l'éclat

 

Aujourd’hui l’Allemagne

par Massimo Cacciari

 

Voir la page de l'auteur sur le site des Editions Traduit de l’italien par Michel Valensi

 

Cet article a paru dans la revue Idem, n°4/2012, et date de janvier 2012, soit avant les élections, françaises et grecques. Il n'en perd pas moins son actualité.

Libération publie un portrait de Massimo Cacciari par Robert Maggiori.

En prime (toujours dans Libé) un article de Cacciari, "L’idéal de l'Empire, de Prométhée à Epiméthée".

 

 

 

Un vieux fantôme hante l’Europe – Celui de l’hégémonie allemande! Et les micro-nationalistes du Libero [quotidien de la droite nationaliste italienne] ne sont plus les seuls à titrer leurs articles « Heil Merkel! » — certains tabloïds de la ‘perfide Albion’ font même pire. Mais la question est trop sérieuse pour être écartée d’un revers de titre à sensation. Elle est au cœur de l’histoire européenne et ne peut être comprise à la seule lumière de la situation actuelle. La réunification – qu'aucun des Etats européens de l’époque - et pour cause ! - ne souhaitait et n’a encore moins favorisé (ce fut d’ailleurs ce qui les a empêché de prévoir la catastrophe du régime communiste)  – était destinée à produire la pleine réorganisation de l’Union en fonction de l’axe allemand. Le précédent équilibre était rompu dans les faits et de manière irréversible. Dès lors, l’Allemagne ne pouvait pas ne pas dicter les formes et le rythme du processus d’intégration économique et politique. Il appartient au destin de ce pays de se reconnaître comme mittel – ‘centre’ – de l’Europe, – ou de ne pas reconnaître l’Europe. On peut dire que cette idée s’est ‘sécularisée’ : de mittel sacré à centralité économico-productive (et qu’elle a en outre enflé éthiquement, comme brillant exemple de vertu : efficacité, honnêteté, rigueur, courage, etc.), mais elle ne s’est jamais effacée – et ne l’aurait pu d’un simple point de vue réaliste si l’on considère la valeur de ses autres partenaires. Les piliers de l’Union sont allemands, et la construction de l’euro s’est faite entièrement à leur image et ressemblance. Masquer ou minimiser cette réalité est tout simplement pathétique.

La question est de savoir si, aujourd’hui, l’Allemagne montre qu’elle sait gérer cette hégémonie de manière véritablement cohérente avec ses propres intérêts.
Au lieu de déblatérer sur d’improbables modifications des rapports de force, ou d’invoquer des ‘dignités nationales’, il vaudrait mieux s’interroger et l’interroger sur la ligne politique qu’elle poursuit actuellement, et si celle-ci est véritablement la plus adéquate pour maintenir et consolider sa propre prépondérance. L’‘âme’ allemande devrait se souvenir de la manière dont se sont terminées toutes les tentatives, à son initiative, mais aussi à celle d’autres puissances, de façonner l’Europe en tant qu’une unité abstraite. Rien, heureusement, ne se répète – mais les régularités, dans l’histoire, subsistent et sont péniblement insistantes, au moins autant que les erreurs de ses protagonistes.

Aucune hégémonie dans l’espace européen ne peut garantir, aujourd’hui, à la différence du passé, une puissance effective dans la dimension globale. Si l’euro s’écroule, et avec lui toute perspective d’unité politique européenne, s’écroule alors aussi l’Allemagne. ‘Vaincre’ en Europe aujourd’hui, au prix d’en affaiblir et d’en ruiner la perspective unitaire, ne signifie rien d’autre qu’être vaincu dans le défi global. C’est donc un intérêt vital pour l’Allemagne de montrer qu’elle sait que l’Europe a toujours rejeté et rejettera toujours toute instance hégémonique, que jamais l’Europe ne marchera sous l'étendard de la ‘reductio ad unum’. L’Allemagne est pleinement en droit de se présenter comme l’axe de l’unité européenne – mais elle doit comprendre qu’elle ne pourra l’être que si elle reconnaît les différences culturelles, économiques, sociales qui en constituent l’espace, abandonnant des prétentions abstraites d’homogénéisation en temps et formes qu’elle imposerait elle-même, et que si elle se comporte avec flexibilité, mais aussi générosité. Sans quoi, finalement, la faillite la concernera pleinement.

Ou l’Allemagne jouera avec intelligence le rôle de primus inter pares, ou tous les Etats européens, qu’ils soient unis ou divisés, seront bientôt les derniers sur l’astronef Terre.

Faire avancer sur une même autoroute tous les peuples et les territoires européens, prétendre que l’unité monétaire et le pilier de la stabilité peuvent suffire à mettre en rang les multiplicités des histoires des langages, des relations de l’archipel Europe, ne signifie pas seulement en provoquer à long terme, peut-être inconsciemment, la liquidation, mais en ignorer et ne pas en exploiter toutes les potentialités. Cela signifie continuer à ne pas avoir une authentique politique méditerranéenne. Ne pas préparer de politiques de développement qui ont vraiment pour but le soutien et la promotion des excellences locales. Cela signifie, de manière plus générale, et tant que la BCE fonctionne comme elle fonctionne, ne jamais pouvoir associer des politiques d’équilibre financier à des politiques de développement, pour l’emploi, la formation, la croissance.

L’Allemagne peut-elle progresser seule ? Certainement pas et pas plus que les autres ‘grands espaces’ économiques de la planète. Et jusqu’à quand, si elle continue de se comporter avec la même myopie dont elle a témoigné quand la crise grecque  a explosé? Pourra-t-elle progresser avec une Espagne, une Italie, une France peut-être, en récession ?

En somme, de l’intérêt même de la ‘prépondérance’ allemande, un tournant radical de sa politique européenne est absolument nécessaire. Ou l’Allemagne conduira avec courage une nouvelle phase expansive (et l’on pourra mesurer à cette aune la capacité et la crédibilité de ses partenaires), ou elle se rendra co-responsable d’une nouvelle faillite de l’idée d’Europe – cette fois-ci pacifique, Dieu merci.

Les leaderships économico-politiques des autres Etats européens devraient essayer de convaincre l’Allemagne à quel point cette ligne est dans son propre intérêt et qu’il est urgent de l’adopter. Jusqu’à présent, ils ont hésité entre l’obséquiosité et l’envie, entre de vides récriminations, ressentiments et plaintes. L’âme allemande (inexorablement malade d’un destin hégémonique) ne pouvait trouver de pires partenaires. Mais tout ce discours comportait un décisif redémarrage du processus d’unité politique – ce qui signifie un gouvernement des politiques financières, fiscales, sociales. Il semble que le moment présent soit le pire pour poser la question. Mais c’est précisément dans l’état d’urgence que peuvent s’exprimer les décisions les plus difficiles et de portée épocale. La seule certitude que nous avons est l’alternative devant laquelle nous nous trouvons : soit la ‘conversion’ politique allemande et la reprise du dessin unitaire européen, soit la faillite définitive de l’espérance héroïque de résurrection que l’Europe avait chéri depuis son suicide tragique au XXe siècle.

 

 

Massimo Cacciari