité d'une application prolongée et n'hésite pas à modifier ses plans. Cela dépend d'une fragilité de son imagination, puisqu'il ignore la paresse intellectuelle. La conscience d'un rapport précis entre la composante intuitive et la composante déductive de la pensée lui fait défaut. Dans l'intuition il saute à la conclusion et lorsqu'il pense par déduction, l'intuition le frappe.

 

Socrate et l'oracle

«Nul n'est plus sage que Socrate», avait dit la Pythie. Mais Socrate voulut réfuter les paroles du dieu qui est à Delphes et se mit à la recherche de quelqu'un qui fût plus sage que lui. S'il y était parvenu, il aurait pu dire au dieu, avec des mots impies: «Voilà quelqu'un de plus sage que moi, alors que tu avais dit que j'étais le plus sage.» Son outrecuidance aurait triomphé: en montrant qu'il était moins sage, il aurait prouvé qu'il était plus sage que le dieu de la sagesse. Mais il n'y parvint pas et il fut montré clairement que le dieu avait raison, à savoir que nul n'était plus sage que Socrate. Voilà l'hybris grecque.


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