l'éclat

De la gratuité

 

Jean-Louis Sagot-Duvauroux

 

 

 

Sommaire

Première partie : Rêves en crises

1. Crise du langage

2. Crise de l’espace commun

3. Crise de l’échange

4. Crise du temps humain

Deuxième partie

Pour la gratuité (1995)

Rêves en crise

(en guise de préface)

 

«J’ai en face de moi un ennemi redoutable, le rêve de la gratuité.»

Renaud Donnedieu de Vabres

 

 

1. Crise du langage

Cité Paradis, Paris XIe, début des années 1990. Nous sommes attablés dans l’espèce de bocal vitré que des amis graphistes ont aménagé dans leurs bureaux pour leur servir de salle à causer. Nous: un petit groupe de personnes que j’imagine sensibles à la perspective d’une réflexion sur la gratuité. Je leur soumets mes idées. Nous les triturons ensemble. Mais le débat s’engage très vite sur la façon de les faire partager. Un livre gratuit? L’utopie séduit. Elle est remuée dans tous les sens. Finalement non. Un livre gratuit, c’est trop cher. Très classiquement, j’écris mon texte. En réalité, je le tape sur un ordinateur, un Mac Plus, objet désormais paléonto-logique, mais alors vécu comme miraculeux. Puis je remets la disquette à l’éditeur Desclée de Brouwer qui veut le publier. Je peux enfin dire, me faisant comprendre de bout en bout: «J’ai écrit un livre.»

«J’ai écrit un livre.» L’énoncé semble limpide. Il ne l’est pas. Il concentre en une trop rapide expression – écrire un livre – trois processus tout à fait hétérogènes. D’abord la production d’un texte, travail de l’esprit dont l’écrit n’est pas la forme obligée, qui peut aussi s’effectuer par oral, qui pour une part préexiste dans le secret de la pensée. Ensuite l’écriture. Elle fait bifurquer le texte vers un de ses modes de communication et le conforme peu ou prou à ce qui sera reconnu comme du style écrit. Enfin, le texte qui s’est incarné sous la forme d’un écrit pourra être édité dans un livre, opération industrielle et commerciale qui l’ouvre à la circulation marchande et à la rencontre des lecteurs.

Le livre est une marchandise, mais le texte ?

Dans le texte saisi sur mon Mac Plus et véhiculé par les éditions Desclée de Brouwer, j’interrogeais déjà la notion très discutable de «propriété intellectuelle», ainsi que les stratagèmes – brevets scientifiques, copyright, droits d’auteur… – qui permettent d’établir des péages d’accès aux biens placés sous ce régime. J’écrivais alors: «Un livre est une marchandise, mais le texte lui-même en est-il une? Sa qualité n’influe pas sur le prix et à la caisse du libraire, Sulitzer vaut Duras.» Souvenez-vous de ces temps lointains. Le texte reste ligoté à la marchandise imprimée grâce à laquelle depuis Gutenberg, on sait le faire passer de mains en mains. L’onde Internet est déjà lancée, mais elle ne s’est pas encore répandue. Onze ans plus tard, elle est devenue tsunami. Désormais, pour un coût marginal, le texte se déverse sans délai sur la planète entière. Grosse suée chez les garde-barrière de la propriété intellectuelle. Inquiétude aussi chez les écriveurs de textes écrits qui voient s’effriter, sans solution de rechange en vue, une de leurs sources de revenus.

Dans l’écrasante majorité des cas, publier un essai ne permet pas de réunir des droits d’auteurs correspondant au temps passé pour l’écrire. La plupart des essayistes gagnent donc leur vie grâce à des emplois qui convergent avec leur activité d’écrivain: enseignants, journalistes, ­chercheurs… Ce n’est pas mon cas. Je ne suis pas salarié. Les droits d’auteurs plus quelques interventions publiques rémunérées sont le seul revenu direct lié à mon travail de réflexion pour un montant sans rapport avec le temps que j’y consacre. Il faut néanmoins remplir la marmite. Je vends une autre part de mes journées sous la forme de ces tâches qu’on nomme souvent alimentaires.

Quand mon essai Pour la gratuité fut épuisé, ce fut donc sans gros manque à gagner, mais avec une solide jouissance intellectuelle, que j’en mis le texte à libre disposition sur la toile. Par un phénomène de contamination propre à ce média prolifique, plusieurs dizaines de sites diffusent aujourd’hui ce texte ou bien y renvoient. Je ne sais pas si j’y ai perdu de l’argent. Ce n’est pas clair, car des travaux rémunérés me sont indirectement venus par cette voie. Mais je suis en tout cas certain d’y avoir gagné ce pourquoi tout écrivain ou penseur prétend écrire: la mise au pot commun des idées et des phrases.

 

Livre, lyber et droits d’auteur

Et voici qu’aujourd’hui, usant des possibilités nouvelles offertes par Internet, les Éditions de l’éclat me proposent de jouer sur les deux registres: gratuité du texte, circulation marchande de l’objet livre. Il y a quelques années, cet éditeur invente un attelage éditorial inédit: la diffusion sur le net d’un lyber, texte gratuitement mis à disposition des internautes ; l’édition et la mise en vente d’un livre portant ce texte. Un livre, un vrai livre de papier vendu dans de vraies librairies, me rapportant de vrais droits d’auteur. Un texte gratuitement accessible, téléchargeable à volonté, librement ouvert à cette sorte d’échange dont le bénéfice pourtant bien réel est néanmoins sans prix. Un texte vivant sa vie sans péage, plus un livre comme on l’aime, ciboire de la connaissance et de l’émotion dans le tabernacle douillet d’une étagère, précieuse custode grâce à laquelle nous pouvons offrir le viatique d’un texte aimé à ceux qu’on aime. Le livre était le support du texte, mais aussi l’enclos marchand permettant d’en monnayer l’accès. Le texte s’est libéré des postes frontières qu’impose d’habitude la protection de la propriété intellectuelle. La liberté donnée au texte affranchit le livre de ses fonctions de police. Le jumelage d’Internet et de l’imprimerie remet la marchandise à sa place. Subalterne. On disait jadis: «Bon esclave et mauvais maître.»

En plus, l’éditeur me dit qu’il vend davantage!

 

Il faut observer de près le découplage ainsi opéré. Imaginé sur la frontière mouvante du payant et du gratuit, il nous rappelle que nous savons vivre dans la contradiction, que nous pouvons sans dommage faire cohabiter dans nos têtes et dans nos existences les sphères du gratuit et du payant, que les frottements qui grincent à la frontière de ces deux univers antagoniques peuvent aussi les électriser l’un et l’autre, multiplier leur rayonnement. Sans perdre le bénéfice de son intéressement à la commercialisation des dérivés marchands de son œuvre (son œuvre qui est un texte et non un livre), un auteur peut néanmoins la préserver des obscènes contorsions auxquelles la condamnent les intégristes de la propriété intellectuelle. Dans le désordre produit par ce télescopage, il y a des remises en questions qui changent l’avenir

D’un point de vue quantitatif, l’innovation des Éditions de l’éclat est marginale, minuscule. Mais elle participe à ces expérimentations diffuses et multiformes qui s’emploient à fausser le mécanisme de la broyeuse marchande. C’est vraiment une bonne nouvelle, car parmi les biens communs d’accès gratuits, et peut-être au sommet de tous, il y a le langage. Le langage établit entre nous un espace commun où nous parvenons à nous entendre, à nous comprendre, à débrouiller nos relations, à transmettre notre humanité, à la construire ensemble. L’acte posé par les Éditions de l’éclat en distinguant le livre du lyber, l’objet industriel du texte qu’il porte est très simplement, très normalement accordée à cette fonction essentielle du langage. Mais c’est dans un temps où la vérité des mots et des formes prend à elle seule force de subversion.

 

Modification anthropologique du rapport à la vérité

Les processus d’innovation culturelle – création artistique et littéraire, recherche scientifique, pensée théorique, inventions sociales – sont désormais placés sous la prépondérance du capitalisme financier. C’est un bouleversement historique qui opère subrepticement une sorte de privatisation du langage avec pour conséquence envisageable un désastre anthropologique.

Fruit d’une élaboration collective qui s’est effectuée au cours de centaines de milliers d’années, le langage est l’oxygène de l’hominisation. Dans la période moderne et dans la sphère occidentale, son élargissement à travers l’innovation culturelle s’est longtemps effectué dans un rapport dialectique entre pouvoir politique et liberté des créateurs. Cette contradiction active était représentée sous la figure d’un affrontement entre deux vérités. Au nom de la raison physique, Galilée prétend que la Terre tourne autour du soleil. L’Inquisition affirme le contraire au nom du livre saint. Molière pense que l’hypocrisie religieuse est une menace pour les individus et il écrit Tartuffe. Le pouvoir royal pense que le respect des dévots est une garantie pour l’ordre public et il interdit Tartuffe. Happés par l’urgence de mettre en lumière la vérité des comportements, Manet ou Nabokov représentent des scènes jugées scandaleuses par l’ordre moral et se heurtent à ceux qui voient dans cette représentation une insulte à l’éternelle vérité. Aux toutes premières lueurs de la Renaissance italienne, les peintres Giotto ou Masaccio placent les sujets de leurs images dans une perspective optique. Le corps humain en est la mesure et le centre. La vision théocentrique de la peinture byzantine est effacée par l’œil humaniste. Ce qui caractérise cette évolution des savoirs, des formes et des mots est un débat dans lequel se confrontent deux systèmes de vérité essayant l’un et l’autre de convaincre de leur fiabilité.

Pour maintenir un ordre qui le sert, le pouvoir a d’autres tours dans son sac. Certes, il use d’argumentation. Mais il sait aussi la puissance du pur mensonge et de la manipulation des âmes. Dans La Guerre du Péloponnèse, ouvrage écrit par Thucydide au cinquième siècle avant Jésus-Christ, on peut lire un long développement qui mériterait d’être cité tout entier. L’historien y commente la vie politique de la période en des termes d’une permanence désespérante: «En voulant justifier des actes considérés jusque-là comme blâmables, on changea le sens ordinaire des mots /…/ En paroles ils n’avaient pour but suprême que l’intérêt public ; en fait ils luttaient par tous les moyens pour obtenir la suprématie.» Changer le sens des mots à son profit privé. Tirer à soi la couverture du langage, cet espace commun, cet atlas des points de repère qui nous conduisent à nous réunir en humanité. Cependant, la manigance reste décelable. L’acte mauvais est faussement prétendu bon. Le débat n’est plus entre la vérité et l’erreur, mais entre le mensonge et la vérité. C’est plus difficile à gérer. Cependant, pour que son stratagème réussisse, le pouvoir doit parvenir à convaincre qu’il dit vrai. La vérité, même travestie, reste la référence.

Nous assistons à l’effondrement de ce paradigme. Ayant fait de l’innovation culturelle une marchandise comme une autre, les énormes concentrations capitalistes qui désormais la cornaquent évaluent ce produit comme elles évaluent les autres, à l’aune de leur critère unique: la capacité à générer un taux de profit suffisant pour se financer sur le marché des capitaux. Le débat n’est plus dans l’affrontement de la vérité contre l’erreur ou le mensonge. L’usage du langage, sa fiabilité, a cessé d’indiquer la route. Non plus «de quoi ça me parle», mais «qu’est-ce que ça me rapporte». La friction entre la vérité conservatrice de l’ordre établi et les explorations de l’innovation créative s’efface devant un critère totalement nouveau, totalement hétérogène à la question du langage: l’augmentation du taux de profit.

Or le langage, la création artistique, l’innovation scientifique ou la pensée théorique ne sont pas des lave-linge. Le lave-linge sert à la fois à valoriser le capital de la firme qui le produit et à laver le linge de celui qui l’achète. Mais ses capacités lavatoires, sa fiabilité mécanique ne sont en rien mises en cause par sa forme marchandise. Le langage, si! Son usage, ses fonctions centrales de communication s’effondrent quand on leur applique ce traitement. Le langage, il faut qu’on puisse y croire, ou même s’en méfier utilement, d’abord se laisser prendre, puis deviner qu’il ment. Il faut qu’il entretienne un rapport déchiffrable à la vérité. Je dois pouvoir porter sur le message qu’on me délivre un jugement qui le mette en rapport avec la vérité: ce que tu m’as dit est sincère, menteur, vrai, erroné, rusé, approximatif, irrationnel, limpide, naïf, etc. Si le problème est ailleurs, si le rapport avec la vérité n’est plus la clef, si la fiabilité du langage devient aléatoire, si elle tombe au hasard, quand par hasard la recherche du profit croise un message véridique, alors le langage s’effondre. De cet effondrement, Patrick Le Lay, PDG de TF1, a donné une description si saisissante et si brutale qu’on ne se lasse pas de le citer. L’homme d’affaires écrit: «Dans une perspective ”business”, soyons réaliste: à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit (...). Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible: c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible (...).» Ce qui est dit là, le téléspectateur le sait confusément. Le sachant, il l’admet. Il admet confusément qu’en regardant le journal télévisé, une émission de télé-réalité, un débat politique ou un documentaire, il se livre en proie consentante à un deal dont il est le pigeon. Ça ne le grandit pas. Ça aussi, il le sait, il le sent. Mais l’humiliation au cas par cas des pigeonnés n’est pas le principal dégât. Si la parole de TF1 n’a pas pour critère décisif, pour dernier ressort sa fiabilité, sa vérité, mais sa capacité à proposer aux annonceurs du «temps de cerveau disponible», c’est l’usage même du langage qui s’effondre. Seules subsistent ses fonctions de séduction, de manipulation, ses fonctions de spectacle. Tu me parles, et tu me parles joliment. Je peux y trouver du plaisir, mais je ne peux plus te faire confiance, plus me faire confiance. Je n’ai plus de repères pour savoir quand tu dis vrai et quand tu mens. C’est au hasard, sans importance. La société, traversée par un trouble dévastateur, se chuchote, amère et vaincue: on ne peut plus croire en rien.

Observons que le traitement opéré par la télévision sur le langage selon Patrick Le Lay se développe en deux temps. D’abord, le glissement global du critère endogène de la vérité au critère exogène du profit. Quelles qu’elles soient, les émissions produites sous ce régime entretiennent un rapport aléatoire à la vérité, parce que leur objectif n’est ni la vérité, ni même le mensonge, mais leur capacité à générer un taux de profit suffisant. Ce processus formate tout message produit par une télévision publicitaire. Il modèle, également, à un degré plus ou moins élevé, tout entreprise culturelle soumise au critère capitaliste.

Dans le cas des supports publicitaires s’ajoute un second processus qui redouble le premier. La parole de TF1 est défiabilisée par son objectif même de production, qui n’est pas de parler, mais de faire monter l’action de l’entreprise. Elle ne doit pas pour autant cesser d’être influente. Ce n’est pas évident, parce que pour être influencé par le propagandiste, il faut d’une certaine manière accorder du crédit à sa propagande, éprouver en quoi elle rencontre son expérience, trouver en soi de quoi la croire vraie. Comment le faire quand le critère de la vérité s’est dissous? Ce qui s’opère dans le nouveau paradigme, c’est une mise sous influence qui ne fonctionne pas au bourrage de crâne, mais au contraire par la vidange des cerveaux. Vider le temps de nos cerveaux pour le rendre disponible, l’envahir d’un désir sans objet parce que dépossédé des mots. Cette influence sans contenu produit des effets eux-mêmes sans contenu, généraux, statistiques, randomisés: il y a toujours statistiquement une certaine proportion du «temps de cerveau humain», du temps de notre cerveau, que ces émissions auront mis en état de disponibilité pour ce qui doit suivre.

Ce qui suit, c’est-à-dire la plage publicitaire, redouble le premier moment. Le message publicitaire se présente sans fard. Il s’offre le luxe de venir à nous surligné par le mot publicité qui le précède presque toujours. Il nous dit sans complexe, avec le sourire et dans un clin d’œil suggestif: je suis le nouveau maître des mots et des désirs, laisse-toi caresser! Seuls le cynisme et la dérision entretenus par l’affaissement plus global du critère de la vérité devant celui du taux de profit nous permettent de supporter cet abaissement. Notre cerveau vidé s’emplit de boniments. On ne nous demande même pas de les croire. Il suffit que nous en souriions. Les statistiques s’occupent du reste.

 

20 % de produit gratuit en plus

Symptôme paradoxal de cette vénéneuse tambouille: la notion même de gratuité se trouve engluée dans la mélasse. Tandis que l’art, les idées et les connaissances sont âprement rabattus par le marché vers les enclos à péage où ils deviennent enrôlables pour la valorisation du capital, regarder TF1, c’est déclaré «gratuit».

Lire un quotidien gratuit, c’est gratuit. Caresser des yeux les fesses impeccables des belles publiciteuses qui scandent nos promenades sur l’espace public, c’est gratuit. Traverser un hypermarché et y remplir son caddie, c’est faire moisson de produits gratuits en plus. J’ai récemment été contacté par un cabinet de consultants engagé pour étudier la disponibilité des peuples européens à la consommation de quotidiens gratuits. D’évidence, on attendait de moi, repéré sur Internet comme «spécialiste de la gratuité», que je contribue tout naturellement à la croisade publicitaire et que je m’engage contre le combat d’arrière-garde des journaux payants. Quand un journaliste m’appelle pour m’interroger sur la gratuité, c’est désormais presque chaque fois au sujet de ces supercheries prises pour du bon pain. Une décennie après la parution de mon texte, qui l’évoquait déjà, le marché capitaliste est en train de réussir son OPA paradoxale sur les mots «gratuit» et «gratuité». Ce n’est pas le moindre symptôme de l’effondrement du sens provoqué par la privatisation du langage.

Dans une pièce écrite en 2005 avec Alioune Ifra Ndiaye et créée par la compagnie bamakoise BlonBa, le personnage principal, une directrice d’association énergique et décidée, prépare un dîner pour séduire un important financeur. À son mari qui s’inquiète des frais engagés, elle répond: «Quand tu jettes ta ligne dans le marigot, le poisson que tu veux prendre, tu ne lui demandes pas de financer l’asticot.» Elle a raison. L’asticot est généralement gratuit pour les tanches. Les émissions enfantines du mercredi matin, les journaux gratuits, l’espace public colonisé par la pub ou encore le feu d’artifice des macarons jaunes fluo constellant d’invocations à la gratuité les rayons d’hypermarchés sont des opérations commerciales. Comme dans toute opération commerciale, un fournisseur et un client se marchandent un produit qui doit passer de l’un à l’autre. Le client, baptisé annonceur, est le plus souvent une firme industrielle ou commerciale. Le fournisseur est une société de service dont le savoir-faire consiste à conditionner les cerveaux. Le produit, c’est du conditionnement de cerveau.

En bref, le client veut de la tanche. Le fournisseur sait ferrer la tanche. La tanche, c’est nous. Pour ferrer la tanche, il faut un asticot. L’asticot n’est pas gratuit. Il est 100% facturé par le fournisseur à son client. Mais la tanche ne le sait pas. La tanche, c’est-à-dire nous, se croit la cliente d’un asticot gratuit. La gratuité de l’asticot électrise son désir. «Bonne affaire, l’asticot!» pense la tanche. Elle se fait prendre. Elle se laisse prendre. Elle se donne. Elle donne même ses enfants. La tanche, c’est nous.

Certes, il y a aussi de bons films, de bons documentaires, de vraies informations sur TF1. Il y a des publicités dont l’inventivité contribue à élargir vraiment l’univers des formes et des signes. Il y en a d’autres qui fonctionnent honnêtement, à la façon des anciennes réclames, simples informations sur les produits qui sortent. Les quotidiens gratuits reproduisent souvent des dépêches d’agence vraiment informatives. D’ailleurs, rempliraient-ils leur contrat commercial avec les annonceurs, s’ils n’appâtaient pas le lecteur d’un leurre désiré? Mais nous ne sommes plus devant une simple diversification de la communication commerciale à travers laquelle un peu d’esprit critique nous permettrait de slalomer sans dommage. Nous sommes emportés dans un basculement qui s’est opéré par effet de masse, la concentration massive du secteur capitaliste de la communication, l’invasion massive de notre temps et de notre paysage par les images-asticots, la contamination massive du modèle de la communication publicitaire sur l’information, l’art, la parole politique, les simples relations humaines. La critique perd prise. D’ailleurs, le métier qu’on appelait la critique a quasiment disparu au profit d’un autre nommé promo. Pensons une minute à nos enfants. À quelle responsabilité critique oserons-nous les convier, nous les adultes qui avons par des lois démocratiques inscrites au journal officiel accepté que leurs principales sources d’information et de loisirs soient désormais des leurres tendus par les annonceurs publicitaires? Nous savons bien que l’esprit critique est derrière nous, impuissant, liquidé. Alors nous entérinons cette violence. Quand nous en avons les moyens, nous leur achetons de guerre lasse les baskets porte-logo qui les font entrer dans la société de ceux qui comptent. Et contre les enfants des quartiers pauvres qui seraient saisis par la même tentation sans en avoir les moyens, nous envisageons tranquillement la policiarisation des écoles.

Le critère du taux de profit comme nouvelle boussole dans la production du langage, surtout quand il est redoublé par le système publicitaire, ne détruit pas seulement la vérité. Il tue aussi le mensonge. Il nous dit: vérité ou mensonge, là n’est pas l’important. Le débat se joue à la roulette et l’important, c’est la mise. Nos phrases s’enfoncent dans les sables mouvants. La parole s’effondre. Les beaux noms de la rencontre – message, image, annonce, communication – perdent leur charme et prennent l’amère saveur de stupéfiants qui nous enchaînent. Il y a du bruit partout et pourtant nous sommes seuls. Mêmes les mots «gratuit» ou «gratuité», emportés par la tourmente, semblent n’être plus opposables à la privatisation du langage. Les voilà traversés par le doute et la dérision que pose sur tout la profanation marchande. Ils marchent désormais plombés et beaucoup de leurs usagers naturels s’en détournent.

 

L’école laïque, obligatoire et coûteuse

Longtemps, les politiques publiques se revendiquant de l’intérêt général prirent la gratuité pour étendard. L’école de la République fut bravement décrétée gratuite. Nul n’ignorait pourtant que sa mise en place aurait inévitablement pour effet d’inscrire au budget de l’État une dépense considérable. Les citoyens n’en furent pas déboussolés. L’école était gratuite, non pas qu’elle soit sans coût, mais parce qu’elle était ouverte à tous, même aux plus pauvres, même à celle ou à celui que sa pauvreté rendait incapable de contribuer au coût de l’école. Et chacun comprit ça. Et le mot plut. Et chaque fois qu’était instaurée la mutualisation d’un bien mis à disposition de tous, il était repris. Les municipalités s’enorgueillissaient des aménagements gratuits proposés aux citoyens.

Puis le vent changea et le mot devint suspect.

Dans le cadre d’une étude menée pour Lieux Publics, le Centre national de création des arts de la rue, j’interrogeai des élus du peuple à propos de la gratuité des spectacles proposés sur l’espace public. Maire de Morlaix, ville bretonne qui abrite un festival des «Arts dans la rue», Marilyse Lebranchu, ancien Garde des sceaux, était directement concernée. D’emblée, elle me fit remarquer qu’en plaçant notre étude sous l’invocation de la gratuité, nous la conduisions dans l’impasse, puisque ces spectacles n’étaient pas gratuits, mais payés par l’impôt. Cette remarque eût été jugée totalement incongrue quinze ans plus tôt. J’admettais néanmoins qu’au lieu de «gratuit» nous aurions pu dire «libre d’accès ». Le free des anglo-saxons. C’est en effet plus direct, moins mêlé des pieuses connotations qui embrouillent un peu le substantif français de «gratuité». Mais je fis remarquer à cette femme de gauche, interlocutrice honorable et sincère, que nul ne ressentait le besoin d’appliquer cette périphrase à l’école gratuite, bien que nous sachions tous son poids dans la dépense publique. Les temps avaient changé.

La vie politique a subi de plein fouet les effets ravageurs de la crise du langage. La revendication politique de gratuité est une des victimes de cet embourbement. Elle doit affronter la montée en puissance des représentations marchandes: si c’est gratuit, c’est que ça ne vaut pas grand-chose. Et le glissement des représentations se traduit aussi par une modification des actes. Quand les évidences les plus fortement partagées ne sont plus celles qui montent de l’expérience du bien public, mais des calculs du marché, le respect de l’intérêt général s’en trouve en effet affecté. L’idée même d’intérêt général, sa pertinence s’en trouvent affectées. Mais ce qui plombe la fiabilité du politique est sans doute à chercher plus profond. Hommes et femmes politiques sont soupçonnés des mêmes jongleries verbales et des mêmes arrière-pensées privées que le marché. Ils sont comme englobés dans une représentation de la parole publique, de la parole officielle, de la parole de pouvoir qui n’aurait plus pour référence l’autorité publique et ses arguments, mais «la télé», c’est-à-dire le modèle publicitaire. Même le plus vertueux des politiques, quand il passe à TF1, est utilisé par la chaîne dans son deal avec les annonceurs. À son corps défendant, il contribue à assouplir les cerveaux pour l’avantage d’une lessive ou d’une marque automobile. Le téléspectateur le sait, le sent. La quasi-disparition des débats politiques au profit d’émissions people, évidemment plus propices à l’assouplissement neuronal, manifeste combien le critère publicitaire sait désormais tordre à son profit l’ensemble des champs de la parole publique. Le téléspectateur observe en continu cet abaissement du débat politique, son obscène asservissement à la farandole des marchandises. Les petites magouilles et les petites tambouilles dont une partie du personnel politique sait aussi se rendre coupable, le citoyen trouvait à les gérer politiquement, par exemple en les punissant de son vote. Mais que faire de cette dérision structurelle posée sur une parole qui se prétend d’intérêt public et se place sous le tutorat des marchands de yoghourts? Certains chefs politiques s’en trouvent bien et n’hésitent pas à passer leur message politique au mixeur de la communication publicitaire. Mais ceux qui ne l’ont pas tenté eux aussi sont dans la glu. Pour tous ou contre tous, l’hégémonie du marché sur la production des représentations contamine les formes et l’usage du langage, portant le doute sur ses fonctions d’espace commun, gratuit et fiable de la communication entre les humains.

Ce qui a bougé en dix ans dans le débat sur la gratuité? D’abord cette crise du sens qui embourbe la notion même de gratuité et tend à la désamorcer de sa puissance émancipatrice. Cette crise met en jeu les principaux pouvoirs qui tiennent la société. Et dans ce jeu, c’est l’empire économique du capitalisme financier qui distribue désormais les cartes. Complices ou sur la défensive, les pouvoirs politiques s’alignent ou se recalent. Mais comme dans toute crise, on peut y lire également l’empoignade entre la conservation de l’ordre et la montée de possibilités nouvelles. Le cynisme et la dérision portés par le marché sur le mot gratuit est aussi un hommage du vice à la vertu.

La tension entre l’explosion des besoins, l’ouverture des possibles et la brutalité d’un ordre incapable d’y donner suite s’aiguise et se durcit. La revendication de gratuité se faufile dans les failles. On la voit se réinscrire dans le débat, surgir parfois dans les faits, reculer par ci, avancer par là. Comme c’est l’argent qui a pris le pouvoir et que la gratuité nie en acte ce pouvoir, on la rencontre poussant du nez en maints endroits nouveaux sur toutes les lignes de l’émancipation humaine. Indice de l’acuité du conflit, les forces de répression ont été activement engagées en appui de la propagande marchande et de ses opérations de brouillage idéologique. Ainsi, l’emprise symbolique et matérielle du boniment publicitaire sur l’espace public a bénéficié d’une protection vigilante de l’État. Dans les années 2003-2004, des «Brigades anti-pub» ont voulu la mettre en cause et rétablir de la libre expression sur les murs privatisés en barbouillant de graffitis hostiles les affiches commerciales qui se sont acheté l’espace public. Pourchassés par la police et traduits en justice, ils ont été condamnés à de lourdes sanctions financières. Cette répression emblématique n’est pas isolée et dans chacun des champs où la gratuité montre le nez, elle rencontre désormais le gourdin.

L’intense crise du langage, qui est notre espace symbolique commun, n’est pas seule à marquer la période. Elle meut et représente une série de crises matérielles où la question de la gratuité monte en puissance. Parmi les principaux enjeux de ces conflits, la frontière entre le privé et le commun.

 

Sommaire

Première partie : Rêves en crises

1. Crise du langage

2. Crise de l’espace commun

3. Crise de l’échange

4. Crise du temps humain

Deuxième partie

Pour la gratuité (1995)

2. crise de l’espace commun

 

Dans le texte de 1995, parmi les espaces dont j’imaginais qu’ils puissent être gagnés à la gratuité, ou plus exactement à de la gratuité, j’émettais «l’hypothèse du logement». C’était un peu audacieux, presque paradoxal, car le logement est l’espace privé par excellence. Qu’est-ce que la gratuité pouvait venir faire dans l’accès à un bien de cette nature? Je m’appuyai sur une évolution des représentations qui me semble toujours entretenir une certaine relation avec la gratuité, le sentiment montant que l’accès à un bien produit par l’activité humaine est un droit. Si l’on en croit les sondages, l’opinion selon laquelle «dans un pays comme la France, tout le monde doit trouver à se loger» est très largement répandue. Indice significatif, depuis mai 1990, ce sentiment est inscrit dans la loi, qui stipule: «Garantir le droit au logement constitue un devoir de solidarité pour l’ensemble de la nation.» Et comment respecter le droit au logement d’une personne sans ressources, si ce n’est en instillant de la gratuité dans l’accès à ce bien? Il est donc instructif d’observer comment cette hypothèse osée a vécu le changement de siècle. Intéressant de repérer par quels chemins, dans la crise que connaissent ce secteur et ce besoin, la question de la gratuité a trouvé à se faire une place.

 

Sécurité sociale du logement

De la gratuité dans le logement? C’est peu de dire que l’expérience quotidienne ne confirme pas l’hypothèse. L’emprise d’un marché particulièrement spéculatif sur le foncier et l’immobilier s’est impétueusement déployée. La segmentation sociale et raciale des quartiers s’est durcie. Le système de logement social craque de partout. Louer un appartement dans le secteur privé devient une gageure. Les jeunes ont de plus en plus de mal à décohabiter d’avec leurs parents. Dans un temps qui n’est pas si lointain, les appartements collectifs dans lesquels plusieurs familles soviétiques étaient contraintes de cohabiter étaient brocardés comme des symboles de la malignité communiste. Des situations analogues se répandent dans la France contemporaine et sont désormais présentées par certains reporters comme une solution débonnaire et conviviale à la crise de l’accès au logement.

Regardons-y de plus près.

Comme la moitié de la population française, M. Prudhomme est propriétaire. Ces dernières années, il a vu bondir la valeur de son bien. Merci le marché! Mais quand on habite le logement qu’on possède, quel avantage? Pour engranger ces profits spéculatifs, il faudrait vendre. Où dormir alors? Racheter un autre logement? Opération sans avantage, sauf pour le fisc, le notaire et l’agence. Se réfugier dans une campagne reculée? Moins cher, mais sans commerces, sans bureau de poste ni services publics, le carburant qui augmente, peut-être bientôt l’électricité privatisée au prix fort… Et puis les enfants grandissent. Avec la croissance de l’espérance de vie, il y a fort à parier qu’ils atteindront l’âge de la retraite avant d’hériter. En attendant, ils devront malgré tout se loger. S’ils sont chanceux, il leur faudra trente ans de crédit contre douze à leur père. Sinon, quatre à dix ans de patience avant d’obtenir un logement HLM. En attendant, studettes à 400 ? le mois. Encore heureux qu’ils soient Blancs. Non loin, Mme Slizewicz, ancienne secrétaire de direction, aujour-d’hui grand-mère, entre dans sa quarante troisième année de loyers HLM. Elle a connu une bonne progression de carrière et paye un surloyer depuis seize ans. Au total, elle a deux fois financé la valeur d’un bien qui lui est loué à titre social.

En 2001, le poids de la spéculation sur la structure des villes et la vie quotidienne des familles fait déjà sentir sa brutalité. Je fais circuler auprès d’un certain nombre d’amis, des responsables du Parti communiste français, un appel audacieusement titré «Pour la gratuité du logement social» et destiné à être publié dans le quotidien L’Humanité. Cinq d’entre eux décident d’en être. Parmi eux, Bernard Birsinger, le maire de Bobigny, qui depuis conduit opiniâtrement le débat. Résultat, une belle pagaille dans le petit monde qu’influence encore le PCF. Le système des HLM est identifié aux «conquêtes sociales» que le reflux des politiques de solidarité a placées sur la défensive. Certains de ses chefs prennent mal une proposition qu’ils vivent comme une attaque. Jean-Claude Gayssot est alors un des ministres communistes du gouvernement Jospin, en charge de l’équipement, des transports… et du logement. Gênant. Ces tensions se traduisent par un débat très vif et passionnant dans les colonnes du quotidien communiste, nous amenant d’ailleurs à faire évoluer notre proposition, tant dans sa formulation que dans ses équilibres. Une modification majeure est proposée par le sociologue Alain Bertho: abandonner la dénomination de logement social, qui désigne un habitat destiné aux moins fortunés; penser désormais en termes de service public du logement, c’est-à-dire commun à l’ensemble de la société. Après trois mois d’intense controverse, voici ce que devient notre proposition, telle que la publie L’Humanité du 6 juin 2001:

«1. Le service public de logement est ouvert à tous, sans condition de revenu ni par le haut, ni par le bas.

2. La gratuité du logement est de droit dans les moments de la vie où les revenus sont trop faibles pour payer un loyer.

3. Dans les moments de la vie où les revenus le permettent, l’habitant cotise à un «compte d’accès à l’usufruit» ; les paiements s’arrêtent lorsque le coût du logement est atteint ; ils sont adossés à un service public du crédit permettant d’adapter l’étalement et le montant des mensualités. Les logements du service public ne peuvent devenir un moyen de se faire de l’argent – on ne peut ni les vendre, ni les louer –, mais l’usufruitier en a le plein usage.

4. Les charges et l’entretien restent payants pour chacun, collectivement gérés par les habitants et protégés contre les risques graves par une assurance mutuelle.

L’emploi du mot gratuité reste difficile à avaler pour beaucoup : déresponsabilisant, trompeur… Son insolente nudité sera plus tard chastement recouverte par la dénomination plus classique et mieux repérée de « sécurité sociale du logement ». Mais le principe d’un service public du logement assurant le droit à ne pas être mis à la rue pour défaut de revenus fait désormais partie du débat public. Il est devenu la position officielle du PCF. L’idée d’une « propriété d’usage » acquise grâce à ce que nous avions nommé « compte d’accès à l’usufruit » est encore en discussion, mais il est souhaitable qu’elle soit travaillée en profondeur, car il y a urgence à fonder de nouvelles formes de propriété garantissant à la fois ce qui nous est légitimement privé et les justes exigences de la solidarité sociale. Certains courants socialistes tournent autour de ces idées. Marie-Noëlle Liennemann, alors ministre déléguée au Logement, nous promet quelques moyens pour lancer une étude (les chefs communistes de la théorie économique n’y tiennent pas ; en plus, c’est juste avant que la gauche ne perde les élections ; ça ne se fera pas). Des propositions de loi, qui vont dans cette direction, sont déposées. Manque encore que prenne le mouvement populaire organisé qui seul créera la faisabilité et la forme définitive d’une telle transformation. Mais il commence à pousser du nez. Les actions menées par les mouvements de précaires, des groupes d’activistes ou des associations caritatives placent régulièrement la question dans l’actualité. Dans certaines villes, comme Bobigny, la mobilisation conjointe de la municipalité, des demandeurs de logement et de forces sociales concernées prend un tour vraiment populaire. En 2004-2005, une multiplication d’arrêtés municipaux anti-expulsions provoquent l’émoi du gouvernement. C’est l’affirmation par des autorités publiques que de la gratuité doit absolument être instillée dans l’accès au logement, qu’il est inacceptable de mettre une famille à la rue pour défaut de revenus. L’État ordonne que partout, les préfets s’opposent à ces mesures. Partout les maires concernés sont déférés devant la justice administrative, souvent en procédure d’urgence. Les arrêtés bienfaisants sont cassés.

Ces intimidations judiciaires manifestaient la volonté de répondre par la répression à une revendication de gratuité, mais les pénalités restaient symboliques. La violence d’État n’a pas la même retenue avec les pauvres gens qui se révoltent contre le sort. Parmi les actions engagées pour qu’en attendant une HLM, l’accès au logement ne soit plus assuré par la simple brutalité du marché, la multiplication conflictuelle des squats a tenu une place particulière. Elle traduit l’exaspération des besoins et des sentiments. Elle constitue une gratuité imposée de force par ceux à qui la République reconnaît dans les mots le droit de se loger mais sans accomplir sa mission qui est de protéger ce droit contre les intérêts privés ou les politiques locales qui en empêchent l’exercice. Réponse de l’État, la répression et cette fois une répression mettant directement les personnes en joue. Les sans abris qui meurent dans la nuit glacée des rues provoquent la compassion posthume du public. Vis-à-vis de ceux qui prennent d’assaut des logements vides, l’opinion est plus mitigée. Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, a vite imaginé qu’il pouvait lustrer sa popularité en mettant en scène l’assaut de la cour des miracles. L’été 2005, une série d’incendies meurtriers ravagent plusieurs immeubles parisiens insalubres habités d’exclus du logement social. Les morts se comptent par dizaines. De nombreux enfants. Tous sont des Noirs. Convaincu (peut-être à tort) des bons effets électoraux d’une répression tous azimuts, le ministre d’État répond à ces tragédies en organisant l’expulsion policière de squats décrétés insalubres. Pour l’un d’entre eux, le relogement des familles dans des conditions normales devait se faire dans les semaines suivantes. Mais le spectacle de la répression des gratuités a semblé plus utile au ministre que la tranquille urbanité, même tardive, du retour au droit. Depuis Margaret Thatcher, fermer les issues et provoquer le désespoir social est devenu la méthode de gouvernement d’un système libéral qui assure être l’aboutissement de l’histoire humaine. Les gratuités sont de la foule des espérances qui ne doivent pas sortir la tête de l’eau.

La crise de l’accès au logement est suggestive, parce qu’elle met à jour un affrontement vital entre une urgence sociale de premier rang et un marché capitaliste aux manettes, mais qui se montre incapable de répondre à cette urgence. Dans les failles, encore puissamment dominée, mais entêtée néanmoins, et vivace, la tête chercheuse de la gratuité est à l’ouvrage.

Le logement est un espace privé. La légitimité d’instiller de la gratuité dans son appropriation heurte les évidences les plus répandues. Elle ne tient pas à la nature de ce bien, mais à son urgence. Elle s’appuie sur la constitution progressive d’un bloc de droits de la personne, droits civils et politiques, mais aussi droits sociaux, intériorisés par les individus comme constituant une sorte de ligne de défense par rapport aux pouvoirs. L’affirmation d’un droit au logement pour tous fait de cette question privée un enjeu commun dont la société tout entière affirme porter la responsabilité. L’élévation de l’accès au logement au niveau d’un droit apparaît alors comme une condition de la vie collective: comment pourrions-nous vivre correctement ensemble si certains d’entre nous dorment l’hiver dans la rue? Le rapport qui s’établit entre la reconnaissance d’un droit au logement et les conditions de la vie en commun fonde l’émergence d’une gratuité nouvelle. Et la revendication d’une gratuité dans le logement commence à poindre sur la frontière qui sépare le marchand et le non-marchand, sur le front qui met face à face la régulation par la concurrence et la construction de solidarités.

Des services de moins en moins publics

Sur de nombreux points de cette frontière, la gratuité est à la fois l’enjeu et la cible. C’est le cas de l’espace public, dont la gratuité est la condition d’existence. Pour le marché capitaliste et pour la pensée libérale, seuls ont vocation à être gratuits les biens que nous n’avons pas les moyens techniques de mettre à profit en les plaçant sur le marché. Ça fait de l’espace public un territoire à soumettre. Services publics, voirie, sécurité, expression culturelle, rien n’échappe au plan de conquête élaboré au petit point dans les négociations de l’OMC, de l’ACGS ou de l’Union européenne quand ses chefs décident de constitutionnaliser la régulation de tout par le marché. La mise en crise de l’espace public par le dessein libéral porte les mêmes enjeux anthropologiques que la crise du langage dans le champ symbolique. L’ensemble des équilibres existants entre le privé et le commun est mis en cause au détriment du commun, peu à peu réduit à quelques commodités indispensables. Le basculement touche à tout ce qui nous fait humains.

Dans le texte de 1995, j’abordais longuement le vaste champ des services publics et des «gratuités socialement organisées», y voyant un saut de civilisation dans la satisfaction d’un besoin social, l’avènement localisé, mais concret, du vieux rêve communiste et libertaire: «de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins.» J’insistais sur la relative irréversibilité de ces gratuités, sur leur «viscosité» politique du fait de leur puissante intériorisation par la société. Une décennie plus tard, alors que la pression du marché s’est considérablement accentuée, il reste malaisé d’attaquer de front de grandes gratuités historiques comme l’instruction publique ou la sécurité sociale. Mais l’affaissement global de la perspective collective est un des biais par lesquels ces espaces communs se vident peu à peu de leur contenu. Le champ des gratuités publiques recouvre des fonctions concrètes de l’existence où les gens sont conduits à se penser et à se vivre en commun. Il joue un rôle clef dans l’intériorisation d’un destin social partagé. Cependant, quand l’atmosphère se raréfie autour de lui, il apparaît peu à peu comme une bizarrerie anachronique. Sa force d’évidence s’étiole.

La crise du dessein collectif désaxe notre façon d’être et la recentre autour de la sphère privée. Ça ne se fait pas sans décharges de nostalgie, parce que l’expérience de la perspective commune nous a elle aussi construits, structurés et qu’elle nous laisse de bons souvenirs. Cette impuissance malheureuse à ressusciter le bon vieux temps se traduit par une rapsodie de gémissements moralisateurs à gauche comme à droite. On n’a jamais autant parlé de «vivre ensemble», de «citoyenneté», de «civilité». Mais en même temps, par négligence, légèreté, pleutrerie ou conviction déterminée, on laisse s’affaisser les espaces de gratuité, ces lieux ouverts à tous, libérés du chacun pour soi, ces champs où s’expérimente concrètement la réalité d’une histoire commune et où se forme le sentiment d’un destin partagé. La crise urbaine qui nous saute à la gorge ressemble aux contorsions d’un corps privé d’oxygène et qui lutte contre l’étouffement. Le système d’éducation en est un exemple.

Par effet de nostalgie, l’école de la République, école gratuite, est régulièrement invoquée pour rappeler à la jeunesse combien la nation est une et solidaire. Quand la rage des cités s’abat en bouteilles d’essence enflammée sur un établissement scolaire, l’effroi s’empare de la société qui n’est pas loin de prendre les enflammeurs pour des Martiens. Mais derrière les trémolos, il y a une réalité face à laquelle on éprouve un sentiment d’impuissance honteuse: la privatisation de son école par la société elle-même. Ça ne se fait pas, pas encore, sous forme de choix politique déclaré. La nostalgie de l’idée d’éducation nationale est pour l’instant trop forte. Ça se fait en catimini, famille après famille, enfant après enfant, à l’occasion du passage au collège, au lycée. D’abord, autant que faire se peut, jouer avec la carte scolaire. Ensuite, tant pis, l’intérêt des enfants d’abord, et c’est le privé, dont les capacités sont désormais bien inférieures à la demande. Les parents des enflammeurs d’école n’ont eu les moyens de jouer ni sur leur lieu d’habitation, ni sur la carte scolaire, ni sur la «liberté de l’école libre». Pour eux, contre eux, il reste la police, les remontrances du maire de Neuilly-sur-Seine et l’effroi des bonnes gens.

Ce qui donne le vertige dans cette privatisation par fuite volontaire de ceux qui le peuvent vers le privé, c’est l’état de désespoir politique qu’elle révèle. Il ne s’agit pas là d’un phénomène extérieur à nous, pas un complot ourdi à notre corps défendant par le Satan libéral. Nous sommes devant un glissement global du rapport de force qui nous emporte les uns et les autres. La privatisation rampante de l’éducation n’est qu’un des rouages d’une segmentation plus générale de l’espace urbain, qui s’est notamment traduite par la formation rapide, délibérée et d’ailleurs très récente de ghettos raciaux. Le mouvement général est à l’assèchement des instruments et des espaces grâce auxquels la société s’éprouve comme un ensemble au destin solidaire. Jadis, quand il est apparu que le système public d’éducation l’avait emporté dans les lois et dans les cœurs, cette dynamique a entraîné l’école confessionnelle privée dans son orbite, la conformant autant que faire se peut aux principes du service public. L’école privée confessionnelle n’est pas devenue un secteur capitaliste de service placé sous le critère du profit. Certaines de ses équipes éducatives ont porté d’intéressantes innovations pédagogiques. Le public imposait son hégémonie. Le changement d’atmosphère bouleverse la donne et laisse craindre un passage de la coexistence à la concurrence, concurrence qui, dans la dynamique actuelle, conduira à la mort du principe d’instruction publique. Dans certains quartiers, on y est déjà. L’école publique y devient un service balai, recueillant par défaut ceux qui n’ont pas d’autre issue. Non plus service public, mais dispositif social. En face, des entreprises de droit privé proposent aux enfants des conditions plus tranquillisantes d’accès aux savoirs. Elles sont prises d’assaut par tous ceux qui le peuvent. Pour l’instant et par effet de volant, beaucoup de ces établissements conservent un certain esprit de service public. Mais la réalité est plus forte. Qu’elle le veuille ou non, placée dans ce nouveau rapport de force, l’école privée exacerbe les aspects marchands, ségrégatifs, voire communautaristes contenus dans son principe même, dès qu’elle est affranchie de l’hégémonie et du prestige portés jusque-là par le service public -d’éducation.

Ce basculement des équilibres n’est pas une histoire de bons et de méchants. Il est un mouvement de la société qui nous traverse tous, une dépression de la perspective commune dans laquelle chacun d’entre nous se trouve pris. Le moteur s’est mis en route. Le retrait sur des solidarités plus étroites fonctionne désormais tout seul. Les parents qui mettent leurs enfants dans le privé pour qu’ils reçoivent une meilleure instruction ne sont pas des contempteurs malveillants de l’école publique. Ils constatent seulement que celle-ci n’est plus en mesure de remplir son rôle. La gratuité à laquelle ils renoncent a cessé d’être la clef d’un espace commun. Reste une gratuité croupion, une gratuité sociale à destination des familles qui n’ont pas le choix. Ainsi dénaturée, la gratuité de l’école entre elle aussi dans la danse de la segmentation générale et de la concurrence entre tous. Elle devient un stigmate pour les pauvres et un fardeau pour les autres. Elle cesse d’être aimée parce que la société a baissé les bras devant la perspective de se construire une destinée commune. On est loin de l’époque où la République française décidait par vœu majoritaire de se mettre sur le dos l’énorme fardeau du budget de l’instruction publique afin d’offrir à ses enfants l’école gratuite, l’école pour tous.

L’article 50

La tension qui fait la crise a toujours au moins deux pôles. Ça tiraille de partout. Tandis que, dans le silence gêné qui entoure les petites bassesses, nous voyons l’égal accès à l’école prendre l’eau, des services tarifés se heurtent à de bruyantes poussées de gratuité. On l’observe notamment pour les transports publics urbains. Voilà longtemps que des groupes libertaires plus ou moins organisés, des écologistes soucieux de réduire les émissions de CO2 et surtout la cavalcade entêtée de jeunes banlieusards adeptes du jumping métropolitain posent dans les têtes et dans les faits la question du droit à bouger dans sa ville. Pourquoi les plus pauvres, ceux que la ségrégation urbaine condamne aux lointaines périphéries, sont aussi ceux qui payent le plus cher pour se déplacer dans leur agglomération? Pourquoi faire peser si lourdement sur eux le financement d’équipements dont le bénéfice se répartit sur tous, du commerçant mieux desservi à l’asthmatique assoiffé d’air pur, en passant par le spéculateur immobilier ou l’industriel désireux d’élargir la concurrence sur le marché du travail? Cette injustice, comme beaucoup d’autres, porte de la violence. Dans le texte paru en 1995, j’écrivais: «Désormais, de plus en plus souvent, quand on s’éloigne des beaux quartiers, les transports en commun sont la cible d’une agressivité qui s’adresse, de façon désordonnée, à ces déprimantes injustices. La fraude, résistance désordonnée à la déprimante violence exercée par le marché sur ceux qu’il met au rebut, crée une atmosphère de non-droit, d’insécurité, d’intimidation parfois, de flicage aussi. Rétablir, élargir, renforcer le caractère semi-gratuit des transports en commun (avancer vers la gratuité) est un des moyens dont dispose la collectivité pour enrayer la très inquiétante dégradation de la vie en ville, pour adoucir les relations sociales, pour les humaniser.»

La réponse des pouvoirs s’orienta dans un sens inverse aux vœux de ceux qui, comme moi, trouvaient dans la gratuité, au moins partielle, une issue apaisante et juste. Le 15 novembre 2001 était proposée par le gouvernement Jospin et adopté par sa majorité de gauche une «Loi de sécurité quotidienne» officiellement présentée comme un moyen de contrer le terrorisme, mais dans laquelle on pouvait lire un article 50 d’une étrange violence et qui passa d’abord inaperçu. La loi dit: «Toute personne qui aura, de manière habituelle, voyagé dans une voiture sans être muni d’un titre de transport valable sera punie de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende.» Il y a de gens qui sont en prison du fait de cette loi. Cependant, la disproportion des peines contribua à la prise de conscience. En Ile-de-France, lors des dernières élections régionales, la gratuité des transports publics, au moins pour les jeunes jusqu’à ce qu’ils aient un emploi, ou bien la suppression du zonage furent des éléments conséquents du débat, portés par des forces dont certaines participent à la majorité du Conseil régional. On n’a pas encore vu grand chose, mais on n’est plus regardé comme un extra-terrestre quand on en parle.

Hégémonie croissante de la régulation marchande dans l’accès au logement ou aux transports publics, développement des péages, autoroutes privatisées, stationnement payant, polices privées, quartiers sécurisés interdits d’accès, en face ghettos ethniques et services publics délabrés… Tous ces marquages du marché sur l’espace public jouent leur partie dans la crise urbaine. Ils s’accompagnent et s’alimentent d’un basculement symbolique de notre rapport intime à l’espace commun.

Décors urbains

Sur les places de nos villes, le public et le privé se sont toujours interpénétrés. Moyennant une redevance payée aux représentants de l’intérêt général, la frange débonnaire des commerces de proximité grignote d’intérêts privés l’espace aménagé par l’argent public: marchés, foires et manèges, devantures commerciales s’ouvrant sur le trottoir, terrasses de restaurant… Cette interpénétration participe à la mise en commun. Elle crée une sorte de convivialité intermédiaire. Elle nous autorise ces moments où, assis dans le retrait d’une terrasse de brasserie, nous observons les promeneurs et jouissons de leurs va-et-vient, de leur élégance, de leurs ridicules et des cent événements qui ne manquent pas de survenir dès que des inconnus se frôlent. Eux aussi peuvent nous voir. Car même assis là, nous nous sommes placés dans le paysage, offerts aux regards et peut-être à la rencontre. Il n’y a pas de piège, juste un espace flou entre le pur privé et le tout public. Juste la continuité de l’existence.

Sauf qu’arrive le photographe et qu’il saisit notre image en passant. Alors monte en nous un dilemme qui ne nous aurait même pas effleuré il y a seulement vingt ans, un dilemme nouveau.

— À qui appartient mon image?

— Quelle question! Ton image est à toi. À qui veux-tu qu’elle appartienne?

— Est-ce que je ne l’ai pas mise dans le paysage? Est-ce qu’elle n’appartient pas aussi au paysage? Si le photographe veut la placer dans son album familial pour conserver le souvenir de ses émotions, je n’y perds rien, j’y gagne. C’est mon existence qui se dilate.

— Attends, je rêve! Tu ne vois pas qu’il va la vendre à un magazine et s’en mettre plein les fouilles. Tu as quand même le droit d’en profiter, toi aussi, de la mise en vente de ton visage. Après tout, c’est ton visage, ta propriété.

— Tu es sûr qu’on y gagne, à mettre son visage en vente?

Sans décider pour un bord ou pour l’autre, ni vouloir tracer la bonne frontière entre les deux, remarquons seulement que l’évolution des esprits va vers le sentiment que chacun est le propriétaire privé de son image, même quand nous la plaçons à la vue de tous sur l’espace public. Et c’est l’image de l’espace public qui se dissout. À la télévision, dans les magazines, les visages du public disparaissent de l’espace public, floutés, grisés, volés de leur singularité, foules décoratives, regards passés à la gomme électronique. L’espace public privé de public. Longtemps, sans même y penser, nous avions établi une frontière entre la gratuité spontanée de notre image sur l’espace public et la préservation de notre vie privée, dans l’espace privé. Nous exercions notre esprit critique sur les images ou les graffitis politiques abondamment répandus sur les murs alors considérés comme un élément constitutif de l’espace public, même si les murs de l’époque avaient déjà des propriétaires. Grâce à une efficace répression de leur usage gratuit, murs et façades ont pu être transformés depuis en support payant du boniment publicitaire. La communication politique des partis qui en avaient les moyens et celle de bien des collectivités publiques s’est bonimentalisée afin de pouvoir y prétendre. Le graffiti et toute libre expression en sont désormais bannis, pourchassés, réprimés et considérés comme des atteintes à la bonne citoyenneté. Les images d’intérêt privé, images-asticots, images-à-s’en-mettre-plein-les-fouilles, images-à-piéger-les-pigeons se sont répandue partout sur l’espace public. Nous savons d’instinct que ces pièges rapportent à leurs propriétaires. Répété des centaines de fois, le message a fini par faire son œuvre. Nous aussi, nous voulons notre part: si mon image peut me rapporter de l’argent, pourquoi laisser passer l’aubaine? Nous nous plaçons de nous-mêmes dans la concurrence. Nous nous faisons complices de notre propre gommage. Nos goûts et nos habitudes évoluent. Ils nous entraînent à préférer les rues qui ressemblent à des décors proprets. Nous maudissons sans y penser les salissures et les salisseurs. Toute trace de conflits publics est très vite mise hors de vue par une urbanité décorative qui assure nos rues contre tout accident de la vie. Derrière les manifestations populaires avance le bataillon des balayeuses automatiques. Pour que tout se passe comme si de rien n’était.

Espace public ou parties communes d’une co-propriété

L’ascendant du privé sur le public se traduit par une sorte de subordination, d’annexion symbolique de l’espace public par l’espace privé. De plus en plus, nous constatons que l’espace public fonctionne comme une copropriété. Dans une co-propriété, les parties communes – halls, couloirs, ascenseurs, parkings, jardins – sont légitimement subordonnées à la vie privée, à l’usage privé de son logement. Elles ne sont pas faites pour qu’on y vive, mais pour que chaque co-propriétaire accède le plus confortablement possible à l’espace de sa vie privée. Tout ce qui protège la vie privée est bon à prendre. Tout ce qui la dérange est banni. Pas de bruit, pas de poussettes dans les couloirs, pas de rassemblements dans les halls, pas de tags ni de décorations inopinées, mais des sas, des codes d’entrée, des clefs, des loyers, des cautions solidaires, des assurances et des portes blindées. On paye pour ça. Dans une co-propriété, le plus mauvais coucheur a toujours raison. La réclamation d’un seul copropriétaire suffit pour rendre les parties communes à leur neutralité silencieuse. Même contre l’avis de tous les autres. Et c’est au fond légitime, puisque la co-propriété est une juxtaposition de propriétaires privés.

L’espace public, lui, malmène nécessairement notre vie privée, et à cause de ça, il lui donne sans cesse des occasions de s’élargir. Il la confronte à des événements qui nous sont imposés par d’autres, par le fait de vivre en société: bruits, calendriers des fêtes et des marchés, accidents inattendus de la rencontre. L’espace public est le lieu où se vivent et se représentent sous leur forme civilisée les liens et les conflits sociaux, l’unité et la division, les singularités et leurs mises en résonances, la police et la révolution… Dans l’espace public, il faut que le jeune homme et la vieille dame puissent se rencontrer, non pas le jeune homme chez la vieille dame, dans les meubles et sous les règles de la vieille dame, mais l’un et l’autre dans un espace qui leur est commun. Et cette communauté est nécessairement problématique. Le déplacement du corps jeune est parcouru d’impulsions, mu de forces qui inquiètent légitimement la vieille dame. Son corps à elle a perdu sa vigueur et sa souplesse, une simple bousculade peut la faire tomber. Le jeune homme va vite. La fixité de la vieille dame sur l’escalier roulant, son cabas qui empêche le dépassement, l’entravent. Il piaffe devant l’obstacle. Aucune société ne peut éviter la maladresse ou la grossièreté. L’accident est possible. Il faut prendre ce risque, articuler nos relations en acceptant le droit égal de tous à constituer l’espace public, ou alors rester chez soi. Sinon, c’est la société qu’on fait chuter. Sur l’espace public, il normal que l’enfant coure et que la vieille dame peste. Et c’est normal parce qu’il est bon de vivre jusqu’à vieillir et parce qu’il est bon pour nous tous de voir des enfants courir autrement que sur les gazons fleuris des écrans publicitaires. Courir dans nos jambes.

Bien entendu, serpentant entre les conflits d’usage qui sont indissociables de l’espace public, des règles s’établissent et se modifient, tout ce qu’on peut mettre sous le vocable de civilité: code de la route, politesse, galanterie, usage différencié des mots. Les appels à la civilité sont voués à l’échec s’il s’agit pour les uns de se conformer, de s’intégrer, de se placer sous la loi des autres. Dans l’espace public, chacun doit pouvoir en sécurité se sentir reconnu tel qu’il est. À partir de là, en effet, l’enfant et la vieille dame vont trouver beaucoup d’agrément à établir entre eux des règles de bonne compagnie. Observez la façon dont les fameux «jeunes de banlieue» usent de cet accent caractéristique qui a détrôné la gouaille parigote et s’est étendu à bien des périphéries de grandes villes. Observez leur capacité à s’en départir comme naturellement dès qu’ils se sentent reconnus dans la communauté d’une conversation qui les prend au sérieux. Deux accents, deux espaces de civilité. L’un pour marquer la communauté «jeunes de banlieue», l’autre pour s’inscrire la communauté plus vaste que forme la société. L’un qui participe aux codes de la communauté réduite et sert aussi à se démarquer des autres, peut-être leur faire peur. L’autre auquel on ne peut passer qu’à condition de se sentir reconnu comme membre de la communauté plus vaste. Mais si on tourne le dos à cette polyphonie, si l’espace public n’est plus un espace commun, mais un lieu vide où se croisent sans se rencontrer des individus ou des groupes indifférents, voire hostiles, alors il y a du souci à se faire.

Dans ses aspects symboliques comme dans ses avancées matérielles, la privatisation de l’espace public induit l’angoisse envahissante de l’insécurité. Si rien n’est commun, si tout est segmenté derrière les clôtures matérielles ou symboliques de l’appropriation privée, si l’image du confort privé se projette sur la vie des rues et s’en fait juge, si rien ne peut légitimement le déranger, en effet tout est danger. Le plus mauvais coucheur est aussi le promeneur le plus peureux. Remarquons ce symptôme: la peur qu’inspire les jeunes, particulièrement les jeunes de milieux populaires, se porte essentiellement sur leur occupation de l’espace public, sur l’usage qu’ils en font et qui, en effet, transgresse les principes de la copropriété. La peur des jeunes est pour une part l’effet d’une peur plus large et plus diffuse, la peur d’un usage public de l’espace public ressenti comme de plus en plus étrange, de plus en plus hostile, par rapport à un espace privé mis en axe de tout, à sécuriser contre tout. Peut-être bien que les jeunes des quartiers populaires désirent autant que les autres l’enfouissement dans le confort privé. Mais c’est trop cher pour eux. Inaccessible. Alors, en attendant, là où ils se sentent forts, ils occupent les parties communes. Ils sautent les barrières de métro, rétablissant pour eux la libre circulation sur leur espace urbain. Ils griffonnent dans les coins sombres et sans droits d’auteur les entrelacs de leurs singularités problématiques face à la domination lumineuse des standards publicitaires. Ils salissent. Incivilités? La civilité leur est inutile quand ils sont seuls dans ces lieux vides, parce qu’il n’y a nul besoin de civilité là où l’on est seul. La civilité leur est refusée aussi dans les lieux si nombreux où les attende l’agression des tutoiements policiers et des regards obliques. Alors, quand ils ont le sentiment que la note est pour eux vraiment trop salée, ils brûlent indifféremment le bâtiment public et le véhicule privé.

Privatisation de l’espace public. Implosion de l’espace commun. Le basculement à l’œuvre polarise l’ensemble du réel humain. Il élargit considérablement la dimension des enjeux de gratuité, leur dimension spatiale.

Droits à polluer

Dans le texte de 1995, j’établissais une distinction entre les gratuités dispensées par la nature, par exemple l’air qu’on respire ou la lumière du soleil, et celles que la société construit par mutualisation, comme l’école gratuite ou l’éclairage public. Cette classification dit quelque chose, mais elle masque aussi la profonde et définitive imbrication entre l’action humaine et le socle naturel sur lequel elle se développe. Les modifications climatiques, la détérioration de l’atmosphère, la raréfaction de ressources essentielles comme l’eau ou les énergies fossiles, en prenant le caractère aigu qu’on leur connaît aujourd’hui, nous rappellent qu’aucun canton de la nature terrestre n’est plus vierge, que partout nous vivons dans une nature modifiée qui est œuvre humaine. Rien ne trouble davantage notre rapport à la destinée commune de l’humanité que cette modification de notre environnement planétaire. Elle émet en continu l’onde d’une angoisse diffuse et joue le bourdon dans le désespoir politique dont nos sociétés sont accablées. Si même les rythmes de la nature nous lâchent, alors rentrons chez nous, allumons la clim et fermons la porte. Gratuité des dons de la nature? Dans Pour la gratuité, j’écrivais: «Personne n’est privé d’air, mais il y a le bon air et l’air vicié, l’air pur dont la Nature nous pourvoit gratuitement, et l’air qu’on utilise (dont on abuse) comme poubelle gratuite. Et cela revient à aliéner un bien – la pureté de l’air – qui est naturellement offert à tous.» Ça reste vrai, et c’est déjà plus grave. De la même façon que par désespoir politique, nous contribuons de nous-mêmes, sans besoin d’une loi d’État, à la privatisation de l’école, de la même façon nous nous faisons, impuissants et désolés, les ravageurs de notre belle planète. Certes, ce n’est pas par impuissance, mais au contraire en usant de sa grande puissance que le gouvernement des États-Unis d’Amérique, premier pollueur mondial, se soustrait à l’effort mondial de réduction des gaz à effets de serre, alors que ce pays est le principal responsable de la catastrophe. Mais s’il peut se permettre un tel cynisme, c’est parce que, conduite par le capitalisme financier, la civilisation américaine s’est enchaînée à un modèle de consommation qui est la mise en œuvre quotidienne de la suprématie du privé sur le commun, du marchand sur le gratuit. Nous sommes sous les mêmes chaînes et nous battons le même rythme. J’écris ça non pas pour entretenir un sentiment de culpabilité qui toujours coupe les bras, mais pour montrer la profondeur de ce qui est à l’œuvre, quelle que soit notre bonne volonté, quand le rapport de force conduit à laisser en friche l’espace commun et la gratuité qui lui est consubstantielle.

Il y a encore à venir quelques épisodes salés. Un sentiment diffus et persistant reconnaît un air de famille entre la gratuité et les dons de la nature. Le marché le sait et il se bat opiniâtrement contre ces enfantillages. Il lui a fallu durant des siècles aller contre des convictions profondes, exercer beaucoup de violence, mais il est parvenu à nous faire admettre presque partout que la destination naturelle du sol de la planète était son dépeçage en propriétés privées. Aujourd’hui que sont menacées les conditions mêmes de l’existence humaine, un retour de gratuité dans la gestion de l’écosystème planétaire paraît une perspective assez logique et qui pourrait séduire. Pourquoi pas la prise en charge commune et solidaire de l’eau, de la qualité de l’air, des ressources minérales limitées, de la biodiversité ou de la lutte contre les germes de maladie transmissibles… Pour l’évangile selon Wall Street, il faut à tout prix écarter cette chimère.

Face à la dégradation de l’environnement et du climat, la proposition phare du capitalisme financier, relayée par les USA, consiste à organiser un marché des droits à polluer. On décide collectivement d’un niveau global de pollution jugé acceptable. Le pays ou l’entreprise qui veulent polluer davantage peuvent néanmoins le faire sous réserve d’acheter cette licence à des contrées plus propres ou moins développées, c’est-à-dire moins consommatrices de «droits à polluer». Certes, il s’agit d’un nouvel effort d’imagination pour que le petit nombre fasse de l’argent sur le dos de beaucoup, mais il y a plus grave. Derrière cette proposition se dessine une des figures les plus suggestives du basculement anthropologique évoqué dans ces pages: la cession globale du destin de l’humanité et de sa planète au jeu des intérêts privés, la reconnaissance définitive que la volonté concertée des peuples a perdu la main. Le commerce des droits à polluer permet de désolidariser autant que faire se peut la prise en charge d’une urgence d’intérêt commun, à la gérer par la mécanique marchande d’une concurrence généralisée et à écarter ainsi le spectre d’une prise en charge collective des biens communs de l’humanité. De telles richesses potentiellement enrôlables dans la valorisation du capital et qui lui échapperaient? Tant de biens potentiellement proposés à la libre jouissance des humains? Comment tolérer un tel abandon ! Pour des raisons très emmêlées, la politique que mène le gouvernement américain provoque souvent un blâme automatique. Il est cependant loin d’être seul à penser que la régulation de l’environnement par l’argent est la solution la plus simple.

À une tout autre échelle, l’envahissement des parcmètres urbains désormais justifiés par le souci de contraindre l’usage des voitures en ville, fonctionne selon la même logique que le droit à polluer. Ceux en ont les moyens achètent aux autres, représentés par la collectivité, le droit d’utiliser comme bon leur semble leur tonne et demie de ferraille à pétrole. Les autres prennent le bus. Cette régulation marchande devenue banale nous rappelle tous les jours notre disponibilité quasi spontanée à abandonner au pouvoir de l’argent, et de la police qui partout l’accompagne, nos responsabilités collectives. Dans l’urgence du temps libéral, on voit mal une solution plus pragmatiquement efficace et cette expérience quotidienne doit nous amener à relativiser la résistance de nos esprits au procédé des droits à polluer, quand ils sont proposés par le gouvernement US. Nous sommes dans le même bain. À ça, il n’y a pas d’issue en dehors d’un profond retournement des représentations et des mises en mouvement à l’œuvre dans la société, cette culture de gratuité que j’appelais de mes vœux dans le premier texte.

 

Assurance maladie planétaire

L’élargissement désormais très concret de la perspective humaine à l’échelle de la société planétaire tout entière est surplombé par la menace de dérèglements écologiques majeurs. L’affaire est en partie pliée. Nous pourrons peut-être en atténuer le rythme et les effets, mais non les empêcher. Nous sommes donc engagés dans un champ d’action plutôt mélancolique, une gestion des dégâts. Et quoi qu’on y fasse, ces dégâts tordent l’avenir de nos enfants. Bon! L’eau versée ne se ramasse pas. Mais la mondialisation économique, sociale et politique elle aussi est en crise, et cette crise implique plus directement les foules humaines, parce qu’elle intervient dans des champs où elles ont un savoir-réagir plus éprouvé. Au début des années 90, le sida était encore partout une maladie dont on ne réchappait pas. J’écrivais alors: «Le sida est, comme on le sait, une maladie transmissible. De quelque façon qu’on tourne le problème, il n’y a pas de victoire possible sur le virus sans que soit organisée une gratuité mondiale de la prévention et des soins, sans que la gestion de cette bataille soit arrachée aux lois du profit capitaliste. Il est effarant, c’est une gifle à toute la civilisation humaine, qu’une telle évidence soit encore si peu suivie d’effet.» Même si elle reste globalement tragique, la situation a bougé. Un rapport de force hétéroclite, mais mondial, s’est mis en place. Les chercheurs ont découvert des thérapies efficaces qui reculent l’issue fatale. Des mouvements très divers, radicaux ou non, ont contribué à sensibiliser l’opinion. Pressés par l’urgence, des États au poids politique et économique non négligeable comme le Brésil, l’Afrique du Sud, l’Inde ou la Thaïlande se sont écartés des règles imposées par la «propriété intellectuelle» des brevets et ont fabriqué eux-mêmes des antirétroviraux génériques. Ils ont placé sur la défensive les firmes capitalistes du médicament, ainsi que les États qui les soutiennent. C’est insuffisant, mais ça prouve que c’est possible. Le coût des médicaments salvateurs a chuté. Leur gratuité est devenue possible. Dans un pays comme le Brésil, les économistes ont même montré que l’accès gratuit aux médicaments anti-sida favorisait l’enrichissement du pays. De proche en proche, la bonne nouvelle s’est répandue. Désormais, on trouve des États aux très faibles moyens financiers qui commencent à mettre en œuvre la gratuité des soins. C’est par exemple le cas au Mali, où la progression du mal dans les populations à risque a baissé. Et comme cette avancée n’est possible qu’avec une aide extérieure, on peut y voir un germe de sécurité sociale mondiale, une expérimentation où nous constatons déjà in vivo les bienfaits potentiels pour tous de ce que serait une solidarisation internationale de l’assurance contre la maladie.

Le sida et les maladies transmissibles ne sont pas le seul champ où le débat soit mondialement engagé. Au moins le débat, et parfois déjà des dispositifs qui entravent la segmentation marchande. L’idée qu’il existe des biens communs de l’humanité se répand à la faveur d’initiatives altermondialistes, s’appuyant sur des innovations politiques imaginées par les peuples au cours de leur histoire: les droits de l’homme, les grandes conventions internationales sur les droits sociaux, l’invention française de l’exception culturelle, qui innerve d’importants textes internationaux sur la diversité culturelle. En se mondialisant, la notion d’espace public se charge de missions nouvelles. Elle endosse la responsabilité de faire vivre ces biens communs de l’humanité, de leur donner leur champ d’existence. Elle s’ouvre sur une notion plus large que celle d’espace public, notion moins juridique, moins liée aux vieilles divisions en États, finalement plus concrète, celle d’espace commun. Notre espace commun est en crise. Mais dans cette crise, le bien commun de l’humanité se donne à voir.

Et puis nous disposons désormais d’une technologie qui révolutionne potentiellement les échanges dans des secteurs considérables de l’activité humaine. La violence de notre monde est pour beaucoup fondée sur l’appropriation privée de denrées rares – c’est à moi, et il n’y en a pas pour tout le monde. Dans cette situation, toute régulation politique des échanges porte sa part d’arbitraire et le marché peut avec quelque raison s’enorgueillir d’y apporter une certaine rationalisation. Il impose en effet une règle vécue comme extérieure, naturelle, donc intériorisable par la société, un pis-aller convaincant. Mais voici que pour la première fois dans l’histoire humaine, avec Internet, un océan de biens de première importance peuvent être multipliés sans limites et distribués quasi sans frais. La toile est une place publique où déjà plus d’un milliard de chalands glanent, achètent, échangent, piratent, séduisent, conspirent, prêchent ou se transmettent des images réprouvées. Ces biens et ces maux peuvent s’y échanger pour un coût marginal sans que celui qui les fournit en soit jamais dépossédé. Si je donne ma montre, je m’en prive. Quand je donne l’heure, je ne la perds pas.

Par où qu’on prenne le problème, on doit bien constater que cette extension de l’espace commun pose un sacré problème aux vieilles palissades de la propriété privée, ses péages, ses administrations, ses points de vente obligés, ses pénuries artificielles, son alliance de fer avec tous les pouvoirs à disposition. Et le dépit du système est d’autant plus vif que les richesses culturelles, très adaptées à la circulation du net, viennent tout juste d’entamer vraiment leur enrôlement dans la valorisation du capital.

Renaud Donnedieu de Vabres, ministre de la Culture dans le gouvernement Villepin, exprime ce désarroi dans une déclaration d’une clarté au laser: «J’ai en face de moi un ennemi redoutable, le rêve de la gratuité.»

Sommaire

Première partie : Rêves en crises

1. Crise du langage

2. Crise de l’espace commun

3. Crise de l’échange

4. Crise du temps humain

Deuxième partie

Pour la gratuité (1995)

3. crise de l’échange

 

 

Le contexte de la déclaration ministérielle est un vif débat parlementaire à propos des flux culturels sur la toile, la discussion d’un projet de loi qui envisage de pénaliser lourdement le libre téléchargement des œuvres de l’esprit et d’établir les procédures de contrôle nécessaires à cette pénalisation. Le ministre a pris la mesure du cauchemar qui se dessine. Mais il ne se résout pas à subir sans réaction la sueur froide que provoque chez lui le spectre redoutable. Il déclare la guerre au rêve de la gratuité: «Il faut du courage pour s’y opposer. Je me battrai comme un lion pour que les artistes et les techniciens puissent continuer à vivre de leur travail.»

La fable que nous propose Noble le Lion mérite un petit détour critique. D’abord cette ardeur inopinée à se battre férocement pour le droit des travailleurs. Ça ne correspond pas. Renaud Donnedieu de Vabres appartient à une force politique qui accompagne avec obstination la dérégulation du droit du travail et l’augmentation continue de la part de la richesse produite ponctionnée par le capital, au détriment de celle affectée à la rétribution des travailleurs. On n’a pas entendu dire qu’il ait viré syndicaliste. Si l’envie lui en venait, il perdrait son poste. Qu’est-il si urgent de camoufler par cette grosse ficelle? Pourquoi l’évocation de cette empoignade improbable où l’artiste et le technicien font tournoi contre le rêve de la gratuité?

«C’est à moi !»

La richesse marchande produite par les industries culturelles au sens large – arts et culture, information, communication – représentent quatre mille milliards de dollars par an. Telle est la pièce essentielle du décor. Les mains qui retiennent ce tas d’or craignent de le voir filer entre leurs doigts comme sable fin. Elles désignent leur ennemi redoutable: le rêve de gratuité. Mais comme elles connaissent d’avance la difficulté qu’elles auront à provoquer la compassion, elles appellent à la rescousse «les artistes et les techniciens» qui veulent «continuer à vivre de leur travail».

Il y a quelques années, un homme d’affaire richissime m’emmène dans sa propriété du Vexin. Nous arrivons. Il me désigne la colline qui domine le village et s’écrie avec une emphase presque enfantine: «C’est à moi!» En effet, c’était à lui et ça se voyait parce qu’il y avait des murs tout autour et que lui seul en avait la clef. Il y a de nombreux secteurs où les conditions techniques de la production et de la distribution des richesses se prêtent encore assez bien aux enclos qui préservent les formes anciennes d’appropriation privée. Le «c’est à moi» y tient solidement. La fabrication des robots de cuisine ou le transport maritime ne sont pas directement menacés par l’ennemi redoutable. Il leur faut des usines, des cargos, des ports, des postes de recrutement géographiquement localisés, de lourds financements qu’on ne trouve que dans le circuit de l’argent-marchandise. Contrairement à une fable de La Fontaine ou à une cantate de Bach, la valeur de ces biens disparaît quand on en use et qu’on les consomme. Ils ne se multiplient qu’en étant produits à nouveau par le travail effectué dans l’usine ou sur les mers. Du coup, le propriétaire de l’usine de robots comme celui du cargo sont maîtres du jeu. Ils peuvent faire fonctionner à plein la concurrence sur le marché où les personnes sans fortune vendent le seul bien dont elles disposent: leur force de travail. Du coup, les salariés de ces secteurs qui veulent continuer à vivre de leur travail peuvent toujours se brosser s’ils pensent obtenir une sollicitude analogue à celle qu’une conjoncture insolite répand sur les artistes et les techniciens. Au mieux, on leur propose flexibilité, augmentation du temps de travail, baisse consentie des salaires. Sinon, délocalisation, licenciements et minima sociaux. Et l’État accompagne sans barguigner cet assaut contre les travailleurs, y ajoutant une bonne louche de gronderies moralisantes.

Qu’est-ce qui se passe avec Internet pour que les pouvoirs économiques et politiques rameutent autour d’eux, avec un certain succès, ceux qui veulent continuer à vivre de leur travail? Quelle échéance redoutable déboussole ainsi la bonne vieille stratégie thatchérienne des coups de massue obstinément répétés contre tout espoir d’émancipation sociale? Quel ennemi commun menacerait et celui qui travaille, et le fonds de pension qui l’exploite? Quelle fragilité soudaine nécessiterait leur alliance improbable? Le ministre l’a nommé. C’est le rêve de la gratuité. Le rêve de la gratuité dans sa subversion de la propriété intellectuelle. Le rêve de la gratuité soudainement, massivement concrétisé dans le domaine où on l’attendait le moins, l’échange de richesses produites par l’activité humaine. Le marché et la monnaie étaient nés pour assurer ce type d’échanges. Ils leur avaient donné une extension et une souplesse inouïes. Rien ne semblait pouvoir concurrencer leur efficacité à faire circuler et répandre partout les fruits de l’ingéniosité humaine. Ils semblaient se venger toujours des entraves mises sur leur chemin au nom de la justice sociale ou de l’égalité. Tant et si bien qu’on avait fini par les prendre pour la nature des choses. On se trompait. Dans un des champs les plus prospectifs de l’économie contemporaine, l’information, la connaissance, la culture, il était possible de s’en passer. Pire, la gratuité se révélait considérablement plus fluide, plus simple, plus efficace, plus joyeuse que le vieux marché, contraint pour garder la main de hérisser les autoroutes informatiques de barrières, de contrôles, de péages et de flics. Bien sûr, cette révolution ne va pas sans tiraillements. L’échange gratuit des richesses de l’esprit devient possible. Leur multiplication indéfinie s’effectue d’un simple clic. Mais leur production, et le travail dont elles sont le fruit, comment les financer si la propriété intellectuelle se laisse engloutir par le raz-de-marée des e-mails?

La propriété intellectuelle en question

Penchons-nous donc sur cette propriété intellectuelle, victime tellement digne de compassion qu’on voit d’un même mouvement se lamenter sur elle Bouygues le bétonneur et la Société des Gens de Lettres, le doux rocker Francis Cabrel et Lagardère marchand de canons. Concrètement, elle apparaît dans le monde occidental, au XVIIIe siècle, sous la double forme du droit d’auteur et du copyright. L’un et l’autre englobent, dans un dosage différent, deux types de droits: un droit moral qui donne à l’auteur un certain nombre de prérogatives sur l’usage de ses œuvres; un droit patrimonial qui fait d’une production de l’esprit une marchandise protégée, négociable par ses ayant-droit. Cette innovation émerge en un temps où l’activité créatrice s’émancipe du pesant mécénat qui est jusque-là la principale source de revenus des auteurs sans fortune. En ouvrant aux créateurs une maîtrise mieux garantie sur l’usage de leurs œuvres et les moyens d’une existence plus autonome, elle constitue indéniablement une étape émancipatrice de l’histoire culturelle. Elle s’inscrit dans le mouvement général de libéralisation qui provoque alors l’essor de la société britannique, l’indépendance américaine, la révolution française.

Mais la forme prise par cette émancipation participe au match. D’abord, elle contribue à cristalliser une idéologie de l’œuvre et du génie qui marque une vraie bifurcation de l’histoire culturelle occidentale, imprimant son estampille sur la nature même des œuvres produites et sur leur relation à la société. Désormais, le génie créateur, de préférence solitaire, émet une œuvre dont une des qualités principales est de pouvoir prendre son autonomie, circuler, éventuellement entrer dans un processus industriel, par exemple l’imprimerie. L’œuvre est ainsi distinguée, séparée des rapports sociaux qui ont permis son émergence, fétichisée au sens où Karl Marx parle du fétichisme de la marchandise. Jusque-là, le commanditaire d’une œuvre – le pape de Rome pour Michel-Ange, le roi de France pour Molière, l’électeur de Saxe pour Jean-Sébastien Bach – en était l’ayant-droit légitime et le souverain ordonnateur. Désormais, c’est son auteur qui est élevé à la dignité de «propriétaire intellectuel», Prométhée à l’inspiration démiurgique qui peut garder son œuvre intacte dans le coffre à secret de son âme incomprise, ou la vendre au plus offrant. L’œuvre n’est plus le nœud d’une réunion circonstanciée où l’émotion collective d’une communauté humaine lui donne sens et vie – concours théâtraux de l’Athènes antique, soumou du Mali, féries religieuses de Pâques ou de Noël, bals princiers, oraisons funèbres. Elle est l’œuf inaltérable d’un aigle solitaire offert à l’adoration dévote des consommateurs de propriété intellectuelle. Elle est la forme sublime de la marchandise, son Saint-Sacrement.

D’un seul coup d’œil rétrospectif, on voit bien que ça peut mal vieillir. Méfions-nous néanmoins des anachronismes. Quand naît la propriété intellectuelle, la musique ne trouve à prendre la forme marchandise que sous forme de concerts ou de partitions. Son enregistrement et la démultiplication qu’il permet sont encore impensables. La chanson populaire poursuit son histoire sans même songer qu’elle puisse se rémunérer autrement que par les piécettes jetées dans un chapeau ou la vente de feuilles imprimées colportées par les chemineaux, diffuseurs dépenaillés d’idées anarchistes, de poèmes moralisants, d’images salaces et de bonbons. Certes, les peintres à succès disposent d’ateliers où leurs apprentis reproduisent au pinceau les réussites les plus reconnues. Certains tableaux sont même réinterprétés au trait, en noir et blanc, grâce aux différents modes de gravure. Mais il s’agit de pratiques artisanales sans rapport avec l’industrialisation de l’image qu’autoriseront plus tard la photographie, le cinéma, la télévision ou le traitement numérique. Pirater un portrait d’Ingres, quand il faut pour cela reproduire tous les gestes du peintre, est un exercice qui trouve assez rapidement ses limites. Le seul domaine où la production des œuvres de l’esprit touche alors vaguement à l’industrie, c’est l’édition, mais elle est souvent assurée par des imprimeurs-éditeurs-libraires dont l’incorporation aux grands flux de capitaux est encore ténue. Le livre reste puissamment gouverné par sa valeur d’usage. Le droit d’auteur ou le copyright naissent dans une situation historique où l’équilibre entre les producteurs d’œuvres de l’esprit et les professionnels qui en assurent la commercialisation est radicalement différent de ce que nous connaissons au début du XXIe siècle. Ces dispositifs apparaissent alors comme une réponse appropriée au besoin d’émancipation de l’activité créatrice. C’est d’ailleurs à Beaumarchais, un écrivain épris de liberté, qu’on doit le droit d’auteur à la française.

Le paléontologue et Barbara Cartland

Cette adéquation à la situation d’il y a deux siècles et demi a fait la gloire de la propriété intellectuelle et l’environne d’un sentiment d’évidence. Mais ce succès idéologique masque les incohérences de dispositifs qui, pour ce qui concerne la rémunération des auteurs, ne peuvent être considérés que comme des pis-aller. À travers les droits d’auteur, le créateur n’est pas payé pour la qualité ni la quantité du travail fourni. Il est intéressé à la commercialisation de marchandises – supports, produits dérivés – utilisant son œuvre. C’est juste. Il n’y a aucune raison pour que le marché des produits culturels utilise gratuitement les œuvres dont il a tiré des marchandises. Mais ce n’est pas à proprement parler la rémunération d’un travail. Un traité de paléontologie peut bien demander toute une vie de recherche et faire date dans l’histoire de cette science, en matière de droits d’auteur, il ne battra jamais la bluette trimestrielle de Barbara Cartland. C’est pourquoi le droit d’auteur ou le copyright ne sont qu’une des sources éventuelles du revenu d’un créateur. Il existe des dispositifs tout autre, souvent plus justes. Les professeurs d’université reçoivent une rémunération à vie pour une activité qui inclut la recherche et la publication. La plupart des chercheurs touchent un salaire et leur existence ne dépend pas d’éventuelles royalties sur l’utilisation de leurs découvertes. Le régime de l’intermittence des salariés du spectacle, même mis à mal, offre un filet de sécurité «aux artistes et aux techniciens qui veulent vivre de leur travail» grâce au financement solidaire de l’assurance-chômage. Il n’est pas menacé par l’«ennemi redoutable», mais par le Medef et le gouvernement. De nombreux organismes publics, mutualistes ou associatifs proposent des bourses d’écriture. Des collectivités locales organisent des résidences d’artistes ou d’écrivains. Des équipements publics comme les Centres dramatiques nationaux sont confiés à des créateurs qui assurent et financent des compagnonnages artistiques avec des troupes dont ils apprécient le travail. Chacun à son niveau, scènes nationales et théâtres de ville font souvent de même.

À côté de ces situations où l’argent public contribue à desserrer les liens établis par la propriété intellectuelle entre les aléas du marché et la rémunération des créateurs, il faut observer avec beaucoup d’attention la façon dont se recalent ces liens eux-mêmes. La publication de ce livre par les Éditions de l’éclat en est un bon exemple parce qu’elle assure l’intéressement de l’auteur à une marchandise tirée de son œuvre sans alourdir de contrôles insupportables les potentialités d’Internet. Chanteurs et musiciens, moins assurés des jackpots espérés de la musique enregistrée, reviennent à la scène qui fait vivre aussi. La présentation des CD change. Certains deviennent de beaux objets qu’on a envie d’avoir chez soi, d’offrir en cadeau et qu’aucun téléchargement ne remplacera. Il est possible qu’ils résistent à la disparition annoncée des supports et trouvent, comme les disques vinyles, une nouvelle vie dans de nouvelles pratiques. Et puis il ne faut pas négliger non plus ni les profits fabuleux de la filière informatique – Bill Gates, patron de Microsoft, est l’homme le plus riche du monde –, ni l’imagination du marché quand un obstacle se dresse sur son chemin. La diffusion de musique et d’images par téléphones portables constitue déjà une voie royale pour faire passer l’argent de nos poches à la Bourse et récupérer ici les profits perdus là-bas. 

L’audiovisuel pose un problème particulier. Le cinéma et la vidéo sont des arts industriels où l’œuvre et le support se confondent. Leur production est onéreuse. Comment faire pour que leurs capacités d’autofinancement sur le marché survivent au tonneau percé d’Internet? La question n’est pas simple et ne peut se résoudre d’un revers de main. Mais si elle pose un vrai problème, c’est d’abord à la production plutôt qu’aux auteurs, aux artistes ou aux techniciens qui sont essentiellement payés par cachets lors des différentes étapes de la réalisation. Il y a donc urgence à repenser les moyens possibles de la production. En France, l’élargissement des formes de mutualisation des ressources mises en place sous la responsabilité du Centre national du cinéma mérite d’être exploré. On peut aussi s’autoriser à se souvenir. Il n’y a pas si longtemps, le cinéma, même le très bon cinéma, trouvait à se financer sans sa duplication vidéo qui n’existait pas. On comprend que les firmes audiovisuelles aient cherché à valoriser leurs investissements en s’emparant de ce marché nouveau. On imagine aussi que le voir fuir de partout est pour elles un crève-cœur. Est-ce pourtant une catastrophe de revenir quelque peu à l’équilibre antérieur, de recentrer les revenus marchands du cinéma, dont les droits d’auteur, sur l’événement social et urbain de la séance de cinéma et d’y consacrer les trésors d’inventivité que le marché sait déployer pour séduire? Faut-il, pour sauvegarder une source de profit aussi récente, bloquer l’ouverture Internet? Et si les auteurs n’y retrouvent pas leurs petits, la part aujourd’hui très minoritaire qu’ils perçoivent sur l’exploitation de leurs œuvres est-elle définitivement fixée?

Tout ça plus ce que l’imagination sociale n’a pas encore mis au monde.

L’énoncé de ce bric-à-brac ne porte pas jugement sur l’efficacité individuelle ou globale de tel ou tel dispositif. Il se contente de relativiser le rôle de la propriété intellectuelle dans la rémunération du travail créatif, mais aussi, a contrario, les prétendus ravages de la gratuité. Alors que l’articulation de l’innovation culturelle avec la vie économique et sociale a radicalement changé depuis l’époque où furent inventés le droit d’auteur et le copyright, au moment où les puissances financières prennent la conduite de la vie culturelle menaçant les relations humaines d’un Titanic anthropologique, cette simple énumération nous donne de l’air et fait monter à la surface une série de questions fondamentales. Le rêve de la gratuité doit-il être écrasé au nom d’une forme historique, partielle et bancale de rémunération des œuvres de l’esprit? Doit-on considérer comme une vache sacrée la forme de rémunération des œuvres de l’esprit la plus propice à l’assujettissement de l’auteur et de l’innovation culturelle aux desseins du capitalisme financier? N’est-il pas temps pour les créateurs de remettre à plat l’ensemble des relations qu’ils entretiennent avec la vie sociale, rémunération comprise?

Épuisement de l’œuvre-marchandise

Les lignées occidentales de la vie artistique se débattent aujourd’hui dans des controverses dépressives qui amènent artistes et commentateurs à proclamer toutes les six semaines la mort de la peinture, du théâtre, du roman, de la musique, de l’art en général. Kasimir Malevitch, John Cage ou Marcel Duchamp ont fait de cette proclamation des événements artistiques indéfiniment répétés depuis. Moustacher la Joconde et nous révéler qu’L.H.O.O.Q., élever une cuvette de chiotte au rang d’objet d’art et de motif à commentaires savants, c’est un plan d’évasion, presque une clef pour sortir de l’épuisement où parvient forcément un jour un art axé sur lui-même et des œuvres figurées comme des hypostases du dieu Marchandise. C’est rappeler que tout art tient d’abord dans un événement social, des regards qui se croisent, se nouent et transforment la vision du monde. Mais le geste salutaire de Duchamp (comme l’interminable bégaiement de ses épigones) ne suffit pas encore. Il est encore prisonnier d’un regard en arrière qui le condamne à la ponte d’une œuvre-marchandise. Le système le sait. Il le prouve. Il s’en vante. Sûr de son fric, il nous lance, goguenard: «J’ai acheté un Duchamp.» D’un appel d’air, il fait une valeur refuge. Un croisement de regard termine sa destinée dans la nuit d’un coffre-fort. Et dans cette obscurité, «le» Duchamp multiplie la mise de son nouveau maître. Le système a subverti la subversion, passé la laisse, laissé la provocation bénéfique en suspens. Elle est toujours là, interminable point final qui appelle, appelle les mots d’une phrase nouvelle.

Ce n’est pas en raison d’une force qu’il aurait trouvé en lui-même que l’art occidental s’est pris pour centre de lui-même. Il était partie prenante d’un mouvement historique qui le débordait de toute part, un mouvement non de l’art, mais de la société. La clef invoquée par Malevitch, Cage ou Duchamp pour sortir de là ne se trouve ni dans une exposition d’avant-garde, ni dans une revue littéraire, mais dans une jonction nouvelle entre l’histoire de la société et celle des signes qu’elle se donne pour se dire. Il faut la chercher dans une nouvelle confluence de l’histoire sociale et de l’art, confluence qui provoquera, qui provoque déjà la naissance des formes et des signes capables de nommer le nouveau monde, c’est-à-dire de le faire advenir au réel humain. La vieille société marchande, quand elle était jeune, a brisé les barrières et laissé s’épandre des forces qui voulaient vivre. Aujourd’hui que le rêve de la gratuité trouve des outils nouveaux pour s’incarner massivement dans les échanges humains, ce monde artrosé y voit un ennemi redoutable et se hérisse de barbelés. Mais tout porte à croire que l’ennemi redoutable des uns est l’efficace ami de ceux qui ont encore de la souplesse dans les jambes et le goût des poignées de mains. Face aux enclos dressés pour protéger les gisements de plus-value capitaliste, quelle liberté plus radicale que la gratuité? C’est pourquoi, même à ceux qui gémissent sur leurs droits d’auteur malmenés par internet, je suggère d’élargir le champ, de considérer l’économie de leur activité avec une focale plus large. Et d’abord scruter attentivement ce qui se joue du côté du rêve tenace de la gratuité qui n’a pas éclos dans la tête des esprits forts, mais est enfanté par un désir de liberté à l’œuvre depuis longtemps dans la communauté des humains.

 

Sommaire

Première partie : Rêves en crises

1. Crise du langage

2. Crise de l’espace commun

3. Crise de l’échange

4. Crise du temps humain

Deuxième partie

Pour la gratuité (1995)

4. Crise du temps humain

 

Dans les Manuscrits de 1857-1858 dits Grundrisse (Editions sociales, Tome II, p. 192 à 194), on lit sous la plume de Karl Marx cette théorie fascinante: «À mesure que se développe la grande industrie, la création de la richesse réelle dépend moins du temps de travail et du quantum de travail employé que de la puissance des agents mis en mouvement au cours du temps de travail.» Au milieu du XIXe siècle, le capitalisme industriel est encore loin d’avoir généralisé l’exploitation capitaliste de l’activité humaine par la marchandisation du temps. Et déjà Marx voit poindre une crise nouvelle. Le développement de la mécanisation et de la productivité permet d’imaginer une production presse-bouton où la machine assumerait l’essentiel des tâches. Le temps de travail humain nécessaire à la production des marchandises devient négligeable. Cela ne signifie pas pour autant que l’humain soit voué à l’inactivité: «(Cette puissance), indique Marx, n’a aucun rapport avec le temps de travail immédiatement dépensé pour les produire, mais dépend bien plutôt du niveau général de la science et de la technologie. L’homme /.../ se comporte en surveillant et en régulateur du procès de production lui-même.» Le niveau global de civilisation développé par l’humanité devient le principal facteur de production des automobiles, des casseroles et des chandails. Autrement dit, les êtres humains peuvent se consacrer presque exclusivement au développement de la civilisation dans ses aspects cognitifs et symboliques et laisser aux machines le soin de la concrétiser en richesses matérielles. «Dans cette mutation, ce n’est ni le travail immédiat effectué par l’homme lui-même, ni son temps de travail qui apparaît comme le grand pilier fondamental de la production et de la richesse, mais l’appropriation de sa propre force productive générale, sa compréhension et sa domination de la nature.» L’être humain n’est plus un rouage de la production. Il n’est plus un remplaçant momentané de la machine. Sa fonction n’est plus du tout mécanique. Elle consiste désormais à cultiver sa créativité, à produire son humanité, son histoire, sa culture et tout ce qui le distingue progressivement de l’animal ou de la machine. Il conçoit, dirige, surveille la mécanique: le contraire de la chaîne qui cannibalise le Charlot des Temps modernes. L’utilité de l’individu humain dans le processus de production des automobiles, des casseroles, des chandails est enfin placée tout entière dans la capacité qu’il a acquise avec les autres de comprendre la nature et d’agir intelligemment sur elle. Son activité peut désormais se consacrer à cultiver ça! «Dès lors que le travail sous sa forme immédiate a cessé d’être la grande source de la richesse, le temps de travail cesse nécessairement d’être sa mesure, et par la suite, la valeur d’échange d’être la mesure de la valeur d’usage.» Logique, mais vertigineux. Aujourd’hui, automobiles, casseroles et chandails s’échangent en gros sur la base du temps de travail qu’il a fallu mettre sur le marché pour les produire et qui mesure leur valeur d’échange. Produits sans travail, ils n’ont plus ni «valeur d’échange», ni prix. Ils n’ont plus que leur utilité mise en face de notre capacité à en jouir. Gratuitement. «Le surtravail de la masse a cessé d’être la condition du développement de la richesse générale, de même que le non-travail de quelques-uns a cessé d’être la condition du développement des pouvoirs universels du cerveau humain. Cela signifie l’écroulement de la production reposant sur la valeur d’échange.» Ce que nous connaissions, c’était d’un côté, l’aristocrate ou le bourgeois qui ont le temps de se livrer aux joies de l’esprit, de l’autre des masses abruties par des travaux sans qualité pour lesquels suffit un bagage intellectuel minimum. Et ça, c’est fini. Conséquence, tout le système marchand s’écroule et commence une nouvelle vie: «C’est le libre développement des individualités /.../, à quoi correspond la formation artistique, scientifique, etc. des individus grâce au temps libéré et aux moyens créés pour eux tous.» Donc voilà ce que Marx avait en tête quand il parlait de communisme: nous imaginer tous voués à l’art, à la science et à jouir de la vie…

 

Le travail de l’esclave est gratuit

 Le texte de Marx porte la marque d’un temps où l’industrie occupe tout le champ de vision. Les potentialités nouvelles ouvertes aujourd’hui par l’informatique et le multimédia sont insoupçonnées. La démonstration passe à la trappe l’océan des corvées nécessaires à la vie sociale où les gains de productivité resteront marginaux. N’accordons pas plus qu’elle ne peut donner à cette utopie rationnelle. Reconnaissons-lui néanmoins d’avoir saisi en quelques phrases la collision historique qui bouleversent le rapport des êtres humains à leur temps et à leur activité. Longtemps, travail contraint et libre activité se distribuent non pas à l’intérieur de chaque vie, mais en bloc, selon la classe sociale à laquelle on appartient. Il y a les classes vouées à diriger la civilisation: organisation des pouvoirs, développement des connaissances, luxe des plaisirs et de l’art, vertiges de la guerre, encens des rites. Par la force des armes et la puissance des traditions qui consacrent le partage entre vainqueurs et vaincus, les classes dominantes dégagent leur temps de la contrainte pour se consacrer au développement général de la civilisation dont leur non-travail est la condition. Les peuples défaits sont condamnés au surtravail perpétuel. Le citoyen riche de la cité esclavagiste ou le seigneur féodal libèrent ainsi leur temps du travail et se donnent le luxe de pouvoir le consacrer au libre développement des individualités, dont ils proclament à raison la dignité supérieure. Ce partage par vies entières du temps libre et du temps contraint se distribue sur des bases quasi raciales entre les lignées de vainqueurs et les lignées de vaincus. Le travail est l’obligation globale des humains subalternes. Dans les rapports sociaux esclavagistes ou féodaux, le temps travaillé n’est pas une marchandise qu’on achète. Il est un butin dont on dispose. Gratuitement.

Avec le capitalisme, l’exploitation du travail ne s’opère plus d’abord par la capture du travailleur et son assujettissement personnel, mais par cession marchande de ce que Marx a appelé la force de travail. Comme être vivant et pensant, je dispose d’un potentiel d’activité que je puis exercer de façon autonome, mais également vendre à quelqu’un qui trouve intérêt à s’en rendre maître. Quand le patron m’achète ce potentiel moyennant salaire, il s’agit d’une marchandise encore virtuelle et qui va s’inscrire dans la réalité sous forme de travail. Toute richesse marchande provient du travail. Tout travail se réalise dans le temps. Le temps de travail devient ainsi la mesure de toute richesse marchande. À l’âge du temps-marchandise, la frontière où se joue l’émancipation humaine change de place. Elle ne s’établit plus sur la distinction personnelle entre le maître et l’esclave ou le serf, mais sépare le temps gratuit, dont nous gardons la maîtrise, et le temps vendu placé par l’acte de vente à la disposition de son acheteur. Pour prendre la main et donner toute sa force productive au temps dont il se rend maître moyennant salaire, le capitalisme promeut la liberté de vendre et d’acheter, ainsi que l’égalité en droit qui fait de nous tous des contractants en puissance. On expérimente vite que le commerce du temps est biaisé, que le détenteur des moyens de production a la main sur le prolétaire, dont la seule propriété est un potentiel d’activité réalisable en temps de travail. Mais leur abstraite et nécessaire égalité, la liberté commune de vendre et d’acheter bouleversent néanmoins toutes les lignes. C’est désormais en traversant la frontière qui sépare le temps gratuit du temps vendu que la masse échappe au surtravail et accède à la libre activité, consacrant enfin son énergie au libre développement des individualités.

 

Féminisme et salariat

L’exemple de l’émancipation féminine offre une bonne illustration du télescopage évoqué dans le texte des Grundrisse, ainsi que des rôles successifs et contradictoires qu’y tient la gratuité. Jusqu’à présent, le pouvoir patriarcal fonctionne sur le mode antécapitaliste de l’asservissement global et personnel. Le capitalisme a montré qu’il était disposé à s’accommoder très tranquillement de l’asservissement domestique des femmes, comme il a su utiliser à son profit l’esclavage des Africains. Ces types d’oppression extra-capitalistes se sont inscrits sans peine dans le système général des pouvoirs et de la production modernes. Ils ne sont pas des morceaux de Moyen-Âge égarés dans les temps nouveaux, mais constituent bien un volet de la modernité occidentale. La traite atlantique est une invention de la modernité occidentale et elle en a pour longtemps modelé la figure. Dans les sociétés capitalistes occidentales, l’oppression patriarcale prend des formes inédites, par exemple la pudibonderie bourgeoise, qui redistribuent les cartes du pouvoir à la moderne. Cependant, le capitalisme est un prédateur d’une grande souplesse. Et quand la révolte s’ajoute à la tension libérale pour mettre en cause ces oppressions personnelles, il retombe encore sur ses pattes. Libérer les femmes de l’assujettissement patriarcal, c’est ouvrir le marché du temps humain et donc un nouveau gisement pour la valorisation du capital. Notons que cette libération libérale du temps, cette libéralisation marchande de l’activité s’opère d’abord contre la gratuité. En effet, lorsqu’elles sont encore assignées comme par nature aux corvées ménagères, les femmes ne sont pas payées pour ça. Pas davantage que les esclaves. Elles effectuent ces travaux gratuitement. Et ce temps gratuitement mis à disposition de la famille patriarcale est la forme même de leur subordination. Aussi voit-on le mouvement d’émancipation féminine remettre fermement en cause cette gratuité et revendiquer à juste titre le travail salarié comme une libération. Premier moment dans la commotion du temps.

Donc, en s’émancipant de l’oppression patriarcale, les femmes se rendent libres de vendre à leur profit un temps dont elles disposent désormais de façon autonome. Cette libération n’est pas formelle. Elle est bien réelle. Elle se traduit par un revenu disponible, par des allées et venues sur l’espace public, des occasions tout à fait nouvelles de socialisation. Sans compter la valorisation symbolique qui s’attache à des travaux naguère affectés aux mâles. Mais c’est en plaçant leur temps à la disposition d’un nouveau maître qu’elles échappent à la gratuité de la domesticité conjugale. Les femmes se libèrent d’une soumission personnelle et globale, mais c’est par l’aliénation jour après jour de leur temps sur le marché du travail. Alors elles découvrent, avec les hommes, la nouvelle frontière d’émancipation que trace la possible gratuité d’un temps libéré de sa marchandisation capitaliste, gratuité nouvelle, autonome, riche de toutes les potentialités humaines. Nous en sommes là, au cœur de cette crise-là.

Virtualisation du temps humain

Temps vendu. Temps contraint. Mais aussi temps vidé. Ce qu’achète le capital sur un marché du travail désormais mondialisé, ce n’est pas d’abord du travail, c’est cette marchandise magique qui permet le profit: notre force de travail, notre potentiel d’activité. Une fois qu’il en a fait l’achat, le capital a un intérêt évident à utiliser au mieux ce potentiel qu’il a fait sien. D’abord quantitativement. À l’échelle planétaire, toujours davantage d’humains rendus disponibles à l’enrôlement dans le salariat. À l’échelle de chaque existence, toujours davantage de temps rendu disponible au travail salarié. Cette boulimie a pour seul médicament la résistance organisée des travailleurs, qui imposent des lois et des conventions limitant le temps de travail: âge de la scolarité obligatoire, âge de la retraite, temps de travail hebdomadaire, jours fériés, congés payés. Mais c’est réversible, et de l’apprentissage à quatorze ans au lundi de Pentecôte, aucun canton du temps libéré n’est plus en sécurité face à la fringale d’un marché qui a retourné le rapport de forces en sa faveur.

Regardons aussi ce qui se passe du côté qualitatif. Le rêve du capital, c’est d’acheter au salarié un pur potentiel d’activité afin de pouvoir le mettre en œuvre à sa guise avec le maximum de souplesse, une pure virtualité. Il sera toujours impossible d’y parvenir, parce que la travailleuse ou le travailleur sont des personnes avec des qualités, des histoires, des tempéraments, des compétences et des limites qui leur sont propres. Et aussi parce que les conditions techniques du procès de production imposeront longtemps encore des compétences particulières. Même commercialisé sous la forme virtuelle d’un simple potentiel d’activité, notre temps reste lourdement individualisé. Et il est impossible de l’aliéner tout à fait. L’amitié qui naît dans la société d’un bureau ou d’un atelier excède le contrat de travail. La joie de faire et de se sentir utile traverse aussi l’activité vendue. L’enclos défini par le contrat de travail permet parfois qu’on y épanouisse sa personnalité. Le pouvoir patronal n’est pas contre par principe. Des amitiés de bureau, pourquoi pas, tant qu’elles n’entravent pas la flexibilité du personnel. Il sait même manager ces rigidités et les retourner en sa faveur. Mais le rêve du capital, sa tension fondatrice reste de trouver sur le marché du temps vide, mobile, flexible, du temps-récipient afin de le remplir selon ses seuls critères. Un aspirant salarié déclare: «Ma mère est malade. Elle n’en a plus pour longtemps et je ne peux pas m’éloigner du village.» Du point de vue du capital, son temps trop plein, trop lourd le disqualifie par rapport à l’orphelin sans attache ou à l’affamé prêt à tout. Vider le temps. Laisser vider son temps. Une multiplicité de dispositifs ont pour mission d’effectuer la vidange: flexibilité, précarité, mobilité, contrats de travail sans garantie de durée, surqualification, sousqualification, globalisation planétaire du marché du travail, stress des cadres, esprit d’entreprise, etc.

Lourdeurs, lenteurs et singularités

Aux innombrables dispositifs destinés à briser les lourdeurs, les lenteurs et les singularités qui sont la substance même d’un libre développement des individualités s’ajoute désormais un embrigadement des subjectivités qui s’apparente en bien des endroits à du lavage de cerveau. Il faut endosser subjectivement les objectifs de l’entreprise. Non pas ses objectifs qualitatifs d’usage: construire un bel immeuble où les gens seront bien. Ses objectifs quantitatifs de rendement, auxquels tout est subordonné. Et pour les récalcitrants, le placard ou la porte. Le critère du rendement n’est pas nouveau. Mais il est nouveau d’en faire la règle morale du salarié. Il est également nouveau que les entreprises non capitalistes – administrations, mutuelles, collectivités – se conforment aussi étroitement et sans nécessité à ces fonctionnements.

Un jour, un chercheur salarié par le groupe pharmaceutique mondial Sanofi-Aventis me fit cet aveu: «Il y a vingt ans, m’expliquait-il, quand j’ai voulu me faire embaucher, mon métier, que j’aimais, était de trouver des médicaments pour soigner les gens. Aujourd’hui, ma mission est simplement de travailler sur des produits capables de générer entre 20 et 30 % de profit.» Sa profession, son goût de faire, son utilité sociale, ses motivations éthiques se trouvaient comme vidés de leur substance, brutalement, explicitement accordés à un objectif où ni lui, ni la société n’avaient un intérêt direct, et il en était malheureux. Le capitalisme pharmaceutique de papa admettait qu’à un certain niveau de la hiérarchie, ses employés pouvaient se construire des motivations autonomes et il s’en accommodait. Le capital financiarisé d’aujourd’hui se sent assez fort pour rappeler à tous qu’il ne leur a acheté ni leur utilité sociale, ni leurs motivations éthiques, mais un potentiel d’activité, une marchandise virtuelle à concrétiser au mieux des intérêts des actionnaires. Et il faut pour cela briser la tendance atavique du salarié à réinvestir sans cesse son temps et son activité de contenus concrets et singuliers. Il faut le conduire à cette «insoutenable légèreté de l’être» qui permet de s’approcher du rêve capitaliste, un temps humain vidé de tout son poids.

La dernière décennie est marquée par des avancées significatives du capital dans l’assujettissement quantitatif et qualitatif du temps humain. Ces succès sont malgré tout bornés par des modifications dans la nature même de la répartition du temps gratuit et du temps vendu. Longtemps, la part non vendue de notre temps permettait tout juste d’assurer la réparation des forces. Elle était comme placée dans l’orbite du temps de travail, satellisée autour de lui, mise à son service, envahie par son imaginaire et ses valeurs. Les luttes salariales, les progrès de la médecine et l’allongement du temps de la vie l’ont fait basculer dans un autre univers, aussi bien temps de loisirs que temps destiné à une activité supérieure, pour reprendre une expression de Marx dans le même texte des Grundrisse. Cependant, la libération du temps humain ne s’exerce pas sur une matière inerte. Lorsque l’existence s’est laissé vider et qu’elle en a pris le pli, l’exercice de la liberté devient une gageure. Le capital compte sur ça, cette vacuité potentielle du temps libéré pour le remettre en orbite autour de lui et réduire ainsi son autonomie. Pour y parvenir, il use de deux tentations. Au retraité qui s’ennuie, il rappelle qu’employé sous ses ordres, il n’avait pas le loisir de s’interroger sur le temps qui passe. À la ménagère dépressive, il propose le vertige hypnotique des écrans publicitaires, des loisirs standard et des hypermarchés. Pousser le diable ou remplir le caddy. Sans fin. Sans but. Le temps dépossédé. Les repères qui nous permettaient de donner du poids à nos jours se sont évanouis dans le lointain. Alors nous implorons le pouvoir pour qu’il les remplisse. Il le fait à sa guise et à son profit. Il nous ajoute à sa mécanique.

 

La poésie n’est pas une marchandise

Mortelles tensions sur l’espace commun, révolution du libre échange grâce à la prolifération Internet, vacillement de notre rapport au temps sur les frontières qui séparent le marchand de l’inaliénable… La dernière décennie a connu de brutales avancées du marché encadrées par la montée du contrôle et de la répression. Mais elle a vu aussi s’ouvrir à la gratuité des perspectives tout à fait inédites. Pas uniquement des perspectives. Déjà de l’expérimentation. Pas seulement l’ouverture d’un rêve. Mais de nouvelles mises en œuvre.

Travaillons un exemple, un seul, de cette utopie à l’œuvre. Il est possible que l’exemple choisi paraisse très périphérique à certains lecteurs. Mais ce sera, me semble-t-il, par un de ces effets d’optique que provoque la puissante gravitation du marché et qui tord la lumière de la gratuité à la façon dont des trous noirs tapis dans l’espace dérivent le rayonnement des étoiles. L’exemple est la poésie, ou plutôt l’économie de la poésie. Ce précieux canton de l’activité humaine est en train de sortir du marché. De A à Z. Depuis le travail et le temps qu’il faut pour écrire jusqu’aux rencontres où les textes se partagent. Dans la poésie, dans l’économie de la poésie, toutes les crises dont ce texte a décrit le nœud trouvent comme une issue.

 

Crise du temps humain

La poésie ne rapporte pas d’argent, pas assez d’argent pour être une activité concurrentielle sur le marché du temps. Au regard du critère unique qui est l’augmentation du taux de profit, elle n’intéresse pas. Mais elle ne meurt pas pourtant. Elle vit. Elle vit fort. Elle fructifie dans le temps qu’on lui laisse, le temps gratuit, et dans la forme d’activité qui lui convient, la libre activité. Celles et ceux qui pratiquent l’art de la poésie vendent de leur temps, les pauvres. Il le faut bien. Par ailleurs. Pour pouvoir faire leur marché. Mais la poésie! Regardez-les, ces puissants forgerons. Ils repoussent à l’extrême de leurs forces les parois blindées du temps vendu et l’espace qu’ils dégagent grâce à ce repoussement, ils le magnétisent. Sans le dire et peut-être sans le savoir, ils rejoignent à leur façon le grand mouvement civilisateur engagé par la classe ouvrière pour la réduction du temps de travail vendu et «l’abolition du salariat», comme on disait naguère jusque dans les statuts de la CGT. Le temps gratuit du poète n’est pas vide. La poésie l’envahit et l’enchante. Le syndicaliste et le poète ont des choses à se dire.

 

Crise de l’échange

La poésie du temps gratuit s’échange. La poésie est occasion de rencontre et de partage. Elle ne s’échange pas comme une marchandise, parce qu’on ne sait même pas si on sera capable de la goûter. Parce que le poème s’inscrit toujours dans la singularité aléatoire de la rencontre. Il peut faire du bien, comme une canette de coca-cola glacé au midi d’un jour chaud peut, elle aussi, faire du bien. Mais contrairement à la canette de coca, la satisfaction qu’on attend du poème reste un mystère dont l’argent ne sera jamais la mesure. On en aura toujours trop ou trop peu pour son argent. La poésie n’est pas une marchandise. Les poètes et les amis de la poésie se transmettent les textes dans des réunions ou par Internet. Ils se les parlent. Ils les apprennent par cœur. Ils publient même et achètent aussi des livres, mais les éditeurs de poésie sont souvent des artisans, ouvriers d’une marchandise artisanale clairement subordonnées à son usage. Une marchandise honnête acceptant de se laisser déborder par son bel usage.

 

Crise de l’espace commun

Libérée de la double contrainte du pouvoir et du marché, la poésie prolifère et se dissémine. Son histoire s’est longtemps représentée comme un vecteur gradué, comme une course au podium: prix littéraires et chapitres calibrés dans les programmes scolaires. Désormais, il y en a trop. C’est statistique. Trop d’humains sachant lire et écrire. Trop envie de faire un tour dans les sentiers inexplorés du langage. Trop étroits, les podiums. On persiste à parler de littérature contemporaine ou d’histoire de l’art. On le fait avec l’innocence de croire à ces mots menteurs où il est impossible de faire entrer autrement qu’au brodequin de fer les lignées littéraires et artistiques extérieures au centre de l’empire occidental. Et quand ce traitement ne suffit pas, les arts non blancs sont déclassifiés en arts premiers ou en musique du monde. On est en train de construire un musée pour ça, quai Branly. Mais avec la poésie en réseau, en tissu, la généalogie impériale commence à vaciller. Le texte du chasseur-donso produit par oral dans des funérailles passe sa navette africaine entre les autres fils du tissu et ça rend bien. Dans le réseau des poésies croisées que délaisse le marché, l’espace commun s’établit et se ressent.

Crise du langage

Les privatiseurs de langage ont délaissé la forge où se travaillent les mots du poème. Rien à tirer de ça. Sans valeur. Champ libre pour la vérité.

Pas sérieux, la poésie? On peut le dire en effet, puisque la règle du sérieux et de l’important, l’étalon sur lequel tout semble devoir s’évaluer, c’est l’argent. Mais alors il faudra en dire autant pour l’amitié, la vie associative, l’amour, l’éducation nationale, la promenade en bord de mer ou dans le bois communal, la conversation, la sécurité sociale, le meeting politique, la prière, l’éclairage public, la lumière du soleil, la bibliothèque municipale, le soin des enfants, l’exercice du droit de vote, tous les biens produits par la libre activité, les grandes joies et les vraies mélancolies qui toujours se dissolvent à la perspective d’être mises en vente… Au fait, si je nous rappelle que la gratuité n’est pas à la périphérie de notre existence, mais qu’elle est en son axe, que le plus important dans nos vies n’est pas ce qui s’achète mais ce qui est sans prix, si j’en conclus qu’il est bon de donner davantage d’espace à cette gratuité axiale et de périphériser ce qui se vend, c’est une billevesée ou ça mérite qu’on creuse la question?

Deuxième partie

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