éditions de l'éclat, philosophie

MASSIMO CACCIARI
DRÂN

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Dialogue sur le Terme
Jünger et Heidegger

PREMIERE PARTIE
SALUT QUI TOMBE

L'étude du rapport entre Heidegger et Jünger nous contraint au cœur même de la problématique de ces deux auteurs. Les contributions n'ont pas manqué à ce sujet: depuis celle de Von Krochov, abondamment citée, jusqu'à l'ouvrage de Jean-Michel Palmier1, mais il s'est agi, tout au plus, de recherches historiques ou historico-politiques — fondées plutôt historisch que geschichtlich - auxquelles ont échappé les implications plus complexes d'ordre philosophique-et-métaphysique2. Il s'agit pourtant, pour la pensée européenne contemporaine, d'une Auseinandersetzung véritablement décisive dans le cadre laquelle, avec une clarté et une rigueur insolites, est interrogé sans doute, le thème, le problème: l'essence de la technique au plan de son appartenance intime au destin du nihilisme.

Heidegger a reconnu en maintes occasions sa dette envers les essais jüngeriens du début des «années trente», depuis Die totale Mobilmachung (1930) au Der Arbeiter (1932) ou à über den Schmerz (1934); avec Gottfried Benn, il fut l'un des rares, non seulement à accueillir avec enthousiasme mais à comprendre ces textes (qui généralement furent perçus soit comme des réélaborations spenglériennes «extrémistes», soit comme des manifestes national-bolcheviques - par Ernst Niekisch pour ne citer qu'un exemple - pris entre Aktivismus et Preuáentum, ou, encore, simplement renvoyés à cette inneres Erlebnis de la guerre, du Kampf, décrit impitoyablement et sans rhétorique aucune par Jünger dans ses premières œuvres). Qu'ici les thèmes de la décision radicale, qui abolissent le mur protecteur du «Man», du «On» impersonnel, de la sécurité «bourgeoise», de la Neutralisierung und Entpolitisierung, et place l'homme devant son Sein authentique comme Sein-zum-Ende - que de tels thèmes, dis-je (à propos desquels, aussi, sont possibles de précises consonances avec l'œuvre heideggérienne, et avec Sein und Zeit en particulier), soient soustraits à tout héroïsme «littéraire», pour être impliqués sur le terrain des formes ou des idées qui modèlent, «typent» (typos) le monde contemporain -, ceci fut compris par Heidegger - à savoir le caractère profondément méta-politique et inactuel de cette œuvre. Jünger devint ainsi une «étoile fixe» dans l'Erörterung, dans le «débat» interprétatif, que Heidegger fera de l'essence de la Technique.

Sans doute la comparaison pourra être ultérieurement élargie3. Dans le cours des «années vingt», d'autres auteurs s'étaient engagés sur ce problème en des termes qui rappellent de près les interprétations de Jünger et de Heidegger. Ce que ce dernier définira comme le caractère impositif et pro-vocant qui gouverne la technique moderne en opposition à la poiesis grecque, avait déjà été affirmé par Sombart et Scheler tout comme par Rathenau et Spengler. En 1915, dans Essais d'une philosophie de la vie, Scheler parlait précisément de la vision mécanique de la technique comme volonté de puissance, visant à mettre en évidence «les seuls éléments de la nature qui soient saisissables par l'élaboration et la transformation». Spengler est même la source de l'image heideggérienne du Rhin transformé en simple Bestand, fonds à disposition du calcul manipulant: «nous ne pouvons regarder une cascade sans la transformer mentalement en énergie électrique». Mais il y a plus: ce que Heidegger dira de l'Arbeiter - à savoir que dans cet ouvrage est repensé finalement le Kern philosophique et métaphysique de la volonté de puissance nietzschéenne - avait déjà été énoncé dans la Sociologie du savoir de Scheler, qui date de 1924: «La technique n'est en rien une application a posteriori d'une loi purement théorétique [...]. La racine de la science positive de l'ère moderne est en fait l'instinct illimité et approuvé par l'ethos et par la volonté de domination de la nature, non occasionnel mais systématique [...] instinct d'engrangement illimité». L'essence non technique de la technique, la référence explicite à la volonté de puissance nietzschéenne, certains des termes mêmes employés par Heidegger dans ses essais du deuxième après-guerre consacrés à ces questions ont, comme on le voit, d'importants et de nombreux précédents. Le plus important de tous - s'agissant d'une œuvre qui «joue» dans presque toute la culture historique, philosophique et sociologique allemande de ce siècle - c'est la Philosophie de l'argent de Simmel. Tandis que dans les textes et les auteurs que nous avons cités, on peut effectivement noter une certaine oscillation entre une Stimmung «enchantée» de l'objectivité qui conçoit la technique comme Destin auquel on ne peut qu'obéir, et une nostalgie désespérée, nostalgie ré-active pour le monde de la poiesis (qui souvent, et surtout sous l'influence du «magistère» troeltschien, finissait par se connoter d'idéologies organiques et communautaires), Simmel déblaie le terrain de la conception scientifique authentique de toute «pensée mythologique». «Prétendre vaincre ou dominer la nature, est une idée tout à fait infantile, car elle présuppose une résistance, un moment téléologique dans la nature même, une hostilité de la nature à notre endroit, là où elle n'est qu'indifférence et toute «docilité» à l'égard de nos objectifs, n'efface et n'entache pas même sa légalité autonome». En termes heideggériens: la domination, partout en vigueur, du produire, est contrainte toujours à se développer, précisément comme une forme de l'alethèuein, dans le cadre absolument inaltérable de la légalité du Nomos autonome de Dikè - tout-enveloppé de Dikè. La technè même n'est qu'un mode de l'alethèuein, où est conservée et est préservée l'essence indévoilable de la physis. Aucune dé-mesure ou a-rythmia de la pro-duction provocante ne pourront rompre de tels metra.

L'Arbeiter jüngerien évolue aussi dans ce contexte. De même que la technique «n'est d'aucune manière une puissance neutre, une réserve de moyens efficaces et commodes», la «qualité» du Travailleur ne repose pas sur son apparence économique. Tous deux Figures, Types du processus de mobilisation planétaire qui démolit les fondements des Valeurs traditionnelles, qui détruit les anciens «cercles sociaux» et les anciens «métiers», qui recouvre toute la terre des «décombres d'images brisées». Le Travailleur est la Figure de l'époque de la mobilisation totale qui advient à travers la technique productive-impositive, laquelle - dans les termes qui seront ceux de Heidegger par la suite, mais qui apparaissaient déjà chez Simmel (dans ces pages décisives de la Philosophie de l'argent où Simmel parle de l'espace pur kantien, comme espace «libre», ouvert au Vor-nehmen, à la prise de possession) - annule tout «lieu» et fait de l'Espace une condition transcendantale de sa domination universelle. Le Travailleur est Gestalt de l'époque qui détruit l'oikos-nomia, Gestalt du débordement du Nomos au-delà de la mesure de la demeure (oikos), du dépaysement inquiétant, de ce qui se présente comme « das Un-heimliche «. Ainsi Heidegger, au cœur de son Einfèhrung in die Metaphysik, reprendra les thèmes de l'Arbeiter.

Heidegger retient de cette œuvre non pas les éléments descriptifs, mais le thème de la Gestalt, de la Figure. Nulle inquiétude rizhomatique dans l'Arbeiter, pas plus que de nostalgies erratiques. La mobilisation totale n'est pas un processus dissolvant, comme voudrait la comprendre seulement le point de vue libéral-bourgeois, à l'égard duquel le Travailleur se place, de fait, en radicale dis-continuité. L'époque de la liberté comme désenchaînement immédiat, à laquelle correspond la centralité de la dimension «esthétique» (au sens où le précisera Schmitt), décline dans celle de la Technique déployée du Travailleur, de la liberté-pour. Dans un tel déclin brille déjà la possibilité de nouvelles «constructions», d'«ordres» nouveaux. L'actuelle mobilisation n'est pas anarchique (simple dynamisme, activisme - comme dans l'Aktivismus): dans son mouvement est saisie une idée, «se cache un être immuable» - derrière son excès, sa dé-nature, une Loi - et bien plus encore: «les voies vers ce qui sauve» (Heidegger): «des transformations qu'aucun rédempteur n'a jamais pu concevoir» (Jünger). Nous verrons de quel «salut» peut-on parler ici; en tout cas les deux citations «immédiatement» accolées témoignent non seulement d'une analyse fortement entrelacée, mais aussi d'une commune intention : non seulement la Technique est interrogeable à l'aune d'une Gestalt, mais depuis son propre intérieur - et ce en en approfondissant la structure: Verwindung - il est aussi possible d'en rapporter la simple inquiétude apparente à une expression «calme» - donner à son devenir le caractère de l'être. Il ne s'agit pas (nous le répétons, car le point est décisif) d'un dépassement de la Technique, mais de sa perfection : l'interrogation radicale, allant à la racine essentielle de la Technique, en découvre la Figure, l'idée, où son dynamisme «se sauve».

La Figure du Travailleur reste, pour Jünger, centrale et «inaltérable» - jusqu'à sa plus récente production. Toutes celles successives s'y référent et s'«articulent» par rapport à elle. Elle est aussi la figure centrale de l'interprétation heideggérienne de la Technique. Ce qui change profondément chez Jünger, c'est la tonalité sous laquelle le Travailleur se présente: l'optimisme constructif, qui domine l'ouvrage de 1932, laisse place à la conscience désenchantée de l'appartenance du Travailleur à la généalogie du Sujet et de sa Volonté de puissance. En mûrissant une telle conscience - reconduisant le Travailleur «disseits der Linie» - apparaît évidente (outre celle de son frère, Friedrich-Georg) l'influence de Heidegger.

Heidegger montre (dans über «die Linie», datant de 19554, intitulé par la suite et de manière plus appropriée Zur Seinsfrage) l'appartenance du Travailleur à la forme du nihilisme actif nietzschéen, signe de la «puissance élevée de l'esprit» en opposition au nihilisme du «déclin et de la régression», au nihilisme de la décadence. Le nihilisme actif ne se limite pas à méditer sur la «vanité», «n'est pas seulement la foi que toute chose mérite de périr», il ne se limite pas au «non du jugement»: sa Entwertung œuvre pour détruire les valeurs: le «non» du jugement devient anéantissement pratique. Pour Heidegger, le Travailleur de Jünger tire son importance pour la culture contemporaine, justement du fait qu'il est une exposition consécutive de la métaphysique nietzschéenne, en tant qu'accomplissement de la «traduction» de la subjectivité en volonté de puissance, voire même en pure volonté de vouloir: accroissement cohérent sans but de la volonté sur elle-même: interminable «Entwertung» - et donc un-heimlich (dépaysant) est le nihilisme: «cet hôte plus que tout autre inquiétant» (Nietzsche). Le court-circuit qui dans le Travailleur se déterminait entre Figure du nihilisme et forme de «ce qui sauve» est «interrompu» dans les œuvres successives de Jünger. Le Travailleur est intégralement renvoyé au type du nihilisme actif et de l'universelle mobilisation que sa technique plus-que-technique, puisque «Entwertung» radicale, produit-impose.

Ce qui rendait possible ce court-circuit était l'interprétation erronée du caractère systématique du nihilisme actif (par rapport à, et contre, celui décadent-passif). Une telle différence était aussitôt perçue comme saut qualitatif, époqual. Chez Nietzsche aussi l'équivoque pourrait trouver son origine: la perspective de la pensée nietzschéenne restant pourtant, à mon avis, substantiellement «anti-nihiliste», il n'y a pas de doute qu'elle excède dans la tendance à rendre emphatique la forme du nihilisme actif par rapport à, et dans, la logique globale du nihilisme européen. Jünger et Heidegger, dans l'essai sur la Technique5, parlent justement du nihilisme comme nihilisme constructif-systématique qui sort victorieux de la «pensée négative», qui transforme sa force critique-dissolvante en énergie débordant tout «lieu» et toute autonomie (oiko-nomia). Le Jünger de l'Arbeiter identifie im-médiatement le caractère «systématique» d'un tel nihilisme non seulement par le «pivot» de la mobilisation universelle, mais aussi par les «voies vers ce qui sauve». Heidegger, en mettant en évidence les racines de l'Arbeiter dans la volonté de puissance, opère une disjonction nette sur ce rapport, renvoyant Jünger même, da capo, à la discussion, à l'interrogation sur technique, nihilisme et la possible über-windung de leur deinon - de leur violence impositive-provocante.

C'est de ce fonds qu'émerge le über die Linie de Jünger (1950). Dans ce texte est maintenu le pivot du Travailleur comme Figure de la mobilisation universelle qui se produit par le truchement de la Technique, mais celle-ci ne conduit plus d'aucune manière au-delà, trans le méridien qui circonscrit la «zone» du nihilisme. Sous cet éclairage, toute la première partie de l'essai (Prognosi et Diagnosi) se présente comme un approfondissement de l'Arbeiter - surtout dans une direction (de première importance, aussi parce qu'y transparaît nettement l'influence des analyses schmittiennes), sur la forme politique que le nihilisme européen doit assumer: la «ruine» de tout Absolu, l'affirmation de l'immanence «critique» de la valeur (le fait qu'il ne reste que des - paradoxales - valeurs critiques), épouse des «systèmes d'ordre pleinement harmonisés», ou tout au moins leur possibilité idéale. Dans le nihilisme règnent ordre, Nèchternheit, Hygiene, «santé»; il s'agit des «paysages planifiés» rêvés dans l'Arbeiter, fondés sur la puissance universelle de la réduction-Reduktion: en substance, sur la «Zurückführung der Zahl auf die Ziffer»: «réduction du Nombre au chiffre», qui fait du monde une Ziffernwelt. Le monde de l'Arbeiter est, dans über die Linie, le monde du nihilisme politique accompli, c'est-à-dire du «durchgebildete Staat», de l'Etat régi non par la violence directe, mais par la «systématique» production d'angoisse, dont les apparats «volontiers se cachent», volontiers habitent des «ermitages», soustraits au regard et voyant-toutes-choses (la dialectique du panoptikon). Ce rapport consubstantiel entre Etat moderne (comme figure historico-sociale déterminée) et nihilisme européen était aussi déjà présent chez Nietzsche6.

La critique heideggérienne n'ajoute ni ne soustrait rien à cette partie plutôt descriptive. En effet, toute naïve emphatisation du Travailleur comme «das Rettende» a disparu dans über die Linie et sa prise en compte dans le sillon du nihilisme est devenue explicite. L'interrogation heideggérienne se déplace donc sur la Thérapie que Jünger propose - qui plus est, et de manière plus générale, sur la signification des termes-clés de l'essai que Jünger semble donner comme évidents: la définition du nihilisme (sa «ligne» critique donc) et le sens de l'«über».

Jünger cherche une «juste définition» du nihilisme - mais elle ne semble tirer une plus grande radicalité de cette Reduktion «r„umlich, geistig, seelich» qui domine la Ziffernwelt (en contraste avec toute définition anarcho-chaotique ou décadente du nihilisme). La Technique est le «moyen» d'une telle réduction: elle réduit la nature au calculable-manipulable, au Bestand. Dans un tel rapport toute Valeur s'abîme, ou mieux encore, ne demeurent que les «valeurs critiques» de la volonté de puissance. Comme Nietzsche, et avec Nietzsche, le Jünger de über die Linie sait bien que ce nihilisme est un Destin, «puisque ces valeurs qui ont été les nôtres jusqu'à présent trouvent leur conséquence ultime dans le nihilisme, ce dernier étant la conclusion logique de nos grandes valeurs et nos grands idéals» (Nietzsche). C'est l'histoire (heideggérienne) de la métaphysique qui s'accomplit dans la volonté de puissance nietzschéenne.

Et pourtant, la ligne n'est pas seulement celle de l'«accomplissement» (Vollendung): sur la ligne qui définit (Terminus!) le nihilisme devenu Normalzustand (et pour Jünger, la seconde guerre mondiale a confirmé pleinement en cela le diagnostic de l'Arbeiter) apparaissent des signes, des traces, des thèmes qui rendent possible-pensable un « trans-lineam «, un «excès» hors du camp-zone du nihilisme accompli. Pour Jünger l'accomplissement du nihilisme n'a pas les couleurs de la nuit, du profond de la nuit, mais celles du crépuscule, du surgissement du crépuscule - dans le crépuscule (comme pour le Trakl de Heidegger) est conservé un non-né, où l'esprit qui ose et qui tente s'évanouit (Nietzsche nommait «oiseau divinateur», cet esprit qui porte son regard en arrière - un peu à la manière de l'Ange de Benjamin - tandis qu'il fait le récit de ce qui adviendra). Pour Jünger surgissent, dans ce récit, les couleurs de la Wildnis - non pas romantique, non pas ensemble de valeurs réactives par rapport à la Technique, mais bien plutôt oasis dans le désert, où le Léviathan ne peut pénétrer, lieu du non-ordonné, du non-défini, qui peut s'ouvrir au cœur même de la Métropolis: Lichtung au centre de la machine démoniaque, de la «forêt allégorique» du nihilisme (dont l'unique valeur est la critique interminable: signe à signe, par infinis Irrwege). C'est la figure de l'Anarcha - silencieuse figure, opposée précisément à la puissance discursive de l'Arbeiter - que Jünger développe de Heliopolis à Eumeswil.

La Wildnis, donc, n'est pas la «forêt», mais très exactement son opposé: la clairière, le lieu ouvert, l'Urgrund où l'homme «se retire» dans son propre silence - dans son en-fance - dans sa «liberté» originelle par rapport au calcul impositif, à la violence constructive de la Technique. Cette tendance trans-lineam se manifesterait, pour Jünger, dans l'art capable d'«embraser le monde de la machine tout entier», l'art d'«instinct» métaphysique, et dans la « spiegelbildliche Entsprechung « entre Dichter-Dichtung et Denken. Le Denken, ou plus précisément encore, les formes discursives-logiques du penser, ont perdu leur prétention à agir en tant que «souverain absolu baroque», tout comme l'assurance d'être dépositaires de l'Absolu, et se sont placées «im Experiment», en dangereuse interrogation des formes poétiques du penser.

Comme on le voit, ces deux dimensions (et la seconde en particulier) rappellent des thèmes heideggériens. Et leur co-appartenance est en quelque sorte reconnue par Heidegger lui-même dans über «die Linie» (Zur Seinsfrage), un des textes majeurs de ce que l'on a appelé son «tournant». Mais justement, là où, avec Jünger, Heidegger s'engage sur les problèmes les plus importants de sa réflexion, apparaissent aussi avec évidence les différences profondes entre les deux auteurs. Heidegger commence par montrer l'extraordinaire importance de l'Arbeiter : là, contre toute «tentative ré-active» par rapport au nihilisme, tentative qui cherche «le salut [die Rettung] dans la fuite», c'est un grandiose affrontement en acte avec l'«hôte» qui rend la maison inhabitable. Cet affrontement se construit en pressentant dans l'hôte sa Gestalt, son «ruhendes Sein», son idée (absolument «trahie» dans la perceptio moderne). L'idée est distinguée et non séparée de l'étant: Unterscheidung et non Trennung. L'idée est la «pr„gende Kraft» de l'étant - ce qui permet de «sauver» l'étant dans la Gestalt. Et la Gestalt de notre «humanité» (de cette époque de l'homme) est l'Arbeiter. Le cercle qui est instauré entre Arbeit et Arbeiter constitue, pour Heidegger, non une aporie logique, mais un cercle herméneutique fécond. Le rapport mutuel entre déterminant (Arbeit) et déterminé (Arbeiter) représente un tout : un mode de l'apparaître de l'être de l'étant. L'être pensé comme présence (An-wesenheit) assume, dans son époque, les traits de la mobilisation technique du monde à travers la Gestalt de l'Arbeiter. La réflexion sur le travail conduit, donc, nécessairement à la Seinsfrage.

Ce passage reste inachevé, à peine suggéré, dans über die Linie. A la différence que dans l'Arbeiter, Jünger voit bien le fondement métaphysico-nihiliste de la volonté de puissance, mais justement le non-approfondissement du passage entre Arbeit-Arbeiter et Seinsfrage lui permet un trans lineam par trop «facile». Le nihilisme lui apparaît ainsi guérissable - et guérissable « durch den Schmerz «: «grâce à la douleur». Est-ce cette douleur qui «flamboyante nous arrache», dont Heidegger parlera à propos de Trakl? La douleur qui rend l'âme étrangère sur la terre, ein Fremdes ? et qui, de ce fait, creuse autour du voyageur, le silence de sa Wildnis - son retrait, sa folie? La réflexion jüngerienne sur la douleur, à partir de l'essai de 1934, prend ce chemin. Mais ce qui arrache peut-il être aussi ce qui guérit? Dans la douleur ne vient-il pas plutôt à la lumière l'Un-heimlichkeit essentiel de la volonté de puissance même: sa sobre connaissance, ab-soute7 de toute «mère consolatrice» - «trostsuchende Mutter «, pour employer l'expression de Rilke? Ici, avec force, Heidegger renvoie Jünger à la conception hégélienne du travail (Carlo Sini8 a parfaitement expliqué comment, justement chez Hegel, apparaît l'idée du Travail universellement mobilisant comme Pr„gung de l'époque), qui se présente en rapport indissoluble avec la douleur. Le travail reste comme figure de la négation-de-la-négation et reste donc, et ne peut rester que comme douleur aussi. « Durch den Schmerz « la ligne, le méridien du nihilisme, ne peut être traversé, alors qu'apparaît nihiliste, à la différence de l'œuvre de 1932, la dynamique même de l'Arbeiter.

Le questionnement heideggérien peut se détacher, à ce point, dans toute sa prégnance. Le langage de über die Linie - non le langage comme simple moyen d'expression, mais identique au mouvement même du penser -, ce langage, en tous ses termes, ne peut prétendre à un über comme met , comme trans. Il reste le langage de l'idée, de la Gestalt et de la douleur qui s'incarne dans la dialectique du travail, comme négation-de-la-négation. Le langage jüngerien reste connoté métaphysiquement - explicable, donc, dans le sens de la métaphysique nietzschéenne, alors qu'elle est saisie dans toute son essence: mouvement depuis la «critique» dissolutive jusqu'à la définition de l'idée ou «ruhendes Sein» de l'étant en tant que volonté de puissance, jusqu'à la recherche d'un trans lineam non ré-actif (Jünger dit: « von Zweifel zum Pessimismus, von dort zu Aktionem in wert- und gotterlosen R„ume, und dann zu neuen Erfèllungen « - «Du doute au pessimisme, de là à l'action en un espace sans dieux, et de là encore vers de nouveaux accomplissements»).

Est abréviation, impatience, tout «trans» qui ne dérive pas d'une radicale interrogation du «de»9. L'accomplissement du nihilisme - ce qui déjà apparaissait dans la version du nihilisme actif donnée par l'Arbeiter - pourrait être défini comme commencement de l'Endphase, mais jamais, immédiatement, comme sa fin. Heidegger «entretient» Jünger - mais il le fait pour des raisons essentielles. Toutes tentatives de penser le dépassement du nihilisme peut dériver seulement d'une nouvelle Auslegung de l'être, car l'essence même du nihilisme dérive de l'interprétation qui est donnée de l'être. Aucune «description» ne peut dépasser un tel engagement. Mais cette nouvelle Auslegung de l'être ne pourra à son tour que définir la ligne sur laquelle nous nous trouvons: le langage de l'interprétation de l'étant approfondira la ligne (Verwindung), mais ne pourra être le langage jenseits der Linie que Jünger semble évoquer à propos de la figure de la Wildnis.

Les thèmes que Heidegger affronte ici seront repris dans nombre de ses écrits ultérieurs. Et pourtant, dans la proximité du dialogue avec l'ami, ils assument à la fois un pathos et une «précision» qui font de Zur Seinsfrage un document d'exceptionnel relief de la pensée heideggérienne. Nous pensons l'être comme Présence, hors de toute instance fondamentaliste: rapport nécessaire à l'homme qui correspond à l'«appel». Nous pensons l'être comme un se donner (es gibt): l'être se donne (et n'est pas). Le terme «être» apparaît alors ainsi barré par la «croix» du Geviert - non pas «signe négatif d'effacement» mais signe du rassemblement (Versammlung) des quatre dimensions de la Croisée10 (Geviert), de leur co-appartenance, ap-propriation. Le signe Sein apparaît «marqué», il se donne seulement dans les traces que laissent «les quatre contrées de la Croisée» (» die vier Gegenden des Gevierts «): il n'y a pas de transcendance de l'être par rapport à ces traces : l'être est (west) ici, en elles: «Da-sein».

Mais si nous pensons l'être ainsi (à travers un Sagen différent de celui qui se prononce en phrases, sentences, dis-courir), si nous l'écrivons, si nous le disons ainsi, comme justement barré, immédiatement nous devons reconnaître que «le Néant aussi devrait être écrit de la sorte, et donc pensé». Le «trans» jüngerien (comme tout outrepassement «naïf») établit une différence de «valeur» entre être et néant qui ne tient pas lorsque l'être commence à être pensé à travers cette Durchkreuzung. Cette pensée conduit à pressentir l'essence non nihiliste du nihilisme : le néant - dont le nihilisme doit interroger l'essence - n'apparaît que comme provenance de la présence, la Verbogenheit sur laquelle se fonde tout Unverborgenheit. Le Néant «écrit» comme l'être cesse de valoir en soi, comme Transcendant - il est l'Ab-wesende qui destine, et donc envoie, tout Answesende ; toute a-lethèia, tout dévoilement, se fonde sur le «néant» de la Lethè, de la Vergessenheit. «La Vergessenheit justement pensée, le «se cacher» [Ver-bergung] de l'essence encore indévoilée du ça, cache-conserve [birgt] des trésors encore non extraits. Elle est la promesse d'un fonds, qui attend seulement la recherche proportionnée».

Dans le Geviert, Ab-wesen et An-wesen «jouent», s'ap-propriant l'un l'autre. La nouvelle Auslegung de l'être conduit ainsi à renverser l'interprétation nihiliste du néant: à en avoir l'intuition comme «Verbogenheit-Vergessenheit» destinante. Mais si cela advient, la question du «dépassement» du nihilisme tombe: le problème ne réside plus dans le fait de l'outrepasser, mais dans celui de l'approfondir dans cette direction. Justement le mouvement de l'outrepassement continu est, au contraire, nihiliste par essence, tandis que celui de l'approfondissement se réapproprie (est une réappropriation remémorisante: Andenken) l'essence depuis toujours ouverte de l'étant.

L'attitude des sciences particulières fait, implicitement et inconsciemment, percevoir cette direction de la pensée. Pour elle, l'autre de l'étant en tant qu'étant immédiatement présent, est néant. Pour elle, l'être est néant. Ce nihilisme constitutif des sciences particulières - et donc de notre civilisation - ne se dépasse pas par ré-actions ni par fugues. Il ne se dépasse d'aucune manière. Sa ligne ne «gît pas devant l'homme comme quelque chose d'outrepassable». Nous sommes sur la ligne du nihilisme accompli, «l'homme se tient simplement dans la zone critique de la ligne» - mais elle peut et doit être approfondie. Le néant se donne : «l'être est, aussi peu que l'est le néant»: originairement être et néant sont un seul et le même. Ce néant, jenes Nichts, que nous avons trouvé comme Lethè destinante, est le même que l'être, que l'«autre» de l'étant déterminé dont traite uniquement la science, et dont uniquement la science «est savante». Le nihilisme oublie la signification originelle, essentielle de l'oubli. L'An-Denken est s'en souvenir : se souvenir de l'oubli. Donc, l'Andenken ne «dépasse» pas le nihilisme, mais le rapporte à son essence, le fait se re-souvenir [ri-cor-dare], le re-consigne en son «cœur». «La tentative d'outrepasser la ligne reste confinée dans une représentation qui appartient au domaine de l'oubli de l'être. Elle parle donc avec des concepts-bases métaphysiques (Gestalt, Wert, Transzendenz)».

Le néant se donne- il se donne (et n'est pas, comme étant transcendant, supérieur, symétriquement opposé à l'Etre) comme silence dont provient «positivement» la parole et dont nous parvient l'adresse de la présence - comme oubli dont se génère la mémoire - comme l'essence indévoilable à partir de laquelle se pro-duit toute présence sur la terre. Si nous entendons selon ce néant-là, le nihilisme doit être approfondi et non dépassé. Le «salut» ne pourra venir que d'un tel approfondissement - tandis que l'impatience du dépassement, la cœrcition du dépassement, contraignent encore au dis-courir métaphysique, à son anxiété «transcendante», à sa volonté de puissance.

La demande de salut n'admet pas de raccourci ou de pont suspendu sur l'abîme. Heidegger indique le lieu dans lequel il est possible de l'engager. Le dialogue avec Jünger en est la trace: ascétiquement éloigné de toute description littéraire du nihilisme, éloigné de toute prétention «humaine trop humaine» au dépassement.

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