l'éclat

 

  "Architectures israéliennes"

    par Vincent Lemire


Compte rendu paru dans la revue Vingtième Siècle. Revue d'Histoire, n° 89, Janvier-mars 2006, p. 117-122.

(Nous remerçions l'auteur et la revue qui nous ont autorisé à reproduire ici cet article. Pour accéder au site de la revue cliquer ici ou sur la couverture.)

 

 

L’architecture, comme discipline, comme discours et comme pratique, est au cœur du projet sioniste. Depuis 1948, le jeune État d’Israël, plus que tout autre, se donne à voir comme un État « en construction », et l’analyse historique de ce chantier à ciel ouvert permet de mettre en évidence les lignes de force et les évolutions d’une idéologie sioniste ambivalente et équivoque. Deux publications récentes mettent à la disposition du public français une mise en images particulièrement soignée du patrimoine architectural israélien, offrant ainsi l’occasion de poser quelques jalons d’une histoire architecturale d’Israël. Cette histoire – si l’on veut bien admettre une fois pour toutes que les modes de construction ne sont pas de pures formes esthétiques, neutres et vides de sens – est bien sûr une histoire éminemment politique. Le premier de ces ouvrages renvoie à la face lumineuse de cette histoire, à son versant utopiste et humaniste : Des maisons sur le sable. Tel-Aviv : mouvement moderne et esprit Bauhaus invite le lecteur à parcourir, sur des plans d’architecte ou des photographies, les artères paisibles de Tel-Aviv, à la découverte du « style international » florissant des années 1920 et 1930 [1]. Le second ouvrage renvoie au côté obscur de l’histoire architecturale israélienne, à son versant sécuritaire et belliqueux : Une occupation civile. La politique de l’architecture israélienne nous révèle, notamment par le moyen de la photographie aérienne, les logiques stratégiques de la politique de colonisation dans les territoires occupés, en particulier depuis les années 1970 et l’arrivée au pouvoir du Likoud en 1977 [2]. Ces deux livres, il faut le souligner, émanent directement de la recherche israélienne sur la question : ces traductions nous permettent ainsi d’accéder, pour une fois sans détour et sans distorsion hexagonale, à la vitalité des débats qui agitent, en Israël même, le milieu des architectes. La lecture simultanée de ces deux volumes offre la matière d’un résumé saisissant de l’histoire architecturale d’Israël, ou, plus simplement, de l’histoire d’Israël.

Tel-Aviv : l’utopie sur la plage

Des maisons sur le sable est avant toute chose un livre admirable, sur le plan esthétique : avant d’entamer une lecture politique de l’ouvrage, il faut souligner la superbe réalisation des Éditions de l’Éclat, qui révèle au public français le prodigieux patrimoine architectural de Tel-Aviv. En quelque cinq cent cinquante illustrations, plus de trois cents bâtiments sont représentés, sous des formes multiples : plans d’architecte, croquis préparatoires, photographies d’époque, photographies actuelles, photographies aériennes. La mise en page est nette, lumineuse et agréablement rythmée. Les photographies d’époque, prises entre 1920 et 1950, sont cadrées de façon très classique, à l’échelle des immeubles tout entiers. Au premier plan, parfois, un détail attire le regard, et révèle l’atmosphère singulière de Tel-Aviv entre-deux-guerres : une voiture à cheval, un groupe d’écoliers, une traction-avant poussiéreuse, un palmier, une file de chameaux, une affiche électorale, et puis le sable, partout, sur la chaussée, sur les trottoirs, qui s’insinue jusque dans les cages d’escalier, et qui recouvre les feuilles des arbres nouvellement plantés. Tel-Aviv est effectivement une ville construite sur une plage, comme en témoigne encore aujourd’hui la pente discrète des ruelles perpendiculaires à la mer, à cheval sur l’ancienne dune qui accueillait les tout premiers pionniers lors de leur arrivée en 1909. Les photographies actuelles, en couleur ou en noir et blanc, cherchent quant à elles à briser le cadre imposé par l’échelle du bâtiment : le photographe s’approche de la maçonnerie, et le regard peut se frotter à la rugosité des crépis, au brillant des céramiques, à la surface plus ou moins polie des bétons coffrés. Le style Bauhaus apparaît alors dans toute sa matérialité, et révèle au lecteur la quête de sobriété qui guidait les jeunes architectes de l’époque. Ce sont incontestablement des matières brutes, des lignes claires et des formes simples qui s’élèvent tout au long des artères de Tel-Aviv. Cette architecture, telle qu’elle se donne à voir en images et telle qu’elle s’énonce en formules définitives, est bien sûr un objet politique et idéologique. Dans la préface de l’ouvrage, Dani Karavan est on ne peut plus explicite sur ce point : « Ce style semble raconter l’histoire de ces hommes qui voulaient construire une société nouvelle, saine, sobre, économe – le contraire absolu du culte de l’ostentation et du gaspillage. Ce style, qui constitue lui-même une vision du monde, et non pas son illustration, est en harmonie avec le paysage, avec les rêves, les espoirs et les nobles idéaux de propreté et de simplicité. » On ne saurait mieux dire : l’architecture est bel et bien – en Israël comme ailleurs, mais en Israël peut-être plus visiblement qu’ailleurs – la projection en même temps que le vecteur de l’idéologie qui préside à sa construction. Dans le cas présent, la lecture sioniste proposée par Dani Karavan renvoie effectivement à la dimension utopiste du projet : « Tel-Aviv peut parler de ces hommes et de ces femmes qui ont pressenti la fin imminente de l’Europe et qui sont venus ici, riches de toutes les nouveautés d’alors – les nouvelles conceptions sociales, politiques, culturelles et formelles. » Si, comme le souligne l’éditeur, « la “ville blanche” de Tel-Aviv est un musée à ciel ouvert du Mouvement Moderne et de l’esprit Bauhaus », elle est donc aussi, et de façon indissociable, le conservatoire d’un certain sionisme originel. Le parcours de l’auteur, Nitza Metzger-Szmuk, est exemplaire de la dimension délibérément patrimoniale et conservatoire de l’ouvrage : née à Tel-Aviv en 1945, elle a étudié puis exercé la restauration des monuments historiques d’époque romane à Florence et dans toute la Toscane, entre 1975 et 1989. De retour en Israël en 1989, elle crée le « service municipal de conservation et de restauration du bâtiment » à l’initiative de la mairie de Tel-Aviv et, en 2003, elle obtient auprès de l’Unesco l’inscription de Tel-Aviv au patrimoine mondial de l’humanité. Des maisons sur le sable doit donc aussi se lire comme la transposition éditoriale du dossier de candidature présenté à l’Unesco, dans un contexte de dégradation accélérée des bâtiments. Le cinéaste Amos Gitaï – lui-même fils d’un architecte du Bauhaus – a repris cette lecture politique et symbolique de l’architecture, confirmant ainsi l’impression d’une identification des bâtiments de Tel-Aviv à l’idéologie sioniste des pères fondateurs : dans Devarim (1995), la détérioration rapide des immeubles, dont il filme avec lenteur et cruauté les crevasses et les fissures, exprime selon lui l’irrésistible décadence de l’utopie pionnière.

Les colonies : des barbelés sur les collines

La publication de l’ouvrage Une occupation civile est née d’une intense polémique dans le milieu des architectes israéliens. Rafi Segal et Eyal Weizman, lauréats d’un concours organisé par l’Association israélienne des architectes unis (AIAU), se sont vus confier la préparation d’une exposition sur l’architecture israélienne, en vue du congrès de l’Union internationale des architectes (UIA) organisé à Berlin en 2002. Leur projet consistait à analyser la dimension politique de l’architecture israélienne, dans le cadre du conflit israélo-palestinien. L’AIAU, opposée à cette approche critique, annula l’exposition, empêcha la distribution du catalogue et fit pilonner les cinq mille exemplaires déjà imprimés. Une occupation civile. La politique de l’architecture israélienne est la réédition, légèrement revue et augmentée, de ce catalogue censuré. Comme le souligne Sharon Rotbard dans sa préface, l’acte même de la censure du catalogue a réduit à néant les efforts de l’AIAU visant à défendre une conception « innocente », neutre et apolitique de la pratique architecturale : « la négation de la dimension politique de l’architecture est en soi un message explicitement politique », écrit-il. Dans leur introduction, Rafi Segal et Eyal Weizman tentent de préciser les contours de cette analyse politique de l’histoire architecturale d’Israël. En premier lieu, elle s’attache à suivre les évolutions typologiques des formes de colonisation au tournant des années 1970 et 1980, en travaillant principalement sur sa cartographie : par exemple, les auteurs notent que « le tracé des colonies agricoles coopératives de la vallée du Jourdain, relativement plates, est remplacé, suite au changement de couleur du gouvernement israélien [1977], par une colonisation des hauteurs, élastique et vague […], dont la forme tente d’adapter un modèle social et stratégique idéal à diverses conditions topographiques ». Désormais, ce sont bien des considérations tactiques et militaires qui guident la main des architectes ayant accepté de travailler en Cisjordanie occupée. Au-delà de l’analyse interne des projets de colonies, Rafi Segal et Eyal Weizman cherchent à cerner les éléments d’une demande politique nouvelle, qui consiste essentiellement à « perturber » l’organisation antérieure des territoires occupées, en particulier sur le plan des transports : « La forme et l’emplacement des colonies sont manipulés pour sectionner une artère de circulation palestinienne, encercler un village, surveiller une ville importante ou un carrefour stratégique. Dans l’acte même de conception, l’architecte renverse les usages de sa profession. » La photographie aérienne est utilisée à dessein par les auteurs, pour mettre en lumière et dénoncer la colonisation. Les clichés, pris par Milutin Labudovic et Daniel Bauer dans le cadre d’une campagne initiée par le mouvement Shalom Akhshav (La paix maintenant), mettent clairement en évidence cette politique de conquête des hauteurs. La mise en série de ces images aériennes provoque chez le lecteur un trouble certain : les toits rouges, tous identiques, posés en damier au sommet des collines, alignés tout au long de rues qui dessinent exactement les courbes de niveaux, expriment mieux que n’importe quel discours la planification stratégique à l’œuvre dans la politique de colonisation. Des photographies prises au sol par Efrat Shvili et Pavel Wolberg complètent utilement le dispositif éditorial : comme le soulignent les auteurs, « elles mettent en évidence l’aspect fantomatique des colonies. Prises en 1993, elles sont un témoignage glaçant du fait que la plupart des constructions de Cisjordanie sont fondées non sur un marché existant, mais sont commandées par l’État, d’où le nombre de maisons qui restent vides […]. Dans les photos de Shvili, l’architecture remplace la présence humaine. Il devient presque sans importance qu’il y ait ou non des yeux derrière les fenêtres des logements des colonies : l’effet de domination réside dans la seule présence des bâtiments ». La mise en page du catalogue, excessivement tassée, dense et compacte, participe habilement à la démonstration : les colonies « occupent » l’ouvrage dans son entier, s’insinuant partout dans la maquette, ce qui produit rapidement chez le lecteur un sentiment d’oppression et d’étouffement. Dans la conclusion de l’ouvrage, Meron Benvenisti – qui, loin d’être un gauchiste endurci, fut maire adjoint de Jérusalem entre 1971 et 1978 – déplore le caractère selon lui irrémédiable des dégâts occasionnés par la colonisation sur les paysages : « l’arrogance des initiateurs des projets d’implantation juive ne disparaîtra pas. Elle est immortalisée par ces centaines de milliers de tonnes de béton sous lesquelles sont enterrées les collines de Cisjordanie ».

Une histoire architecturale du sionisme ?

Tout semble donc opposer la créativité généreuse et humaniste des immeubles de Tel-Aviv à l’uniformité sécuritaire et belliqueuse des colonies de Cisjordanie. D’un côté, la ville côtière, construite sur le sable, ouverte sur la mer et sur le monde, sereinement installée au cœur des frontières internationales d’Israël, et dont l’architecture témoigne de l’utopie fondatrice du projet sioniste ; de l’autre, les implantations campées au sommet des collines de la Cisjordanie occupée, repliées sur elles-mêmes et clôturées de murailles ou de fils barbelés. Que s’est-il passé ? Il ne nous appartient pas ici d’évaluer les circonstances historiques de ce brutal retournement ; il nous importe davantage de cerner en quoi ce passage des dunes sableuses de Tel-Aviv aux collines caillouteuses de Cisjordanie, dont témoignent les deux ouvrages, est révélateur des évolutions internes du projet sioniste. Les auteurs d’Une occupation civile n’hésitent pas à relire l’histoire du sionisme à l’aune de son parcours architectural et topographique, même si leur analyse dépasse très largement le cadre urbain de Tel-Aviv : « on peut voir le projet de colonisation de la Cisjordanie comme le point culminant du trajet effectué par le sionisme des plaines vers les collines », écrivent-ils, en précisant que ce trajet sépare de façon désormais inconciliable les premiers kibboutz installés dans les plaines fertiles pour des raisons de rentabilité agricole, des colonies implantées sur les collines pour des raisons de sécurité stratégique. Il sépare aussi, pourrait-on ajouter, les villes côtières comme Tel-Aviv ou Haïfa, des zones de « fortification civile » (Weizman et Segal, p. 84) conçues pour séparer les populations israéliennes et palestiniennes, dont Ma’ale Edummim, à l’est de Jérusalem, est un des meilleurs exemples [3].

En feuilletant simultanément ces deux ouvrages, c’est bien la puissance démonstrative et rhétorique des images qui s’impose au lecteur. Très simplement, la beauté harmonieuse de l’architecture Bauhaus, accentuée par la mise en valeur d’une photographie bienveillante, contraste violemment avec la laideur agressive des colonies stratégiques, photographiées dans une visée délibérément accusatrice. La photographie – comme technique – participe donc pleinement à la dimension patrimoniale de l’ouvrage Des maisons sur le sable, et à l’objectif polémique d’Une occupation civile : si le premier veut être un « beau livre », mettant en scène des images lisses et lumineuses, élégamment mises en page, le second assume la virulence du propos en imposant la violence des images, très piquées et volontairement débarrassées de toute exigence esthétique. Au-delà de la mise en image des discours, cependant, une conclusion douloureuse s’impose à la lecture de ces deux ouvrages, bien résumée par l’architecte Michael Sorkin, qui insiste sur « la tragique dissonance entre une culture architecturale née des rêves optimistes de progrès, et sa connivence désormais volontaire avec la plus terrible des répressions » : si l’architecture est effectivement un objet politique, alors l’histoire architecturale d’Israël trace de bien sombres perspectives.


([1]) Nitza Metzger-Szmuk, Batim min hahol. Adrihalut hasignon habenleumi be-Tel-Aviv, 1931-1948, Tel-Aviv, MOD Publishing House, 1994 ; trad. fr., id., Des maisons sur le sable. Tel-Aviv : mouvement moderne et esprit Bauhaus, trad. de l’hébreu par Véra Pinto-Lasry, Paris, Éd. de l’Éclat, 2004, 447 p., 550 ill., 65 €.

([2]) Eyal Weizman et Rafi Segal (dir.), Une occupation civile. La politique de l’architecture israélienne, Paris, Éd. de l’Imprimeur, 2004, 191 p., 32 € (1re éd. : Tel-Aviv, Babel, 2003).

([3]) Sharon Rotbard, éditeur d’Une occupation civile, dénonce la fabrication du mythe de la « ville blanche » de Tel-Aviv dans l’élaboration du « roman architectural israélien ». Selon lui, la valorisation et la patrimonialisation du Bauhaus a justement pour fonction de masquer la dimension intrinsèquement agressive et coloniale de l’histoire architecturale d’Israël, symbolisée par l’implantation de type Homa Oumigdal (un mur et une tour) : « La Homa Oumigdal représente l’origine, le prototype, le modèle et la matrice de l’architecture israélienne et, dans une large mesure, de la ville israélienne. C’est la métaphore de la pratique israélienne du fait accompli […]. La Homa Oumigdal est, à l’évidence, absente des canons de l’architecture israélienne, toute occupée, ces dernières décennies, à la fabrication d’un récit contestable du “Bauhaus de Tel-Aviv” et à l’historicisation sélective de la “ville blanche”. En consacrant tous ses efforts à la canonisation du style international israélien, l’architecture israélienne a négligé l’un des éléments les plus exceptionnels des années trente, du point de vue architectonique, le seul qui ait conservé son actualité dans l’architecture d’aujourd’hui » (Sharon Rotbard, « Homa Oumigdal : Mur et tour, matrices de l’architecture israélienne », in Une occupation civile…, op. cit. p. 46).