éditions de l'éclat, philosophie

MARIO TRONTI
LA POLITIQUE AU CRÉPUSCULE


 




Kommunismus
oder Europa

 

 







«Es waren schöne glänzende Zeiten.» «Les temps ont existé, pleins de splendeurs et de magnificence, où l'Europe était une terre chrétienne, où tout un continent formé et façonné humainement n'était le domicile que d'une chrétienté; avec un même et puissant intérêt commun liant entre elles les provinces les plus éloignées de ce vaste royaume spirituel.» C'est l'incipit de Der Christenheit oder Europa (Novalis, «Europe ou la chrétienté», traduit par Armel Guerne, in Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1975, p. 307). Il y a encore quelques années, un froid glacial s'abattait sur nos pensées à la lecture de ces lignes. Comment les lire, aujourd'hui, avec nos yeux lavés par l'air du siècle? 1799: non pas après la révolution qui n'était nullement terminée, mais tout au plus de l'intérieur de la révolution, certainement après le siècle des Lumières. Reprenons, pour nous, cette révolte romantique contre le dix-huitième siècle réformateur. Nous sommes d'ailleurs les seuls à pouvoir apprécier le parfum de la «critique de la révolution». Schmitt retrouve dans Die Christenheit l'influence de Burke (Romanticismo politico, Giuffré, Milan, 1981, p. 187). Selon Novalis, Burke aurait écrit «un livre révolutionnaire contre la révolution» (Novalis, Schriften, vol. II, Wissenschaftliche Buchgesellschafr, Darmstadt 1965, p. 464). C'est vrai. Celui qui veut vraiment apprendre quelque chose de 1789 doit lire ce livre de 1790. «En suivant ces lumières trompeuses, il en a plus coûté à la France, pour acquérir ces calamités évidentes qu'à aucune autre nation pour se procurer des avantages certains.» Par exemple: «Elle a fait circuler dans tous les rangs de la société, toutes les corruptions malheureuses, qui étaient communément le partage des grands et des riches, comme si elle appelait tous les hommes au partage d'un grand bien longtemps séquestré, ou comme si elle donnait l'essor à des richesses longtemps enfouies. Voilà donc un des nouveaux principes de l'égalité en France.» (E. Burke, Réflexions sur la révolution française, Reprints Slatkine, Genève, 1980, p. 72). C'est pourquoi «on a pu voir la médecine de l'État tourner en poison» (p. 74). Le révolutionnaire conservateur Burke prévoyait dans la révolution «la ruine de l'État, condamné à se désagréger dans la poussière et la blocaille de l'individualisme». Il tendait dangereusement à «sanctifier» l'État, recommandait de «ne pas le réformer par la subversion», mais d'en regarder plutôt les défauts «comme on approche les blessures d'un père avec un respect attentif et une sollicitude craintive». «Oui sans doute la société est un contrat, mais un contrat d'ordre bien supérieur. Tous ceux que l'on passe dans le cours de la vie pour des intérêts particuliers, ou pour des objets momentanés et que l'occasion fait naître, on peut les dissoudre à plaisir. Mais faudra-t-il considérer l'État sous les mêmes rapports qu'un traité de société pour un commerce de poivre ou de café; pour de la mousseline, du tabac ou tout autre objet d'un intérêt vulgaire, qui n'a que la durée d'une spéculation momentanée et que l'on peut dissoudre à la fantaisie des parties? C'est avec un autre sentiment de respect que l'on doit envisager l'État; parce que ce genre d'association n'a pas pour objet ces choses qui ne servent qu'à l'existence animale et grossière d'une nature périssable et fugitive. C'est la société de toutes les sciences, la société de tous les arts, la société de toutes les vertus, et de toutes les perfections.» (pp. 202-203).

Tradition et révolution: voilà le grand problème de la politique que la fin du vingtième siècle nous repropose, irrésolu et irrésoluble. Dans le 89 de notre siècle, le thème a été enterré. Mais il n'était pas né en 89 de l'autre siècle. Il avait alors seulement explosé, en un événement d'histoire universelle. Le thème se retrouve dans l'arc tout entier de la politique moderne, il se donne comme son commencement, et vit donc dans le caractère d'origine du moderne, puis revit dans les signes du déclin de l'Occident. Il meurt, quand tout cela, ensemble, est dissipé et défunt. Le jeune Hegel, lui aussi à l'intérieur de la révolution, à l'intérieur du processus de la révolution, entre 1799 et 1800: «La contradiction toujours croissante (Der immer vergrössernde Widerspruch) entre l'inconnu que les hommes cherchent malgré eux et la vie qui leur est offerte et permise.» Un autre incipit, cette fois-ci du texte traduit par Luporini, que Lasson publia sous le «titre trompeur de Liberté et Destin» (voir R. Bodei, Scomposizioni. Forme dell'individuo moderno, Einaudi, Turin, 1987, pp. 4 sqq.). Mais quand un texte porte un tel titre, il est difficile de ne pas en tenir compte. «La vie limitée peut seulement alors, comme puissance, être puissamment attaquée par la vie meilleure, quand cette dernière également est devenue une puissance (Macht) et qu'elle peut craindre la violence (Gewalt).» Freiheit und Schicksal, liberté et destin, sont deux catégories fondatrices du moderne, dans l'interminable aventure de ses deux millénaires, depuis le christianisme de l'origine jusqu'à celui de la fin. Ou au moins nous disons qu'elles seront cela lorsque nous nous serons habitués à être modernes en ce sens, c'est-à-dire «non anciens». Liberté des modernes et destin des modernes: réunir ces deux dimensions, in interiore homine, comme deux lieux conflictuels, scindés sans espoir de recomposition, et comme deux instances convergentes de négation irréductible. Ce n'est que du fond de cet extrême danger que l'on peut remonter jusqu'à ce qui sauve. D'ailleurs, «liberté» et «destin» sont deux nouveaux noms pour la «politique» et l'«histoire». La politique est la liberté dans l'histoire, l'histoire est le destin dans la politique. La modernité a permis l'expérience de cette condition humaine, de conscience contradictoire historico-politique: ceux qui eurent plus de chance l'ont vécue, ceux qui eurent moins de chance l'ont pensée. L'époque de la révolution et l'époque de la guerre, de manière différente, ont posé le même problème. Liberté contre destin: tragiquement, le souffle d'une vie meilleure – pour parler comme Hegel – effleurait ce temps-là. Puis, destin contre liberté, sous la pression de la necessitas, «la vie survivante a perdu sa propre puissance et toute sa dignité».

«L'époque de la Révolution – disait Burckhardt – est ‘instructive' (lehrreich) d'une manière particulière et à un très haut niveau, parce qu'elle contraste avec tout le passé; même le plus récent, du fait justement de la très grande mobilité des choses, de la multiplicité de la nouvelle vie par rapport à celle passée, de la grande notoriété de la situation tout entière.» (J. Burckhardt, Introduzione a «L'epoca della Rivoluzione», in Studi storici, I 1997, p. 23). Burckhardt parlait dans des conditions semblables aux nôtres. Années soixante-dix-quatre-vingt de l'autre siècle, il voyait la ewige Revision, c'est-à-dire la Révolution, comme un processus à long terme, derrière lui, non conclu mais interrompu. Il ne craignait pas ce processus, ne l'exaltait pas, ne le jugeait pas. Il ne l'enseignait pas. Il le connaissait. Parmi les trente-cinq auditeurs qui suivaient le cycle de cours Über das Studium der Geschichte, à Bâle, au cours de l'hiver 1870, il y avait aussi Nietzsche (voir Werner Kaegi, «Avant-propos» à Considérations sur l'histoire universelle, Payot, Paris, 1971, p. 23). Il semble que la deuxième Considération inactuelle: De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie parte de là. Burckhardt disait: «‘Notre tâche' au lieu de tous nos désirs: nous libérer autant que faire se peut d'enthousiasmes et de craintes stupides et nous tourner surtout vers la ‘connaissance' du développement historique.» Et voyons le reste de la phrase d'une variante plus efficace. «Dès que nous nous frottons les yeux, nous réalisons que nous naviguons à bord d'une barque plus ou moins fragile sur l'une parmi les millions de vagues soulevées par la révolution. Wir sind diese Woge selbst... Nous ‘sommes' cette vague et c'est pourquoi nous ne pouvons accéder facilement à une connaissance objective des événements.» (dans Studi Storici, cit., p. 22 et p. 32).

Ne serait-ce donc qu'à une époque plus lointaine que l'esprit pourra planer librement sur le passé? Après l'époque de la révolution la paix des cent ans, puis l'époque de la guerre, puis rien: et l'époque plus lointaine, mûre, de l'esprit libre n'est pas encore venue. «Un point d'équilibre en dehors des événements [...] en mesure de dépasser spirituellement les choses» n'a plus été trouvé, et se trouvera encore moins dans la mer de la tranquillité qui nous menace. Ne nous reste-t-il donc, de nouveau, comme seule «haute exigence», que la contemplation de ces «entités» que sont les puissances historiques? Telle est – pour Burckhardt – «notre liberté d'esprit au milieu de l'immense contrainte des choses et de l'empire des nécessités» (Considérations..., cit., p. 41). Après 1789: «La liberté de solliciter en général toute chose possible comme si le monde était une tabula rasa et que tout pouvait être soutiré avec des institutions (Einrichtungen) bien conçues». «La force propulsive de tout cela est constituée par une grande ‘volonté optimiste' caractérisant la période qui commence à la moitié du XVIIIe siècle» (Studi storici, cit., pp. 24 et 21). Après 1815: «Ce n'est que maintenant, avec la paix, que se manifesteront les conséquences d'une immense propriété foncière libérée et d'une industrie jusqu'alors essentiellement entravée et très relativement autonome. À l'exemple de l'Angleterre, l'époque de la ‘production' et du ‘commerce' illimité et sans scrupules commença (Goethe à Zelter: Reichtum und Schnelligkeit, richesse et rapidité)» (Ibid., p. 24). Ressemblance des époques. Renvois, et non retours. Le toujours semblable ne revient pas, mais le différent se ressemble. Après l'époque de la révolution, ou après l'ère de la guerre, avec la revanche des forces tranquilles, propriété et richesse, industrie et marché, vient ce temps optimiste d'apparente innovation, et de réelle sénescence pessimiste. Il ne s'agit pas de décadence, qui a su être pour les civilisations une saison profonde et ininterrompue de remise en question. Ce n'est qu'une dégradation inconsciente, dérive civilisatrice, commencement virtuel d'un néant de fait, dissolution de l'intérieur de la pâte d'homme, de la figure de peuple, de l'idée d'État, de l'action de classe. Des esprits clairvoyants ont eu l'intuition de ce qui allait arriver: Tocqueville, Burckhardt pour le dix-neuvième siècle, Weber et Schmitt pour le vingtième. Et quelques autres. Pour nous, désormais, Marx est le pont anticipateur d'avenir qui relie ces deux époques de pensée. Sans lui, les deux siècles auraient pu n'être connus que comme Kultur conservatrice. Avec lui, ils peuvent aussi être connus comme Kultur révolutionnaire. Y compris l'autocritique de la révolution: non pas à cause de la faillite de la fin, mais pour le dispositif de l'origine. Un monde qu'il faut comprendre.

Voilà l'«Europe». Dans le final du siècle d'il y a deux siècles se refermait l'antiquité moderne: dans la révolution, entre les commencements et les aboutissements. «Iéna à la fin du dix-huitième siècle [...] De la terre entière résonnent des batailles, des effondrements d'univers entiers, tandis que, dans une petite ville d'Allemagne, quelques jeunes se réunissent et proposent de créer à partir de ce chaos une nouvelle culture, harmonieuse et universelle. Ils s'attaquent à cette tâche avec cette naïveté incompréhensible et follement hardie, qui n'est donnée qu'aux hommes maladivement conscients, et même à ceux-là, en une seule occurrence de leur vie, et même en ce cas, pour quelques instants seulement. C'était une danse sur un volcan en activité, un rêve brillant et invraisemblable [...] Il s'agissait de construire une Tour de Babel spirituelle, qui n'aurait eu que de l'air pour toute fondation; elle devait nécessairement s'écrouler, mais, par sa chute, tout s'est également effondré chez ses constructeurs.» (G. Lukàcs, «La philosophie romantique de la vie. Novalis», dans L'âme et les formes, tr. fr. G. Haarscher, Gallimard, Paris, 1974, pp. 77-78). En 1799, quand le jeune Hegel écrivait l'«énigme» Freiheit und Schicksal, Novalis (qui ne fut jamais que jeune) écrivait le «discours» ou le «prêche» Die Christenheit. Double regard, dans l'un et l'autre texte, sur le passé immédiat: à la fois, comme contradiction, enthousiasme pour les nouvelles formes qui naissent, nostalgie pour les vieilles formes qui meurent. Révolutionnaires conservateurs, eux aussi. Novalis sur la «nouvelle corporation européenne, celle des philanthropes et des illuministes»: ces «prêtres et mystagogues» d'une «foi nouvelle [...] faite d'un amalgame de sciences pures», dont la France se réjouit de devenir le berceau et le siège. Ils ont mobilisé toute l'érudition pour rendre l'histoire «plus digne et présentable en la traitant comme une peinture de mœurs, un tableau de famille, une histoire domestique et bourgeoise». Programme: «rendre la nature, la surface du globe, les âmes des hommes et l'esprit des sciences purs et nets de toute poésie, effaçant tout vestige des choses sacrées, faisant tomber sous leurs sarcasmes jusqu'au souvenir des événements [...] dévêtant le monde de toutes les brillantes couleurs qui en sont la parure.» Toutefois, «nous sommes à présent placés assez haut pour nous retourner avec un bienveillant sourire vers ces temps d'illusions [...] et dans ces errements singuliers, reconnaître une cristallisation remarquable de la matière historique. C'est avec reconnaissance, que nous voulons serrer la main de ces savants et philosophes; car ces chimères, il fallait bien qu'elles fussent aventurées et harassées pour le bien des générations futures, comme il fallait aussi que fut mis en valeur l'aspect scientifique des choses». La nature, en effet, «en dépit de tous les efforts faits pour la moderniser» reste so wunderbar und unbegreiflich, so poetisch und unendlich, «merveilleuse et inconcevable, poétique et infinie». Et maintenant, «la poésie est comme une Inde parée, avec son charme et ses couleurs, devant les Spitzbergs glacés et morts de l'intelligence en chambre» (Europe ou la chrétienté, cit., p. 316 et p. 320). Fabrizio Desideri a raison de lire ici, aussi, «le projet romantique d'une fusion entre le thème ‘moderne' de la rationalité illuministe et celui traditionnel de l'universalisme catholique comme forme efficace d'unification politique (complexio oppositorum): entre le puissant sentiment de la liberté individuelle et la ‘constitution historique' du christianisme [...] Un futur, donc, qui n'a nullement les traits de la restauratio, mais ceux utopiques messianiques d'une conjonction entre le principe idéaliste subjectif de la révolution et celui naturaliste-organique de l'histoire» (F. Desideri, dans Novalis, Opera filosofica, II, Einaudi, Turin, 1993, p. 609-10 et pour une lecture plus équilibrée du texte voir la «Note introductive»). À nouveau, révolution et tradition, d'un autre point de vue, à partir d'une autre forme de vision du monde, et des hommes, et des événements. Innovation et histoire, le moderne et le passé, l'ancien de la culture et le nouveau des temps: nos problèmes, enterrés, qu'il nous faut déterrer, en cette fin du vingtième siècle.

Et puis, des moments, des passages, des parcours, des retoursß symboliques, allusifs. Désormais, toute écriture vraie doit être traduite. Nous devons lire, et nous devons être lus, agrandissant notre livre de lecture. Comme l'Écriture, celle sacrée, qui – disait Grégoire   s'a s'accroît cum legente. Novalis voyait dans 1793 l'effet d'une continuation du Protestantisme, qui déclarait la permanence de «quelque chose de totalement contradictoire», eine Revolutions-Regierung, un gouvernement révolutionnaire, ou un gouvernement de la révolution. Le début du Protestantisme resplendit «comme un feu momentané dans le ciel», et «aussitôt après on perçoit déjà l'assèchement du sens du sacré; mais le mondain a eu le dessus». Vient alors «der Periode des praktischen Unglaubens» : la période des irréligiosités pratiques. «Avec la Réforme, s'en fut fait de la Chrétienté. À partir de là, il n'en reste plus rien. Catholiques et Protestants – ou réformés – se tenaient, par leur isolement sectaire, plus écartés que des mahométans ou des païens. Ce qui restaient d'entre les États catholiques continuaient de végéter, non sans pâtir insensiblement de la néfaste influence de leur proches voisins protestants. Die neuere Politik erst entstand in diesen Zeitpunkt... C'est à partir de là que s'est inaugurée la nouvelle politique et que certains États puissants cherchèrent à faire tomber en leur propre pouvoir le siège vacant, transformé en trône, de la domination universelle.» (Novalis, cit., p. 313). Alors, alors seulement, à ce point de passage époqual, est née la «politique moderne»: dans les guerres civiles de religion, dans l'écroulement de la Chrétienté, dans le processus de naissance de l'État moderne, dans l'Europe émergeant «de l'irréligiosité pratique». La Réforme avait été aussi «un signe des temps». Depuis l'Allemagne jusqu'à l'Europe, «les bons esprits de toutes les nations s'étaient secrètement émancipés». Et à cause d'elle, contre elle, naquit une expérience politique qui, dans l'histoire universelle, ne s'était jamais vue. Une Société d'hommes voués à l'accomplissement d'un but supérieur, avec le sacrifice de soi pour le bien d'une cause. «Aucun plan de conquête universelle n'a jamais été conçu, même par le vieux sénat romain, avec plus d'assurance dans le succès. Jamais encore on n'avait pensé avec autant d'intelligence à la réalisation d'une plus grandiose idée. Éternellement, elle restera, cette Société, comme le modèle de toute société dont l'aspiration intérieure, dont tout le désir organique prétend à une expansion infinie comme à une éternelle durée; mais éternellement aussi elle demeurera comme preuve que le temps en son cours insurveillé suffit, seul, à rendre vaines les entreprises les plus fortes d'intelligence et de prudence [...]». «Ce qui avait été, ce qui était perdu en Europe, ils allèrent dans les autres parties du monde chercher à le reconquérir de toutes les manières [...] On les voyait partout fonder des écoles, se hâter au confessionnal, monter en chaire, ne laisser pas chômer les presses, devenir des poètes, des savants philosophes, des ministres, des martyrs, et sur toute l'étendue immense des Amériques à la Chine par dessus l'Europe, ils maintenaient leur miraculeuse unité de doctrine et d'action [...]. Et qui sait combien le monde eut pu vivre de temps encore, si les timidités et la faiblesse des supérieurs, la jalousie entre les Princes et les autres ordres religieux, des intrigues de Cour et autres circonstances fortuites, n'étaient venues briser leur élan plein d'audace». (Novalis, cit., p. 314). Il ne s'agit pas du Pc(b), mais des Jésuites, nous ne sommes pas au vingtième siècle mais au seizième. Mais comme la modernité se ressemble, dans ses époques, dans ses combats, dans ses entreprises et dans ses échecs! Ou plutôt, comme se ressemble, quand existaient encore le fait et le sens de l'événement de l'histoire, et, à cause d'elle, et contre elle, la volonté de penser/agir de la politique! Novalis pouvait se tourner vers le spectacle politique de son temps et trouver le vieux monde et le nouveau occupés à se combattre. Nous, nous ne pouvons plus. Maintenant, entre le vieux et le nouveau il n'y a pas de guerre, il y a la sainte alliance. L'Europe d'après les guerres n'est plus l'Europe. Ici, avec la fin du Christianisme, se décline le Christianisme de la fin. Et, en accord convergent, la mort du communisme conclut le déclin de l'occident.

Communismus der Geister: un fragment, une esquisse, Disposition (1790), du jeune Hölderlin. Il nous est reproposé grâce à Domenico Carosso. Je résume: «Déclin du soleil. Chapelle. Contrée vaste et riche. Fleuve. Forêts. Les amis. Il ne reste plus que la chapelle dans la lumière. On en vient à parler du Moyen âge. Les ordres monastiques dans leur signification idéale.» Die Orden gefallen: les ordres déchus. Partons alors du principe opposé, von der Allgemeinheit des Unglaubens (la même expression que Novalis), de la généralisation, de l'universalisation, de l'irréligiosité. «Il ne sert à rien de s'en plaindre, il s'agit au contraire de faire quelque chose.» Christenthum et Wissenschaft: il doit pourtant y avoir l'unité d'une seule vérité. «Une belle soirée allait à sa fin.» La lumière prenait congé. Le bruissement des vagues du Neckar saluait la venue de la nuit. «Lothar! Ne te sens-tu pas pris toi aussi, par une secrète douleur [...] Cette absence de mouvement suscite l'angoisse et le souvenir de la beauté passée devient du poison. Cela m'est arrivé cent fois, quand je devais laisser le libre éther de l'Antiquité pour revenir in die Nacht der Gegenwart, dans la nuit du présent [...] Il y a un sentiment qui nous torture au souvenir de la grandeur disparue et l'on reste comme un criminel devant l'histoire.» Du kennst die Weltgeschichte; und wo ist es Alles? «Tu connais l'histoire du monde; mais où tout cela s'en est-il allé?» La question ne concerne pas le matériau mort que cette époque nous a légué. Elle concerne «la forme selon laquelle cela est advenu». La forme «est la seule chose qui, dans notre situation, peut nous fournir un point de comparaison, parce que le matériel n'est jamais autre que quelque chose de donné. Mais la forme est l'élément de l'esprit humain, c'est la liberté qui y opère comme loi et la raison qui s'y actualise. Alors compare un peu ce temps avec le nôtre...» (D. Carosso, Il communismo degli spiriti. Forma et storia in un frammento di Hölderlin, Donzelli editore, Rome, 1995, pp. 69-73).

Vergleiche jene Zeit und unsere – comparaison entre ce temps et le nôtre: chiffre théorique et politique de notre époque. Il faut résister à la tentation, pourtant forte, étant donné les «mauvais» temps, de lire ces textes sous la suggestion de ‘beauté et vérité'. Carosso voit une continuité entre Communismus der Geister et cet autre texte inquiétant de 1797, attribué tour à tour à l'un des trois amis du Stift de Tübingen, Hölderlin, Schelling, Hegel. Das ältestes Systemprogramm des deutschen Idealismus: Le plus ancien programme système de l'Idéalisme allemand. C'est ici qu'est proclamé: «Liberté absolue pour tous les esprits, dépositaires du monde intellectuel, qui ne doivent pas chercher Dieu ni l'immortalité ailleurs qu'en eux-mêmes.» L'acte suprême de la raison est un acte esthétique, parce que «la vérité et la bonté ne s'allient que dans la beauté». C'est pourquoi: «Les idées, qui ne se présentent pas sous forme esthétique, c'est-à-dire mythologique, n'ont pas d'intérêt pour le peuple, et inversement; une mythologie qui n'est pas raisonnable est pour le philosophe un objet de honte [...] La mythologie doit devenir philosophique, afin de rendre le peuple raisonnable, et la philosophie doit devenir mythologique, afin de rendre les philosophes sensibles. Alors on verra s'instaurer parmi nous l'unité éternelle.» (Voir Hölderlin, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1967, pp. 1157-1158 [tr. D. Naville]). Ce texte est, voulait être, un programme politique, tout comme Freiheit und Schicksal était un «fragment politique de jeunesse», selon Luporini, qui l'a traduit et l'a interprété, et y a trouvé (en 1947!) un discours sur le rapport entre l'intellectuel et la masse. L'autre texte du jeune Hegel, qui suivit celui-ci (1801-1802), me semble par contre plus proche encore: Dass die Philosophie (voir R. Bodei, Scomposizioni, cit., pp. 253-255). «De longues périodes passeront avant qu'une vieille forme éthique puisse être dépassée par une nouvelle.» Et toutefois, «une fois que la nouvelle éthicité a grandi jusqu'à cette maturation dans l'esprit du peuple, et que tous les esprits en ressentent intérieurement le besoin obscur, alors la multitude ne se sent plus véritablement à son aise, mais ne sait pas ni ce qui la pousse, ni quel est cet autre qu'elle veut avoir.» Il faut alors nur eines leichten Druks, «simplement une légère pression», pour que tombe la vieille écorce et que la nouvelle vienne à la lumière. Die grossen Menschen sind, «ce sont les grands hommes qui en cela comprennent la nature; ils comprennent comme une forme vivante et avec vérité l'idéal du degré que la nature éthique de l'homme peut désormais atteindre; ces natures plus avisées ne font pas autre chose que prononcer le mot et les peuples le suivent.» Mais, voilà, die Macht ihres Geistes, la force de leur esprit (la politique?) «ne met la main à l'ouvrage que d'un côté seulement (an einem Ende)», que d'une extrémité. La nature au contraire (la nature éthique, l'histoire?) «veut la totalité». C'est pourquoi elle «les fait tomber (ces hommes) des sommets sur lesquels ils s'étaient placés et elle y place d'autres hommes». Mais dans le cas où, de ce côté, on parvient à saisir la totalité entière, alors, face aux «horreurs (die Schrekken) du monde objectif», face à «tous les liens de la réalité éthique (alle Fesselm der sittlichen Wirklichkeit)», face «à tous les points d'appui extérieurs pour être en ce monde», on doit «lutter avec audace contre les vieilles formes de l'esprit du monde, comme Isaac a combattu avec Dieu». Seul le grand homme – c'est-à-dire pour nous la grande force subjective collective, le communisme des esprits, l'Europe qui rassemble tradition et révolution – peut nouer, ou plutôt peut recommencer de nouer «son individualité au destin», pour lui donner eine neue Freiheit, «une nouvelle liberté».

Différence fin du dix-huitième-fin du vingtième siècle: alors, en arrière-plan, la Terreur révolutionnaire, aujourd'hui, en arrière-plan, la glorious Restoration. Et nous, anti-illuministes, nous ne pouvons pas nous permettre le luxe esthétique d'être romantique. Alors, la Sehnsucht du passé antique se nourrissait d'espérance de la nouvelle vie, ou de la nouvelle liberté. Aujourd'hui, la nostàlghia de l'antiquité moderne ne peut que souffrir d'un «désespoir historique». C'est là qu'il faut s'arrêter pour comprendre. «Telle est, peut-être, l'époque: conflit ‘stellaire' entre le troupeau sans berger des derniers hommes et les déclinants, messagers de l'Outrehomme. Ces derniers veulent aller jusqu'au crépuscule de l'histoire-destin qui a conduit au dernier homme (et c'est en cela que leur limite est indépassable)» (M. Cacciari, L'Arcipelago, Adelphi, Milan, 1997, p. 1531). Il est vrai qu'il y une amitié stellaire entre l'«homme noble» eckhartien et l'«outrehomme» nietzschéen. Il est vrai que nous, Untergehenden, les déclinants, sans plus de but ni de polis, ni de civitas, ni de respublica, et encore moins de Gemeinschaft, de communauté, nous sommes désormais des figures «intraitables» pratiquement et politiquement. Mais il faut prendre acte de cela. Ainsi, l'Archipel Europe est convaincant mais n'est pas suffisant. Comme toute la politique de la fin du vingtième siècle, il permet de développer l'utilité et de limiter les inconvénients de l'histoire pour la vie. C'est un appareil défensif, une action d'endiguement, un katechon vers le processus terrible et entraînant: la petite modernité nouvelle qui tue la grandeur antique du moderne. Que celui qui sait faire ce genre de politique la fasse. Mais qu'il sache qu'il ne fera au mieux que «cette» histoire-là: accomplir ce destin sans liberté. «Le dernier homme» – l'homo oeconomicus democraticus – a vaincu: parce qu'il n'est plus seulement le citoyen commun des mortels, il est la grande personnalité du leader. Il n'est plus seulement l'homme du peuple, il est la figure du prince. Qui est en effet le dernier homme? Also Sprach Zarathustra, Proème 5: est-ce celui qui prend racine sur un terrain pauvre et domestique «où aucun autre arbre ne pourra pousser»? L'homme qui ne plantera plus jamais sa flèche au-delà de lui-même, jusqu'à ce «que la corde de son arc ait désappris à vibrer»? celui qui vivra dans «le temps où l'homme n'accouchera plus d'aucune étoile»? Voilà ce que veut dire «pas de berger et un seul troupeau»: que le berger est maintenant le premier animal du troupeau. Cette démocratie est l'autogouvernement des derniers hommes. Extinction de la politique. Communisme ou Europe, réalisé et renversé. Voir la note, magnifique, qui ferme ou qui ouvre L'Archipel de Cacciari. Il se peut qu'une icône de l'Übermensch existe: «La figure du Ressuscité peinte par Piero della Francesca au saint sépulcre» avec son regard qui, depuis la plus longue attente, parvient à transpercer «avec une implacable douceur». Oui, mais qu'il faut mettre, à mon avis, à côté d'une image contradictoire, celle dont parle Karl Krauss dans Les derniers jours de l'humanité: premier conflit mondial, une colline, une croix, un coup d'obus, la croix détruite, le corps du Christ, bras écartés, reste suspendu, comme dans le vide, sur le néant. Art de la guerre. Les «dormants» alors se sont éveillés. «Faire voir aux aveugles» par la lumière du Ressuscité est désormais sans pouvoir. Ils verront, nous verrons, dans la seule grande histoire. S'il y en a encore une.

 







1. N.d.t. Ce livre de Massimo Cacciari n'est pas (encore) traduit en français, mais il se donne comme la ‘suite' des Déclinaisons de l'Europe (l'éclat, 1996), dont il approfondit les thèmes. Son point de départ fut un court essai, publié dans la revue Etudes (mars 1996, tome 384/3) et intitulé précisément «L'Archipel». Voir également supra, p. 34, note.

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