l'éclat

 

La ”vissutezza”

 

Patricia Farazzi

 

 

 

 

Ce texte a été lu lors d'une présentation de l'oeuvre de Giorgio Colli, le 25 mai 2000 à l'Institut Culturel Italien, alors dirigé par Pietro Corsi.

 

Dans certaines pages de la Ragione Errabonda*, Colli, citant Aristote, nous livre au passage une définition de la grandeur comme le fait de ne pas être disposé à subir l'outrecuidance des autres. Encore faut-il savoir en quoi consiste cette non-disposition à l'outrecuidance. On ne peut, puisqu'il s'agit de grandeur, l'imaginer violente. La grandeur serait-elle la marque d'une distance, où s'engloutit la violence ?

Alors que dire des éditeurs et traducteurs français de Colli, lesquels, faisant preuve de la pire outrecuidance, se permettent de découper ses carnets et de leur imposer des classifications subjectives ?

Et la pire outrecuidance était bien de provoquer la grandeur posthume de l'auteur à s'exprimer encore une fois.

Mais il est possible aussi qu'à le lire et le tourmenter, comme il nous a appris lui-même à le faire, nous ayons finalement laissé s'engloutir la grandeur, l'outrecuidance, et effacé la limite soi-disant ultime du dernier point, pour suivre les traces que Colli avait pris soin de laisser.

C'est dans les pages de Philosophie de l'expression que nous décelons la première trace. À propos du discours d'Héraclite. Colli écrit : «Il s'éloigne autant qu'il le peut de l'immédiateté et se tourne vers le pôle opposé en direction des abstractions les plus dépouillées, et à travers celles-ci, nouées entre elles dans un jeu oraculaire expressif, il récupère d'un bond la profondeur dont il était parti.»

Et ailleurs, d'autres traces, où ne reste qu'une infime partie de la forme héraclitéenne, comme si le langage écrit s'était ancré vers cette extrémité où Héraclite ne faisait que rebondir. Dans Philosophie de la distance, à propos de Proust et de Stendhal : «Un éloge de l'écriture qui vient enfin après tant blâmes. Mais si la littérature est dictée par l'urgence, dans un effort de remémoration, elle est rachetée par cette nostalgie de l'instant, il semble alors que la littérature échappe presqu'à sa raison d'être qui est de démêler l'abstraction et devient au contraire un instrument pour récupérer la vie, une sollicitation extrême de la mémoire.»

Et puis encore, dans Après Nietzsche : «Le détachement de l'auteur vis à vis de son œuvre laisse une trace dans l'œuvre elle-même.»

Ces traces nous les avons suivies jusqu'à ce point où la curiosité, l'outrecuidante curiosité, ne se satisfait pas, mais tombe. Et le visage de l'auteur demeure énigmatique. Dans ce mystère, Colli le dit aussi à propos de Nietzsche, s'exprime la volonté de se cacher, la possession d'une autre richesse.

Cette richesse de l'œuvre, qui ne se découvre que lentement, qui survit, d'autant mieux, à son auteur que sa personnalité reste inconnue, ou se brouille avec ironie à la moindre manifestation de curiosité, est un don. Le négliger, c'est peut-être ça, l'outrecuidance. Cette manière de se payer de mots, mais avec les mots des autres. D'en finir une bonne fois avec leur énigme. Un : c'est comme ça et pas autrement, qui nous démuni d'un coup de tout l'inestimable que l'auteur, plein d'estime à notre égard, avait dissimulé dans le texte. Il nous a fait, lecteurs, dignes de son respect. Puisqu'il nous a incités à découvrir, enfouie sous les mots, l'incomparable intériorité humaine qui seule est vivante.

Il ne suffit pas, alors, de nous demander si nous avions le droit de négliger un tel don, ou si nous avions le droit de ceci ou de cela. Il ne s'agit pas de droit, ni de devoir, il s'agit d'action. Nous avons seulement emprunté, à l'auteur, ses outils, et fait un travail d'arpette.
Quels étaient les outils de Colli ? Où son action s'inscrivait-elle ? Elle s'inscrivait précisément là où elle nous a ramenés. Dans cette faculté, qui était la sienne, de scinder et de réunir, d'utiliser tous les outils de la connaissance pour dégager la pensée de l'utilitarisme, où la spécialisation la fige. Ce que Roberto Bazlen dans ses Notes sans texte, appelle : les qualités sans l'homme, le spécialiste.

Etait-il philosophe, philologue, traducteur, éditeur, écrivain, professeur ? Nul doute qu'il fut tout cela, que tout cela remuait en lui, se scindait et se reliait dans des mouvements en sens contraires, avec des effets de loupes et des éloignements vertigineux.

Il possède cette chose commune à tous les individus, ce tourbillon intérieur, mais il possède aussi ce secret : de connaître l'exacte mesure de l'outrecuidance. Le secret de la distillation, l'infime trace, en plus ou en moins, qui transmue l'outrecuidance en confiance.

Une confiance qui ne s'accorde qu'à la pensée sans finalité. «Autant que nous pouvons», comme dirait Spinoza. Alors que nous voyons les filets mortifères de la rhétorique utilitariste se tisser autour de nous, sachant bien qu'elle fera tout plier, utilisera tous les arguments et déploiera toutes les interprétations pour parvenir à ses fins. Et qui ne sont pourtant que déplacements et déploiements sans fin de nouvelles versions de finalisme et d'utilitarisme qui ne savent même plus à quoi il servent. Quelque chose où, comme le dit Hermann Broch : en fait de valeurs règne le vide.

Nous avons donc fait confiance et porter nos regards vers ce qu'il y a d'intraduisible dans toute langue, et avec confiance, nous avons appris de lui, ce qu'il y a d'outrecuidant à vouloir les traduire quand même, à obstinément vouloir les faire passer d'une rive à l'autre, comme si nous voulions les délivrer du joug où la langue qui les a pensés les maintient. Insistant encore sur ce que cet intraduisible dissimule, d'outrecuidant.

Un intraduisible où le mot aurait l'audace d'être, comme le dit Colli, universel. De détruire, absolument, la prétention constructive de la langue raisonnable, raisonnablement traduisible ou intraduisible, de lever l'obstacle majeur au reflux vers la vie naissante du mot. Mais rassurons-nous, aucun mot n'est capable d'un tel exploit. Un seul était à la mesure d'une telle tâche, et possédait déjà en lui toutes les outrecuidances, et, sans doute, tous les secrets pour la doser et accomplir la transmutation. Mais nous ne sommes toujours pas disposés à subir son outrecuidance. Ce mot, Colli, après et avec d'autres, a cherché à l'intraduire, et tous ceux qui à leur tour l'ont traduit, s'y sont heurté.

Nascimento, immediatezza, vissutezza, nascita l'insondabile aîon. Tous ces mots pour dire la vie, et qui ne sont plantés là que pour nous inciter à ne pas nous contenter du mot. Qui relancent indéfiniment les dés sur l'échiquier.

Vissutezza, Colli avait inventé ce mot, et selon son ami Alessandro Fersen, il réapparaît dans Philosophie de l'expression en immediatezza, et à d'autres occasions encore, sous diverses identités, dans Nature aime se cacher, il est nascita, mais plus tard quand Colli traduit Héraclite, la nascita est devenu nascimento. Il nascimento qu'il faudrait ne jamais traduire.

Parce qu'avec Colli, les mots italiens sont régulièrement recouverts par une marée de mots grecs. Les mots ne se déplient pas - étymologiquement - pour justifier leur sens, ils se replient les uns sur les autres. Et c'est la distance qu'ils laissent que nous mesurons, comme nous mesurons du regard, la traînée laissée par une comète et qui n'est pourtant que son sillage lumineux.

Mais qui est aussi le produit de sa vitesse, de l'intensité de sa lumière et de son énergie. Trois choses indispensables si nous ne voulons pas rester en rade dans la salle des pas perdus de l'interprétation. Si nous voulons, ainsi qu'il le dit encore à propos de Nietzsche, faire quelque chose dans sa direction.

Il est certain qu'il nous provoque, et même à ne pas avaler sa cuisine les yeux fermés, quand il nous livre sa recette pour un philosophe : choisir à temps ses maîtres, mais il se garde bien de nous dire lesquels, et en plus le flair doit être inné, autrement dit seul un odorat héraclitéen nous permettra de nous y reconnaître, les presser, les tourmenter, les mettre en pièces et les remettre ensemble, le contraire de ce qu'on nous enseigne, désormais.

C'est pourtant comme ça qu'il remet la philosophie à sa place. Et, sans à priori salvateur, la débarrasse pour un instant, celui de notre lecture, des mésalliances et des incessantes questions sur son utilité, sur sa finitude, et sur son rôle.

Trois choses indispensables si nous voulons éviter la philosophie et ne pas même rencontrer la vie.

Et puis, la dernière trace : ces paroles de Luckacs citées par Ferruccio Masini, à propos de Giorgio Colli :

«Comme Saül, qui, parti à la recherche des ânes de son père, rencontra un royaume, le philosophe part à la recherche de l'énigme et rencontre la vie.»

*La ragione errabonda, carnets posthumes de Giorgio Colli, a été publié aux éditions Adelphi, en 1982, c'est-à-dire trois ans après sa mort,édité par Enrico Colli, en un seul volume, suivant l'ordre chronologique. L'ampleur du travail à accomplir a imposé cette idée du volume unique. C'était près d'un millier de pages à déchiffrer, à classer, et quelques fois à choisir. La traduction française de ces carnets a paru aux éditions de l'éclat , en trois volumes : Philosophie de la distance, Philosophie du contact, Nieztsche.