l'éclat

 

Augusto Del Noce
et le problème
de l'athéisme

Massimo Cacciari

 

Ce texte a paru dans la revue Archives de Philosophie, janvier mars 1994, tome 57 cahier I, p. 111-117, numéro spécial dirigé par Guy Petitdemange, consacré aux Philosophes en Italie. Nous remercions la revue de nous avoir autorisé à le reprendre ici.

Lois, X, 890 : le législateur, fût-il digne même de la plus petite estime, doit "de toute sa voix, soutenir, avec son logos, l'antique Nomos: à savoir qu'il y a des dieux ...". La grande voix de la Loi s'oppose de toutes ses forces à la parole impie des jeunes gens (890 a 5-6), pour lesquels les dieux ne sont que le produit de la technè, convention et artifice — et affirment également le Beau et le Juste. Platon engage un combat terrible et désespéré contre cette "maladie" (888 b  8): il en va de la paideia, il en va de la polis, il en va de l'idée même d'une âme de l'homme qui ne soit pas simplement hasard, jetée dans le tourbillon du multiple. La philosophie n'est pas seulement donner-sens, donner-raison, mais aussi cette lutte même
1. C'est de là, précisément, que part Del Noce; commencement extraordinaire, absolument inactuel : comment est-il concevable que l'on puisse ‘remonter' en-deçà (ou au-delà) du ‘Dieu est mort'? de la dissolution contemporaine du platonisme dans toutes ses acceptions? Et pourtant, il ne fait pas de doute que toute sa recherche tire son inspiration de ces mots des Lois : si l'on affirme qu'il n'y a pas de dieux, aucune Loi ne peut être fondée, aucune Cité ne se peut édifier. Un lien infrangible relie athéisme et dissolution du Nomos. Tout adviendra par nature et par hasard dans le cosmos; par nature, par hasard et per arte dans les affaires de l'homme. Ce sont les mots ‘terribles' de Critias qui résonnent dans l'âme du vieux Platon (et de tout platonicien): ce fut un homme "subtil et sage" qui inventa le divin pour les mortels afin que ceux-ci, craignant son Esprit qui entend, observe et comprend toutes choses, cessassent de vivre comme des bêtes, esclaves de la violence (88DK B, 25). Mais à celui qui invente le divin succède nécessairement celui qui découvre une telle invention, en ‘libérant' les hommes de toute terreur, en ‘justifiant' de nouveau la violence, l'hybris destructrice.

L'analyse de Del Noce porte sur le problème de l'athéisme2 tel qu'il se présente dans la philosophie moderne et contemporaine, mais elle ne peut être comprise dans toute sa portée que si l'on tient compte de ce fonds antique. Si l'on n'affronte pas le problème de l'athéisme antique, il est impossible de ‘prendre la mesure' de l'athéisme contemporain. Et si l'on ne comprend pas le sens du combat platonicien contre l'asebeia antique, nous ne saisirons pas la différence entre celle-ci et la critique de l'impiété européenne, telle qu'elle a pu être développée par la perspective chrétienne. L'histoire de l'athéisme ne peut être réduite au rationalisme moderne et contemporain, pas plus que la critique platonicienne ne peut être utilisée directement dans le combat que le chrétien est appelé à mener contre celui qui nie son Dieu. La position de Del Noce, au contraire, contracte une alliance immédiate entre théologie platonicienne et théologie chrétienne — s'appuyant sur une tradition décisive que nous pourrions même faire remonter à Clément d'Alexandrie et à Origène, mais qui pourrait aussi occulter le fait que la condition de l'avènement de l'athéisme radical, précisément dans l'Europe moderne, doit se trouver dans l'histoire du christianisme lui-même. C'est la limite que nous retrouvons aussi chez celui qui servira de guide à Del Noce dans ses recherches: Rosmini, auteur des Frammenti di una storia dell'empiétà3.

L'histoire de l'athéisme antique (dont nous pouvons considérer qu'elle s'achève avec Protagoras qui supprime le problème même de l'existence divine: par rapport aux dieux l'homme ne sait pas) puise ses racines — comme Platon le reconnaît lui-même — aux origines mêmes de la philo-sophia. On dit du premier des philosophes, Thalès de Milet, qu'il est atheos ; tout comme Hippon et les autres ‘physiciens' de Ionie; tout comme Anaxagore. L'idée de la philosophie comme combat contre l'atheia, comme celle d'un logos capable de battre l'athéisme et la part atheotatos de l'âme (République, IX, 589 e 4), appartient en propre uniquement à la tradition orphico-phytagorico-platonicienne. Et elle s'appuie sur deux ordres fondamentaux: a) il existe une âme qui est arché, qui est principe supra-sensible, et non pas seulement pneuma, non pas simple souffle composé physiquement. Notre âme, psyché, est immortelle aussi en nous, en tant que reflet de l'Âme immortelle du cosmos; b) l'ordre merveilleux des mouvements célestes n'est pas un produit du hasard, mais doit être reconduit à une Cause intelligente et providentielle, à un Nous. La perfection du mécanisme cosmique exige l'idée d'un Artisan. Lorsque l'Athénien apporte la preuve, tekmeria, qu'il y a des dieux, il montre "le soleil, la lune, les étoiles, la terre" (Lois, 888 d 6). L'athée affirme que tout est apsychos, que la hyle ne possède ni ordre ni forme. Pour lui, le soleil est une pierre; pour le platonicien, il est un dieu vivant à propos duquel tout idée de mort est impie.

La lutte platonicienne contre l'athéisme ne se peut disjoindre des thèmes d'une religio cosmica. Et pas même, comme on l'a vu, de ceux d'une religio civilis : croire aux dieux c'est croire aux dieux de la Cité, non pour eux-mêmes, mais en tant qu'image véritable de la Justice cosmique, de Diké. Et c'est pour ces raisons que le néo-platonisme accusera d'asebeia et d'atheia les chrétiens eux-mêmes et qu'un fondement platonicien du combat chrétien contre l'athéisme européen semble tout à fait problématique. L'ordre, la beauté du cosmos peuvent tout au plus ‘induire' le chrétien à la contemplation de l'Artisan, mais ils n'ont pas d'âme et ne sont pas immortels. L'homme n'est donc pas ‘microcosme' (et, en tant que micro-cosmos, infiniment inférieur à la divinité du Grand Animal), mais image du Créateur même, destiné à une Terre nouvelle et un nouveau Ciel. La fracture qui concerne la religio civilis est encore plus radicale, comme on le sait: ici la théologie chrétienne parvint même à se faire l'héritière des doctrines philosophiques les plus éloignées et, en particulier, de l'épicurisme. La totale désacralisation de la loi politique se confond avec ce mouvement de l'âme qui accède à la vérité uniquement en se retirant en son propre abîme, détournant son regard de ces faux dieux que sont le Soleil, la Lune et les étoiles.

Ces considérations rendent problématiques les thèses de la recherche de Del Noce, mais nous imposent plus encore d'en comprendre les raisons. Pourquoi Del Noce considère-t-il la dissolution du platonisme comme la cause fondamentale de l'athéisme moderne? Ne devrions-nous pas dire que la dissolution du platonisme est le produit nécessaire de la théologie chrétienne? L'on pourrait affirmer qu'un athéisme absolument irréligieux (et donc niant non seulement quelque ‘personnalité' divine que ce soit, mais tout arché ou principe transcendant) est le propre du Moderne et que, dans ce combat, platonisme et christianisme doivent ‘avancer' unis. Mais il s'agirait là d'une illusion d'optique. Non seulement parce qu'un athéisme absolument irréligieux est déjà attesté amplement à l'époque classique, de même qu'un athéisme de type rationaliste-humaniste, mais surtout du fait de la différence abyssale qui s'ouvre entre le Dieu comme ‘lieu' hyperuranien des Idées, auquel tous les dieux obéissent, ou le Dieu comme Bien, vers lequel toute âme tend et, y tendant, accomplit tout ce qui est à accomplir, ou encore le Dieu comme Unun, supérieur à toute détermination d'essence, et donc à l'Être même et au Penser même (ces théo-logies qui marquent les différentes époques du platonisme sont-elles convertibles réciproquement? C'est, en tout cas, notre avis) — et d'autre part, les Idées, comme logos de Dieu, comme premier produit de Dieu, d'un Dieu qui fait, à travers son logos, un monde fini et mortel, d'un Dieu qui est Être et Pensée. Tel est le dilemme de Del Noce; tel fut le dilemme de Simone Weil4: le christianisme peut-il apparaître comme Aufhebung (au vrai sens du terme, que bien souvent les anti-hégéliens de pacotille ignorent: comme garder en soi, assumer en soi ce que l'on dépasse, pour en prendre soin) du platonisme? Et pourquoi en ressent-on quasiment la nécessité? Je crois que l'on ne peut répondre à cette question qu'en ces termes: parce qu'il semble que seul un christianisme ‘concilié' à Platon peut être immunisé contre la ‘maladie' de l'athéisme — parce que, dans son détachement de l'Antique, le christianisme porte en soi la possibilité d'une forme d'athéisme nouvelle et plus radicale — ou, tout au moins, parce que la religiosité chrétienne, précisément dans son ir-réligiosité radicale par rapport au cosmos et à la polis, finit par menacer toute Loi, ou toute idée transcendante de Loi, par rapport à la puissance de l'Esprit.

Mais demandons-nous tout d'abord en quoi consisterait le propre de l'athéisme moderne selon Del Noce? Substantiellement, dans la position de Protagoras, reprise entièrement par Marx, à savoir la suppression du problème même de dieu (Il problema dell'ateismo, p. 133); la philosophie devient monde et, devenant monde, ne pourra en être que la transformation; en tant que le monde est devenir, et en tant que le devenir ne pourra être simple interprétation-contemplation; sa théorie est simul praxis, et réciproquement. Les sociétés contemporaines sécularisées ne combattent pas du tout ces ‘principes', établis classiquement par Marx dans sa critique de Feuerbach5 et qui concluent, pour Del Noce, l'histoire du rationalisme moderne en tant qu'immanentisme, parce qu'ils sont athés, mais, au contraire, parce qu'ils sont encore imprégnés de ‘religiosité'. La critique du marxisme (aujourd'hui ‘triomphante') est la critique de son athéisme imparfait. Ainsi dans son développement historique il est de l'ordre du destin que l'athéisme européen dépasse le téléologisme encore humaniste de Marx, de même que l'immanentisme historiciste, qui ne nie pas le divin, "mais uniquement la transcendance du divin et la métaphysique qui s'y rapporte" (Croce, cité par Del Noce, op. cit. p. 331), de même que toute logique de la ‘distinction' qui précède la grande crise du vingtième siècle (ibid., p. 129). Il ne s'agit pas, pour Del Noce, de sécularisation d'idées théologiques, selon le schéma löwithien, mais de négation totale de toute forme de religiosité. Nietzsche apparaît comme le grand messager (ibid., p. 177 sqq) de cette négation, précisément parce qu'il comprend que la mort de Dieu doit coïncider avec la mort de ses propres négateurs: l'athéisme cesse d'être une ‘hérésie' pour devenir, ‘simplement', notre monde même. En d'autres termes, l'athéisme assume dans le Moderne un caractère absolument a-problématique, assertorique, il n'est plus le produit d'une interrogation critique, mais le présupposé même de toute interrogation. De critique du dogmatisme religieux, il devient axiologique-dogmatique, et donne vie à une philosophie de l'histoire qui veut être, précisément, la démonstration de sa propre irréversibilité. L'athéisme se démontre en montrant sa propre affirmation historique; sa vérité consiste entièrement dans son fieri, et même, désormais, dans son fait. Et cela devra valoir aussi pour l'éthique, en contraste avec la position d'un Machiavel: de même que le rationnel se convertit en réel, l'éthique se convertira en politique. Non plus, donc, de distinction, de logique des distincts, mais assimilation, absorption de toute transcendance dans l'acte du sujet.

Mais, pour Del Noce, ce qui empêche l'assimilation au christianisme de la forme dominante de l'athéisme européen est le refus de la part de ce dernier de l'idée du ‘status naturae lapsae', le "refus de la conception biblique du péché" (ibid., p. 24). Il s'agit, je crois, d'un problème décisif pour la compréhension du Moderne, qu'il faudrait pouvoir suivre analytiquement. Le Moderne se présente-t-il comme ‘volonté d'innocence'? quand, parvenue à son comble, la volonté de puissance apparaît comme volonté que le passé lui-même ne soit pas, s'exprime-t-elle essentiellement comme volonté d'effacer le péché? Si nous nous penchons sur les ‘exégèses' hégéliennes (mais aussi schellingiennes) du récit biblique, c'est ce qu'il semble: la transgression est nécessaire pour que l'homme sorte de l'immédiateté, devienne conscience de soi opposée à l'autre et donc commence à communiquer avec l'autre6. L'état d'innocence équivaut à l'état animal. Le ‘péché' serait plutôt, par rapport au but de l'homme, le fait de rester ‘prisonnier' dans le Jardin: alors, oui, nous manquerions ce à quoi nous sommes destinés précisément par notre être à l'image de Dieu: devenir des dieux. Del Noce trouvera "intéressantes au plus haut point" (p. 25) ces pages de Hegel dans lesquelles l'homme est libéré de la faute du ‘détachement', et il les relie avec juste raison à la philosophie de Bruno, à la conclusion-dissolution de la Renaissance, dont partira aussi Gentile. L'homme est coupable uniquement contre son propre esprit, alors qu'il n'est pas faber, qu'il n'est pas inventor, ou, en termes hégéliens, qu'il ne fait pas de la chose son ‘affaire' (Sache), il ne devient pas Werkmeister, et, enfin, Künstler. L'athéisme apparaît à Del Noce comme la philosophie du Moderne, tendant essentiellement à inverser le péché en affirmation ‘joyeuse' de la volonté de puissance.

 On peut parler de pélagianisme, d'une part, et de gnose, d'autre part, mais en faisant d'importantes précisions. Chez Pélage l'homme a la possibilité de se réconcilier à Dieu, mais le dogme de la nature déchue n'est en aucune manière discuté. Pour la gnose, la création même est catastrophe: l'apparaître effectif n'est pas du tout conçu comme essentiel à l'essence, tandis que, justement, le lien dialectique nécessaire entre Dieu et sa manifestation (ou, mieux, l'être Dieu même intrinsèquement Offenbarung) est à la base de toute philosophie de l'immanence. Ainsi le refus du péché de la part de l'athéisme ‘triomphant' ne se présente pas en des termes proprement pélagiens ni gnostiques — mais plutôt, comme l'indique Del Noce, dans les termes d'un retour à la parole originaire même de la philosophie, au dit d'Anaximandre: aucune ‘injustice' ne condamne les choses à la ruine; le lien entre genesi et phtorà est considéré comme nécessaire: la chose est, apparaît, "séjourne" dirait Heidegger, entre son surgissement à — et sa disparition de — la présence. Elle est liée à son arrivée et à son départ. Tel est Diké. Adikia n'est que le fait, pour la chose, de vouloir perdurer dans le séjour, le fait de vouloir se soustraire à son trépas, le fait de se fixer "dans l'obstination de l'insistance7". Mais ce trait est constitutif de l'étant-présent autant que celui de la connexion. Continuellement les êtres ‘résolvent' de manière réciproque leur propre non à la connexion (diké) et maintiennent ainsi l'accord cosmique. Je fais allusion ici, sciemment, à l'interprétation heideggérienne, car elle pourrait certainement valoir, dans la perspective de Del Noce, comme le plus parfait refoulement d'idée de péché — et donc, comme l'expression nécessaire du retour de l'athéisme contemporain aux sources pré-platoniciennes de la spéculation occidentale. Nietzsche et Heidegger ont pensé ce destin sous la forme la plus radicale: au faîte du rationalisme métaphysique, dans l'accomplissement de la philosophie, il n'y a plus d'espace pour de nouvelles ‘représentations', mais un nouveau commencement peut s'ouvrir à nous. Nous pourrions dire: il est nécessaire de revenir au carrefour devant lequel la philosophie s'est trouvée, et prendre le chemin qu'elle avait écarté. Il est évident que sur ce chemin nous ne rencontrerions ni Athènes ni Jérusalem.

Del Noce n'affronte pas de manière explicite le rapport de Heidegger au christianisme, et donc à l'athéisme de l'Europe ou Chrétienté, mais son analyse de la "construction du dieu gentilien8" pourrait valoir pour les positions soutenues par le philosophe allemand autour de la nature du théo-logique. Il s'agit dans les deux cas de l'élimination radicale de tout présupposé, et même de la forme même de la présupposition. Le théologien présuppose un donné, un Révélé — mais tout caractère de donné, en tant que tel, supprime l'esprit (Gentile), confirme l'idée de vérité comme pure présence et ‘oublie' le se-cacher, la différence ontologique (Heidegger). Deux issues différentes, mais d'une même critique de toute idée de Révélation comprise comme la manifestation de contenus déterminés et qui ne peuvent être dépassés. Aucun contenu ne peut contenir l'autoctisi de l'Esprit qui en agissant, existe, et qui existe uniquement dans son éternelle transcendance (Gentile): aucune représentation ne peut représenter l'Ereignis, l'Être comme événement appropriant, semper Adveniens (Heidegger)9. Del Noce parle de l'actualisme comme de la "sécularisation de l'inquiétude augustinienne10" — mais sous bien des aspects nous pourrions parler d'une ‘athéisation' d'Augustin aussi pour Être et Temps. Sur le sillon de la subsumption idéaliste de la Révélation et de la foi chrétienne, et donc de la vérification de la théologie dans la philosophie, la position gentilienne apparaît indépassable. Sur le sillon du ‘bouleversement' nietzschéen, de la ‘séparation' d'avec l'héritage platonico-chrétien, du nouveau commencement, le terme est fourni par Heidegger. Mais est-il vraiment possible de ‘combattre' contre de telles issues du point de vue de Del Noce? et donc de les considérer totalement extrinsèques par rapport à la tradition chrétienne même? en considérant le conflit uniquement comme polemos et non pas aussi comme stasis, ‘guerre civile'?

Le recherche de Del Noce est exemplaire: sans doute aucun philosophe contemporain n'a analysé avec autant de force "l'époque de la sécularisation11" à la lumière du problème de l'athéisme, et reconnu dans l'athéisme la philosophie qui domine le Moderne dans tous ses langages — et pourtant, il a évité la question décisive concernant l'immanence de l'athéisme justement dans cette théologie chrétienne qui se propose le plus explicitement comme héritière de la tradition platonicienne. Dans cet ‘oubli' Del Noce est encore historiciste au sens où il finit par tracer une évolution linéaire depuis la crise de la Scolastique, à travers l'affirmation des philosophies rationalistes, jusqu'à l'athéisme accompli de la sécularisation, où la philosophie comme pratique interprétative doit se transformer elle-même en force révolutionnaire, et enfin, achever avec le dépassement, la désacralisation de sa propre ‘valeur', et donc avec son propre suicide12. L'athéisme radical comporte en effet inexorablement la destruction du point de vue qui a décrété la mort de Dieu. Il est absolument significatif que précisément ce renversement de la révolution en elle-même ait été ‘prophétisé' par le grand adversaire de Del Noce, par Nietzsche.

Del Noce affronte et critique ce destin de la philosophie européenne exclusivement du point de vue de la tradition onto-théologique. L'athéisme est, pour lui, théologiquement, la négation du Deus = Esse, de l'Être suprême qui, en tant que tel, implique en soi la totalité des êtres, qui est créateur en tant qu'Être. Mais précisément le platonisme, que Del Noce ‘appelle' à l'aide dans son combat, représente la problématisation radicale de cette théologie: de Denys à Jean Scot, à Maître Eckhart, à Nicolas De Cues jusqu'au second Schelling13. Et il ne fait pas de doute qu'à partir de ce courant se développent deux voies: le langage mystique de la Superdivinitas, du Néant [Ni-ente] supra-essentiel, dans lequel l'âme s'approfondissant est finalement libérée de la détermination même de l'être de Dieu — et le langage de la dialectique idéaliste, qui peut logiquement se conclure avec Hegel, et donc avec l'affirmation de la parfaite représentation ou du parfait dévoilement de l'essence divine. Dans le premier cas, l'esprit se dépasse lui-même, dépasse sa position encore dualiste de la pensée-de-pensée, et sa liberté apparaît véritablement comme un cercle aux rayons infinis; dans le second cas, c'est sa dialectique même, sa propre gnose, qui sans plus aucun besoin de faire appel à l'intervention de la Grâce, parvient à annuler tout mystère. Mais l'affinité profonde entre les deux issues avait déjà été remarquée par Gentile, et finalement même théorisée en ces termes. Comment est-il possible, alors, d'opposer par des lignes externes, comme s'il s'agissait simplement d'armées ennemies, théologie chrétienne et rationalisme idéaliste? Comment est-il possible de réduire la théologie chrétienne à l'analogia entis de la grande Scolastique? Et comment est-il possible, enfin, de croire que cette théologie soit à l'abri de l'autre athéisme: celui immanent, justement, à la position onto-théologique? Concevoir Deus = Esse n'est-ce pas le déterminer, le représenter, le rendre nécessaire? La ‘violence' anti-idolâtre du langage mystico-platonicien, qui se heurte au nom de Dieu, le danger extrême d'athéisme radical, qu'il doit ainsi encourir, s'expliquent à partir de ces questions.

Mais alors, l'athéisme d'un Nietzsche ne devrait-il pas plutôt être placé dans ce cadre, plutôt que dans celui rationaliste et historiciste auquel Del Noce, finalement, le réduit? De même qu'il existe certainement des fois ainsi ‘religieusement attachées' à des dieux-idoles au point de tuer Dieu (et la foi contemporaine dans l'Histoire en est l'exemple le plus accompli et le plus tragique), de même il pourrait se trouver des athéismes qui véritablement croient, qui véritablement attendent l'Adveniens, qui véritablement sont tels qu'ils puissent s'ouvrir parfaitement à l'écoute de ce qui n'est pas, de ce qui jamais ne sera un représenté-révélé. Del Noce disait que si notre époque n'était pas vécue avec une pureté intellectuelle et morale absolue, et en ce sens, avec une pureté religieuse, c'est-à-dire sans superstitio, aucune foi ne serait possible (puisque la foi est, comme pour Kierkegaard, une certitude angoissante). Aucun Adveniens ne peut advenir pour qui ne sait pas abandonner tout donné, tout déjà-révélé. Mais ceci représente le risque d'un athéisme qui ne se mesure plus, dogmatiquement, à la négation ou au renversement des langages qui ont prétendu avoir ‘dit' Dieu ou prétendent en avoir dit le caractère indicible. De même qu'en Aletheia l'alpha n'est pas privatif, mais montre la provenance éternelle de toute présence depuis le se-cacher éternel, ainsi dans athéia, on pourrait entendre l'éternelle nécessité de se séparer de toute représentation de Dieu pour toujours pouvoir le rencontrer à nouveau — dans les formes, dans les noms et dans les conjonctures que seul l'Adveniens garde. Il s'agit, peut-être, de la part absente de l'œuvre de Del Noce: elle appartient à son œuvre aussi profondément qu'à l'âme appartient ce qui le plus essentiellement lui manque.

traduit de l'italien
par
Michel Valensi



 





 1. C'est une expression récurrente dans l'œuvre de Leon Chestov. Del Noce fut d'ailleurs le premier à étudier et introduire Chestov en Italie (cf. "Préface" à L. Chestov, Concupiscientia irresistibilis, Milano, 1946.)

 

 

2. L'œuvre fondamentale de Del Noce s'intitule précisément Il problema dell'ateismo, Bologna, 1964 (réédité en 1990 avec une introduction de N. Matteucci). Elle est composée d'un long essai "Il concetto di ateismo e la storia della filosofia come problema" (que je considère comme une contribution décisive à la compréhension du Moderne comme problème philosophique), et d'autres essais; tous, hormis le premier, sont des années soixante. [Traduction partielle par Philippe Baillet sous le titre: L'irreligion occidentale, FAC édition, Paris, 1995.]

3. Ce texte fut publié en 1834, et se trouve maintenant dans le vol. XLIX des Opere, Padova, 1977. Il s'agit d'une texte court d'une extraordinaire vigueur spéculative, partant d'une critique radicale des positions de Benjamin Constant (De la Religion considérée dans sa source) et du saint-simonisme.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

4. Del Noce consacra d'ailleurs un essai fondamental, à Simone Weil : "Simone Weil interprete del mondo di oggi", désormais in A. Del Noce, L'epoca della secolarizzazione, Milano 1970 [L'époque de la sécularisation, trad. fr. Philippe Baillet, éditions des Syrtes, Paris, 2001, p. 179-226.

 

 

 

 

 

 

 

 

5. Del Noce à montré à plusieurs reprises, comment la social-démocratie contemporaine se base sur la tentative ‘désespérée' de rapporter Marx à Feuerbach. Nombre d'antimarxistes, et parmi ceux de la dernière heure, ne font en réalité qu'en revenir à un avant-Marx, sans quelque consistance héorétique que ce soit.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

6. On ne peut sous-évaluer le poids, pour toute l'époque contemporaine, de cette conception hégélienne du péché: nous la retrouvons, pour ne citer qu'un exemple, dans l'idée de mal chez Bataille.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

7. M. Heidegger, "Le dit d'Anaximandre", in Chemins qui ne mènent nulle part, tr. fr. W. Brokmeir Gallimard Paris, 1986.

 

 

 

 

 

 

 

8. A. Del Noce, Giovanni Gentile. Per una interpretazione filosofica della storia contemporanea, Bologna, 1990, p. 30.

 

 

 

 

9. Les textes fondamentaux de Heidegger à ce propos sont rassemblés dans les Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), vol. 65 de la Gesamtausgabe.

10. A. Del Noce, Giovanni Gentile..., cit. p. 40

 

 

 

 

 

 

11. En écho au titre du recueil d'essais cité note 4.

 

 

 

 

 

 

12. A cette hétérogénèse des buts de l'immanentisme contemporain, Del Noce a consacré un volume Suicidio della revoluzione, Milano 1978, dans lequel il proposait une lecture véritablement révolutionnaire de la pensée de Gramsci par rapport à l'actualisme gentilien.

 

13. Qu'on me permette, sur toutes ces questions, de renvoyer à mon volume Dell'Inizio, Milano, 1990.

 

Massimo Cacciari



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