éditions de l'éclat, philosophie

MASSIMO CACCIARI
DRÂN


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Salut qui tombe

PREMIERE PARTIE
SALUT QUI TOMBE

«... sinkt wie ein verhalten Liebeswort die Nacht»

(Abendgang auf der Reichenau,
poème de M. Heidegger, 1916).


«... un canto che s'udia per li sentieri
Lontanando morire a poco a poco ...»

(G. Leopardi, La sera del dì di festa)

 

 

 

Le questionnement heideggérien sur la Question de la technique construit son chemin selon une double perspective. D'un côté, il pense le pro-duire «dans le sens des Grecs», comme un faire-advenir à la présence, un conduire-hors: «aus der Verborgenheit her in die Unverborgenheit»; de l'autre, la technè moderne ne se déploierait plus «dans le sens de la poiesis «, mais vaudrait comme pro-vocation, Herausfordern, comme un provocant réclamer à la nature, conçue exclusivement comme fonds (Bestand) calculable-manipulable-transformable.

Les fondements historiques et culturels de cette conception ne nous intéressent pas ici - ils font partie du bagage altmödisch du langage heideggérien. Il ne s'agit pas plus d'insister sur l'aporie à laquelle conduit inévitablement cette différence entre poiesis et technè moderne, à savoir si toute forme de pro-duction est un mode du dévoilement et reste dans ce cadre, sur lequel «l'homme n'a aucun pouvoir», si ce «mouvement furieux du commettre», advient dans ce même domaine qui fait participer l'homme au dévoilement — qu'une forme du dévoilement (celle poiétique) soit invoquée comme plus «originelle», comme l'éclat de ce qui sauve (das Rettende) par rapport à l'hybris de l'Herausfordern, de telles expressions ne peuvent avoir que des résonances rhétoriques.

Mais la différence que Heidegger institue se base sur l'absence d'interrogation radicale du lien qui relie, chez les Grecs, proairesis1 à poiesis. Ou bien le terme poiesis est décliné sous des formes qui ne sont pas comprises préalablement dans la définition canonique de Platon (Banquet 205 b)2, à laquelle, au contraire, renvoie toujours Heidegger, ou bien sa structure apparaîtra nécessairement prohairétique, et dans la proairesis l'homo faber a déjà parfaitement connu cette dé-cision qui le «libère» de l'écoute de la physis vivante, en tant que vivante, et de ce fait lui confie (et le confie) le (au) pouvoir de la technique impositive.

La mesure que le Grec impose, et voit imposée, à la technè suffit-elle pour que s'ouvre, en elle, la voie vers ce qui sauverait du «dispositif» (Gestell3) de la technique moderne? C'est ainsi, très certainement, que Heidegger interprète les vers grandioses du Chœur d'Antigone et, avant cela même, le dit d'Anaximandre4. Le royaume de la disjonction (a-dikia) est entouré par Dikè: incessamment, l'être-présent divin rend «justice à l'injustice», dikè à l'a-dikia, prend «soin» de l'accord du disjoint. Et ce rythmos, immémorablement, embrasse ce dévoilement violentant qui, jamais, ne pourra le subjuguer.

Mais dans la vision tragique du Grec, cette mesure est tout à fait insuffisante pour «guérir» l'homme de son être «le plus terrible». Misérables, dit-on toujours des mortels avant le don de la technè; sans défense, sans maison ni logos, simples poliponoè, tenethoè simplement. Mais la technè qui leur est concédée reste celle-la même dont Sophocle chante la violence, aussi indomptable qu'est indestructible Anankè, jamais sans ressources, jamais confrontée à l'insurmontable, toujours occupée à se garantir le futur. Aussi la technè apparaît-elle déterminée prohairétiquement aussi dans les limites du rythme entre Dikè et adikia. Sophocle n'affirme pas que, s'étant accordée à Dikè, elle cesse de tourmenter et d'asservir. Tragédie, signifie précisément que ce pro-duire «le plus terrible» doit apparaître comme un don aux mortels, comme ce qui leur concède une parole, une maison, des remèdes. Tragédie, signifie précisément que la force qui disjoint de la Terre, et finit par en faire usage, est ce qui nourrit et soulage la peine. Aveugles sont les mortels avant le feu - puissance entre toutes des technai - mais, devenus brotoè, ils participent de l'essence du dévoilement justement grâce au pro-duire, «aporos ep' oudèn»— «qui en tout lieu ouvre sa voie». Dans la vision tragique, ce qui sauve croît à partir de la technè dans un sens incomparablement plus radical et inquiétant (un-heimlich, déracinant de toute demeure) que ce que pense Heidegger: ce qui sauve est en même temps ce qui disjoint et déchire; la même lymphe alimente le pouvoir qui asservit, prétend, réclame, et l'ek-sister du mortel en tant que brotos. Les limites de ce polemos c'est Dikè. Que l'assaut terrible de la technè ne puisse jamais les dépasser signifie à la fois que la technè se maintient et perdure dans cette essence qu'elle déploie désormais, impositive-calculante, et qu'aucun naufrage, aucune nostalgie ni aucun espoir, ne pourront l'en dis-traire. L'approfondissement de la technè porte au tragique. Mais tragédie est, in uno, reconnaissance de la Dikè qui embrasse toute a-dikia, et en même temps du timbre prohairétique des technai en tant que ré-vélation vraie de Dikè. Si ce qui sauve existe, alors seul l'ek-sister en est concevable: tombant dans la manifestation qui le nie.


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