l'éclat

Bavardage
et curiosité


 Paolo Virno



 

 traduit de l'italien par Patricia Farazzi



* Cette ‘esquisse' sur «Bavardage et Curiosité» avait été rédigée à l'occasion d'un colloque qui aurait dû avoir lieu à la Villa Gillet en novembre 1998, et qui fut annulé, suite à la défection de son organisateur, en fuite et réfugié depuis dans quelque Centre Culturel Français en Allemagne où il exerce la fonction d'attaché culturel (ou quelque chose comme ça).
Des cendres de ce colloque, ces quelques pages ont été sauvées, que Les Cahiers de la Villa Gillet, Lyon ont publié en septembre 2000 dans leur numéro 11, «La désobéissance civile» (... sans la petite note ci-dessus, ni la note 2... «(dés)obéissance civile» oblige).
Cette conférence paraîtra prochainement dans un recueil d'essais de Virno, Esercizi di esodo, chez l'éditeur Ombre corte à Rome.



1. Au fondement de la culture médiatique il y a des états d'esprit, des dispositions, des propensions émotives sur lesquels la réflexion éthique s'est longuement arrêtée. Augustin, Montaigne, Pascal, La Rochefoucauld ont écrit des pages qui pourraient figurer utilement dans un manuel d'instruction à l'intention des dirigeants de la télévision. Mais il s'agit de pages que ces auteurs consacrent à la faiblesse de caractère, aux aspects les plus bas du comportement individuel et collectif : oubli de soi, inconstance, fatuité, incapacité de recueillement et de concentration, etc. Les médias présupposent un «traité des passions» tout en nuances; mais ce traité, à première vue, semble inclure seulement ou surtout des passions mauvaises, des sentiments répréhensibles, des comportement méprisables. En est-il vraiment ainsi ?

Simplifions la question à l'extrême. La culture médiatique ressemble à un Exode: c'est-à-dire qu'elle occupe l'espace qui s'étend entre un «non plus» et un «pas encore». Non plus une trame de traditions consolidées, capable de protéger la pratique humaine de l'aléatoire et de la contingence; pas encore la « communauté de tous ceux qui désormais n'ont aucune communauté préexistante sur laquelle compter» (Bataille). Chaque Exode exige un grand effort d'adaptation, de souplesse, de rapidité de réflexes. Ainsi, un grand nombre de ces penchants, que la philosophie morale avait jugé avec sévérité, en soulignant leur caractère corrupteur et morbide, se révèlent être des qualités précieuses pour s'adapter avec souplesse et rapidité à ce no man's land pris entre le «non plus» et le «pas encore». Certains sentiments condamnables deviennent des ressources cognitives, c'est-à-dire des instruments d'apprentissage et d'expérimentation. Le côté obscur de l'éthique acquiert une importance épistémologique croissante, puisqu'il aide à comprendre (et donc à affronter) la métamorphose permanente des modèles opératoires et des styles de vie. L'inconstance, la fatuité, l'opportunisme permettent d'acquérir de nouvelles habitudes perceptives; de faire face aux heurts de l'imprévu, de s'orienter au mieux dans des territoires inconnus. Le «traité des passions» inhérent au fonctionnement matériel des médias mérite une approche dépassionnée: c'est, en premier lieu, une boîte à outils. Outils rudimentaires et provisoires, certes, mais qui concourent à dessiner des formes inédites d'expérience.

La transformation de propensions morales inconvenantes en vertus épistémologiques (ou, si l'on préfère, en capacités techniques) peut s'expliquer en traitant brièvement de deux phénomènes bien connus, et de réputation douteuse, de la vie quotidienne : le bavardage, c'est à-dire un discours sans colonne vertébrale, indifférent aux contenus, et qui ne fait qu'effleurer les choses, aussi contagieux qu'envahissant; et la curiosité, c'est-à-dire l'insatiable voracité de la nouveauté en tant que nouveauté.

2. Passions médiatiques par excellence, le bavardage et la curiosité ont été analysés profondément par Martin Heidegger dans Être et temps (§§ 35-36). On ne peut, ici, rendre compte en détail de cette analyse célèbre. Nous nous contenterons donc de prévenir le lecteur que nous n'en ferons qu'un usage instrumental et même désinvolte. Si désinvolte que les mots de Heidegger seront parfois utilisés contre Heidegger lui-même. Pour commencer, deux allusions rapides au contexte thématique dans lequel se place le traitement heideggérien des passions médiatiques.

Dans Être et temps, le bavardage et la curiosité sont mises en cause comme manifestations typiques de la «vie inauthentique». Cette dernière est caractérisée par le nivellement conformiste de tout sentir et de toute compréhension. En elle, domine sans contraste, le pronom impersonnel «on» (man) : on dit, on fait, on croit une chose ou une autre. Le «on» est anonyme et dominant. Il nourrit des certitudes sécurisantes, diffuse des opinions toujours déjà partagées. Il est le sujet sans visage de la communication médiatique. Il instaure cet «état interprétatif public» à l'intérieur duquel se déploie le quotidien de la société de masse. Il est inutile d'ajouter que c'est précisément et seulement le «on» qui alimente le bavardage et déchaîne une curiosité insatiable et sans retenue.

Deuxième observation sommaire. Le «on» bavard et fouineur dissimule, ou déforme, le trait déterminant (authentique précisément) de l'existence humaine : l'«être-au-monde». En effet, appartenir au monde ne signifie pas le contempler de manière désintéressée. Cette appartenance incontournable suppose, au contraire, une implication pratique, une activité manipulatrice, une «préoccupation» soutenue. On pourrait dire: la vie authentique, c'est-à-dire conforme à l'«être-au-monde» effectif, trouve une expression adéquate dans le travail. Le monde est, par-dessus tout, un monde-chantier, un ensemble de moyens et de buts productifs, le théâtre (et l'objet) d'une activité générale. Selon Heidegger, quiconque bavarde et s'abandonne à la curiosité, ne travaille pas ; il est détourné de l'exécution d'une tâche déterminée ; il a suspendu ou mis en sourdine toute sérieuse «préoccupation». Le «on», en plus d'être anonyme, est aussi paresseux. Son irresponsable fatuité se répand dès lors que l'on se comporte comme des spectateurs du monde. Dans ce cas, le monde-chantier cède la place à un monde-spectacle fictif. Echapper au maléfice du «on» n'est pas autre chose que retourner au travail, c'est à-dire se réapproprier consciemment l'«être-au-monde» pragmatique et productif.

Dans ces notes, on voudrait signaler la puissance, les chances, la richesse latente de la soi-disant «vie inauthentique». En quoi consiste, précisément, l'expérience du bavard et du curieux? S'agit-il simplement de perte et de déchéance, ou cela annonce-t-il aussi un gain possible et une voie de salut paradoxale? Dans quelle mesure le «on» médiatique laisse-t-il présager des contours d'une nouvelle sphère publique, très différente de celle actuelle, coïncidant avec les appareils administratifs de l'État ? Plus encore. Est-il vrai que le bavardage et la curiosité restent confinés en dehors du travail, dans le temps de la distraction et de la paresse? Ne faut-il pas supposer, plutôt, que ces attitudes sont devenues le pivot de la production contemporaine, dite postfordiste et immatérielle, dans laquelle domine l'agir communicationnel et où est valorisée au plus haut degré la capacité de se débrouiller parmi de continuelles innovations ?

3. Le bavardage confirme le rôle prédominent de la communication sociale, son indépendance vis-à-vis de tout lien ou présupposé, sa pleine autonomie. Autonomie par rapport à des buts prédéfinis, à des emplois circonscrits, à l'obligation de reproduire fidèlement la réalité. Dans le bavardage s'atténue fortement la correspondance dénotative entre le mot et la chose. Le discours ne réclame plus une légitimisation externe, que lui procurent les événements sur lesquels il porte. Il constitue désormais lui-même un événement en soi, qui ne se justifie que par le seul fait de son avénement. Heidegger écrit (Être et temps, paragraphe 35 (1)): «En vertu de la compréhension moyenne que le langage exprimé porte en lui, le discours transmis [...] peut aussi être compris sans que celui qui écoute ne se place dans la compréhension originaire de ce à propos de quoi le discours parle». Plus loin: «Le bavardage est la possibilité de tout comprendre sans aucune appropriation préliminaire de la chose à comprendre.»

Pour Heidegger, il y a une étroite parenté entre l'«être-au-monde» authentique, toujours affairé et laborieux, et le référentialisme linguistique. Le signe désigne le monde comme ensemble de moyens utilisables ; le discours concerne, en règle générale, ce qui exige un engagement sérieux et actif. Ce n'est que lorsque prédomine l'inauthenticité du bavardage que le langage interrompt son opération de réflexion fonctionnelle des états de choses existant, révélant une nature constructive et arbitraire. Ou, sous la forme d'une boutade: ce n'est que dans l'élocution anonyme et banale du «on» que certaines thèses de Saussure et Piaget acquièrent une évidence intuitive.

Le bavardage compromet et réfute le paradigme référentialiste. La crise de ce paradigme est à l'origine des mass-médias. L'émancipation des énoncés de la charge de correspondre point par point au monde non linguistique fait que ces mêmes énoncés peuvent se multiplier à l'infini, s'engendrant l'un l'autre. Heidegger écrit : « Et puisque le discours a perdu, ou n'a jamais atteint le rapport originaire avec l'être dont on discourt», ce qui compte c'est «la diffusion et la répétition du parler même». Diffusion et répétition, de fait, précisément médiatiques. Le bavardage, en tant qu'il est privé d'une référence extrinsèque, est infondé. Cette absence de fondement explique le caractère faible, et parfois vide, de l'interaction quotidienne; c'est-à-dire qu'elle explique ce sens de pauvreté expérimenté précisément comme étant au centre de multiples flux communicatifs. Toutefois, l'absence de fondement elle-même autorise à chaque instant l'invention et l'expérimentation de nouveaux discours. En bref : si la communication ne transmet plus des expériences dignes de ce nom, elle constitue pourtant l'outil adapté pour en construire d'inédites. Le bavardage est un bruit de fond : insignifiant en soi (à la différence des bruits liés à des phénomènes particuliers, tels qu'une moto en pleine course, un chant, une perceuse), mais il offre la trame d'où extraire des variantes significatives, des modulations insolites, des articulations imprévues. Le bavardage ne représente pas quelque chose, mais c'est précisément en cela qu'il peut tout produire.

De la naissance de la grande industrie jusqu'à la conclusion de l'époque fordiste et tayloriste, le processus productif a été silencieux. Celui qui travaillait, se taisait. On ne commençait à «bavarder» qu'à la sortie de l'usine ou du bureau. La principale nouveauté du postfordisme consiste dans le fait d'avoir mis le langage au travail (2). La communication sociale est devenue la matière première, l'instrument, et souvent le résultat final, de la production contemporaine. Mais attention : on ne demande pas au travailleur un certain nombre de phrases standard, mais un agir communicationnel informel, souple, en mesure de faire face aux plus diverses éventualités. Ce qui est mobilisé ce n'est pas la parole, c'est la langue. La faculté même de langage et non pas l'une de ses applications spécifiques. Cette faculté, c'est-à-dire la puissance générique d'articuler toutes sortes d'énonciations, acquiert un relief empirique précis dans le bavardage médiatique. Là, en effet, ce qui compte ce n'est pas tant «ce qui se dit» que le pur et simple «pouvoir dire». Les médias exhibent, sous une forme concentrée, cet agir communicationnel (non référentiel, mais constructif) qui joue un rôle de grande importance dans tous les secteurs de la production sociale. En ce sens, on pourrait dire que les médias sont le prototype, ou le «laboratoire», des procédures de travail postfordiste.

4.    À propos de la curiosité, Heidegger cite Augustin. Dans les Confessions (X, 35) le curieux est défini comme celui qui s'abandonne à la concupiscentia oculorum, à la convoitise des yeux, désirant assister à des spectacles insolites et quelquefois même horribles: «La jouissance recherche le beau, le chantant, le suave, le savoureux, le mœlleux; la curiosité recherche aussi, pour en tâter, leurs contraires [...] par  fringale d'éprouver et de connaître. Qu'a, en effet, de plaisant, la vue d'un cadavre mis en pièces ? [...] Cependant qu'il y en ait un gisant, n'importe où, les gens accourent...(3)»

Augustin, comme Heidegger, considère la curiosité comme une forme dégradée et perverse de l'amour de la connaissance. Une sorte de passion épistémique. Elle est la parodie plébéienne du bios theoretikos, de la vie contemplative consacrée à la connaissance pure. Ni le curieux, ni le philosophe ne sont poussés par des intérêts pratiques: tous deux visent à une connaissance comme fin en soi, à une «vision» sans but extrinsèque. Si ce n'est que, dans la curiosité, les sens usurpent les prérogatives de la pensée: ce sont les yeux du corps, et non pas ceux métaphoriques de l'esprit, qui observent, exploitent, évaluent tous les phénomènes, et peu importe s'ils sont superficiels ou profonds, concrets ou abstraits, physiques ou spirituels. L'hypertrophie de l'expérience sensible implique que la theoria ascétique se transforme en «manie d'éprouver et de connaître» du voyeur.

La curiosité aussi, tout comme le bavardage, est placée par Heidegger dans le cadre du non-travail. Elle se propage quand le processus productif s'interrompt. C'est à ce moment précis que le «voir», qui jusqu'alors était destiné à l'accomplissement d'une tâche particulière, devient inquiet, mobile, volubile. La «vision» n'encadre plus les êtres sur la base du critère de leur éventuelle possibilité d'être utilisés, mais, détachée de toute fonction, elle cherche un dédommagement seulement en elle-même. Heidegger écrit (Être et temps, § 36) : «La préoccupation se relâche dans deux cas : soit pour reprendre des forces, soit parce que l'œuvre est accomplie. Cet apaisement ne supprime pas la préoccupation, mais libère la vision en l'affranchissant du monde des réalisations.» L'afranchissement du monde des réalisations fait en sorte que la «vision» se nourrit de toute chose, fait, événement, mais réduits à autant de spectacles. Le jugement de Heidegger est sans appel: dans la curiosité niche un «éloignement» radical; le curieux «n'est intéressé que par l'aspect du monde ; dans ce monde il entend se libérer de lui-même en tant qu'être-au-monde». Les considérations de Pascal sur le «divertissement» ne sont pas loin: « Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses » ; « La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c'est la plus grande de nos misères. Car c'est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait nous perdre insensiblement. Sans cela, nous serions dans l'ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d'en sortir. Mais le divertissement nous amuse, et nous fait arriver insensiblement à la mort » (Blaise Pascal, Pensées, éd. Chevalier, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1936 notes 203 et 217).

5. Ici précisément, traitant de la «convoitise des yeux»,  il nous semble opportun de faire un rapprochement entre la position de Heidegger et celle de Walter Benjamin. Tout d'abord, une observation générale : dans les célèbres pages de l'œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique, Benjamin a mis au point, évidemment avec une autre terminologie, un diagnostic particulier du «on», c'est-à-dire des modes d'êtres typiques de la société de masse, de la «vie inauthentique». Puis, une observation spécifique : la «reproductibilité technique» de l'art et de toutes sortes d'expériences, réalisée par les mass-médias, n'est autre que l'instrument le plus adéquat pour satisfaire une curiosité universelle et omnivore. Ceci dit, venons-en au point important : Benjamin comprend comme une promesse ce que Heidegger perçoit comme une menace; il fait donc l'éloge de cette «manie de connaître» l'aspect du monde que l'autre, en revanche, dénigre.

Tant la curiosité (dans l'analyse de Heidegger) que la reproductibilité technique (dans l'analyse de Benjamin) s'efforcent d'abolir les distances, de mettre chaque chose à portée de main (ou mieux de regard). Heidegger: possédé par la curiosité, «l'Être-là cherche ce qui est lointain uniquement pour le rapprocher de lui dans ses aspects». Benjamin (L'œuvre d'art, § 3) : «En effet, rendre les choses spatialement et humainement 'plus proches' de soi, c'est chez les masses d'aujourd'hui une disposition exactement aussi passionnée que leur tendance à maîtriser l'unicité de tout donné en accueillant la reproduction de ce donné.» Cette vocation à la proximité prend pourtant une signification très différente, et même opposée, chez les deux auteurs.

Selon Heidegger, en l'absence d'une laborieuse «préoccupation», le rapprochement de ce qui est lointain et étranger a pour seul résultat d'annuler cruellement la perspective: le regard ne distingue plus entre «premier plan» et «arrière-plan». Quand toutes les choses convergent vers une proximité indifférenciée, disparaît un centre stable d'où les observer. La curiosité ressemble à un tapis volant qui, échappant à la force de gravité, s'élève à basse altitude au-dessus de la foule bariolée des phénomènes. Sans domicile fixe, elle est condamnée à un nomadisme incessant: « elle ne cherche la nouveauté que comme tremplin vers une autre nouveauté», témoignant d'« une incapacité typique de s'arrêter sur ce qui se présente».

Benjamin, au contraire, estime que le rapprochement du monde, permis par la reproductibilité technique, élargit et enrichit les capacités de perception humaines. La vision errante ne se limite pas à recevoir passivement un spectacle donné, mais, décidant chaque fois à nouveau de ce qui mérite de venir au premier plan et quelle chose doit être reléguée à l'arrière-plan, elle exerce une fonction critique. Les médias, curiosité à l'énième puissance, exercent les sens à considérer le connu comme s'il était inconnu, c'est-à-dire à distinguer «une marge de liberté énorme et imprévue» jusque dans les aspects les plus ressassés et répétitifs de l'expérience quotidienne. Mais, en même temps, ils exercent les sens aussi à la tâche inverse: considérer l'inconnu comme s'il était connu, acquérir une familiarité avec l'inattendu et le surprenant, s'habituer au manque d'habitudes consistantes .

Pour saisir dans la curiosité médiatique une forme paradoxale de «vie contemplative», il est nécessaire d'accomplir encore un pas, en indiquant quel est l'état d'esprit qui caractérise cette contemplation. Le curieux regarde, apprend, expérimente chaque chose, mais sans y prêter attention. Il est éternellement distrait. Sur le phénomène de la distraction s'arrêtent, de nouveau de manière parallèle, et pourtant antithétiques, aussi bien Heidegger que Benjamin. Pour Heidegger, la distraction, ce corrélatif inévitable d'une curiosité inquiète, est la preuve évidente d'un déracinement total et d'une aussi totale inauthenticité. Le distrait est celui qui suit des possibilités toujours diverses, mais équivalentes et interchangeables ; qui est partout et nulle part ; qui n'attend rien avec concentration recueillie. Benjamin, au contraire, loue clairement la distraction, voyant en elle la manière la plus efficace de recevoir une expérience artificielle en tant que techniquement reproductible. Benjamin écrit (l'œuvre d'art..., § 15) : « À travers la distraction [...] l'art nous confirme en sous-main, que notre mode d'aperception est capable aujourd'hui de répondre à des tâches nouvelles [...] le cinéma dévalorise la valeur cultuelle [c'est-à-dire le culte pour l'œuvre d'art considérée comme quelque chose d'unique] non seulement parce qu'il transforme chaque spectateur en expert, mais parce que l'attitude de cet expert n'exige de lui aucun effort d'attention. Le public des salles obscures est bien un examinateur, mais un examinateur distrait.» Évidemment la distraction est un obstacle et une limite pour l'apprentissage intellectuel. Le «travail du concept» exige une infatigable attention, un détournement préventif de tout ce qui peut nous en détourner. Les choses changent radicalement si la connaissance sensorielle est en jeu : cette dernière est même favorisée et renforcée par la distraction ; elle demande un certain degré de dispersion et d'inconstance. La curiosité médiatique est un apprentissage sensoriel d'artifices techniquement reproductibles, perception immédiate de produits intellectuels, vision corporelle de paradigmes scientifiques. Les sens (et même, la concupiscentia oculorum) s'approprient une réalité abstraite, c'est-à-dire des concepts matérialisés en techniques, non pas dans la tension attentive, mais en témoignant d'une distraction certaine. Il s'agit bel et bien d'une contemplation vorace, mais, pour ainsi dire, d'une contemplation exécutée toujours et seulement du coin de l'œil.




































































































































(1) N.d.t. Pour épargner au lecteur français la pénible tâche d'avoir à faire l'impasse sur les citations d'Heidegger en français ou de se voir contraint de se référer au texte original, nous n'avons pas utilisé la traduction prétendûment française de Être et temps disponible dans le commerce. S'agissant de quelques lignes, nous nous sommes permis de traduire à partir du texte en italien cité par Virno. Qu'on veuille bien nous pardonner cette entorse à la règle, moins douloureuse, à n'en pas douter, que d'infliger aux lecteurs des Cahiers de la Villa Gillet la lecture d'un tel galimatias.






























(2). Sur ce «tournant linguistique de l'économie», voir le livre de Christian Marazzi, La place des Chaussettes. Le tournant linguistique de l'économie et ses conséquences politiques, l'éclat, 1997.





















(3). Saint Augustin, Les Confessions, traduit du latin par Louis de Mondadon s.j., Le Club français du livre, Paris, 1950, p. 276