L'ÉCLAT

GIORGIO COLLI
APRÈS NIETZSCHE


L'art est ascétisme

 

Un chemin à rebours

L'artiste n'imite rien, ne crée rien: il retrouve quelque chose dans le passé. Nous sommes rassasiés de ce monde de formes, de couleurs, d'individus, nous en sommes oppressés, désenchantés: l'art ne ressemble à rien qui soit de ce monde. L'artiste inverse le cours du temps, découvrant de quel passé est né ce présent, suscitant, faisant réémerger ce passé. Mais le temps inversé, le temps artistique n'est pas régi par la nécessité, il est bizarre, imprévisible. Ce passé surgit d'un autre passé, mais hors de toute continuité. Et la fausse vivacité de l'existence habituelle, présente, ne peut être produite par l'artiste: c'est le fil de la nécessité, par lui répudié, qui la produit. Le faux détachement de l'existence artistique, en revanche, est une récupération des représentations naissantes qui, s'agglutinant, font surgir l'individu. Dans leur isolement, elles échappent à toute saisie discursive, consciente, et donc déterminée par l'individuation. Mais l'artiste les retrouve miraculeusement: elles sont le matériau dont chaque individu est constitué, et il est donc possible de les récupérer si l'on sait remonter suffisamment en arrière dans le réseau représentatif. Saisie dans son isolement, la représentation naissante n'est indirecte, lointaine, que dans la mesure où elle est arrachée au contexte de la vie actuelle, apparemment immédiate, mais qui est en fait le domaine de l'abstraction: elle est donc faussement révolue; bien au contraire, étant proche de la racine de la véritable immédiateté, elle est concrète jusqu'à l'incandescence.

C'est cela le chemin de l'artiste, d'une représentation naissante à une autre, selon la trace du temps inversé, en direction de l'immédiat. Et si cela a un sens de dire que notre monde, l'apparence, est une décadence par rapport au fond occulte de l'immédiateté d'où il surgit, il sera également permis de dire que le chemin représentatif suivi par l'artiste, conduit vers une sphère d'excellence, d'adéquation à la source de la vie. Mais ces représentations naissantes atteintes par l'artiste ne se retrouvent pas dans la conscience quotidienne de l'homme, dans la mesure où leur nature est archétype, c'est-à-dire qu'elles ne font pas partie de notre champ d'images, de couleurs et de formes. L'artiste les traduit alors en objets de ce monde, même si elles nous appartenaient déjà, mais n'avaient pas encore été retrouvées et saisies. Cette traduction matérielle de l'artiste marque l'abandon du chemin d'éloignement, de sa tentative d'inverser le cours du monde: quand il réalise son œuvre, l'artiste regagne le cours du grand flux expressif du monde, et suit la tendance vers l'abstrait.

L'art récupère ainsi une perspective qui précède celle de l'individuation. Celui qui parvient à couper le tissu de la nécessité, à démolir les édifices des mots et à mettre en miettes la fausse corporéité du monde, court le risque d'être submergé par la violence qui se dresse derrière la nécessité vaincue: lorsque l'individu se cristallise, la violence se manifeste comme intériorité, comme sensation ou sentiment de la douleur. Ici fait naufrage celui qui n'est pas artiste, celui qui ne sait pas aller plus loin, maîtrisant son angoisse, le long le fil à rebours de la mémoire. Mais la violence, en tant que douleur, est conditionnée par ces représentations naissantes qui précèdent la sphère de l'individu. Celui qui va au-delà trouve la violence mêlée au jeu. Ces représentations premières sont des souvenirs de l'immédiat, des instants, dans lesquels s'abîment toutes les conditions abstraites.

 

Impuissance et horreur

L'art, le plus sérieux et le plus convulsif, est ascétisme, détachement de la vie. Et chez l'artiste – si nous considérons la question d'un point de vue psychologique, eu égard à la perspective contingente de sa personne – le détachement de la vie actuelle naît soit de l'impuissance à se nourrir de l'apparente immédiateté, de l'écoulement trouble du présent, proie facile pour le vulgaire, du renoncement à être protagoniste dans l'action, du fait d'inventer une image ou une émotion substitutives; soit du mépris et de l'horreur qu'inspire l'abîme de l'existence frémissante, d'un dégoût instinctif et d'un pessimisme face à l'élan expressif des configurations vitales. Dans l'art, l'éloignement est l'aspect décisif, révélateur.

 

Dionysiaque et baroque

Nietzsche est aveugle face à la sculpture grecque (comme devant l'architecture). Sa manière de réagir était, à cet égard, encore celle de Winckelmann et de Goethe, bien qu'il eût à sa disposition une plus grande richesse de stimulations et d'informations. Ainsi peut-on lire dans un de ses écrits de jeunesse cette stupéfiante déclaration, que l'ivresse musicale transfigurante, celle de l'orgie dionysiaque, fut traduite en sculpture par Scopas et par Praxitèle (artistes du IVe siècle av. J.-C.).

 

Dépouillement mystique

Débarrassons ce monde des chaînes de la nécessité: avec elle nous l'avons emprisonné, nous pouvons donc l'en éloigner. C'est ce que fait l'art sans le savoir. Que restera-t-il de ce que nous voyons autour de nous? Aucun corps, aucune chose, aucune figure délimitée, parce que tout cela possède une fixité, une permanence, et tout ce qui est permanent apparaît comme quelque chose qui ne peut être différent de lui-même, en tant qu'il a été constitué par la nécessité. Qu'est-ce qu'un monde sans objets durables? Lorsque nous sortons de l'enfance, nous quittons un univers dans lequel nous ne sommes pas guidés par le fil de la nécessité. Et ce fil, cette chaîne se meut toujours dans une seule et même direction, la direction du temps, parce que temps et nécessité sont semblables en profondeur. Par conséquent, l'impulsion de l'art vise à briser, par une régression, la fixité des objets, à s'opposer à l'entraînement du temps par une inversion du présent vers le passé. Ce qui doit être détruit ce n'est pas seulement la consistance et le flux des choses, mais encore leurs rapports nécessaires, leurs liens, c'est-à-dire la relation de causalité. Imaginons un monde dépouillé de la nécessité, un non-monde, où régnerait la mania, où la rupture de l'agrégat individuel libérerait violemment ses composants élémentaires, où la sensation serait encore la vibration, la percussion d'un réactif et non la «synthèse de l'appréhension». Ce monde est ce que l'art entend restaurer, le résidu immédiat de la vie, comme profondeur ou comme passé, dans tout ce qui apparaît comme une existence organique, ordonnée, corporelle, alors qu'elle est au contraire incrustation, sédiment, cristallisation paralysante des catégories. Ici l'abstrait singe le concret, avec une grimace qui a toujours trompé, faisant croire que c'était cela la vie.

 

Derrière il y a un abîme

Derrière la nécessité se tient la violence, sa matrice. On peut éloigner, supprimer la première, mais la seconde demeure. C'est ce qui arrive à l'artiste: il a soulevé le masque glaçant du «non autrement», déchiré les toiles d'araignées de l'abstraction, arraché l'ourdi subtil de l'optimisme, où la violence semble dissimulée par le mirage de la finalité, où toute rondeur, toute corporéité, toute forme bariolée est tissée du fil de la nécessité, fruit du mensonge et de l'invention. Là, il se heurte à la violence crue, au déchirement qui est au fond des choses, non dévidé, non détourné, non congelé, non refroidi par le temps; brutal, concentré, indivis. L'artiste conteste le masque avec lequel la violence s'est manifestée en ce monde: plutôt aucun voile, plutôt la haine délirante, que ce masque de la conformité finalisée, de l'optimisme hypocrite. L'art sert à cela: ce n'est pas en se présentant comme nécessité, comme fausse impulsion plastique et constructive, que la violence parviendra à tromper, dissimulant sa nature. L'artiste fuit la nécessité, arrache son masque à la violence.

 

Wagner et après Wagner

La grande chance de Nietzsche en tant qu'esthète fut de travailler d'après le modèle vivant le plus extraordinaire. Ce que nous pouvons appeler, comme catégorie, «art moderne», et qui comprend Euripide, Shakespeare et tant d'autres personnages éloignés dans le temps, atteint avec Wagner au point de son extrême déchaînement. Nietzsche a été témoin de cela, et l'impression qu'il en a retirée a été si bouleversante qu'elle en a perturbé sa vie tout entière, lui accordant en échange un regard péremptoire et définitif sur le phénomène dans son ensemble. On pourra donc pardonner à Nietzsche d'avoir identifié l'«art moderne» avec l'art en général. Ce qui se manifeste chez Wagner, le don d'illusion tirant à son avantage tout le reste de la vie, la falsification, la contrefaçon, le bouleversement prémédité de tout archétype intérieur, de toute légèreté, de tout jeu, de toute forme, l'exaltation de l'obscur, du trouble, du morbide contre toute luminosité et toute mesure, bref tout ce que l'art, après Wagner, a recueilli et appliqué, n'est parvenu dans ce siècle à rien exprimer, je ne dis pas de plus valable, mais de plus conforme à son but, par rapport à ce que Wagner lui-même avait déjà exprimé. Dans un domaine où la valeur suprême consiste à secouer les entrailles, à obnubiler l'intelligence du spectateur, de l'auditeur, du lecteur, nul n'a su étourdir, narcotiser, exalter, séduire par la mort, l'épuisement, la maladie, comme Wagner, le grand magicien, a su le faire. De nos jours on cherche à conditionner le cerveau, lui y était parvenu parce qu'il avait impliqué les entrailles.

 

La jeunesse se trompe

On s'étonne de la sympathie qu'ont témoignée des hommes comme Leopardi et Schopenhauer pour un rationalisme aussi désespérément superficiel – véritable hymne à la médiocrité – que celui des Lumières. Ceci contraste tellement avec la hauteur de leur intellect! L'explication en serait leur précocité et leur entêtement, leur attachement présomptueux aux intuitions premières. Leur pensée s'est formée, et même cristallisée, à un âge trop juvénile.

 

Avarice du styliste

Nietzsche note parfois dans ses cahiers les «bonnes expressions»; il peut s'agir de verbes et de substantifs désuets, de singuliers rapprochements de mots, etc.; puis, le moment venu, il va les chercher et les emploie. Chaque bon moment de l'esprit est exploité par écrit, comme chaque inflexion sonore agréable. Par la suite, Nietzsche se montre habile dans l'agencement, savant et calculé, de ces fragments, créant l'illusion de l'improvisation.

 

Un histrion

Nietzsche s'apparente à Shakespeare par sa capacité impérieuse à contempler l'homme comme un matériau théâtral. On dirait presque que le passé n'a existé que pour qu'il puisse le représenter, et en même temps imposer au spectateur sa manière de le représenter. Il y a chez lui une aptitude, qui resurgit en chaque occasion, à revivre le passé de l'âme humaine avec une intensité qui est cette capacité d'identification de l'acteur. Dans ce sortir hors de soi, dans ce transfert prophétique, demeure toutefois l'outrecuidance subjective du comédien, trahi par une expression «chargée». Sa pratique de jeu n'est pas du tout naturaliste, elle n'est pas non plus formelle, détachée, mais pathétique, recherchant l'effet, baroque, forcée. Même lorsqu'il parle des choses les plus éloignées de son public, de la Grèce antique par exemple, il cherche à impressionner, à troubler, à emporter. À cette fin, il préfère souvent laisser dans l'ombre ou obscurcir la profondeur d'une de ses interprétations. Tout cela contribue à expliquer l'emprise physiologique qu'exerce l'écriture de Nietzsche.

 

Un trouble-fête

Jusqu'à Nietzsche, les Allemands aimaient à considérer l'art comme un divertissement paisible, quelque chose à «consommer» tranquillement, avec femmes et enfants, comme un ornement domestique,sur le modèle du concert familial. Même Goethe, qui avait des nourritures plus indigestes à proposer, consentit à se faire «consommer» de la sorte. Mais Nietzsche gâcha aux Allemands ce plaisir, lorsque, sans égard et avec grand fracas, il dénonça l'art comme mensonger et honteux, courtisane impudique et comédienne, tout à fait inconvenante pour une famille.

 

Grandes âmes

Beethoven, Dostoïevski et quelques autres sont les «grandes âmes» de l'époque moderne. Véritables drogues dionysiaques, ils entraînent, emportent, saisissent profondément, ils nous arrachent non seulement à la quotidienneté, mais même à l'individuation. La mesquinerie est balayée, la poitrine, agressée, se gonfle du sentiment que cette vie, précisément en sa véhémence bouleversante, en son caractère terrible, vaut la peine d'être vécue; ce sont de grands optimistes, qui donnent une justification à l'existence. Nietzsche aussi est une «grande âme», mais il s'adresse à des âmes choisies, même si son langage rarement semble initiatique. Les autres ne peuvent qu'être détournés ou illusionés par lui. Au contraire, les deux premiers font en sorte que, l'espace d'un instant, tous ceux qui ne le sont pas puissent devenir des initiés, ils s'adressent à tous, parce que leurs sonorités, leurs images ne viennent pas de leur personne, mais d'une région qui est au-delà de l'individuation, de la mère de tous les individus.

 

Doctrine de la culmination

Pourquoi à peu près toutes les perfections et les raffinements de ce monde se savourent-ils dans l'art? Parce qu'en lui la vie apparaît comme épurée de sa tendance à dégénérer, arrachée à la décadence intrinsèque à toute manifestation de la réalité vivante, dépouillée du scaphandre de la nécessité, privée de la douleur de l'individuation. Avec l'art, la violence se montre dans sa fluidité, le jeu dans son triomphe. Mais l'art n'invente rien, il extrait les pierres précieuses dissimulées par le tissu de la vie. Ce qu'il récupère, ce sont des représentations naissantes, des souvenirs primitifs, des instants: la vie sans son aspect fatal, ennuyeux, enchaîné, décadent, déclinant; la vie dans sa structure ascendante, depuis le présent vers le passé, décomposée en instants et en fulgurations. Ce n'est pas le propre de l'art de s'arrêter au fragment isolé, de se perdre en lui; son aspiration se meut à l'encontre de la poussée cosmologique, elle passe d'un instant à un autre, jusqu'à atteindre le souvenir, tourné vers l'immédiat, de quelque chose qui n'est plus un instant, qui n'est le souvenir de rien. Ce flux d'instant en instant connaît un reflux, lorsque l'artiste commence à «descendre», à dire ce qu'il a vu. Il a quitté le présent pour vivre dans le passé; il veut maintenant revenir et tisse une chaîne de représentations – l'œuvre d'art – pour atteindre les autres hommes dans le présent. Sa régression n'était pas une destruction du monde: l'artiste est un démiurge qui enrichit la trame des représentations. Dans l'œuvre d'art les instruments de la cosmologie sont acceptés, puisque l'expression devra devenir une représentation vivante: temps, espace, nombre, causalité, nécessité. L'ordre, la succession selon lesquels l'artiste avait récupéré les instants dans sa vie ascendante, ne seront plus les mêmes dans la vie descendante; ils ne sauraient d'ailleurs être reproduits fidèlement, car les conditions de la représentation sont différentes dans les deux cas. Le chasseur du passé et le cosmologue sont des sujets différents qui cohabitent en un seul homme. Il se peut que ce qui était inaugural dans la récupération devienne conclusif dans l'œuvre; il peut arriver qu'une succession d'instants se manifeste, dans la réalisation artistique, comme une averse, une simultanéité, par exemple dans la peinture. Et ce qui est au-delà de l'instant, l'immédiat, l'ineffable et l'inapprochable, doit trouver une expression dans le chemin descendant: c'est l'acmé de l'œuvre d'art. De tout cela la musique nous donne l'exemple le plus éclairant: découverte de fragments pré-individuels, d'instants intérieurs; leur traduction dans le champ de l'audible, dans la moins plastique des conditions cosmologiques; la mise en place de l'architecture expressive pour recueillir, déterminer, susciter l'acmé. Tout édifice musical, grand ou petit, a un point culminant. Le commencement et la fin de la critique musicale pourraient bien consister à indiquer les mesures où l'on atteint ce niveau suprême, cette culmination de la vie du musicien, ascendante et descendante. Il n'en faut pas davantage pour qui sait entendre. Le grand maître dans ce domaine de l'instant et de la culmination a été, pour nous modernes, Goethe: en quelques vers, il a su nous transmettre ce secret, lorsqu'il fait apparaître Galatée sur les flots de la mer Égée.

 

L'angoisse comme lacune

Nietzsche oppose toujours l'art à la connaissance, soit qu'il se prononce en faveur de cette dernière, soit que sa préférence aille à la première. Et même lorsque l'art semble absorber, d'après lui, la métaphysique, la religion et la science, activités toutes réunies sous le titre de mensonge et falsification, il reste encore quelque chose d'opposé, la «vérité». Mais vérité signifie toujours pour lui – fidèle disciple de Schopenhauer – intuition de la douleur, de la vanité, du néant de la vie. Selon cette perspective, toutes les phases de Nietzsche sont des variations autour d'un même thème. La connaissance est la grande ennemie de l'art, mais les philosophes, n'étant eux-mêmes que des artistes (ou des ascètes), ne possèdent pas la connaissance. Et Dionysos alors, n'est-il pas le dieu de la connaissance? Si c'est le cas n'est-il pas mensonger d'affirmer que Dionysos est le dieu qui dit oui à la vie? Si Dionysos est le dieu qui connaît, s'il possède la vérité, si la vérité est bien telle que la pense Nietzsche, son Dionysos aura horreur de la vie. Et Nietzsche, disciple de Dionysos, n'est-il pas l'artiste mensonger qui falsifie son maître? L'affirmation de la douleur est un paradoxe qui ne sauve pas de l'angoisse, parce que Nietzsche ne parvint pas à trouver une structure théorétique qui pût soutenir son aspiration à un optimisme dionysiaque (tant il était, dans ses intentions, rationaliste). L'intuition de l'éternel retour fut une conquête, mais quelque chose d'essentiel manquait encore; l'esprit qui avait conçu cette pensée s'exalta, et pourtant il fut emporté par l'angoisse d'une telle connaissance, plus désespérée que toute autre angoisse précédente. Toutefois la cause de cette angoisse n'était qu'apparence, même la douleur et la «vérité» étaient aussi apparence, et non pas seulement l'art: ce fut sa lacune. Si Nietzsche était allé au-delà, il n'aurait pas opposé de façon si rigide l'art à la connaissance, il ne l'aurait pas vu, unilatéralement, comme aptitude générale au mensonge; l'art serait peut-être entré à nouveau dans une sphère plus paisible, plus lumineuse, plus rassurante, plus exaltante, dans une autre connaissance, il eût été considéré lui-même comme connaissance. C'est l'abîme de l'immédiateté, dont la vue fit reculer Nietzsche d'effroi. Mais l'art est précisément ce qui veut reconduire vers cet abîme, par une déchirure qui éloigne, qui entraîne au loin de toute apparence.

 

La tragédie comme hiéroglyphe

Plutôt que comme tension et harmonie entre apollinien et dionysiaque, la tragédie grecque peut être comprise comme le pathos, la répercussion d'une énigme, d'un hiéroglyphe. La trace première est l'expression désarticulée et délirante du chant choral, la danse du chœur figurant et structurant l'agitation désordonnée du rite dionysiaque; ce sont ses paroles qui formulent les images suscitées par Apollon dans le regard d'une communauté de possédés et de devins. Ici se greffe l'événement, qui n'est plus une vision délirante, mais un symbole interprétatif de l'énigme, une résolution atteinte par des chemins expressifs divergents, effectuée selon une nécessité plastique, à travers les mythes de la tradition transfigurés et racontés suivant une pulsion qui manifeste le pathos originaire, déchiffré comme vision. Les grandes émotions apolliniennes et dionysiaques, l'enthousiasme pythique et l'ivresse orgiastique, contaminent ainsi une cité tout entière: le filtre de l'art en atténue la violence, les rend accessibles sans troubler la trame de l'apparence. Un tel hiéroglyphe est exotérique, très différent de celui de la sagesse, lequel visait une expression substitutive de l'extase totale destinée au petit nombre (même à travers la dialectique, dont on a des échos dans la tragédie). L'énigme tragique ne stimule pas l'intelligence exceptionnelle, elle suscite un pathos primordial au sein d'une communauté, semblable en cela à ce qu'a été la musique pour les modernes.

 

Une opposition

L'art est ascétisme, modestie; la philosophie est débauche, outrecuidance. Certes l'«art» et la «philosophie» sont des abstractions, de simples prédicats, qui peuvent l'un et l'autre appartenir à un même homme; c'est pourquoi souvent l'artiste est aussi philosophe et le philosophe artiste.

 

L'art n'a pas d'objet

Décrire, reproduire, imiter – par des formes, des couleurs, des volumes, des sons, des mots – les choses et les individus tels qu'ils sont et agissent, ce n'est pas l'art. Toute esthétique conçue à partir de l'objet de la représentation artistique fait fausse route, soit qu'elle affirme que cet objet est imité, soit qu'elle prétende que l'art saisit l'essence intime de l'objet, ou même sa forme idéale. Esthétique réaliste ou esthétique idéaliste sont l'une et l'autre subordonnées à l'objet, elles sont toujours des esthétiques de l'imitation. L'art ne décrit pas, parce qu'il n'est pas dans un rapport direct aux objets sensibles appartenant au tissu général de la représentation, il n'a pas avec eux de liaison naturelle, homogène. Il fait plutôt retour aux choses sensibles, il les retrouve à la fin, par d'autres voies, provenant d'une région, et par une médiation, qui nous est inconnue. La forme sensible qui se présente dans l'art n'est pas un point de départ, mais un point d'arrivée.

Cela, et ce qui précède, étant dit avec ce préalable terminologique: j'appelle artiste non pas quelqu'un qui écrit des poèmes, ou dont les poèmes sont considérés comme étant de l'art par le jugement général ou de quelques experts, mais celui qui se conduit de la façon que je viens d'expliquer. Je ne crois pas trop m'aventurer en affirmant que d'aucuns se sont conduits de la sorte.