GIORGIO COLLI
APRÈS NIETZSCHE


Les grecs contre nous

 

Fourvoiement de la renommée

Hölderlin est un exemple archétype de la fracture irrémédiable entre l'individu et le monde humain à l'époque moderne. Dans son cas l'écart irréductible est cognitif et il reflète une hétérogénéité radicale, anomale, de l'individuation par rapport au phénomène humain. Dès le début, l'indifférence, la répulsion, les gestes irrités d'ennui furent son lot. Le destin de Nietzsche paraît moins discordant, parce que sa société culturelle était d'un niveau inférieur à celle qui entourait Hölderlin. «Notre» siècle a décrété la gloire de Hölderlin: c'est un des cas les plus stupéfiants et les plus risibles des fourvoiements de la renommée. La découverte d'un Hölderlin posthume, «philosophique», c'est-à-dire le développement postérieur et nébuleux des thèmes de l'adolescence, suivant l'inspiration des mauvais camarades d'école, ne suffit pas à l'expliquer.

Hölderlin connut les grands personnages de son temps dans le rôle humble de précepteur, ou celui, humiliant, de suppliant: ses lettres et ses rencontres témoignent de la déférence et de la vénération qu'il avait pour Kant, Fichte, Goethe, Schiller. Ces connaisseurs en grands sentiments ne furent nullement bouleversés par l'intensité de sa vie, nullement troublés par son regard. À l'appel pressant que Hölderlin envoya à Schiller, avant d'affronter le voyage fatal à Bordeaux, celui-ci ne répondit même pas. Tel fut le «classicisme» de Weimar: incapable de reconnaître un Grec en chair et en os. La Grèce dont nous parle Hölderlin est celle qui ressemble le plus à l'original, elle est en tout cas plus immédiate que celle proposée par Nietzsche. Le modèle de Winckelmann et Goethe, qu'il connut, lui demeura étranger et plus encore l'approche philologique. En revanche, il a deviné la poésie grecque, il a déchiffré son énigme, il a parlé ce même langage. Ainsi la forme éclaire-t-elle les contenus: il vit le dieu grec – une image et une vibration – avec une intensité en comparaison de laquelle même Nietzsche paraît un peu terne. Surtout il vit mieux l'homme-dieu: si l'on compare son Empédocle avec le Zarathoustra de Nietzsche, on trouve ce dernier contaminé, humanisé par la solitude, vice inconnu des Grecs les plus anciens.

 

La vie compte davantage que l'œuvre

Jusqu'à une certaine époque, chez les Grecs, le détachement vis-à-vis de sa propre œuvre, en tant qu'expression littéraire, est très grand, et cela dans le sens opposé à celui que nous lui prêtons, nous modernes, c'est-à-dire qu'ils considéraient leur œuvre comme chose n'ayant aucune valeur par rapport à leur vie. Et Gorgias disait: «Nous ne révélons pas à notre voisin les choses qui sont, mais les mots, qui sont différents des choses réelles.» Si cela est vrai, toute image des Grecs qui a été fabriquée jusqu'ici est trompeuse. Par conséquent une analyse cohérente du contenu des dialogues de Platon, perçus comme l'expression d'un engagement majeur, nous servira bien peu si nous voulons saisir, par exemple, son personnage réel. De même, le contraste entre le Socrate présenté dans les Nuées et l'Aristophane qui tisse le mythe du Banquet ne sera plus perçu comme tel, si l'on suppose qu'Aristophane représente ses comédies pour séduire, ou divertir ce demos qu'il méprise. Il se peut qu'Aristophane ait été effectivement l'ennemi de Socrate pour des raisons politiques et qu'il se soit servi de la scène pour le combattre, mais cela ne signifie pas qu'il pensait de Socrate ce qui en transparaît dans les Nuées. La philosophie et la comédie, perspectives trompeuses et abstraites, grâce auxquelles Platon et Aristophane apparaissent grands à nos yeux, pourraient bien n'avoir été, pour eux-mêmes, que des jeux de puissance, des masques pour émerger dans l'arène athénienne. Peut-être même des expressions accidentelles, latérales de leur existence.

 

Marques d'un éloignement

Le détachement vis-à-vis de l'œuvre laisse une trace dans l'œuvre elle-même. Parfois il se manifeste comme insouciance, légèreté, caprice de l'expression, ambiguïté, parfois comme arrogance. Ce sont des allusions qui révèlent le détachement, mais ne découvrent rien de la personne. Face à une œuvre, en revanche, et surtout chez nous, modernes, la curiosité quant à l'élément personnel qui en constitue l'arrière-plan est toujours en éveil; on exulte quand on parvient à découvrir une relation entre l'aspect apparemment autonome de l'œuvre et certaines finalités individuelles propres à son créateur. Là où ce détachement se produit, la curiosité reste insatisfaite: le visage de l'auteur demeure inconnu, ou il oppose un sourire énigmatique. Le paysage toscan se charge de mystère dans la peinture de la Renaissance: derrière lui se cache la vie de l'auteur, les liens personnels restent insaisissables. Dans ce mystère s'exprime la volonté de se cacher, la possession d'une autre richesse. L'arrière-plan est encore plus lointain dans ce qui survit de la Grèce la plus antique: d'où l'ambiguïté, la légèreté, l'incohérence, l'e caractère étranger à toute trame finaliste, de ces œuvres, poèmes, statues, temples, pensées. Le détachement duquel elles ont surgi est la cause de leur ambiguïté, il leur confère ce fond. Elles ne sont pas ambiguës en raison de l'incertitude de notre compréhension, mais en elles-mêmes, vitales et évanescentes, glaciales et profondes, symboles de la double nature du monde; de même, le rapport entre l'auteur et son œuvre est destiné à rester obscur.

 

Défaut d'affinité

Schopenhauer n'a pas compris que sans les Grecs, il n'y aurait même pas eu de commencement en philosophie; et même le charme individuel de ces personnages lui a échappé. Ses citations des anciens ont souvent le ton des fiches d'un pédant: pour étayer une doctrine, un témoignage de Sextus Empiricus vaut autant qu'un témoignage d'Empédocle. Il manque d'une information adéquate, hiérarchisée, mais surtout d'affinité. Même les discours de Platon lui parviennent atténués, étouffés, et il n'hésite pas à les manipuler dans une cuisine moderne.

 

Équivoque sur la douleur

Que l'instinct de fuir la souffrance soit profondément enraciné chez l'homme est un jugement psychologique erroné de notre époque. Le refoulement inconscient d'un traumatisme, sur la base de cet instinct, est une hypothèse sans consistance, puisqu'il présupposerait une volonté étrangère au traumatisme, un sujet qui s'oppose. Or, cette volonté et ce sujet n'existent pas et les supposer comme donnés – même obscurément, sous la forme de l'inconscient, ou encore comme tendances autonomes et contradictoires – ne favorise pas une meilleure compréhension. C'est le traumatisme lui-même qui produit l'oubli et non pas un refoulement, inventé, qui serait l'œuvre de l'inconscient, refoulement fondé à son tour sur une défense contre la douleur. Et l'individu ne se trouve pas face à la douleur, il est lui-même douleur. En niant la douleur, il se nierait lui-même. Le traumatisme lacère violemment le tissu de la représentation, fait affleurer l'immédiat: c'est pourquoi il reste séparé de la chaîne successive de la mémoire, laquelle est purement représentative. La douleur n'est pas un accident éliminable: elle est au fondement. L'homme ne pourrait la supprimer qu'en niant la vie, et donc – si cela était possible – au moyen de la raison. Il n'y a pas d'instinct contre la douleur, car la douleur exprime déjà quelque chose d'autre. Seul ce qui s'exprime dans la joie peut «évacuer» ce qui s'exprime dans la douleur.

 

Défi d'un sage

Héraclite n'écrit pas pour communiquer, pour rendre manifeste quelque chose de caché, pour étendre aux autres la sphère de sa connaissance: au contraire, il lance, par ses énigmes, un défi risqué, provocant, destiné à impliquer le monde des hommes. Tous ses mots sont des pièges, des cryptogrammes construits exprès pour ne pas être déchiffrés. Son expression n'est pas celle, excessive, d'un solitaire, mais une impitoyable déclaration d'hostilité, l'incitation à une compétition pour la sagesse, au cours de laquelle tous succomberont devant lui, le lanceur du défi.

 

Comment on oublie le discours historique

On pouvait s'attendre de la part de Nietzsche à une œuvre mûrie, élaborée, pleine de résonance, sereine, sur les Grecs. C'eût été un grand bénéfice pour tout le monde. Mais deux tyrannies opposées l'enserraient comme un étau, la tyrannie des philologues et celle de l'artiste. La discipline de Pforta, rigide jusqu'à l'ascétisme, avait fait converger toutes ses forces sur des instruments de spécialiste. Le long du chemin de l'érudition, l'intuition était irrémédiablement bridée: Ritschl et Leipzig ne firent que renforcer cette fermeture, qui fut pour lui une frustration. La liberté lui vint de Wagner, de la sphère opposée; la rupture de la discipline scientifique fait surgir le centaure de La Naissance de la tragédie. Nietzsche écrivit ses meilleures choses sur la Grèce peu de temps après, à l'époque de Nous autres philologues, lorsque l'influence de Wagner commençait à décliner. Ensuite, ayant repoussé les deux tyrannies, Nietzsche n'éprouva plus le besoin de parler de la Grèce en termes historiques. Il avait mûri et regardait les Grecs avec des yeux nouveaux; ces connaissances méritaient mieux que d'être exposées historiquement. Tout ce qu'il dit à partir de ce moment n'est rien d'autre qu'une illustration – une exégèse, une transposition en termes modernes – de sa manière de comprendre les Grecs, pour la restauration d'un homme non décadent. En tant que Grec, il juge le monde présent: c'est son détachement, sa perspective d'en haut. Il ne pourrait pas se présenter comme un porte-parole sans amoindrir son agressivité. Plutôt qu'en Grec, il se déguise en Persan.

 

Le rival de la douleur

Contre le pessimisme radical, il n'y a pas que la solution bouddhique, il y a aussi la solution grecque. Nietzsche l'a déjà dit et pourtant sa formulation n'est pas convaincante: la voie dionysiaque serait l'affirmation de la douleur. Mais la douleur est justement ce qui ne peut être affirmé. Il vaudrait mieux dire que les Grecs dépassèrent la douleur par une autre voie, en la minimisant, en découvrant qu'elle avait un rival. La vie en tant que conservation de l'individu, propagation de l'espèce, est un cadre réducteur: ici la nécessité, la puissance, le besoin, le labeur, le finalisme tracent les modèles de l'homme politique, de l'homme économique. Mais la vie est aussi jeu, ou si l'on préfère, elle est aussi quelque chose d'autre, de différent par rapport à tout ce qui a déjà été dit. Lorsqu'un morceau de vie soustrait à la peine contrebalance tout le reste, alors le pessimisme est vaincu. Tel est l'enseignement des Grecs. La noblesse ne signifiait pas pour eux, comme l'affirme Nietzsche, la bonne conscience de celui qui possède et exerce la puissance, mais bel et bien agir, penser sans finalité. Ce que nous appelons culture a cette origine, exprime l'instinct anti-politique, anti-économique. Le monde des dieux olympiens est une création primordiale de ce génie du jeu. La divinité est ce qui échappe au finalisme, elle signifie l'insouciance à l'égard de la nécessité. Le dieu est celui qui se trouve en dehors de la sphère du ponos. Nietzsche a bien compris l'importance de l'expression homérique «les dieux qui vivent sans effort, avec légèreté», dont on trouve encore un écho chez Platon: «Les chars des dieux avancent légèrement, facilement.» Considérer cette brigade de dieux olympiens, avec leur cortège glorieux, l'art et la poésie grecs, comme une création apollinienne, selon la suggestion de Nietzsche, comme une apparence et un songe, est une hypothèse éclairante, mais qui n'épuise pas le sujet. La métaphysique de Schopenhauer manque de vigueur, elle est trop funèbre dans ses couleurs, pour pouvoir restituer ce modèle. Le jeu n'est pas seulement un songe, mais veille également, il n'est pas plus une apparence que ne l'est la violence de la douleur, c'est un aspect positif de la vie qui émerge des îles grecques, c'est la vie triomphante parvenant à équilibrer le poids de la nécessité et de l'effort.

De ces prémisses découle le reste. Tout d'abord l'élément arbitraire, imprévisible du tempérament grec: le plaisir de la compétition, la ruse, le triomphe par les mots, le rire sans cynisme, la satiété dans la victoire, qui épargne au vaincu le coup mortel, l'indifférence pour les résultats de ce qu'on accomplit, la prédisposition à la colère, à l'impulsion incontrôlée, la susceptibilité, le fait de tout risquer pour quelque chose qui n'en vaut pas la peine, l'impatience, le goût du déguisement, le caprice d'expérimenter des modes de vie opposés. Le détachement à l'égard de l'élément personnel et, en général, des conditions individuelles dans leur corporéité banale, a cette même origine: les Grecs regardent l'individuation en transparence, à la recherche d'un tissu qui précède l'individuation. Enfin, pour le Grec, le mythe redouble dans le rêve sa propre vie, suspend tous ses jugements, tout enchaînement rigide de ses pensées. N'importe quelle création grecque est anti-réaliste, jusqu'au Ve siècle inclus (même Aristophane et Thucydide sont anti-réalistes). C'est pourquoi le Grec ne craint pas l'État et, le cas échéant, le défie, comme Socrate, sans que cela paraisse ridicule. La connaissance grecque est anti-technologique et anti-utilitariste, parce que la culture était fondée sur le jeu. C'est pourquoi les sages ne divulguèrent pas la science, ne la livrèrent pas à l'État.

 

Un mot malfamé

Aujourd'hui comme hier le mot «mystique» sonne mal: on rougit ou on s'offusque en recevant cette appellation. La bonne société des philosophes n'accueille pas parmi ses membres quelqu'un qui porte ce nom, et le proscrit pour des raisons d'étiquette. Même les plus libres, comme Nietzsche et Schopenhauer, refusaient une telle désignation. Pourtant «mystique» signifie simplement «initié», celui qui a été introduit, par d'autres ou par lui-même, dans une expérience, ou une connaissance qui n'est pas celle de tous les jours, qui n'est pas à la portée de tous. Il est évident que tout le monde ne peut pas être artiste, on ne trouve rien d'étonnant à cela. Pourquoi alors tout le monde pourrait être philosophe? La possibilité même d'une communication universelle, en tant que caractère de la raison, est un préjugé, une illusion. Après vingt-quatre siècles, les méandres les plus subtils, les plus tortueux et les plus pénétrants de la raison, chez Aristote, n'ont pas encore été explorés, saisis. Même le rationalisme est mystique. Et, en règle générale, il faudrait revendiquer l'épithète de «mystique» comme un honneur.

 

Critique de Goethe

Est-il encore possible aujourd'hui d'accorder à Goethe, dans le monde moderne, la position prééminente, contre le monde moderne, que Nietzsche lui a accordé? Je ne le pense pas. Vues en perspective, ses attitudes de résistance et de condamnation à l'égard de son temps paraissent de plus en plus ternes par rapport à celles de faiblesse et d'acquiescement, si ce n'est même de connivence. Ce qu'il a dressé contre la décadence est quelque chose de factice, improvisé, non convaincant. Le Théâtre olympique et les édifices palladiens de Vicence sont sans vigueur face à un temple grec du Ve siècle av. J.-C. La vision goethéenne de l'Antiquité reste au-dessous de celle du Quattrocento italien, tant pour l'art que pour l'image de l'homme. Cela pour l'aspect constructif: il y a encore trop de christianisme dans son modèle d'homme total. Quant à l'aspect polémique, à l'égard de son temps, Goethe fut bien inférieur à Nietzsche. Ce qu'illustrent deux de ses caractères typiques: la «présomption» et l'«esprit de conciliation»: Goethe est satisfait de lui-même et arrangeant avec les autres, c'est-à-dire qu'il possède des qualités opposées à celles de Nietzsche, qui sont l'intransigeance à l'égard de l'extérieur et l'insatisfaction par rapport à soi. On voit aisément lesquelles sont plus propices à une critique du présent.

 

 

Psychologie sexuelle

«De nous, les hommes ne veulent qu'une chose, toujours la même» disent aujourd'hui comme hier les jeunes et jolies filles, avec une irritation feinte. Platon pensait autrement: «Ceux qui passent ensemble toute leur vie... ne sauraient même pas ce qu'ils veulent obtenir l'un de l'autre. Nul ne peut croire qu'il s'agisse du contact des plaisirs amoureux... leur âme à tous deux veut quelque chose d'autre qu'elle n'est pas capable d'exprimer; de ce qu'elle veut... elle a une vision divinatoire et parle par énigmes.» Ainsi aujourd'hui les psychologues et les vieilles filles savent bien qu'il n'y a pas de mystères dans le sexe: le but ultime, ou si l'on préfère la cause première, est limpide, ce n'est rien d'autre que l'acte sexuel. La morale, la société cherchent à troubler cette limpidité: l'homme se libère de l'hypocrisie morale et connaît la vérité lorsqu'il sait que le but est celui-là, et le veut simplement. Pour Platon, le sublimateur, l'acte sexuel était au contraire un faux but, et les mots d'amour, une énigme suggérée par la folie d'un dieu.

 

Effet de la rancune

Il est incroyable que Nietzsche – qui avait bien reconnu dans sa jeunesse la nature de Hegel – n'ait pas su s'empêcher, par haine pour Schopenhauer, de le réhabiliter. Et ceci au nom de l'histoire!

 

Tendance à la manipulation

La négligence, la désinvolture, le mépris de Nietzsche pour les paroles authentiques des philosophes, au profit d'une paraphrase littéraire plus maniable, peuvent être comparés au peu de cas que faisait Aristote de l'aspect original, individuel, des doctrines de ses prédécesseurs, à quoi il préférait une présentation systématique et amorphe. Ainsi tout peut être réélaboré, transformé en matériau utilisable, afin même de tromper, de contrefaire.

 

Inversion du jugement

Lorsque Nietzsche compare la prose de Gorgias à celle de Démosthène, se déclarant pour la première, on saisit une différence de niveau entre son jugement particulier et ses intuitions d'ensemble. Une évaluation formelle de leur technique expressive est presque impossible, étant donné que très peu de textes authentiques de Gorgias nous sont parvenus. Toutefois, un écart entre les deux personnalités apparaît déjà avec évidence dans la sphère, chère à Nietzsche, de la puissance. Gorgias est quelqu'un qui déchaîne – par le discours –, un dominateur, un artisan de la puissance, alors que Démosthène est une victime de la puissance. Mais Gorgias est plus encore, il est un homme de la connaissance, un sommet de la connaissance. La rhétorique comme telle est, dans une mesure non négligeable, son invention expressive, même si Gorgias connaît d'autres expressions, excelle en d'autres expressions, il est l'un des connaisseurs les plus rusés, l'un des explorateurs, des inventeurs de l'expression humaine en général. Face à lui, Démosthène est à tous égards un homme du IVe siècle, un contemporain de la comédie nouvelle.

 

Personnages mineurs

Le plus grand mérite de Nietzsche, à l'égard de la sagesse présocratique, est d'avoir deviné le premier qu'elle était le sommet de la pensée grecque. Nietzsche reconnut la stature de ces hommes, mais n'en comprit pas les paroles; il vit qu'il y avait là un sanctuaire, mais ne réussit pas à y pénétrer. Malgré tout, cette pensée, mieux que par Nietzsche, fut reconnue au début de notre siècle par des personnages décidément mineurs: un certain Wolfgang Schultz de Vienne et peut-être aussi Karl Joël de Bâle.

 

Un siècle comme les autres

Notre époque n'est pas pire que les époques passées (ni même meilleure). L'ennui, c'est qu'on est forcé d'écouter un trop grand nombre de voix aux tons assourdissants, qu'il vaudrait mieux ne pas entendre. Résonnent partout les opinions de ceux qui prennent la parole sans y être conviés. Quoi qu'il en soit, après les discours virils de Nietzsche sur le nihilisme, on devrait surtout s'abstenir aujourd'hui du discours lassant du désespoir à cause de notre «décadence». Tout revient, et la décadence précède la culmination.

 

Combattre sur le terrain de l'ennemi

Goethe se réserva pour lui-même un champ d'authenticité totale. En cela il fut même véridique, lorsqu'il disait placer au-dessus de toutes ses poésies sa théorie des couleurs. Mais personne ne croit aux poètes lorsqu'ils disent la vérité. Ainsi Goethe racheta – sans doute par caprice ou par ennui – son manque de dureté, le soupçon d'une grandiose mesquinerie narcissique, qui contamine son œuvre monumentale et la fait apparaître, malgré tout, comme une œuvre personnelle (ce qui n'échappa point à l'excellent Stendhal). Il se mesura à la science, dans un domaine opposé à celui de ses qualités premières, et dans un grand combat, digne de lui, dans une lutte contre le champion suprême de la science. De cette manière, il se découvrit, il s'exposa à la dérision, il fut un Don Quichotte pathétique: voilà qui est grand. La bataille était perdue d'avance, et d'ailleurs aucun des savants qui vinrent après lui ne crut que la nature de la lumière et des couleurs fût celle que Goethe avait décrite (un seul homme y crut, et ce n'était pas un savant: Schopenhauer). Mais par-delà la défaite apparente, il y a la promesse d'une conquête à la portée de la main: en cela Goethe est vraiment le vainqueur de la décadence; il s'est écoulé assez de temps depuis pour que la chose nous apparaisse clairement, à un moment où presque toutes les sciences s'étiolent, s'essoufflent, sont ruinées, écrasées sous le poids de l'abstraction. Goethe avait enseigné que la science n'a droit à l'existence que si elle est soutenue en tous points par l'intuition, si elle est constituée d'un tissu de faits singuliers, baignant dans la lumière primordiale, si elle est totalement détachée du réseau de l'argumentation, des velléités systématiques, du calcul exsangue, en somme de la domination de l'abstraction.

 

À un niveau élevé

Critiquer, s'attaquer aux grands – Nietzsche ou d'autres de son envergure – tout en sachant et en disant néanmoins qu'ils sont grands, rehausse notre position, rend plus aigu et péremptoire notre jugement, et surtout nous dispense de prêter attention aux petits et à ceux qui sont proches de nous dans le temps et dans l'espace. Les grands hommes sont justement ceux qui exigent qu'on les traite avec sévérité. Les autres, en revanche, ne doivent être traités d'aucune façon. Il est bien entendu que je me place sur le plan théorétique.

 

Avantage du presbyte

Il n'est pas digne, pour un philosophe, d'attaquer ses contemporains. Suggérer au lecteur un jugement favorable pour soi et défavorable pour ses contemporains, n'est pas son affaire, c'est l'affaire du lecteur. Les contemporains se tiennent devant le regard de tous: il revient au philosophe d'indiquer celui ou ceux qui se tiennent à l'écart. D'ailleurs, il y voit mal de près, il n'est pas en mesure de juger ses contemporains.

 

Dérision du passé

Le regard railleur avec lequel on considère aujourd'hui le passé mérite sans doute indulgence, il peut même apparaître comme un aspect positif de notre temps, il est en tout cas un signe de réaction, un vigoureux sursaut contre l'indigestion historique. Ce qui est visé, ce n'est pas seulement le passé monumental, la foule de «condottieri» et d'idées rhétoriques dont l'histoire est faite, mais la spéculation sur le passé, elle-même ressentie aujourd'hui comme quelque chose de périmé, de moisi, tout juste bon pour les pédants. On ne croit plus à l'histoire, parce qu'on pense qu'il vaut mieux vivre sa vie; en conséquence, ce qui est enseigné au sujet du passé est considéré comme faux, une mystification volontaire, et insignifiant de surcroît. Voilà qui est digne d'éloge, avec une réserve non négligeable, cependant. Pour que tout cela ait un sens, il faudrait avoir déjà condamné le présent: c'est à partir de là que commence la grande méfiance. Or c'est précisément sur ce point que toutes les attaques contre le passé font naufrage, car elles sont conduites au nom du présent, et non seulement au nom du présent comme vie, mais du présent comme trame représentative. Et pourtant le présent n'existe pas. Et encore moins l'avenir.

 

Le mirage de l'anéantissement

Ceux qui attendent la catastrophe finale, les malades de la fièvre nihiliste, ceux qui s'enivrent de rêves de destruction, devront encore attendre longtemps. Dans les ténèbres qui nous entourent, il est certes plus facile aux voleurs et aux assassins de semer la terreur et de verser le sang, mais le monde ne finira pas de si tôt. La violence est au commencement des choses, et non pas à la fin. Nous sommes issus de la violence mais autour de nous règne désormais la mansuétude. De la violence reste encore la grimace décorative, le hiéroglyphe abstrait. Et si le monde devait finir – momentanément – ce ne sera pas par une déflagration.

 

Excès pédagogique

Cela n'a aucun sens de rendre publics, de communiquer à autrui par l'écriture et par la presse, nos jugements sur nous-mêmes. Nous pouvons et devons en avoir, mais les jugements nous concernant qui peuvent intéresser le public sont les jugements des autres sur nous. Cette évidence n'échappa point aux Grecs, mais à l'époque moderne, où celui qui possède un bon jugement ne croit guère aux jugements d'autrui, on a voulu apprendre aux autres jusqu'à la manière dont nous-mêmes devons être jugés. C'est ce qui est arrivé à Nietzsche et à Schopenhauer.


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