éditions de l'éclat, philosophie

MASSIMO CACCIARI
DRÂN


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Le problème du sacré
chez Heidegger

PREMIERE PARTIE
SALUT QUI TOMBE

Le commentaire, la «conversation pensante» avec l'hymne de Hölderlin Wie wenn am Feiertage (Comme au jour de fête...), qui date vraisemblablement de la période de Homburg, nous donne le plus directement accès à l'idée heideggérienne du Sacré: das Heilige1. Comme on le sait, le commentaire, l'Er-örterung, de Heidegger suit de quelques années son discours «inaugural» sur Hölderlin, prononcé à Rome en 1936, bien qu'au regard du thème qui nous nous proposons de développer, il n'en constitue pas simplement un approfondissement2. Dans Hölderlin et l'essence de la poésie, est interrogée la destination historique de la poésie: «en tant qu'essence historique, elle est la seule essence essentielle»3. Le lieu de sa parole (et donc de l'Er-örterung de sa parole) est le Zwischen, l'intervalle qui unit-divise les hommes et les dieux. Dans le commentaire de l'hymne, l'optique subit une mutation fondamentale (bien que non déclarée comme telle par Heidegger): ce n'est plus le Zwischen, mais le «das Heilige» qui devient central, problématique, la Sphinge qui poétiquement doit être nommée.

 

C'est le jour; il fait jour. Depuis son repos chargé de présages (l'Ahnen, dira Schelling, dix ans plus tard, dans la grande «esquisse» des Weltalter, est la faculté qui fonde la prédiction prophétique, la caractéristique de l'ère du Futur; l'Ahnen épouse le non-encore du dieu à-venir) la Nature se lève à nouveau. Elle est qualifiée de «wunderbar»: prodigieuse, «allgegenw„rtig»: omniprésente, «m„chtig»: puissante, «göttlichschön»: divinement belle. Ainsi apparaît-elle non seulement dans son épiphanie, mais demeure prodigieuse et puissante, alors même qu'elle «repose»: «son repos ne signifie nullement l'arrêt du mouvement»4. De fait, reposant, la nature pré-sent. L'on pourrait dire que le pressentir est une faculté active de l'imaginer: une Einbildungs-Kraft originaire. Ceci présuppose une philosophie déterminée de la nature (une «physique plotinienne», selon la formule de Novalis) qui s'accorde avec, ou plus précisément, qui a pour fondement, non pas tant, comme on s'obstine scolairement à nous le répéter, le Kant de la troisième Critique (du jugement téléologique), mais précisément le Kant de la première Critique (de l'imagination comme faculté qui fonde le schématisme entre les jugements de la raison et l'intuition sensible).

La Nature omniprésente, chantée ici, ne peut certes se confondre avec l'ensemble discontinu des éléments. Déjà chez Gœthe, la nature vaut toujours comme physis : c'est l'ardeur de l'accès à la lumière, de la naissance (la racine de physis résonne dans fa-villa [étincelle]), mais c'est aussi le fait de nourrir, de soutenir ce que l'on a engendré (fo-vere). C'est une création continue, qui advient aussi à travers le repos, le fait de se recueillir dans son propre principe. (C'est l'idée du tzimtzum de la Kabbale, présente chez Hölderlin et dont il serait aisé de retrouver les sources: celles-là même, pour la plupart, dont s'inspirera Schelling5). La physis, donc, ne peut se résoudre en aucune présence donnée: dum patet (omniprésente), latet (aime à se cacher, puisqu'il n'est d'omniprésent en soi qui soit saisissable). (Signalons au passage que dans son explication du terme, Heidegger partage un curieux préjugé philosophique quant à l'inadéquation de la traduction de physis par nature — préjugé qui s'explique, selon moi, par celui, d'ordre bien plus général, qui veut qu'il n'y ait pas de pensée latine. Il s'agit en réalité, d'une traduction véritablement éclairante, puisque natura n'est autre que le participe futur de nascor, et indique, donc, non pas l'ensemble des éléments donnés mais ce qui donne naissance, ce qui fait croître, ce qui «présage» de la chose. D'où l'expression natura rerum : ce qui constitue la provenance engendrante des choses.) En ne trouvant sa résolution en quelque présence que ce soit, ni dans le simple ensemble des présences, elle est «plus ancienne que les temps» et domine les formes, nécessairement déterminées en soi, des «dieux de l'Occident et de l'Orient». Mais tout comme son «se-cacher» n'est en rien l'opposé de son apparaître, de même être «plus ancienne que les temps» ne signifie aucune surtemporalité absolue (et Heidegger ajoute — gardons cela à l'esprit — «ce n'est absolument pas l'«éternel» de la théologie chrétienne»), mais l'originaire des temps, ce qui précède tout temps en en faisant le présage. Dans le «temps» de la nature tous les événements sont depuis toujours accordés, simultanément présents (c'est le grand thème de la spéculation classique autour de l'accord entre Aiôn et Chronos, que Heidegger n'a jamais suffisamment approfondi6 et qui, en effet, est à peine évoqué ici). La beauté des formes divines est image de la Beauté de la nature: n'est-ce pas ainsi que le Grec a toujours pensé ses propres dieux: immortels-mortels?

 

Jusque-là, l'Er-örterung heideggérienne nous dit bien peu de choses. Elle commence, en réalité, avec le deuxième vers de la troisième strophe. Le poète attend le jour, le réveil de la nature. Il le voit venir. Mais ce n'est plus la nature qu'il «voit» véritablement, qu'il accueille avec joie (il se réjouit «à l'heure matinale»: cf. Versöhnender, der du nimmergeglaubt...), mais bien plutôt, «das Heilige», et qui en devient la parole. Le mot «nature» «est déjà dépassé en tant que terme poétique fondamental?»7; une parole véritablement inaugurale ne peut être inaugurée par le mot «nature». Mais pouvons-nous «imaginer» le «das Heilige»? Les derniers vers de cette même strophe semblent nous venir en aide: ce que le poète voit, c'est la nature qui s'éveille, «nach festem Gesetze», selon un Nomos inébranlable, comme un temps, quand s'engendra «aus heiligem Chaos»: le Chaos sacré. Le sacré ne se réfère donc pas à la nature, mais au Chaos. Heidegger conclut: «le chaos est le sacré lui-même»8.

 

Avant de poursuivre avec Heidegger, il est peut-être nécessaire d'approfondir la conversation avec Hölderlin. Quel est le sens de «heilig»? comment ce sens revit-il chez Hölderlin? dans quelle mesure ces vers que nous venons de citer constituent-ils l'exemple d'un emploi exceptionnel du terme? Dans heil- résonne cette idée de vigueur, de vitalité, d'impulsion, qui caractérise le terme védique isirah et le hieròn grec. C'est l'attribut des vents, des chevaux, des hommes, des villes (»Ilion sacrée»), mais aussi des choses, saisies à leur acmé, à l'instant culminant de leur puissance. Dans ce sens, dans un passage d'une prodigieuse violence, Homère (Iliade xvi, 407) qualifie de hieròn le poisson qui se débat hors de l'eau, à l'extrémité de la ligne — et cette image lui est suggérée par le spectacle terrible de Thestor harponné à la mâchoire par la lance de Patrocle, qui lui transperce la tête de part en part et le soulève ainsi par-dessus la rampe de son char où il avait cherché refuge. Cet éclair de vie (fa-villa!) est si puissant et inoubliable, jusque dans son instantanéité, qu'il semble parfait, accompli, inéluctable. Par ailleurs, la foudre gouverne toutes choses — et Aiôn, pour Plotin, est eklampon, éclair...

Heilig conserve intact ce sens chez Hölderlin; il s'oppose donc étymologiquement à toute idée de sacralité (sacer: ce qui est séparé, éloigné, et préservé justement du fait qu'il est séparé: arkeo, arcanum). L'heilig surgit devant nous, vif et «sauf» dans sa présence (gothique: hails, d'où heilen = guérir; et il faut noter la correspondance avec l'anglais holy, équivalent de heilig, et whole = entier, intègre), quand bien même cette présence serait le spasme de Thestor. Hieròn, dirait le chrétien, primordialement, est le cri du Christ sur la croix.

Si nous tentons maintenant de coordonner selon une suite précise les lieux caractéristiques où le terme apparaît chez Hölderlin, nous en saisissons l'entière fidélité au sens étymologique. Le vin est heilig (il ravive, réveille); heilig, le prêtre du dieu du vin, de Dionysos; heilige, les «vases» dans lesquels le vin de la vie est recueilli, autrement dit les poètes; heilig, la Lebenslust, la joie que le vin ainsi recueilli donne dans le chant, et qui «retient» de mourir et soigne (heilen!) de la nostalgie de la mort. La vie de l'origine se répand tout au long de la série sans jamais s'éteindre, et plus elle se donne, plus elle se manifeste dans son intégr(al)ité: du vin de Dionysos au chant, à la joie. Heilig est la force, ce qui a de la force et la manifeste en germant ; heilig est le Céleste — soleil, jour, étoiles (»heiligfreien») — et son écho: avant tout, le cœur, la jeunesse, puis, la puissance de la Terre, mais aussi le lieu solitaire, si «poétiquement» nous l'habitons. Heilig est le spiritus, le souffle qui englobe toute chose et anime toute chose; heilige les rayons du divin. Nous pourrions multiplier les exemples, mais nous retrouverions toujours la même image: heilig a une valeur épiphanique: le terme s'approche de l'idée d'une épiphanie lumineuse ; plus précisément, il tend à se référer, certes, à un Wesen, à une forme, mais dont la vie est si palpitante, si intenable, se répandant avec une telle liberté, qu'elle en vient à se transfigurer en âme, souffle, lumière. Ce qui explique le passage, rare chez Hölderlin, de l'emploi de heilig comme attribut, à son emploi «absolu»: das Heilige. Un Wesen, un élément quelconque de la nature, saisi comme heilig, subit en effet une transformation ek-statique; il est ravi de soi, et fait de même à l'endroit de celui qui s'en approche, de celui qui s'«ouvre» à lui.

Le divin, la nature divinement belle, ne sont pas sacrés parce que divins, mais au contraire, leur divinité est rayon du sacré9. Le sacré est «postérieur» au divin comme à la nature même; sacré n'est pas la naissance en tant que telle, mais «ce» qui l'envoie, «ce» à partir de quoi elle ek-siste. Quod non est quid. C'est pourquoi, en un lieu décisif, que Heidegger ne cite pas (mais son discours le présuppose), il est dit que le «das Heilige» «ne vaut pour l'usage» (Einst hab ich die Muse gefragt...), qu'il est «inentamé»: d'aucune manière il n'est en mon pouvoir, d'aucune manière je ne le peux comprendre et m'en faire un «fonds»10. Avec tout autant de force, pourtant, il faut rappeler que chez Hölderlin «das Heilige» n'est donné qu'à travers la «médiation» de la présence de ce qui est heilig. Le problème du «das Heilige» affleure à partir d'une question-vision qui pourrait se formuler ainsi: quelle est la provenance de la vie incompressible de ce Wesen, ou de tous les êtres, alors qu'ils sont considérés dans leur âme, comme les conçoit Plotin? Pouvons-nous l'appeler Chaos?

 

Chaos est un terme qui revient souvent chez Hölderlin, dans son sens le plus courant. S'oppose à lui la déesse de l'Harmonie (»Trônant sur les ondes de l'antique Chaos / Majestueuse, d'un sourire tu fis un signe / et à ton signe respirèrent, pris d'amour, / Les éléments sauvages») Discorde, lutte (»Zwist») tel est le Chaos, et c'est la beauté «wandellose», immuable, d'Uranie qui doit en tisser la trame. Diotima est invoquée pour apaiser «das Chaos der Zeit». Chaotique toujours le Chaos: «Ils s'agitent et vagabondent, incertains, semblables au Chaos, / Les désirs d'un peuple en effusion». C'est toujours la dissension entre les éléments que le poète voit dans ces vers où jamais le Chaos n'est qualifié de heilig. La Wildnis est dite sacrée; mais le contexte (il s'agit de l'hymne Die Titanen) interdit toute analogie hâtive avec le thème du Chaos dans Wie wenn am Feiertage11. Il s'agit en fait, de la «forêt», ou de la force sauvage de la forêt, pleine de promesses et prenant racine (»es wurzelt vielbereitend heilige Wildnis»), dans le temps de la «Uralte Verwirrung», alors que tout y est «ordnungslos» (Der Rhein). Dans cet âge — comme il est dit immédiatement après — «manque le chant qui libère (löset) l'Esprit». Cette Wildnis ne pourrait donc être chantée, et est en tout image du Chaos en tant que lutte, dissension, qui s'oppose à la chaîne Harmonie-Uranie-Diotima. Si elle est dite heilig, ce ne peut être pour cette même raison à propos de laquelle nous disons que le Chaos est heilig dans l'hymne qui nous occupe actuellement: dans Wei wenn... le Chaos constitue la vision du poète, tandis qu'ici il est qualifié de heilig «simplement» du fait de sa vitalité, qui paraît indomptable, du fait de sa tension (titanesque, justement). Du Chaos, certainement, naissent les soleils, mais dans le sens, déjà éclairci, et «courant», selon lequel le cosmos se produit en tissant et mêlant des éléments en état de dissension informelle les uns par rapport aux autres. Chaos semble une nuit confuse dans tous ces passages. Jusqu'à quel point pouvons-nous la distinguer du Chaos sacré de notre hymne? Et que découlerait d'une telle distinction?

Si nous observons avec soin l'emploi des termes chez Hölderlin, il en résulte que heilig signifie un advenir impétueux (de même «Das Heilige» vient : il est le sacré en tant que libération du sacer — ce qui n'a rien d'étonnant puisque, dans ces hymnes, il s'agit pour Hölderlin d'une nouvelle méditation sur l'essence du christianisme), et le Chaos, en tant qu'il est «plein de promesses et prenant racine», participe pleinement de ce caractère de l'heilig. Mais si nous nous limitions à cela, nous ne pourrions comprendre comment «Das Heilige» peut être la parole des poètes, lesquels sont éduqués (e-ducere) dans — et par — le «léger embrassement» de la nature (ils sont «futurs», dit Heidegger, en analogie avec l'étymon de la Nature) et la nature se forme selon «une loi ferme», sa sacralité (toujours dans le sens de heilig) est harmonieuse. Si les poètes correspondent à la nature-physis, ils ne peuvent avoir pour parole «das Heilige» en tant que Chaos, dans l'acception «titanesque» du terme. Le Chaos dont il serait alors la parole, pour Heidegger, est le «bâillement» initial, la «déchirure» depuis toujours ouverte et dans l'ouverture de laquelle jouent tous les êtres, dans laquelle joue la nature même. La nature ad-vient, elle s'éveille parce que l'Ouvert se donne. Et l'Ouvert est compris comme exact synonyme du Chaos. Les régions les plus extrêmes de la nature, les «divinités suprêmes»12 ek-sistent, en ce que l'éclaircie de l'Ouvert toujours les précède et en elle, toujours, elles retournent. C'est à partir de l'ouvert qu'est concédé «à tout être distinctif sa présence délimitée»13.

L'étymon de Chaos soutient le discours heideggérien. Chaino, Chasko, indiquent l'ouverture, l'être ouvert (latin: hio, hisco); chasma est le gouffre, l'abîme. Chez Bacchylide nous trouvons l'expression « en atryto chaei «: dans l'inconsummable, imparcourable Ouvert. D'un tel Commencement, qui demeure toujours lui-même «intact et sauf (heil)»14, éternellement la nature s'«éveille», elle ad-vient; la nature qui crée tout et apparaît «belle» (dans le sens grec du kalòn, et du sanscrit kaljas, si proche du hieròn : ce qui est intègre, entier, vivant, «sauf»). Le poète est celui qui, devant la beauté épiphanique de la nature, sait se tenir ouvert à l'Ouvert; dans la vision de l'éveil de la nature, il «voit» l'Ouvert, à partir duquel se forme le monde. Il est saisi par une telle «vision» (le thème, évident, de la mania), il est empli du Sacré qui se montre dans l'événement de la nature, et qu'il abrite « en paix dans l'âme»15.

 

C'est donc à partir de l'idée du Chaos comme pure Ouverture que Heidegger comprend «das Heilige» — et par cela même, sur la base de son interprétation de l'essence de la vérité en tant qu'Alethèia: l'Ungrund, absence principielle de fondement de «ce» qui, en archè, s'ouvre. Dans la Lettre sur l'humanisme, l'essence du sacré est entièrement pensée à partir de la vérité de l'Etre, contre l'oubli duquel clame la voix ek-statique du poète; mais une telle voix peut remémorer l'Etre (c'est le thème du commentaire de Andenken), en ce que l'Etre «est toujours le chemin vers le langage»16, en ce qu'il advient à la parole. Il s'agit, comme on le voit, de la même relation établie, à propos de Wie wenn am Freitage, entre Sacré et poète. L'Etre, pensé dans sa différence ontologique par rapport à tout étant, reste caché, il est le ne-pouvant-être-représenté (tandis que tout étant, Dieu lui-même, est représentation), mais le langage est le langage de l'Etre; l'Ouvert de l'Etre vient au langage, il irradie (exactement au sens de l'ek-lampon), il destine. Le «das Heilige» du commentaire à Hölderlin indique, dans tous les sens du terme, l'Etre même. «Sacraliser» le «das Heilige» équivaudrait, en fait, à le représenter, à le réduire à un espace défini, à le théo-logiciser, tout comme l'oubli de l'Etre signifie oublier que l'Etre se maintient dans la lethè, se soustrait, se cache à toute possibilité de représentation. Heidegger pense «das Heilige» sur la base de ces présupposés d'ensemble de sa propre pensée; nous pourrions presque dire qu'il les «applique» au problème du sacré. Et ces présupposés se laissent dire, pour lui, seulement à partir de la compréhension grecque de l'Etre, qu'un «monde» sépare de celle judéo-chrétienne17.

Avant de tenter de saisir le problème de cette Er-örterung du sacré en général, voyons quelles questions particulières pose l'Er-örterung spécifique du texte de Hölderlin. Ni les mortels, ni les immortels ne peuvent comprendre l'Ouvert. L'Ouvert, Chaos, c'est l'immédiat18, l'immédiate omniprésence. Tout operari des mortels et immortels procède, au contraire, selon la loi de la médiation — la loi, précisément, qui est médiateté: recueillir-harmoniser. La loi ne peut rien, donc, par rapport au purement immédiat. Mais ce terme — l'immédiat — peut-il véritablement indiquer l'Ouvert? L'immédiat n'est-il pas (comme l'explique Hegel dans La logique de l'essence) précisément la position du retrait du fondement, en tant que non pensable sinon comme non ultérieurement fondable? Mais il s'agit, justement, du retrait du fondement dans le fondement, de la résolution de la médiation au travers de la médiation. L'immédiat n'est pas l'autre du médiat, mais le médiat lui-même, dans la mesure où son fondement doit être pensé comme immédiat (ou encore: non ultérieurement médiable). L'aporie apparaît de la manière la plus claire à propos du problème de la loi: si la loi, le statut, est «la médiateté rigoureuse», elle est tout autant l'immédiat; son expression recueille-médiatise, mais sur la base d'un fondement (d'une Auctoritas) qui n'est pas ultérieurement «révocable» dans le jeu de la médiation. Une fois la loi posée, son fondement doit aussi immédiatement valoir.

Si nous disons le sacré comme l'immédiat, le sacré s'avère parfaitement représentable à travers la logique de la médiation et de la loi. Heidegger manifeste cette aporie dans le développement concret de son discours, mais sans l'affronter explicitement. Et, en fait, l'immédiate omniprésence de l'Ouvert est ce qui rend possible toute médiateté, elle «est la médiatrice»19; la loi ferme, qui est harmonie de la nature, est toujours du domaine du «das Heilige», du Chaos. En ce sens, le sacré s'irradie, vient; en ce sens, il se dévoile; il est présent, en tant qu'il est «ce qui vient»20. Mais qu'affirme-t-on par là de différent par rapport à cet axe de la réflexion dialectique, pour lequel rien n'existe, sur terre comme au ciel, qui soit simplement immédiat ou médiat? pour lequel toute médiateté présuppose, pour être posée, l'immédiateté de son fondement, et l'immédiateté du fondement est posé, à son tour, à travers la médiation du médiat, à savoir l'interrogation à propos de son essence? Il ne s'agit pas du fait que ni les hommes ni les dieux ne peuvent immédiatement «toucher» l'immédiat, mais il s'agit du fait que l'on ne pourra jamais affirmer de l'immédiat en soi qu'il est aplòs. L'immédiat dont parle Heidegger, «écoutant» la parole qui fonde, le dichten, est, en réalité un se-révéler, il est le sacré, dans le plein sens du hieròn : une Révélation. Il est évident que rien ne change si nous affirmons que ce qui nous frappe (et produit le dire maniaque du poète) est «seulement» le rai médiateur de l'Immédiat, et non l'Immédiat lui-même21. Ou nous nous précipitons dans la plus naïve des métaphysiques de l'émanation-dégradation (qui n'a rien à voir avec Plotin), ou ce rai est l'Aiôn même en tant qu'eklampon. Certes, c'est le Verbe qui se révèle et que nous «touchons», mais il est dès le Commencement et essentiellement identique au Commencement. Il ne peut y avoir de différence ontologique entre l'immédiat Commencement et le communicativum. Si une telle différence était postulée, il est évident que des expressions telles que «le sacré est présent en tant qu'il est ce qui vient» n'auraient aucune signification.

L'oscillation de Heidegger est hautement révélatrice. D'une part, il recherche dans le «das Heilige» l'absolument distinct du jeu des représentations; d'autre part, en le concevant comme immédiat (ou à partir de sa propre conception de l'Etre), il le résout de fait, à la fin, dans la Parole, dans l'harmonie qui le reflète et le médite. L'Ouvert devient pour lui ce qui donne vie à la Parole; ce don-de-vie n'est pas un accident, mais l'essence de l'Ouvert; l'Ouvert, le Chaos, «Das Heilige» ne sont pas autre chose que les noms de l'origo dans la loi du chant, dans les metra de la Dichtung. Alors: le sacré est Verbum. Mais si le Sacré est le rai qui frappe, et le rai qui frappe est saisi par la Parole, comment l'Ouvert pourrait-il être menacé par la médiation qui en est «issue»22 ? Comment la Parole qui médite l'ouvert (quelle que soit la forme de cette méditation) pourrait-elle menacer justement son anéantissement, si elle n'est rien d'autre, essentiellement, que le rai sacré du «das Heilige»? Comment l'immédiat pourrait être bouleversé par la médiation, s'il n'est lui-même pensable qu'en tant qu'il est médiat, domaine des médiatetés? «Le sacré devenant parole, son être le plus intime vacille»23 — mais aucune signification rigoureuse ne peut être attribuée à cette «devise» heideggérienne. Si (comme nous l'avons dit précédemment) le Sacré est ce qui vient, jamais son devenir-Verbum ne peut en menacer l'être, mais en constituera, au contraire, la pleine réalisation: nativitas perfecta. Et un tel devenir-Verbum du Sacré est nécessaire justement en le concevant en tant qu'immédiat. Sur cette base, il est tout à fait logique de conclure, avec Heidegger (qui «cite» depuis Plotin jusqu'à Proclus ou Damascius — de Jean Scot à Nicolas de Cues): «pour le commencement, le lever et l'offrande ne sont jamais perte ni fin, mais toujours et davantage commencement plus radieux, intimité plus initiale»24. Justement: jamais la révélation ne peut menacer le commencement, si le commencement est conçu en tant que l'immédiatement Ouvert, en soi, intimement, tourné vers l'avènement (»ce qui vient», le hieròn); tout nom, y compris celui qui affirme l'oubli complet du Commencement, est compris dans le Commencement en tant qu'ambitus de tout communicativum, de toute médiateté. L'être le plus intime du «Das Heilige» vacillerait s'il ne devenait pas parole. Le sacré est en tant qu'il est devant-être-dit, et reste sain en soi (dans l'acception qu'en donne Heidegger) seulement en tant qu'il est dit. Le «das Heilige» est hymne originairement. L'«hymne du sacré», dont parle Heidegger à la fin de son commentaire, ne peut véritablement s'entendre sinon comme l'hymne que le sacré est, car il ne donne pas seulement la parole, mais vient en cette parole25. Comme l'Apollon de l'Hymne homérique, le «das Heilige» se révèle être «hymne tout entier». Et son «émanation» dans la parole est nécessité sacrée.

Rien pour autant ne peut menacer le sacré; si le sacré est parfaitement immanent à ce qui le menacerait, il n'est que sa propre «menace». Et il ne peut être placée aucune distinction absolue entre l'Ouvert et la Parole, Chaos et rai radiant, si l'Ouvert est son ad-venir, et si du Chaos doit se produire le réveil de la Nature. La prétention heideggérienne de la distinction, et son langage de «philosophie de l'histoire» (cet âge, son «méconnaître», son «oublier», son «menacer», son «projet»...) révèlent cette aporie fondamentale. L'immédiat ne devient pas médiat, contrairement à ce qu'affirme Heidegger, mais n'est rien d'autre et depuis toujours que le fondement même de la médiation qui, dans la médiation, se révèle et se réalise, sans jamais «vaciller». Et il est inévitable que cela soit si je pense le Commencement sous la forme grecque du Chaos, de l'Ouvert, (et cela seul, je le nomme «das Heilige»): Chaos reste toujours une puissance théo-gonique. Et, donc, dans ce cadre, le Commencement n'est pas autrement pensable sinon comme ce qui donne-commencement, ce qui est source et origine — et, donc, lié en lui-même, dans son être le plus intime, à la physis : commencement-de-la-nature, Ouvert qui est, depuis toujours, hymne de (génitif absolu) la nature. Ainsi le rapport entre Chaos et Nomos n'est pas problématique, le Chaos étant depuis toujours pré-compris comme origine du Nomos, au sens radical qu'il en est le présupposé. Mais le présupposé est pose, il est une position. Et précisément: la pensée pose le Chaos comme origine essentielle des lois qui ordonnent son propre langage.

Dans les limites de la compréhension grecque de l'origine, que Heidegger fait sienne, Chaos est fondamentalement et de manière constante disposé au Nomos, et la parole du Nomos disposée à l'écoute du Chaos, qui en est l'origine. Ainsi le chant commence par le Chaos. Mais le Commencement, ainsi nommé et posé, n'est autre sinon «quod debet esse» — ce qui doit être -, fondement qui ne peut être scindé de l'advenir, immédiat qui n'est autre que le «domaine» propre des médiations. Que le Commencement devienne, qu'il s'articule et procède, qu'il pâtisse de la «décision» du rayonnement, qu'il soit dit et pris en garde dans l'hymne, est pur destin. Est sacré le destin même de la manifestation du sacré. Mais ne devient sacrée, ainsi, finalement, que la pure dé-latence, dans laquelle se nie toute lethè. Précisément la conclusion à laquelle Heidegger voudrait éviter d'arriver, qu'il croyait même éviter en pensant l'immédiateté de l'Ouvert. Heidegger est mu essentiellement par l'exigence (qui explique des termes qui ne sont pas fondés théorétiquement, tels que «menace», «anéantissement», etc.) de «sauver» l'immédiate omniprésence de l'Ouvert, du Commencement, de la «voracité» du processus26, mais il ne peut satisfaire une telle exigence, justement parce qu'il la conçoit dans les termes théo-goniques de la tradition classique (revécue par Hölderlin) d'une part, et dans les termes idéalistes du rapport (qui reste inexorablement dialectique) entre immédiat et médiat d'autre part. Et cette pensée qu'il voulait montrer, «en elle-même intacte et sauve (heilig)», das Heilige, finit par appartenir, en réalité, à l'horizon historique de la désacralisation (dans tous les sens du terme: non seulement dans celui de l'anéantissement du sacer, processus qui est déjà la quintessence du christianisme, mais dans le sens aussi de l'élimination de toute différence essentielle entre le Sacré et sa parole). La méditation sur «das Heilige» apparaît véritablement décisive pour Heidegger, en tant que d'elle dépend l'instance fondamentale anti-idéaliste de toute sa pensée, et en même temps, du naufrage qui, constitutivement, la menace toujours.

Mais nous pourrions — nous devrions — aussi nous demander à ce point: se peut-il que le Commencement soit conçu, aussi dans le christianisme, sous la forme du «quod debet esse»? La décision créatrice n'est-elle pas, là aussi, finalement, renvoyée à un schéma de nécessité, katà to chreòn ? La réflexion heideggérienne n'est pas séparée par un monde quant au problème du sacré tel qu'il est posé dans la tradition chrétienne, laquelle, à son tour, ne peut se réduire à la structure du théo-logique critiquée par Heidegger. Alors qu'il refuse une telle structure (qui, selon lui, trouverait dans la Scolastique son expression la plus avancée), Heidegger assume, au contraire, toute une série de thèmes et de termes de la spiritualité et de la mystique chrétienne, justement dans la tentative de conserver dans l'«hymne du sacré» l'intimité inexprimable, la radicale «liberté» de l'Ouvert par rapport à tout ordre de la représentation.

Dans cet effort, au cours des années suivantes, un auteur «vint au secours» de Heidegger, bien plus que ne le fit Hölderlin: un auteur qui, sous bien des aspects, est à l'origine du langage philosophique allemand, Maître Eckhart27. En réalité le problème eckhartien (qui évidement connaît une longue tradition avant et après Eckhart) de la superessentialis divinitas, de la Gottheit, semble indiquer cet infiniment ultérieur, cet Ouvert qui donne-lieu aux choses, que Heidegger nommait «das Heilige», à la suite de Hölderlin. Gottheit n'est ni terre ni ciel, ni dieu ni homme; Gottheit n'appartient pas à l'harmonie (à la tessiture) du Geviert, du Quatuor, mais en est la source, l'Unum qui constitue le Geviert, en tant que justement fondé sur une «loi inébranlable», en tant qu'appartenance-imbrication réciproque des Quatre, leur non accidentel Relative. Pour la Gottheit est, tout à la fois, valable et non valable l'ancienne définition gnostique du Dieu vrai: la Gottheit est d'une part, en fait, « ho ouk on «, Celui-qui-n'est-pas, mais d'autre part, elle constitue l'éternel domaine de l'appartenance réciproque des étants. Elle n'est pas créatrice (du moins au sens de la creatio ex-Nihilo — qui doit être entièrement soumis à l'enquête — ce que Heidegger n'accomplit pas), mais l'inévitable présupposé de toute Harmonie manifeste, le toujours-Ouvert qui en concède l'apparaître28. La Gottheit, comme «das Heilige», se montre dans l'instant même de son retrait et, se retirant, en cela se révèle. Le penser — non pas le calcul proportionné à des fins spécifiques, non le rechnen, mais le denken — est ouvert à l'écoute de ce jeu originaire de l'Etre, qui ne peut avoir d'explication-détermination théo-logique, qui doit être médité dans son « ohne Warum «29. Aucune explication causale ne relie, en effet, Ouvert-Heilige-Gottheit à l'harmonie définie du Geviert.

 

Le problème d'une pensée non représentative-calculante, qui se constitue comme ouverture à une telle écoute, et donc, en analogie avec l'Ouvert (»responsable» — en tant qu'elle «prend soin» — de l'Ouvert), domine le Heidegger postérieur au Kant. Cette ouverture de la pensée est, à la fin, nommé Gelassenheit, terme eckhartien. La pensée se relâche, sich-ein-lassen; ne-voulant-rien, n'attendant-rien, se libère, se désenchaîne (los-lassen) du séd-duisant des représentations, s'intériorise au fond du Soi, (Er-innerung), s'abandonne au jeu sans pourquoi de l'Etre, et s'abandonne devant les choses elles-mêmes, pour saisir, dans leur réveil, «das Heilige». Elle s'abandonne aux choses pour s'ouvrir au mystère. «Die Offenheit fèr das Geheimnis»30: tant le terme que l'expression sont un grand moment. «Geheimnis» n'est pas le sacer ; Heim est le cœur de la maison, le centre du lieu où nous habitons, les Lares qui le protègent. S'ouvrir au Geheimnis signifie, alors, chercher la «Bodenst„ndigkeit», cet enracinement sur son propre terrain, qui serait aujourd'hui menacé dans l'intime31. Mais le cœur de cette demeure — à l'égard duquel nous ne pouvons être pro-fanes, comme, justement, nous le serions, en restant devant le fanum, le sacer — est, en tout cas, mystère: du mysterion il est nécessaire de ne rien dire (myeo indique, avant tout, l'acte de fermer, de maintenir fermé, et s'applique principalement au regard: myope = celui qui tient les yeux fermés. Ainsi Mystes est celui qui ferme les «yeux du corps» pour se concentrer dans la recherche du fond de son âme. Lorsqu'il parvient à la clôture parfaite des «yeux du corps», au point de permettre à ceux de l'âme de voir, alors, devant l'épopteia, et sur l'épopteia, le mystes se tait, il serre les lèvres. Le mysterion est accompli, et devient proprement téleutè). Il ne s'agit pas, en fait, d'ouverture du mystère (qui impliquerait l'élimination du myein) mais ouverture vers (fèr) le mystère, qui conserve sa latence, son myein. Il est bien évident que le terme Geheimnis est en rapport étroit avec «das Heilige» mais il s'efforce aussi de l'approfondir, de le spécifier. Dans «das Heilige», c'est précisément le mysterion qui était intimement menacé. Heidegger veut ici rappeler que le «das Heilige» est omni-présence, hieròn, mais, en même temps, Un-grund, fonds abyssal, irreprésentable silence. Qu'il est mon «foyer», mais qu'en même temps, je ne sais pas (comprendre, capturer, calculer) ce que je suis.

 

A travers Maître Eckhart, Heidegger tente de désenchaîner l'Ouvert de la nécessité du donner-commencement — du donner-commencement au sens, infiniment plus radical, du produire: au sens de la nécessité de la manifestation. L'abandon est une libération de la représentation, vers le mystère d'un tel Commencement: une révocation de la volonté en tant que volonté-à-dessein, un vouloir non-vouloir, pour «insister» uniquement dans l'attente de l'abandon. Vouloir le non-vouloir est une aporie typique du «pauvre» eckhartien; c'est de là aussi qu'elle est reprise par Schopenhauer (et par Michelstaedter, bien avant Heidegger). On peut l'imaginer comme un rester dans l'attente sans attendre32, sans pré-figurer quelque chose d'attendu. Et, en vérité, c'est le rien [ni-ente] qui est ici attendu, puisque le rien c'est l'Ouvert. Gelassenheit c'est se re-laisser-aller à l'Ouvert, qui n'est pas. La «quiète» dynamique de l'abandon ferait signe, pourtant, au néant [nientità] du Commencement-Ouvert-Heilige et donc, en libérerait l'idée de toute nécessité épiphanique, révélatrice.

 

En réalité, s'évanouit ici précisément toute distinction possible entre «das Heilige» (hieròn) et l'ouverture vers «das Heilige», de la part du «pauvre pur», du «nu véritable». Le «nu véritable» a résolu en soi tout présupposé et toute transcendance: il a le rien [ni-ente] devant lui, comme Gegen-Stand. «Das Heilige» est son propre abîme, et l'abîme l'appelle33. «Das Heilige» se manifeste, ainsi, s'évanouissant parfaitement dans la Gelassenheit du «pauvre»: il est la Gelassenheit. Il ne s'agit plus du devenir-parole du sacré, mais de l'identification absolue entre Sacré et abandon-au-Sacré, et, donc, entre Sacré et le paradoxe du vouloir le non-vouloir, de l'attendre sans-rien-attendre, de l'«insistance» en cela. Au moment précis où, à travers le langage eckhartien, Heidegger semblait le plus radicalement s'opposer à la résolution idéaliste-dialectique du Sacré dans la pensée, cette résolution s'accomplit. Et cet accomplissement s'unifie avec celui de l'histoire de l'Etre. La «voie mystique» représente un athéisme absolument plus radical que celui qui anéantit l'image de dieu comme étant (suprême, parfait, etc.); elle anéantit la Gottheit, l'imposant comme identique à l'abîme du Soi, que la décision de l'abandon entr'ouvre. Nous sommes partis à la recherche du contraire de la volonté de puissance, et nous sommes parvenus précisément à son comble indépassable34.

Nous voulions dire en somme que la reméditation du «das Heilige» des commentaires de Hölderlin, dans les termes de la Gelassenheit eckhartienne, ne permet pas de dépasser les apories inhérentes à l'affirmation «immédiate» de l'Etre comme «ce» qui se donne, qui rayonnant émane, et qui dans son rayonnement est omniprésent. Et cette reméditation peut d'autant moins donner un sens au langage eschatologique et salvateur qui devient même, chez le dernier Heidegger, encore plus obstiné. Nous ne pouvons attribuer de signification «plus haute» à l'immanente correspondance entre décision-à-l'écoute et Ouvert. L'homme est en tout cas re-légué au Geheimnis; l'homme est en tout cas dans l'omniprésence de l'Ouvert et dans le jeu, qui en est la présence, du Geviert. Son oubli ne peut assumer qu'une valeur simplement psychologique, existentielle ou purement contingente. Mais c'est Heidegger aussi qui continûment nous enseigne que le problème ce n'est pas l'homme mais l'Etre, «im ganzen und als solches» — «dans sa totalité et en tant que tel». La tentative heideggériene d'«intégrer», à l'intérieur de sa réduction drastique du Sacré à l'Ouvert-Chaos, les propres termes d'une tradition sotériologique-eschatologique, laquelle ne peut que dériver de l'idée néo-testamentaire de la Grâce (tandis que l'analytique heideggérienne continue d'être essentiellement gottlos) — reste l'impensable dans les limites de sa pensée. Ce que, au contraire, Heidegger appelle l'impensé de l'histoire de la métaphysique — l'évanouissement de l'Etre dans l'Er-eignis, dans le se-donner de l'événement, où les Quatre se correspondent et appartiennent — ne semble être que le destin même de la métaphysique, et dont la métaphysique contemporaine devient parfaitement consciente (avec une force toute particulière chez Schelling).

 

Le possibilité de voir dans la Dichtung l'expression du «salut» possible du logos apophantique-calculant, centrale dans les commentaires sur Hölderlin, mais sur le fond aussi des essais autour du thème de la Gelassenheit, est aussi entièrement dépourvue de tout fondement35. Toute l'expérience de la grande poésie lyrique contemporaine est martyr du naufrage d'une telle possibilité. Sa parole ne remémore que l'oubli de l'Ouvert et toujours plus désespérément se construit dans la loi de sa propre trame, de ses propres lettres. De la Bodenst„ndigkeit qui est le nondum heideggérien, du Geheimnis cœur-foyer où la parole serait appelée à s'enraciner — elle ne sait rien, ou mieux encore elle en sait le rien [ni-ente] radical. Et, en effet, alors que son langage se charge d'éléments proprement symboliques, Heidegger s'éloigne drastiquement d'un Hölderlin, d'un Rilke, d'un Trakl — de l'essence tragique de leur pensée poétante — et il s'éloignerait plus encore, pourrions-nous ajouter, d'un Leopardi, s'il l'avait jamais lu — pour s'approcher à ses risques et périls des motifs taoïstes-zen, à travers la médiation probable des lectures comme celle que lui fournit Rudolf Otto36. Mais, justement, plus encore la dimension taoïste de l'Er-eignis ou de la Gelassenheit («sans rivaliser» l'homme participe du Tao: le thème du wu-wei, du faire-sans-faire est analogue à celui du vouloir-sans-vouloir) est sauve depuis toujours. Elle ignore parfaitement le nondum, et donc, la demande de salut, qui ébranle au contraire notre tradition, qui rend inquiet notre cœur (et notre Geheimnis).

 

En pensant le Sacré à partir de sa propre conception de l'Etre, comme Chaos, epekeina tes ousias, et donc dans l'histoire de l'évanouissement de l'Etre, non seulement Heidegger ne peut la connoter dans les termes d'une distinction radicale de l'Er-eignis, mais il ne peut non plus en fournir aucune caractérisation active: il n'est pensable d'aucune manière comme «ce qui sauve». De l'«affaire» du salut, «das Heilige» est «sauf» depuis toujours — et la Gelassenheit ne peut proprement indiquer que ce parfait abandon à ce qui demeure «sauf». Mais dans la mesure où un tel abandon présuppose, en tout cas, une décision, et qu'aucune décision n'afflige «das Heilige», il en découle qu'aucune décision ne pourra jamais dire «das Heilige» et se retrouver dans l'Etre-sauf du «das Heilige». C'est précisément cela, et rien d'autre que cela, qui est la parole de la Dichtung, de ces désespérés distincts du Sacré que sont les poètes de la «dèrftige Zeit», si l'on se donne la peine de les entendre.

 

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