l'éclat


Les morts
de mon père

Yehuda Amichaï









 



PARABOLES

Un jour de Yom Kippour, mon père était debout devant moi à la synagogue. Je grimpai sur une chaise pour mieux le voir de dos. Il est plus facile de se rappeler sa nuque que son visage. Sa nuque s'est figée et n'a pas changé. Son visage se transforme toujours quand il parle, sa bouche ressemble alors à la porte d'une demeure sombre ou d'un drapeau qui flotte. Ses yeux sont comme des papillons ou des timbres-poste sur la lettre de son visage toujours envoyée vers les lointains. Ou ses oreilles comme des voiles dans l'océan de son Dieu. Son visage était tout à fait rouge ou blanc comme ses cheveux. Il y avait des vagues sur son front, qui était une petite plage privée au bord de l'océan du monde.

Je vis donc sa nuque. Une ride profonde la traversait. Une véritable crevasse. Bien que je fus à l'époque loin du pays, c'est la première fois que je voyais un wadi profond et brûlé de soleil. Peut-être mon père avait-il commencé lui aussi par un wadi semblable. Il n'avait pas plu et le sirocco soufflait dans le pays dont j'étais encore absent ce Yom Kippour-là.

Son visage, je ne le revois que maintenant sur la photographie qui est dans mon armoire. C'est celui d'un homme déçu par le goût du plat qu'il aime. Ce dont témoignent les rides de sa bouche qui retombent; ce dont témoigne la ride près du nez et les oiseaux muets de la tristesse au coin de ses yeux. Je recueille beaucoup de témoignages de son visage. Non pour porter un jugement sur lui mais sur moi. Ce même Yom Kippour, il était devant moi si préoccupé par son Dieu adulte. À côté de lui, tout blanc dans son suaire, le monde entier était noir, comme un lieu où il y avait eu un incendie et dont ne seraient restées que des pierres noires. Les danseurs étaient partis, les chanteurs aussi, mais les pierres noires, elles, étaient restées. De même que mon père, revêtu de son blanc suaire. Ce fut la première mort dont je me souviens. Quand on arriva à la prière d'aleinou, mon père se prosterna avec les autres et son front toucha le sol. Je pensai qu'il buvait avec son front, je pensai que peut-être Dieu coule, ici, entre les pieds des pupitres. Avant de se prosterner, il avait posé par terre l'étui en velours de son talith pour ne pas salir ses genoux. Quant à son front, peu lui importait. Après quoi, il ressuscita, il se releva sans bouger les pieds. Son visage changea plusieurs fois de couleurs, il était de nouveau vivant et à moi, et je montai sur une chaise pour voir sa nuque avec sa ride. C'était un être de chair-et-de-sang qui ressuscitait! Pourquoi appelle-t-on les êtres vivants de chair et de sang? Ce sont des choses qu'on ne voit que lorsque le corps d'un homme, blessé ou mort, est béant. Chez les hommes vivants, on voit d'autres combinaisons. Non pas la chair et le sang mais la peau et les yeux, un sourire et une chevelure brune, des mains et une bouche.

Je montai dans la galerie des femmes pour annoncer cette résurrection à ma mère. Elles avaient, là-haut, des pommes farcies d'aromates pour éviter l'évanouissement. Je les enviai. J'ai toujours eu envie de m'évanouir sans y parvenir. Être effacé du tableau, tout laisser sans projet ni résistance. Ces pommes étaient dans les mains des femmes autant que j'étais entre leurs mains et le reste de la planète. Elles me retenaient en face de la grande horloge pour comparer le temps avec moi. Elles me regardaient à la lumière des feux qui consumeraient la synagogue. De là-haut je vis comment on enlevait les tuniques blanches des Livres de la Tora. On tirait sur les épaulettes, on enlevait le mantelet. Le Livre de la Loi restait nu et avait froid. Ressuscité, mon père mangea le soir après la prière de ne'ilah. L'année est une énorme roue. Une muraille qui ferme les jours et les saisons. Un jeu étrange. J'avais des péchés et des pardons encore pliés en moi et les deux avaient la même apparence. La nuit, la lune encercla la ville comme le coq resplendissant des pardons.

Mon père est mort de nombreuses fois, et il meurt encore de temps en temps. Tantôt je suis présent, tantôt il meurt tout seul. Il lui arrive parfois de mourir presque à ma table. Ou quand je travaille, que j'écris de belles phrases au tableau, ou que je regarde des pays pittoresques sur la carte. Mais il arrive que je sois loin quand il meurt, comme ce fut le cas lors de la Première Guerre mondiale. C'est une bonne chose que les fils ne voient pas leurs pères dans les guerres. Il est bon que je n'aie pas été dans cette guerre-là, autrement nous aurions pu nous entre-tuer, puisque lui portait l'uniforme du Kaiser Wilhelm et moi celui du roi George, mais Dieu a mis un fossé de vingt-cinq ans entre nous. Ses décorations, je les ai rangées dans la même boîte que mes propre médailles de la Deuxième Guerre mondiale, faute de place. Sur l'une d'elles figure un lion et deux épées entrecroisées comme dans un duel entre deux hommes invisibles. Les bêtes de proie occupent une place importante sur les emblèmes: lions, aigles, taureaux, vautours et autres rapaces. Dans la synagogue, ce sont deux lions qui, sur l'Arche sainte, gardent les Tables de la Loi. Même nos lois, seules les bêtes de proie sont capables de les garder et de les protéger.

Une fois, en Allemagne, longtemps après la guerre, mon père mit une jaquette noire et y épingla ses décorations. Il se coiffa d'un haut de forme étincelant et se rendit à l'inauguration d'un monument aux morts de la guerre. Tous les morts sont inscrits dans l'ordre alphabétique. Où était placé le monument? Dans le jardin public à côté du terrain de jeux, près des balançoires et des bacs à sable. Je ne me souviens plus à quoi ressemblait le monument: certainement des soldats brandissant des fusils de pierre, sous des drapeaux de pierre, avec des mères en pierre pleurant des larmes de pierre. Certainement qu'il y avait aussi des bêtes de proie pour immortaliser la grandeur de l'homme, des généraux et des empereurs.

Durant quatre ans, mon père mourut à la guerre. Il creusa un tas de tranchées. On lui avait dit que la sueur épargnait le sang. Et le sang des soldats épargne la sueur des généraux. Et la sueur des généraux épargne la sueur et le sang des industriels et des empereurs. Et ainsi de suite: un véritable plan d'épargne. Mon père creusa beaucoup de tranchées et il creusa beaucoup de tombes pour lui-même. Il ne fut blessé qu'une seule fois. Toutes les balles et les autres éclats le manquèrent. Quand il mourut pour de bon, de nombreuses années plus tard, tous les projectiles qui l'avaient manqué s'assemblèrent et déchiquetèrent son cœur d'un coup. C'est ainsi qu'il ne sortit jamais de cette dernière tranchée que d'autres avaient creusée pour lui. Il traversa beaucoup de combats et s'était souvent trouvé entre les morts de la mathématique des combats et ceux de la statistique des conquérants de positions. Son sang brillait comme ces boutons qui allument l'électricité dans la cage d'escalier. Pour que la mort puisse voir et éclairer son corps de son sang. Mais la mort ne pressa pas sur les boutons de son sang lumineux et mon père ne mourut pas vraiment. Dieu, en qui il croyait, était suspendu au-dessus de lui comme un blanc parachute protecteur, plus haut que la trajectoire des bombes. Il ne mêla jamais son Dieu aux affaires de la guerre, mais il le laissa entre les lois de la nature et les étoiles, au-dessus de sa tête comme l'écume légère qui recouvrait la boisson sombre et forte de sa vie.

Parfois, au plus fort de la guerre, son corps se dénudait, comme un arbre perd ses feuilles. Seules les branches des nerfs restaient, toute sa vie se dépouillait. Il envoya de nombreuses lettres de là-bas. Au début, elles furent rares, puis les lettres devinrent, au cours des quatre années de guerre, des liasses et des colis qui durcirent comme la pierre. C'est ce qui arrive aux lettres. Au début elles flottent légères et blanches comme des ailes de colombe. Puis elles deviennent dures comme la pierre. Ainsi ses lettres vagabondèrent d'un grenier à l'autre, d'un coffre à l'autre, dans l'armoire et sur l'armoire, et de là au grenier et puis enfin pratiquement sous les tuiles du toit. Quand mon père mourut pour de bon, il s'éleva d'un coup beaucoup plus haut que ses lettres sur le toit. Quand les morts ressusciteront vraiment il devra ouvrir tous les colis et lire toutes ses lettres. Durant sa vie l'homme secrète du sang, de la sueur, des excréments, de la poésie et des lettres. Mon père me raconta beaucoup d'histoires sur la guerre.

Un jour il me raconta l'histoire de prisonniers français à Verdun qui lui avaient demandé à boire dans leur langue: De l'eau, de l'eau! Il leur donna le reste de sa gourde. Depuis je n'ai jamais oublié leur cri pour avoir de l'eau. Parfois ils viennent à moi et demandent un peu d'eau. Peut-être mon père leur avait-t-il parlé de moi. Je peux difficilement l'imaginer puisque je n'étais pas né à l'époque, mais à la guerre qui embrouille hommes et terre et bouleverse toutes choses, qui fait des hommes debout des hommes assis et des hommes assis des hommes couchés, et des hommes couchés des photos sur le mur, à la guerre, à la guerre tout est possible.

Une fois, la veille de l'avènement d'Hitler, il fut invité par ses camarades d'armes à une réunion commémorative. Ils lui avaient écrit une belle lettre sur papier en-tête du régiment: un chapeau de chasseur, des cornes de bélier et des fusils entrecroisés. Pourquoi un tel insigne? Parce que c'était un bataillon de chasseurs avec une tradition d'honneur, un bataillon d'élite. Originellement, ils chassaient des lièvres et des gazelles avant de chasser des hommes à la guerre. Et non pas simplement pour les chasser mais pour les tuer. Non pas pour les manger comme généralement on mange les lièvres, mais pour les tuer et même les déchiqueter, pour que l'on y voie la chair et le sang et non pas les cheveux et le sourire, les bras et les caresses et autres jolies combinaisons.

Mon père refusa l'invitation, et cela aussi causa sa mort car ils l'aimaient beaucoup et l'appelaient David. Pendant la guerre, le jour de Yom Kippour, ils lui donnaient de leur ration pour qu'il puisse supporter le jeûne. Et ils assemblaient des étoiles pour sa prière et des minutes de silence pour ses silencieuses dévotions. En retour, il renforçait leur moral par son assurance et ses histoires drôles.

Mais il mourut encore un grand nombre de fois.

Il mourut quand on vint l'arrêter pour avoir jeté à la poubelle l'insigne du parti nazi que j'avais trouvé. Les uniformes noirs vinrent à notre porte. Les uniformes bruns l'enfoncèrent. Et leurs bottes avancèrent. C'était terrible pour moi de voir que mon père ne pouvait plus défendre sa maison et tenir tête à l'ennemi qui l'assaillait. Ce fut la fin de mon enfance. Comment pouvait-on s'introduire dans la maison contre la volonté de mon père? Si j'avais été plus grand alors j'aurais couvert mon père comme Shem le fit dans sa triste marche.

Il mourut quand ils placèrent un piquet devant son magasin pour interdire son accès parce que c'était un magasin juif.

Il mourut quand nous partîmes d'Allemagne pour immigrer en Israël et avec lui toutes les années passées. Quand le train passa devant la maison de retraite juive dont mon père était l'un des bienfaiteurs, tous les vieux étaient aux balcons et aux fenêtres et agitèrent des draps de lit. Non pas en signe de soumission mais pour lui dire adieu. En fait quelle est la différence entre un adieu et la soumission? Dans les deux cas, on agite des drapeaux et des mouchoirs blancs, ou même des draps.

Il est mort souvent, car il était fait de diverses matières, tantôt de fer tantôt de pain blanc ou de vieux bois. Et tout cela devait mourir. Je le voyais quelquefois couvrir son visage de ses mains comme d'un vêtement, pour que je ne voie pas sa nudité; et parfois les pensées étaient si lourdes sur son corps frêle qu'il marchait courbé sous leur poids. Parfois il était fort comme un poteau télégraphique et les pensées était merveilleuses et luisantes et légères comme les fils tendus. Même des oiseaux chanteurs venaient s'y poser.

 

*

 

Quand il mourut pour de bon, Dieu ne sut pas s'il était vraiment mort, habitué qu'il était à le voir ressusciter. Mais cette fois il ne se releva pas. Quelques semaines auparavant, il avait eu une attaque cardiaque. On dit attaque cardiaque. Qui attaque qui? Est-ce le cœur qui attaque le corps ou le contraire? Peut-être est-ce le monde qui attaque les deux?

Un jour, je vins lui rendre visite, il était couché près d'un ballon d'oxygène en fer, les yeux brisés comme des verres à un mariage. Quand je me penchai sur lui, j'entendis la grande bombe à oxygène murmurer. Autrefois un ange était au chevet des malades, maintenant ce sont des bombes pleines d'oxygène bavard. Aujourd'hui on donne aussi aux scaphandriers et aux pilotes des bouteilles d'oxygène. Où mon père allait-il? Peut-être plonger ou s'envoler. De toute manière, il nous quittait. Il me fit signe d'approcher. Je lui dis: Ne parle pas, ça te fatiguerait. Il dit: Le chat miaule sur le toit du voisin, peut-être est-il enfermé et veut sortir. J'allai chez le voisin et libérai le chat. À nouveau nous n'entendîmes que le murmure de l'oxygène. Sur la bouteille d'oxygène était installé un compteur qui mesurait la pression. Mon père avait autant de temps à vivre qu'il y avait d'oxygène dans la bouteille. Ma mère se tenait à la porte. Si elle avait pu, elle serait restée auprès de son lit comme le ballon d'oxygène et lui aurait donné une partie de la force de sa vie.

Ensuite, mon père se rétablit peu à peu dans son lit. Chaque jour, il récupérait les couleurs qui avaient déserté son visage au moment où l'attaque avait fondu sur son cœur. À présent elles lui étaient toutes revenues comme des réfugiés après un bombardement. La bouteille d'oxygène fut déplacée sur le balcon.

Le jour où il mourut, dans la soirée, on lui fit un électrocardiogramme. Le docteur était venu et avait ouvert une sorte de radio et relié mon père à toutes sortes de fils électriques. Quand on s'aime, on n'a pas besoin de tout cet appareillage compliqué pour contrôler le cœur. C'est différent quand on est malade. L'aiguille enregistra les zigzags sur le papier, comme le sismographe lors d'un tremblement de terre. Tout bardé de fils et d'antennes, mon père ressemblait à une station de radio. Ce jour-là, il fit l'ultime transmission que j'entendis.

Le docteur dit: «Nous allons bien», comme si nous avions douté que lui aussi allât bien. Il débrancha son appareil et nous montra les zigzags qui, selon lui, étaient convenables.

Le soir, j'emmenai ma femme au cinéma. Quand les visages exagérés de l'écran eurent fini de rire ou de pleurer, nous sortîmes dans la rue. Ma femme acheta des fleurs chez un homme qui les conservait dans un seau près d'un café d'artistes. On y rencontre de jeunes poètes aux regards tristes toujours accrochés au lointain, ainsi que des porteurs d'insignes diverses gagnées en divers combats; boiteux de guerre et boiteux par snobisme, bellicistes moustachus sans uniforme et pacifistes en uniforme. Et des jeunes femmes qui aiment la compagnie de tous. Nous achetâmes des roses rouges, peut-être pour faire revenir plus vite les couleurs aux joues de mon père.

De retour à son chevet, nous nous assîmes et ma femme mit les fleurs dans un vase où elles se mirent à respirer. Nous rapprochâmes nos chaises du lit et mon père commença à nous raconter l'histoire d'un homme arrivé au pays après avoir sauté d'un train et s'être caché chez de bons goyim. Les yeux de mon père se remplirent de larmes en parlant de ces braves gens qui avaient caché un homme traqué. Ses yeux se remplirent de larmes et sa bouche d'un râle étrange. Son récit s'interrompit comme la bobine d'un film qui se déchire. Comme une radio perturbée par des parasites. Quelle radio étrangère brouillait l'émission de mon père? Bientôt les deux radios s'arrêtèrent: la sienne et celle qui la brouillait. Sa bouche resta grande ouverte comme si beaucoup d'autres histoires de braves gens affluaient pour sortir et que sa bouche n'était pas assez grande pour les faire sortir en une seule fois. Je me précipitai sur lui et l'étreignis, j'embrassai son front devenu froid. Peut-être me rappelai-je à ce moment-là que son front avait déjà touché la terre à Yom Kippour. Ou bien pensai-je le ramener à la vie comme Elisha. Ma mère arriva de la salle de bains. Ma femme avait appelé le docteur. Quand ce dernier arriva, il confirma ce qui était déjà un fait confirmé. Vint un voisin qui s'occupa des formalités. Vint un rabbin, une connaissance de mon père, qui veilla au rituel. Les meubles furent déplacés, les fenêtres ouvertes et puis refermées. Il est habitué aux morts. Il alluma une bougie sur le sol, comme celle que l'on met devant un bâtiment en construction ou une route en travaux. Puis il ouvrit un livre et marmonna. On n'avait plus besoin du murmure de la bouteille d'oxygène.

Le lendemain, à la maison, on procéda à la purification du corps de mon père. On enleva les meubles de la chambre, on versa des flots d'eau et on enveloppa son corps dans une multitude de bandes de toile. Après l'enterrement arrivèrent parents et connaissances. La tante Shoshana vint du village, heureuse de quitter ses centaines de poules et de rencontrer des amis qu'elle n'avait pas vus depuis longtemps.

Il y avait beaucoup de possibilités de célébrer le deuil. Le grand cri amer, nous l'avons raté. Peut-être parce qu'il est mort au milieu de son histoire, ou parce que tous les postes de radio étaient éteints ou parce que le cœur aurait dû être aussi large que l'embouchure d'une trompette. Il était possible de s'exprimer en poussant un cri pareil à celui du train quand il arrive à Jérusalem après avoir traversé des montagnes obsédantes et oppressantes. Ou bien en silence comme une fenêtre mal fermée grince en silence.

Nous ne possédons que quelques expressions: le chagrin, la peur, le sourire et d'autres encore. Le destin nous dirige à la manière dont un décorateur de vitrines dirige ses mannequins, leur faisant tantôt lever la main, tantôt tourner la tête. Et c'est dans cette pose qu'ils demeurent le reste de la saison. Comme nous.

Je laissai pousser ma barbe en signe de deuil. Au début elle était dure, puis plus douce. Parfois quand j'étais couché, j'entendais des coups de feu ou le crépitement des tracteurs dans la vallée ou des bruits d'explosion dans une carrière. Mon père était comme l'une de ces carrières. Il se dépouilla de ses pierres qu'il me donna. Maintenant qu'il est mort et que je suis construit, il est resté béant et abandonné. La forêt a poussé autour de lui. Parfois quand je descends vers la plaine côtière, je vois les carrières au bord de la route, abandonnées.

Je commandai une pierre tombale. La veille, j'avais vu une jeune fille debout devant une tombe, elle arrangeait sa sandale défaite. Quand elle me vit arriver, elle s'enfuit entre deux hautes maisons. Je commandai une pierre horizontale, avec un coussin de tête. Le marbrier me questionna comme le fait un tailleur sur les mesures, les coutures, les lignes et le matériau.

Le cimetière est proche de la frontière. En période de crise, les morts restent seuls. On ne voit que les soldats de temps en temps. À côté de mon père repose un médecin allemand, qui n'a pas de tombe, seulement une petite plaque métallique. Du côté de la ville on voit la tour de la Société «Tnouva». Les tours ne nous aident plus beaucoup. Mais cette tour-là est un réfrigérateur. Il y a aussi des châteaux d'eau qui doivent être hauts pour que les maisons s'emplissent d'eau. Dieu qui est très élevé avait rempli mon père tout entier. Moi j'ai été rempli par d'autres choses et pas toujours par des tours élevées. Parfois la pression était faible et je ne me remplissais qu'à moitié d'idées et de rêves. Il y a quelques jours, je me suis rendu au cimetière. Sur chaque tombe sont gravés un nom et un verset. Le lieu où repose Moïse n'est pas connu mais nous connaissons le lieu de sa vie et jusqu'à aujourd'hui nous connaissons toute sa vie. Maintenant tout est sens dessus dessous. Seuls les lieux de sépulture sont connus. Le lieu de notre vie n'est ni fixe ni connu. Nous errons, nous changeons, nous nous transformons et on ne connaît que le lieu de notre sépulture.

Quant à moi, je poursuis mon chemin et je développe quelques-unes des qualités de mon père, de ses traits de visage et de caractère. J'en développe certaines, j'en écarte d'autres. Mais comme je l'ai dit au début, mon père continue toujours de mourir. Il vient dans mes rêves, j'ai peur pour lui et je lui dis: Prends un manteau, marche lentement, ne parle pas, ne t'énerve pas. Repose-toi de cette terrible guerre. Moi je ne trouve pas le repos. Je m'en vais, non pas pour prier. Je remets les tefilin, non pas sur le bras ou le front, mais dans le tiroir que je n'ouvre plus.

Un jour où, me promenant sur l'antique via Appia à Rome, je portai mon père sur les épaules, sa tête s'affaissa soudain et j'eus peur qu'il ne meure. Je le déposai au bord de la route, une pierre sous sa nuque. J'allai chercher un taxi. Autrefois on appelait Dieu au secours, aujourd'hui on appelle un taxi. Je n'en trouvai pas et m'éloignai de mon père. À chaque pas, je me retournais pour le voir, puis je courais dans le sens de la circulation. Je le vis allongé au bord du chemin. Seule sa tête était tournée vers moi et me suivait. Je le vis à travers l'arche antique de Saint-Sébastien. Des gens passaient devant lui, se penchaient et continuaient leur chemin. Je trouvai enfin un taxi mais il était trop étroit et ressemblait à un serpent. J'en dénichai un autre dont le chauffeur me dit: On le connaît, il fait le mort. Je me retournai et je vis que mon père reposait encore au bord du chemin, son visage blanc toujours tourné vers moi. Mais je ne savais pas s'il était encore vivant. Je me retournai à nouveau et je le vis comme une chose très éloignée à travers les arches antiques de Saint-Sébastien.