l'éclat

 

  Philippe Simay

Walter Benjamin, d’une ville à l'autre

Ce livre est né d’une exigence: celle de voir davantage considérée la pensée urbaine de Walter Benjamin. En dépit d’une réception qui déborde désormais le cadre des études germaniques et de la philosophie pour investir d’autres champs de réflexion (histoire, sociologie, ethnologie), rares sont les ouvrages qui se confrontent véritablement aux enjeux urbains de la pensée benjaminienne1. Aucune étude, du moins en français, n’a été publiée sur ce sujet2.
On pouvait attendre des disciplines de l’urbain qu’elles réservent à l’œuvre de Benjamin un accueil chaleureux : après tout, celui-ci n’a-t-il pas consacré l’essentiel de ses écrits à la ville? Mais parce que ses analyses relèvent aussi bien de l’essai philosophique, de la critique littéraire que du texte autobiographique, et qu’elles récusent le découpage institutionnel des connaissances sur la ville, elles n’ont jamais trouvé leur place au sein d’une discipline. Benjamin est regardé comme l’un de ces «originaux» dont l’œuvre, atypique et rétive à tout classement, est négligée des études urbaines en raison même de sa transversalité, comme s’il s’agissait d’un manque de scientificité.
D’aucuns seraient peut-être tentés de parler d’une philosophie benjaminienne de la ville. Mais un tel qualificatif peut sembler incongru, tant la lecture philosophique de son œuvre a été conditionné par des catégories traditionnelles: on évoque volontiers la philosophie benjaminienne du langage, de l’art ou de l’histoire, mais jamais une philosophie de la ville; on renvoie aux grands paradigmes théologique, esthétique et politique gouvernant l’évolution de sa pensée, sans jamais mentionner celui de l’urbain. Ces lignes de partages, qui ont défini l’horizon interprétatif de l’œuvre de Benjamin, ont aussi systématisé un ordre de lecture dans lequel tout ce qui touche à la ville est renvoyé à un domaine régional, dont l’investigation semble dépourvue d’intérêt propre.

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La ville constitue pourtant le centre de gravité, et non une simple variable, de la lecture benjaminienne de la modernité. À la différence des approches exclusivement politiques et morales, tout comme des théories de la modernisation, ce n’est ni dans la sphère des valeurs ni dans l’appréhension idéale de la totalité sociale que Benjamin a cherché le sens de la modernité, mais dans les phénomènes urbains les plus concrets. Là, les contradictions de la modernité s’observent avec plus d’acuité. Depuis le milieu du XIXe siècle, l’industrialisation et l’urbanisation rapides, le développement des nouvelles technologies, l’apparition des foules puis l’explosion de la culture de masse ont fait de la ville un espace physique et social soumis à de violentes transformations. Benjamin n’est bien sûr ni le premier ni le seul à étudier les transformations de la grande ville. Dans l’Allemagne wilhelminienne, la métropole est déjà devenue un objet majeur des sciences sociales naissantes mais aussi un modèle auquel se réfèrent communément architectes, urbanistes et artistes. Peter Behrens, l’architecte co-fondateur du Deutscher Werkbund, déclare ainsi en 1908: «La Grande Ville est devenue aujourd’hui un facteur de la vie culturelle, scientifique et économique, que l’on ne peut simplement ignorer; à partir d’elle s’est développé un type de vie qui existe et donc est entré dans l’histoire3.» Une telle déclaration indique suffisamment que la métropole n’est pas seulement perçue comme le symptôme de la modernité, mais tout autant comme le facteur de modernisation des formes de sociabilité. Ce déplacement du regard dans l’ordre des représentations s’accompagne d’un présupposé épistémologique fort: celui de l’équivalence de la métropole et de la modernité. La Grande Ville est devenue le «laboratoire» de la modernité.
Comment situer la réflexion de Benjamin par rapport aux études sur la modernité urbaine? De fait, la lecture benjaminienne de la ville moderne diffère des approches socio-économiques et socio-historiques, comme celles de Weber ou de Sombart4. Elle s’intéresse moins aux développements technologiques, économiques et démographiques, corrélatifs à l’émergence de la métropole, qu’à la manière dont les mutations de l’environnement urbain affectent la perception et l’expérience du citadin et, ce faisant, modifient le sensorium humain. Pour lui, l’accélération du trafic automobile sur lequel se règlent mécaniquement les mouvements des piétons, le vacarme ambiant, la multiplications des signaux lumineux et sonores, l’envahissement des enseignes publicitaires soumettent l’individu à des stimulations sensibles sans précédant et font de la métropole un milieu dans lequel dominent la rapidité, la désorientation et la fragmentation des impressions. On peut qualifier cette lecture de «sensitive» dans la mesure elle analyse la modernité à travers le prisme des transformations physiologiques et psychologiques de l’expérience subjective vécue par l’habitant des grandes villes. Il s’agit là d’une orientation d’analyse que Benjamin partage avec Siegfried Kracauer et qui trouve son inspiration théorique dans la pensée de Simmel, dont tous deux ont suivi l’enseignement à Berlin. Dans son essai de 1903, Les grandes villes et la vie de l’esprit, Simmel définit en effet la métropole comme le lieu privilégié d’une transformation du sensorium individuel. Selon lui, la condition métropolitaine se caractérise principalement par une «intensification de la stimulation nerveuse, qui résulte du changement rapide et ininterrompu des impressions externes et internes5». Le citadin est soumis à de multiples chocs générés par l’environnement urbain et dont il cherche, tant bien que mal, à se protéger. Ceux-ci, à terme, modifient profondément le psychisme des individus et créent une mentalité proprement urbaine, caractéristique de la modernité, et dont les traits marquants sont la propension à l’individualisation, à l’intellectualisation et à la rationalisation des rapports sociaux que Simmel analyse comme une «protection de la vie subjective contre la violence de la grande ville». Incontestablement, la question de la transformation des cadres de l’expérience sous l’effet du choc métropolitain apparaît comme le grundmotiv simmélien des essais de Benjamin pendant toutes les années 30. Elle le conduit à définir la modernité comme une incapacité à transmettre des expériences intergénérationnelles (Erfahrung), inscrites dans des formes de sociabilité communautaires au profit d’expériences strictement individuelles (Erlebnis), procédant de chocs subis passivement par la conscience.
Cela dit, en dépit des proximités thématiques et méthodologiques, Benjamin prend aussi ses distances vis-à-vis du sociologue berlinois: d’une part, il ne fait pas de la Groszstadt un concept sociologique, la forme générique de la socialité ou de la «mentalité» moderne; d’autre part, il n’inscrit pas l’émergence de la ville moderne dans un continuum spatial qui irait du rural à l’urbain ou du village à la ville, comme si la métropole était la forme culturelle la plus achevée d’un processus de modernisation. De telles conceptions qui s’originent dans la pensée évolutionniste et fonctionnaliste de la sociologie allemande, de Tönnies à Spengler et dont Simmel représente l’articulation ambivalente, conduisent à une forme d’écologie urbaine dont Benjamin est assez éloigné. Même s’il est sensible au thème simmélien de la «métropolisation de sa société6», les formes culturelles ne sont pas pour Benjamin le produit des formes urbaines mais l’expression des forces productives. Il s’agit là d’une démarcation importante : la Grande Ville n’est pas le type de la société – rationnelle et désenchantée – mais le lieu de production de mythes et de fantasmagories modernes résultant de l’effet de saturation du capitalisme avancé et dont il importe de se libérer.

Bien plutôt, ce qui est en jeu dans l’œuvre de Benjamin, c’est la genèse d’un regard moderne sur la ville, la mise au jour des conditions à partir desquelles la ville advient à la conscience. À travers ses analyses sur les matériaux et les formes architecturales aux XIXe et XXe siècles, sur les pratiques urbaines, sur les médias de la culture de masse, dans l’attention portée aux grandes transformations de la métropole aussi bien qu’aux détails les plus modestes de la vie citadine Benjamin a cherché à définir ce que pouvait être une compétence, voire une expertise citadine à partir de laquelle l’habitant des grandes villes prend conscience de son rôle dans le processus de production capitaliste. En ce sens, la modernité n’est ni une culture ni un état d’esprit: elle est indissociable de la manière dont la ville est ressaisi dans la réflexivité d’une l’expérience. Cette expérience, Benjamin ne l’a jamais vécu en un lieu unique, ni même privilégié. Elle s’est toujours tenue dans un entre-deux où s’est joué le sort d’une modernité contradictoire: entre Paris et Berlin, ou pour le décliner autrement, entre la capitale du XIXe siècle et celle du XXe siècle, entre la grande ville naissante et la métropole triomphante, mais aussi entre la ville de l’exil et celle de l’enfance.

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Les études réunies dans ce volume se proposent d’explorer cet entre-deux urbain en questionnant de façon spécifique les concepts, les figures ou les thèmes qu’il mobilise. Il a semblé évident de faire appel ici à ceux qui, non seulement en France mais aussi à l’étranger, avaient le plus contribué à faire connaître ce versant de l’œuvre de Benjamin, soit en s’efforçant de situer sa philosophie urbaine dans son espace culturel propre, soit en inscrivant certains des concepts de Benjamin au cœur de leur réflexion personnelle sur la ville ou l’architecture. Si ces démarches peuvent paraître opposées, et même parfois considérées comme exclusives, elles deviennent indissociables dès qu’il s’agit de Benjamin, tant ce dernier, en marge des reconnaissances académiques et des modes de pensée institués, s’est toujours tenu à la croisée des chemins. C’est donc en cette croisée que, venus d’horizons différents, se rejoignent les essais qui suivent.
Le lecteur remarquera aisément que les articles réunis dans ce recueil se distribuent en quatre sections. La première est consacrée à Paris comme un lieu privilégié de résistance où Benjamin a ancré son projet d’une préhistoire de la modernité. Si le Paris du Second Empire fut en effet pour Benjamin le lieu où les fantasmagories urbaines transfigurent faussement le capitalisme en promesse de bonheur, il fut aussi un terrain de lutte. L’article de Michael Löwy le rappelle bien, en revenant sur un thème trop souvent négligé dans l’étude du Livre des passages : celui de la barricade. De 1830 à 1848, les barricades ont représenté un dispositif urbain redoutable : il suffisait en effet de quelques hommes pour tenir en échec tout un régiment. Mais avec les travaux de modernisation du vieux Paris, entrepris par le baron Haussmann, les barricades vont perdre beaucoup de leur efficacité, ainsi qu’en témoigne l’écrasement de la commune en 1871. Non seulement les larges percées et les artères rectilignes ont facilité la mobilité de l’artillerie, mais elles ont aussi détruit le tissu urbain des faubourgs, encore susceptibles d’abriter des îlots de résistance. Dans les «embellissements» du Préfet de Paris «chaque pierre porte le signe du pouvoir despotique» du Second Empire. Michael Löwy, en commentant les nombreuses citations que Benjamin a consignées sur le sujet, nous présente ici une lecture politique de l’espace urbain où les pavés, les rues et les immeubles deviennent l’expression matérielle, spatiale et stratégique du conflit entre les classes. La barricade peut être ainsi vue comme dispositif réglé qui défait l’espace de représentation du pouvoir en retournant contre lui le mobilier urbain. La destruction de l’unité spatiale de la ville capitaliste libère les forces révolutionnaires que l’urbanisme et l’architecture ont réduites à l’inertie. Une telle lecture s’avère fructueuse pour comprendre les stratégies ultérieures de détournement politique de l’espace urbain. En dépit de son efficacité relative, la construction de barricades n’a jamais disparu, ainsi qu’en témoignent les soulèvements de mai 68 ou les affrontements récents à Gènes au sommet du G8 en 2001. La raison en est probablement qu’il se joue dans ces constructions de fortune quelque chose qui relève d’une compétence populaire à redistribuer ce que la ville, en ses murs, a accumulé d’hommes, de biens et de capitaux.
Tout à l’opposé des communards se tient le flâneur aux motivations politiques incertaines. Sa figure émerge vers 1840 d’une littérature populaire et commerciale propre à la grande ville, celle des Physiologies – sorte d’anthologies illustrées, qui tentent vainement d’en définir les contours. Le flâneur semble endosser toutes les identités, tenir tous les rôles. On a vu en lui le bourgeois désœuvré, l’étudiant libre de son temps ou la figure démocratique du citadin qui succombe au charme de la marchandise. Dans tous les cas, il apparaît comme un être dont la sensibilité est détachée de toute préoccupation politique et morale. Régine Robin nous propose ici une autre lecture en revenant sur la façon dont Benjamin a fait du flâneur baudelairien la figure allégorique de la modernité. Contrairement au flâneur des Physiologies, le flâneur baudelairien perçoit le pouvoir d’illusion de la marchandise et tente de s’en déprendre. Il part à la recherche des aspects épiques de la vie moderne, il « herborise le bitume » pour y découvrir le merveilleux et le poétique. Mais cet extraordinaire pouvoir visuel, capable de déchiffrer la ville comme un texte, est sans cesse menacé. Dans la rue le poète perd son auréole : il est soumis à une infinité de stimulations externes et à un état de veille permanent qui confinent sa capacité d’analyse à l’inattention. Sa perception est fragmentée, sans unité possible. Reste donc à savoir ce que le flâneur saisit véritablement de la ville, et si derrière la sensation du merveilleux ne se cache pas la perception la plus triviale. L’article montre bien ce que cette lecture du flâneur baudelairien doit à Hessel, à Kracauer, aux concepts de choc et de distraction que Benjamin mobilise pour comprendre les transformations urbaines de son temps. Ce point permet de mieux comprendre comment le flâneur s’est construit à mi chemin entre Paris et Berlin – autant comme l’expression de la grande ville que comme l’antidote à la vie métropolitaine. Il nous invite aussi à considérer le flâneur comme une figure de la résistance urbaine ; résistance passive, certes, mais dont Benjamin a dit qu’elle était «l’essence même du courageux7». On notera qu’à la différence de bien des utopies architecturales qui n’accordent qu’un rôle subsidiaire aux modalités de la libre occupation de l’espace urbain, Benjamin, comme Breton ou Debord, nous rappelle la préséance du piéton, et nous invite à reconsidérer les pouvoirs de la déambulation, ici définie comme la vraie capacité du citadin à interagir avec son environnement et, par suite, à le redéfinir. Mais la flânerie est-elle encore d’actualité? C’est sur les avatars contemporains du flâneur que Régine Robin termine son analyse, nous rappelant que celui-ci revient aujourd’hui dans sa version post-moderne comme une figure dégradée de l’urbanité. Et ce n’est pas sans ironie, que par un étrange retournement de l’histoire, le flâneur est redevenu ce qu’il était à l’origine: un signe vide.

La deuxième section porte sur le Berlin de Benjamin. Les écrits que celui-ci a consacré à sa ville natale constituent moins une source d’informations sur les transformations de la capitale allemande qu’une topographie de la modernité où les lieux et les choses constituent aussi bien le matériau de la mémoire que celui d’un sursaut révolutionnaire. Le texte de Guy Petitdemange qui compare Sens unique et Enfance berlinoise permet de mesurer la distance entre la crise du Berlin des années 20 et la ville de sa jeunesse, qui, semblable à un labyrinthe, est encore chargé des mystères que l'enfant découvre et déchiffre en ses lieux d’élection. Dans les deux livres, l’écriture de Benjamin, empreinte d’une profonde désillusion et marquée par la montée du nazisme, signale le contraste entre la conscience politique d’une ville ravagée par la crise économique et l’esprit de l’adulte qui reconstruit la vision d’autrefois. Berlin, ville rêvée qui, au début du siècle, ne correspond déjà plus à ce qui est désormais l’une des plus grandes métropoles d’Europe – la Groszstadt par excellence – mais que Benjamin tente de ressaisir à travers le regard de l’enfant, non comme un passé retrouvé ou recomposé mais comme le fragment d’une promesse que le présent n’a pas tenu.
Robert Kahn s’intéresse quant à lui au verre comme matière de la mémoire. De tous les matériaux requis pour penser la ville, c’est au verre que Benjamin a consacré la plus grande attention. Présenté dans «Paris, la ville dans le miroir» comme une surface réfléchissante et un espace de capture, il devient, dans Paris, capitale du XIXe siècle, l’instrument de l’annulation entre l’intérieur et l’extérieur, mais aussi, dans «Expérience et pauvreté», le matériau sans aura, ennemi du mystère et dépourvu de mémoire. En revanche, dans Enfance berlinoise, le verre apparaît, sous la forme d’êtres ou d’objets, autrement que comme un matériau transparent ou réfléchissant. Il a aussi le pouvoir de séparer, de faire obstacle, de diviser l’espace – tout en donnant à voir. Le verre a pour suprême et paradoxale qualité d’opacifier, mais aussi de rendre lisibles les rapports entre intériorité et extériorité, structure familiale et individualité, éros et répression sexuelle, exploités et exploiteurs. Le verre n’est donc pas seulement un matériau, indexé à sa fonction constructive: c’est aussi une matière, et peut-être avant tout une matière littéraire. C’est un «médium», le lieu même d’un passage qui permet une fois de plus à Benjamin de poursuivre sa quête insatiable de l’origine et sa très ancienne réflexion sur le langage. En cela, le verre – entre le Berlin du début du siècle et celui des années 30 – convient parfaitement à l’expression de la nostalgie de l’enfance dont l’adulte se souvient au moment où sa subjectivité est menacée de se vider ou de devenir un « je transparent », de verre. La lecture de Robert Kahn n’est pas étrangère aux questions architecturales. Elle n’étoffe pas simplement le registre des propriétés du verre, elle nous conduit surtout à considérer celui-ci avec plus de circonspection: sa transparence cache une complexité, voire une ambiguïté. En tant que médium, le verre porte la marque des ambivalences de l’aide et de l’obstacle : il a propres velléités avec lesquelles tout effort de lecture ou de construction doit composer.
Il importait de consacrer une part de la réflexion aux liens qui unissent architecture, ville et cinéma tant ils occupent une place centrale dans la réflexion de Benjamin sur le médium filmique. C’est la troisième section de notre ouvrage. Dans «L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique», Benjamin définit en effet le mode de réception propre au cinéma et à l’architecture: celui de la «distraction» (Zerstreuung). Alors que le tableau demande un temps d’arrêt, le «recueillement» individuel du spectateur (Sammlung), le propre du cinéma et de l’architecture tient en ce que leur sens s’impose par une diffusion le plus souvent inconscience, s’insérant dans le cours de la vie quotidienne. Ce mode de réception ne renvoie pas une inaptitude à la concentration mais constitue au contraire un mode de connaissance passif, diffus et périphérique caractéristique de la vie citadine. Mais jusqu’à quel point cette connaissance par distraction offre-t-elle aux masses l’opportunité de maîtriser les déterminations qui les affectent et de constituer une expérience de la modernité? C’est à cette question que se confronte Graeme Gilloch. Partant d’une double lecture de Benjamin et Kracauer, celui-ci interroge les potentialités révolutionnaires du film. Pour l’un comme pour l’autre, le film représente le médium correspondant historiquement aux transformations de la grande ville: seule l’image mouvante est désormais capable de capter les rythmes nouveaux de la métropole. Plus encore, la caméra pénètre de façon inédite l’environnement urbain et capture des aspects de la réalité étrangers aux expériences coutumières. Non seulement le film – nouvel «inconscient optique» – nous révèle l’essence cachée de la ville, mais il transforme aussi la perception quotidienne et désabusée du monde dans lequel nous vivons pour reconfigurer notre expérience de la ville. Néanmoins, le statut de l’expérience cinématographique n’a rien d’évident: Benjamin y voit une reproduction de l’expérience catastrophique de la ville moderne. Au cinéma, les masses rejouent ce qu’elles subissent quotidiennement dans l’espace métropolitain: le traumatisme de chocs successifs mais qui, ici, adviennent à la conscience. Le cinéma d’avant-garde aurait pleinement saisi la fonction révolutionnaire de la dialectique du choc subi et du choc perçu : les techniques filmiques qu’il mobilise (montages ultrarapides, surimpressions de plans, agrandissement, ralenti, etc.) produisent dans la conscience des spectateurs un effet «explosif» et «dévastateur» qui les place dans un état d’alerte permanent. Le film, comme instrument d’éveil, deviendrait ainsi une arme de critique politique immédiate. Kracauer, en revanche, est nettement plus circonspect. Pour lui, le film est moins une étincelle révolutionnaire qu’une dynamisation des facultés perceptives. Sa fonction est essentiellement heuristique: il nous aide à redécouvrir le monde avec des yeux nouveaux, nous fait percevoir ce que nous ne voyions plus. Les films expérimentaux, par leur trop grandes tendances formelles, manquent donc ce qui fait la valeur du film: sa capacité à rédimer la réalité physique et sociale. Le pouvoir de dévoilement du film reste donc incertain dans la mesure où il participe lui aussi des fantasmagories du capitalisme. Instrument d’un nouvel enchantement, il peut tour à tour révéler le contenu inconscient de la métropole comme le voiler tout à fait.
Andrew Benjamin prolonge cette discussion en rappelant que chez Benjamin la notion de « distraction » est indissociable de celle d’«ennui». Selon lui, ces deux notions caractérisent les humeurs de la modernité. Ces humeurs, s’apparentent plus à des modalités, des dispositions ou, pour employer les mots de Heidegger, à des «tonalités fondamentales» qu’à de simples mouvements de la subjectivité. C’est à partir de ces modes que l’on peut rendre compte de la constitution de l’expérience moderne qui trouverait dans la masse son lieu d’émergence. Si le film et l’architecture mobilisent les masses, ils ne transforment pas pour autant les individus. La distraction et l’ennui peuvent alors être regardés comme une disposition et une disponibilité des masses à la conscience critique mais non pas comme le moment d’un réveil. L’expérience de la modernité est ainsi fortement affecté par une ambivalence et une instabilité: les masses sont en attente, aussi bien de l’étincelle révolutionnaire que de nouvelles fantasmagories culturelles.

La dernière section de ce livre est consacrée à l’architecture et plus particulièrement à la réflexion de Benjamin sur les modes d’habiter. Charles Rice nous propose ainsi un examen approfondi des remarques de Benjamin sur l’intérieur domestique du Second Empire. Contrairement aux passages qui représentent une forme architecturale datée et désormais révolue, l’intérieur du XIXe siècle semble désigner une modalité d’occupation spatiale dépourvue d’historicité. Dans Paris, capitale du XIXe siècle ainsi que dans le Passagenwerk, Benjamin bat en brèche cette représentation essentialiste de l’habitation que la bourgeoisie a donné d’elle-même. Les intérieurs y apparaissent bien plutôt comme la compensation de l’aliénation qui est au cœur de l’expérience de la grande ville. L’espace domestique constitue un refuge dans lequel le bourgeois peut se livrer aux «fantasmagories de l’intérieur». Loin des chocs de la ville, il aménage son environnement privé afin d’y imposer sa marque. L’ameublement du salon dans le style Biedermeier – saturé de tentures épaisses, de fauteuils capitonnés, de bibelots et d’argenteries – traduit l’obsession de la trace, de l’emprunte et du reflet, dans laquelle le bourgeois cherche la preuve dérisoire de son existence historique. Charles Rice voit dans cette lecture de l’intérieur bourgeois un outil de la conception du temps chez Benjamin : l’intérieur devient une image dialectique, la cristallisation des contours historiques précis de l’espace domestique bourgeois au moment même où il apparaît comme irrécouvrable pour le présent. Cette image nous conduit tout à la fois à une immersion dans l’intérieur bourgeois et à sa dislocation : elle délivre l’habitat de sa résistance rétrograde pour libérer le potentiel révolutionnaire de l’architecture de verre.
Enfin, Wolfgang Bock nous invite à un étrange parcours architectural qui débute avec Kafka et Dante dans l’enfer des passages parisiens pour finir avec Scheerbart dans une tour de verre. L’intérêt de Benjamin pour la Glasarchitektur de Scheerbart est bien connue. Benjamin y a vu l’éloge d’une architecture dans laquelle il devient impossible de laisser des traces: le signe d’une pauvreté assumée, d’une «barbarie positive» que Scheerbart aurait partagé avec Brecht, Klee ou Loos et qui anticiperait les constructions du Bauhaus et de Le Corbusier. Faire de Scheerbart le précurseur du Mouvement moderne, alors que celui-ci est considéré comme le père spirituel de l’Expressionnisme architectural, a de quoi surprendre. L’analyse de Wolfgang Bock en revenant sur l’ensemble des textes que Benjamin a consacré à Scheerbart, et notamment sur son compte rendu du Lesabéndio, aide à mieux comprendre ce qui, de prime abord, semble relever du contresens ou du tour de force. On découvre un Benjamin fasciné par l’architecture organique, plus proche ici de la mystique de Bruno Taut que du fonctionnalisme de Walter Gropius. Le verre apparaît comme un outil purificateur, régénérateur des expériences perdues et non comme le matériau qui contraint à toutes les abandonner. Ce fait, là encore, nous invite à une lecture plus nuancée sur le sens du verre chez Benjamin. Il indique que pour Benjamin la «perte de l’expérience» s’est déclinée soit sous le motif de sa restitutio in integrum, cher aux Expressionnistes, soit sous celle de sa liquidation radicale, ainsi que le prônent les Constructivistes. Que Benjamin ait regardé dans ces deux directions, voilà bien ce qui indique l’ambivalence même de la modernité.