l'éclat

 

L'Europe de
María Zambrano

Massimo Cacciari

 

1. Nous publions ici le texte d'une conférence tenue en clôture du Colloque international d'Etudes sur María Zambrano, à Malaga, le 4 novembre 1994. La version italienne de ce texte est pour paraître dans la prochaine livraison de la revue Paradosso, Quinto de Treviso, Pagus Editore. La traduction française a paru dans la revue Po&sie n°71, Belin, Paris 1995, p. 120-124.

Interrogeants — «nos interrogantes» selon l'expression d'Augustin —, les habitants de l'Europe. Interrogeant chaque tradition et chaque «valeur». Interrogeant le mystère de leurs propres fois. Ici, même le pèlerin interroge, ne cesse d'interroger, s'avançant vers son Lieu; et jusqu'au théologien qui veut être inventor veritatis. Sans Ulysse l'Europe ne serait pas, affirme María Zambrano (2). Au cours de son nostos, de son «chemin de retour», Ulysse ne subit pas les souffrances et les aventures; au contraire, il les interroge et, presque, les recherche; il est celui qui, par elles, apprend. Pour lui, chaque expérience se transforme en problème, chaque rencontre stimule l'interrogation; il n'est aucun «donné» qui ne se convertisse aussitôt en exercice mental, en passion de la pensée.
L'Europe de María Zambrano est placée sous le signe de cette figure. Mais c'est là, également, que commence son propre chemin. Chemin européen s'il en fut, et même européano-méditerranéen: chemin d'îles en îles parfaitement circonscrites, au sein d'une mer «originelle», semblables à ces «claros del bosque» s'ouvrant dans la mer végétale(3); chemin guidé par une parole qui attend d'elle-même la clarté et la transparence, mais dont la mesure est toujours également signe des distances qui rapprochent et séparent les langues, les traditions et les dieux de cet espace — de ce monde méditerranéen. Lieu, certes — sans lieu quel cheminement serait possible? —, mais lieu prismatique, lieu qui donne forme à des «possibles» plutôt qu'à des réalités définies, lieu qui précisément au fil de ses inlassables métamorphoses, reste lui-même. L'Europe touchera à sa fin dès lors qu'elle cessera de passer — quand sa forme actuelle n'aura plus la force de finir (4).
Mais quel est, donc, le statut de l'interrogation ? quels principes en régissent la forme ? C'est le problème qui domine toute l'œuvre de María Zambrano et qui, me semble-t-il, trouve son expression la plus accomplie dans El hombre y lo divino (5). Le statut de l'interrogation est paradoxal. D'une part, l'interrogation renvoie très certainement à la forme de l'initiation. Il ne peut y avoir d'interrogation sans une «voz abismatica» qui appelle. On présuppose donc une voix — une voix ré-clamante —, et une écoute — une capacité d'écoute. Mais d'autre part, il est évident que jamais nous n'interrogerions si nous n'avions perdu toute «intimité» avec cette voix ou si nous savions l'écouter parfaitement. L'interrogation témoigne alors, précisément, d'une intimité perdue avec «ce» qui cependant appelle. C'est pourquoi l'Europe est l'espace où l'on interroge sans cesse les dieux — et où les dieux se retirent. Dans l'interrogation, la plus grande intimité équivaut à l'absence, la présence à l'exil. Et la philosophie européenne est la conscience de ce destin : son interrogation s'adresse au divin, précisément quand la présence des dieux est perdue. Se tient au centre de son cœur l'absence de ce qui est interrogé. Chaque pas, chaque parole porte le signe de cette perte originelle
C'est avec les yeux, avec la theoria, de Diotime (6) que María Zambrano «analyse» la philosophie européenne — mais le langage de la philosophie est le langage de l'Europe. La parole, la mesure de la parole qui interroge l'être absent devient l'être même. C'est l'«inversion» de l'être inaugurée, pour María Zambrano, par Parménide. L'être, «entièrement plein», immobile, gisant en lui-même, sans naissance ni mort, l'être qui est «néant de vie», du logos précisément, s'inverse dans le seul être dont il est nécessaire qu'il soit — et la vie, le monde de ses apparences, présences et opinions, se réduit à ne-pas-être. Un doute systématique, glaçant, embrasse toute présence; toute immédiateté est niée. Cet «éloignement toujours plus marqué des conditions initiales ou naturelles de la vie» (7) que Valéry perçoit comme le caractère spécifique des Méditerranéens est, pour María Zambrano, le produit de l'interrogation ou, mieux encore, le produit de l'interrogation philosophique consciente — laquelle transforme ce qui est trace d'une absence, la parole interrogeante, en la seule réalité qui nous est donnée, ou le seul moyen qui nous est concédé de nous rapporter à cette réalité. Sont hors du commun, l'acuité, l'esprit de finesse, avec lesquels María Zambrano suit non pas le parcours historique, mais le diaporein, la progression d'aporie en aporie de l'interrogation philosophico-européenne — tout comme est hors du commun le soin avec lequel elle en éclaire les présupposés tacites et les inévitables conséquences.
La philosophie aime véritablement cette Présence absente — cette Présence qui, jusque dans son interrogation, s'avère absente. La philosophie veut, vraiment, avec Ulysse, le plein rattachement à cette Réalité; elle veut véritablement réintégrer l'harmonie originelle. Mais elle ne le peut vouloir que par le moyen du logos — de l'arme du logos. Elle ne le peut vouloir qu'en interrogeant l'Absent pour le contraindre à une nouvelle présence dans le logos. Elle ne le peut vouloir que le comprenant, qu'en en faisant un concept — et donc logos encore.
La philosophie, au moins jusqu'au Moderne, ne supporte pas l'Absence. Et pour la dépasser, pour l'éliminer, elle l'interroge. L'Absence est ainsi sacrifiée pour retrouver l'harmonie, la communion perdues. L'interrogation, de par sa propre nature, ne peut jamais laisser-être l'Absent. Son logos prétend nécessairement à ce que l'Absent passe à la Présence, qu'il se représente, qu'il se fasse idée. L'interrogation, alors, naît d'une Absence et est tout à la fois violence à son encontre — elle est l'hybris, la prétention à ce que l'Absence se puisse dépasser au moyen du logos et dans le logos.
La philosophie ne supporte pas l'absence de l'Absent. Elle l'interroge pour s'en emparer. Elle le «sacrifie» dans le concept. Ou alors désespère de sa propre faillite — et nie, de fait, que son entreprise, sa propre interrogation, puisse avoir la moindre signification. Ou bien elle «tue» l'absence de l'Absent (et donc le propre de l'Absent) — ou bien elle «tue» le sens même de l'interrogation. La «mort de Dieu» est, en tout cas, le résultat de l'amor Dei philosophique, de l'amor intellectualis Dei.
Pour María Zambrano également, la «mort de Dieu» est le «chiffre» du Moderne — mais est unique et incomparable la genèse qu'elle en dessine, tout comme est unique et incomparable la «voix» avec laquelle elle en parle. C'est la «terrible voracité» de l'amour philosophique, auquel elle opposera le caractère inconsommable de l'«objet» d'amour du Mystique, qui devra tuer Dieu — «après» en avoir réclamé de milles façons la présence pleine, effective, dévoilée. Le dieu qui meurt est une représentation que tout le paganisme connaît. L'Hellade était parsemée de tombes des dieux. Mais que ce soit l'homme qui l'ait tué, que le dieu puisse mourir de la main de l'homme — cette idée inouïe est le propre du christianisme. Et si à présent nous lui associons l'amour du logos, cet amour qui veut «invertir» en logos toute réalité et toute absence, et qui ne peut de fait que conduire au sacrifice de l'Absent et de l'Inconnu, nous avons l'Europe, l'Europe de notre ge — Europe oder Christenheit. L'«inversion» de l'être en logos, accomplie par la pensée grecque, n'aurait pas suffi à elle seule à produire l'idée de la «mort de Dieu» de la main du doute infini. Pour un tel «blasphème» il fallait l'Événement décisif, le Crucifix.
Le moderne nomme «liberté» l'affirmation d'une telle idée. A la suite d'Ortega, María Zambrano montre comment, s'il s'agit de liberté, il s'agira de liberté nécessaire. L'interrogeant qui phagocyte l'objet de son propre amour nécessairement ne peut entretenir avec lui aucune religio — il est nécessairement libre. Il n'est plus guidé en son chemin par aucune voix. Mais il sera contraint alors de diviniser précisément le chemin qu'il accomplit. Ce parcours sans fin, cette interrogation sans voix réclamante deviennent le tout. A la «mort de dieu», correspond l'adoration de l'idole haïe entre toutes pour María Zambrano: l'Histoire. «Libérés» de Dieu, il est nécessaire de devenir esclaves de l'Idole. Et tandis que le Dieu était interrogé parce que précisément son absence exigeait l'interrogation — qui pouvait aussi provenir d'une foi, si cette foi ne voulait pas être «négligente», — cette idole, l'Histoire, ne réclame aucune interrogation parce qu'elle apparaît déjà présente, parce que ses «choses» apparaissent déjà bien visibles, parce que personne ne pourrait «raisonnablement» en douter.
L'interrogation amante de la philosophie produisait la «mort» de son propre objet. La «liberté» athée produit l'idolâtre croyance dans l'Histoire et dans la «raison historique» comme organes d'interprétation du nouveau dieu. L'aventure européenne semble ainsi procéder à travers une hétérogénèse continue des fins — comme si l'on devait toujours parvenir là où des espérances et des attentes sont contredites. En chacun de ses gestes, en chacune de ses intentions, il semble que l'Europe cherche toujours, à la fin, le contrecoup. Et quand on croit avoir atteint quelque «terre ferme», on n'a atteint en réalité qu'une nouvelle aporie — et chaque résultat n'a point tant la saveur de ce que l'on a acquis, de ce que l'on possède désormais, mais plutôt la saveur de l'inconnu qui s'ouvre par devant nous.
C'est précisément sur ce caractère de l'Europe que María Zambrano fonde sa propre idée du possible contrecoup porté à l'athéisme idolâtre du Moderne. Il ne s'agit nullement d'un discours sur le «futur de l'Europe». Ce type de discours appartient entièrement à la «raison historique» du Moderne. Tout comme appartient à son essence toute «perspective du futur», l'obsédante invite à «sacrifier» au futur — à «sacrifier» chaque in-stant à la production du futur. De ce point de vue, la philosophie du Moderne est philosophie de la praxis: la vérité consiste dans les formes de la praxis capable de produire du futur. Le lieu de l'homme est sa praxis. Logos s'exprime, se traduit en Action.
Et — dit María Zambrano —, toute simplicité, toute «nudité vraie» (8), toute passivité, doivent être oubliées. Est oublié L'in-stans — l'atopie de l'instant, à partir de laquelle, pourtant, tout temps s'engendre, tout ordre chronologique est formé. Sont oubliées l'hésitation, la halte, — est sommé de se taire le silence, qui était la forme sous laquelle nous parlait l'Absent. Est sommé de se taire Don Quichotte, qui commence un chemin guidé, précisément, par l'Inexistant — et qui, dans l'Amour pour l'indestructible Absence, construit ses propres rapports, voudrait donner vie à sa propre «communauté». Et est sommé de se taire également cet ordo amoris, qu'aucune possession ne peut détruire, puisqu'à aucune d'elles il ne s'adresse.
Telle est l'Europe qui, métaphysiquement, s'oppose à la figure des «bienaventurados» (9). Ceux-ci ne sont pas les «bienheureux» ascètes de l'extase; ils ne sont pas étrangers aux passions de l'âme, ils n'oublient pas la nécessité de l'agir. Simplement, ils sentent avec une force originelle ces passions, ils agissent véritablement par nécessité, ils correspondent immédiatement à la «voz abismatica» qui les ré-clame. Plus encore, les «bienheureux» représentent l'individualité parfaite : cette mesure de simple singularité à laquelle chaque être consciemment-inconsciemment tend, et que chaque être attend sans jamais la pouvoir atteindre complètement. «Bienheureux» celui qui a pu se libérer de la confusion, qui ne pourrait plus être nommé autrement que soi — celui auquel revient son seul et propre nom. Intouchable, inassimilable. Mais aussi pour cela précisément et parfaitement communiquant. La présence de l'individu, sa présence ici et maintenant, son action parmi nous pour être tel, voilà ce qui inquiète et interroge, voilà ce qui provoque et est scandaleux. Voilà ce qui blesse et ce qui ouvre — et en cela est communication par excellence, excédant le discours commun, bouleversant l'ordre des habitudes, étant donc parole, expression. A proprement parler, nous pourrions dire que seul le «bienheureux» communique. Ce n'est que lorsque nous nous heurtons inopinément à la présence de quelque chose de parfaitement indivis et, par cela même, inoubliable, que nous réalisons toute la puissance de l'expression, de la parole, du signe, du son qui communiquent. C'est ce que rappelle le «bienheureux» en faisant signe à l'intacte singularité de son expérience, à la singularité de la parole par laquelle il tente de l'exprimer, et en montrant de quelle manière celle-ci s'adresse non à ce qui est «commun», non à l'«histoire», non au «général», mais au Soi de l'autre qui écoute, qui se risque à l'écoute.
Le «bienheureux» représente une «réflexion», dans l'esprit de la mystique espagnole, du sage plotinien — ou mieux encore, illumine la signification, la «saveur» méditerranéenne de la figure de ce dernier. Il est combinaison de sentiments et illumination métaphysique; il est le signe de cette plénitude esthétique qui précisément advient au comble de l'extase. Le bonheur du «bienheureux» advient, se donne dans l'instant de la combinaison (non de la confusion) entre comble de l'immédiateté du sentir et comble de la puissance de l'esprit. L'Europe — répète María Zambrano — a oublié le nom d'un tel bonheur — et elle l'a oublié dans la mesure où toute sa pensée s'appuie sur l'oubli de l'être comme avènement, sur l'histoire, précisément, de l'Être comme fondement universel et nécessaire, comme Être suprême, substance et aliment de tous les existants. Il ne fait pas de doute, ici, que la pensée des «clairières du bois» rencontre, quand bien même dans une tonalité tout à fait différente, la pensée heideggérienne de l'Être comme Ereignis — de l'Être comme événement appropriant, qui ne pourra jamais se convertir en objet ou fondement — pulsation, présence pure et palpitante, Vie insaisissable, souffle, pneuma, respiration, présence qui ne s'extériorise pas, être qui excède tout être, don illimité. C'est ce qu'on lit dans la page la plus dense de Claros del bosque. Aión, tel est le nom que Plotin donnait à cet éternel Puer de l'instant: l'éternel du don de soi insaisissable de la Vie dans l'insaisissable singularité de ses êtres. A en saisir l'éclat «tend» toute l'intelligence et la parole, «feu impalpable et lumière de l'intelligence», de María Zambrano.

 




2. A. Colinas, «Sobre la iniciacion. Conversacion con María Zambrano», Cuadernos del Norte, 38/ 1986.





3. M. Zambrano, Claros del Bosque, Barcelone, Seix Barral, 1977; tr. fr. Marie Laffranque, Clairières du Bois, Combas, L'éclat, 1989.

 


4. Cette réflexion est au cœur de mon livre Geo-filosofia dell'Europa, Milano, Adelphi 1994 (tr. fr. Déclinaisons de l'Europe, L'éclat, 1996).


5. M. Zambrano, El hombre y lo divino, (I éd. Mexico, 1955) Madrid, Siruela 1991. C'est, à mon avis, avec El sueno creador (I éd. Mexico, 1965), Madrid, Turner 1985 (dont une partie, traduite par Elena Croce, fut publiée par De Luca, à Rome en 1960), le livre philosophique fondamental de M. Zambrano. Dans les pages qui suivent la discussion se fera essentiellement avec les thèses qui y sont développées. (Ce titre est annoncé à paraître en français aux éditions Corti, qui publieront également d'autres titres de Zambrano.)

 

 

 6. M. Zambrano, «Diotima (Fragmentos)», Botteghe oscure, XVIII 1956.

 

7. Paul Valéry, «Inspirations méditerranéennes», in Variétés, Œuvres, tome I, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p. 1096.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 























 


















8. Il faudrait ici expliquer la très dense trame de relations qui relie l'œuvre de M. Zambrano à la Mystique du Siècle d'Or. Qu'on se contente en tout cas de lire «Saint Jean de la Croix. De la nuit obscure à la plus claire mystique», trad. Suzanne Brau, in Levant, Cahiers de l'espace méditerranéen, vol. 2, Tel Aviv-Combas, 1990 (repris in Senderos, Barcelone, Anthropos 1986 [tr. fr. Nelly Lhermillier Sentiers, Des Femmes, 1992). Le livre dans lequel s'exprime plus intensément l'«adhésion» de M. Zambrano à la fulgurance de la parole-expérience mystique «libérée» de la nécessité du dis-courir et de la compréhension, est De l'Aurora, Madrid, Turner, 1986, [De l'Aurore, tr. fr. Marie Laffranque, Combas, L'éclat 1988].

 

9. Los bienaventurados, est le titre du dernier livre de Maria Zambrano, (Madrid, Siruela 1990).

 

Massimo Cacciari