l'éclat

 

Prométhée :
« Dans les hommes
j'ai placé
les espérances
aveugles. »

Massimo Cacciari

 

 









Eschyle, Prométhée enchaîné, 250.

Le texte qui suit est extrait du livre de Massimo Cacciari, Dell'Inizio, Adelphi, Milan, 1990, liv. II, chap. III, sect. III, p. 433-439. Le titre original de cette section est Elpís [Espérance].

Il a paru en français dans le livret-programme de l'opéra de Luigi Nonno, Prometeo Tragedia dell'ascolto, (mis en espace Robert Wilson), édité par Jean Louis Libert, Théâtre de la Monnaie, Bruxelles, 1997.

Massimo CacciariUne première chose est sûre : «autant que dure notre vie, nous sommes pleins d'espérance » (Philèbe 39e 5-6). L'espérance détermine l'être de l'homme, avec l'aísthesis, la sensation qui saisit le présent, et la mnéme, la mémoire qui re-présente le passé. On ne peut ‘échapper' à l'espérance, comme on ne peut, vivant, échapper à la vie: la vie n'est qu'espérance (Troyennes 633). La volonté même, étymologiquement, n'est pas autre chose : le mortel ne pouvant avoir aucune certitude absolue du succès de ce qu'il entreprend, du pouvoir de sa volonté, celle-ci est, à sa racine, espérance, qui révèle ce qu'est vivre et ce qu'est vouloir-vivre.
Une autre chose est sûre : l'espérance est incertaine, et double est son logos. Figure insaisissable et «vagabonde», elle porte secours et avantage, mais pour d'aucuns elle n'est encore que la «tromperie des vains désirs» (Antigone, 615-616). Elle est sincère et trompeuse, dorée (Œdipe Roi, 158), en tant qu'elle donne du plaisir (elpís-velle-voluptas), mais également dangereuse. Elle peut parvenir à s'opposer à l'érgon, à l'action, à se confier au destin, ou encore à ‘délirer' au-delà des limites de la promátheia, de la prévoyance, du calcul positif. Mais rendre certaine l'espérance, ou distinguer absolument celle des sots de l'eúelpis, la bonne espérance du philosophe, est impossible: l'espérance qui se fonde sur la seule prónoia, sur la promátheia, sur la connaissance rationnelle de la physis, est connaissance justement, et non plus espérance. Dans l'attente de l'espérance demeure toujours l'inattendu, ce à quoi aucun chemin, aucun méthodos rationnel, ne mène. C'est le sens tragique de l'elpís, de l'espérance qui résonne chez Héraclite (DK, 18, 27). Elle console, réconforte, et elle trompe ; elle aveugle la promátheia, chasse en entreprises désespérées et rend la vie vivable, parce qu'elle donne des forces contre l'adversité, fait don du courage nécessaire pour ne pas vouloir-mourir. Don-tromperie, donc : le dôron-dólos, qui nous est revenu ‘en échange' du sacrum-facere, du sacrifice de Prométhée, et qui reflète, de par son double même, le double de la philantropía de l'antique Titan.
Mais, à ce point, tout devient énigme. En échange du feu que Prométhée a volé, Zeus donnera aux hommes un kakón, un mal, mais dont ils se réjouiront comme d'un don. Et plus encore : qui est mal en vérité, et don en vérité : don qui a vraiment l'aspect d'une déesse immortelle, qui sait vraiment tisser des trames des plus denses — qui a vraiment une âme de catin, une nature trompeuse, et qui libère vraiment des douleurs détruisant les membres. Le don c'est Pandore, et c'est Pandore le píthos : la jarre des maux. Il est absurde d'épiloguer sur ce que serait et sur où se trouverait le píthos. Il vient aux hommes avec Pandore, parce qu'il est Pandore. De même que c'est elle et non l'homme qui soulève le grand couvercle de la jarre, de même est ouverte sa gastér, son ventre qui cache et révèle le bíos, la vie. Et de la jarre-gastér se répandent de par le monde tous les maux, toutes les tourments du deuil. Lorsque la femme apparaît, apparaît le « chalepòs pónos » (Hésiode Travaux, 91), la «pénible peine» qui caractérise les mortels (brotoí). Les maux que ‘donne' Pandore sont ontologiquement liés à cette peine qui côtoie l'éternel, l'intarissable révéler-cacher.
Platon nous donne une clé précieuse pour comprendre le rapport Pandore-píthos dans le Gorgias 493. Les dieux font Pandore belle, précisément pour qu'elle puisse convaincre l'homme ; qu'elle le persuade (peítho) en toutes choses : par son aspect qui éveille l'eros et par ces «discours fourbes» (logoí). Or, jouant sur les mots, voici ce que dit un «homme très rusé, quelque Italien sans doute, ou quelque Sicilien» : qu'un píthos, et même : une jarre percée, est cette part de l'âme prompte à se laisser persuader (pithanós, de peítho). Insatiable, précisément comme la gastér : telle est cette jarre où siègent toutes les passions — tous les maux pour l'homme. Voici Pandore : píthos magnifique et éloquent, qui persuade tous les hommes — mais qui ne peut être comblé et rassasié comme les passions de l'insensé, du non-initié.
Que signifie la présence de l'elpís dans la jarre ? Et pourquoi ne partage-t-elle pas le sort de tous les autres ‘dons' ? Si c'était le cas, le discours précédent suffirait : don-tromperie est l'elpís, comme Pandore, comme Tout don. (Tout don, en effet, est tromperie : il oblige celui qui l'accepte, il astreint celui qui le reçoit, il tente de l'assujettir. Et c'est ce que fait Zeus, méditant des maux pour les mortels : il leur fait don. Et c'est ce que fait Prométhée, méditant d'arracher à Zeus une partie du géras — précisément de ce ‘privilège' qui revient aux plus vénérables, de ce qui est prérogative des Anciens: il lui sacrifie. Le plus subtil art de la guerre se cache dans celui du donner). Mais, par contre, elpís ne sort pas de la jarre ; pour elle, le píthos se referme. Pourquoi Zeus ne veut-il pas que l'elpís se répande de par les terres et par les mers dans la nuée commune de toutes les maladies qui entraînent les humains vers la mort ? L'elpís se trouve dans la jarre, cela ne fait pas de doute — nul doute alors non plus qu'elle appartienne aux dons-tromperies de la jarre. Se pourrait-il que Zeus devienne subitement philanthrope et veuille nous épargner un dernier mal ? Ou, au contraire, réalise-t-il qu'il a, par erreur, versé un bien dans la jarre ? Ou encore, s'il est tout à fait insensé de penser qu'elpís est simplement un bien — et a fortiori une erreur de Zeus —, et si rien ne justifie, dans ce contexte en tout cas, l'idée d'un ‘ravisement' de Zeus, devrions-nous penser qu'il veut que ce mal soit inconsommable ? Non, l'énigme de cette distinction entre elpís et les autres ‘dons' de la jarre ne peut s'expliquer simplement en en résolvant la duplicité, et en en faisant parfois un bien (qui d'une manière ou d'une autre a échoué dans la jarre, et que Zeus nous envie), et parfois un mal externe (qui, sans raison, nous serait épargné — ce qui serait en contradiction, en outre, avec l'idée selon laquelle l'elpís serait le trait essentiel de l'homme).
Mais l'elpís ne se trouve pas uniquement dans le píthos de Pandore. Elle est le premier don que Prométhée apporte aux mortels. Situation paradoxale : précisément Prométhée, qui avait recommandé en vain de ne jamais accepter les ‘dons' de Zeus, se vante, en premier lieu, d'avoir apporté aux mortels cette même elpís qui fait partie de tous les ‘dons'. Cela signifie-t-il que Prométhée l'a volé dans la jarre, comme il l'a fait pour le feu ? Elle serait alors un bien ‘oublié' dans la jarre. Ou alors, est-elle une ‘invention' de Prométhée, qui fait partie de ces pensées qu'il place dans l'esprit des mortels, les transformant d'ombres de rêve qu'ils sont en brotoí : simples mortels? C'est ce qu'il semble, justement, parce que l'espérance accompagne ce vivre-là, et non celui obscur, souterrain, de fourmis, que les hommes, encore simples mortels, menaient avant Prométhée. Mais il faut alors expliquer cette extraordinaire métamorphose : ce qui était déposé au plus profond du píthos de Pandore devient maintenant le premier signe de la philantropía de Prométhée. Nous savons bien à quel point cette philía du Titan pour les mortels, cette affection que Zeus voudrait effacer, n'est pas ‘simple'. En quoi consiste le prix de l'elpís? «J'ai libéré les mortels du regard fixe vers leur fin » (Prométhée 248). Les hommes ne faisaient rien d'autre que regarder fixement la mort (prodérkomai), enchantés par leur propre Moire, dont la très grande évidence les faisait désespérer de tout. Si un tel ‘enchantement' n'avait pas été rompu, feu, pensée, téchnai — tout aurait été inutile. Mais que peuvent-ils, en effet, valoir devant le oui de la Moire ? Il faut un grand ‘phármakon' pour venir à bout de cette maladie et accorder pause et relâche au ‘spectacle' de la mort. C'est ce que sont les espérances — mais voici que pour être telles, elles doivent rendre aveugle. « Dans les hommes j'ai placé les espérances aveugles » (250) : l'espérance est attente, véritable ou mensongère, mais toujours en tout cas, liée au voir et au prévoir quelque chose ; le terme «aveugle» s'entend aussi comme verbe : l'espoir aveugle, il rend aveugle concernant le próblema par excellence, la ‘chose' qui le plus nous regarde et nous assaille : être mortel. Mais n'est -ce pas Prométhée lui-même qui, aussitôt après, fait de cette manière son propre éloge : «jadis les hommes voyaient, mais ils voyaient en vain…», ils avaient les yeux ouverts, mais c'était comme s'ils étaient aveugles? Prométhée ne fait pas seulement voir, il transforme l'être aveugle : il échange une cécité contre l'autre, du voir fixe, obsédant, de la mort seulement, au voir ce à quoi l'espoir s'adresse, aveuglant, par contre, le regard ‘enchanté' par le oui. Il n'est aucun voir pour l'homme. Et le Titan qui apporte le feu, qui fait-la-lumière, qui guide les hommes hors des grottes sans soleil (453), doit en même temps aveugler. Véritable phármakon que l'elpís : donnant la lumière et les ténèbres, ouvrant grand et refermant, rappelant et oubliant. Condition de toute prónoia, de tout calcul et de toute prévision, «mè prodérkesthai móron» : ne-pas-voir la fin qui nous est assignée (un non-voir des plus essentiels, donc, une cécité qui ‘regarde' la racine de l'être du mortel). Tout savoir et toute theoría s'appuient sur une telle ‘ignorance' et même : notre vie tout entière, parce que si nous ne regardions que vers la mort, nous serions déjà semblables aux morts. Fuir notre destin (au moins du regard !) est le phármakon de l'espérance.
Comme tous les dons, les dons de Prométhée sont doubles, et il n'est nullement celui qui sauve de cela les mortels. Il ne promet aucun ‘salut' : il les arme pour que leur génos survive dans les maux qui, de la jarre percée, inexorablement se répandent tout alentour. Et la première arme c'est l'elpís. Elle devait appartenir à la jarre des maux, en représenter même le fond. Le fond des maux ne peut être représenté si ce n'est par ce qui les rend inexorables, permettant l'inexorable survie de celui qui les endure. Le mal cesserait, si cessait le brotós. De même qu'elle voyait sans voir et entendait sans comprendre, cette lignée de simples thnetoí, de fourmis cachées, souffrait sans en pâtir. Le fond de la jarre est distinct de tous les autres maux qui se manifestent aussitôt parce que c'est la condition générale de leur durée éternelle — mais, en même temps, intrinsèquement, c'est la première arme avec laquelle le mortel résiste aux maux, en eux, et survit en souffrant. En tant qu'il ne libère pas du mal, mais en est même le fond indépassable, il appartient à la jarre ; mais il se distingue nettement de tous les autres maux, puisque tandis que maladies, vieillesse, douleurs se contentent de frapper, ce ‘mal' enracine en eux l'homme, le rend brotós, suffisamment fort pour continuer à souffrir. Armé de ce pharmakón, l'homme n'est pas détruit par tous les autres maux, ceux -ci ne peuvent plus l'‘enchanter' dans son destin de mort — infiniment, l'homme est en mesure maintenant de souffrir. Zeus n'aurait jamais pu éviter cette ‘différence' : il devait placer elpís dans la jarre — et elpís ne pouvait pas ne pas résonner de cette ‘attente'. Zeus devait, en effet, placer dans la jarre à la fois le principe qui fait désespérer de tout salut (parce qu'il permet de continuer à exister même dans la souffrance la plus insupportable) — et le principe (qui est le même) qui permet de résister au mal, de ne pas disparaître sous ses coups, à travers le pónos de l'érgon. C'est ce double que découvre Prométhée et c'est sur lui qu'il s'appuie ; il découvre cette différence radicale dans le ‘système' des dons de dieux ; sa mêtis ne pouvait pas ne pas déceler ce secret du píthos : parmi les maux, il faut découvrir le phármakon qui, en fondant l'érgon, rend possible l'objectum du mal : la vie. Ainsi, l'elpís ne se confond pas avec «les myriades de maux parmi les hommes errants» (Hésiode, Travaux, 100). Non seulement elle peut être aveugle, quand il lui arrive d'attendre l'impossible; non seulement elle est toujours aveuglante, parce que son action consiste à ne pas faire voir le terme qui est implacablement fixé à chacun ; mais elle est aussi aveugle en tant qu'elle est invisible. Tous les autres maux apparaissent : ils sont cette pénible peine, cette maladie, ce corps qui vieillit et qui meurt. Seule l'espérance n'a pas de figure déterminée : elle est volonté et attente de ce qui n'est pas à la présence : impossible de l'affronter, impossible de la capturer. Impossible de combattre ce mal qui nous arme pour combattre tous les maux, et nous rend, de fait, désespérant de la possibilité d'en être finalement et parfaitement anéantis.
Massimo Cacciari