éditions de l'éclat, philosophie

LUIGI PAREYSON
ONTOLOGIE DE LA LIBERTÉ


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La Souffrance et le Mal

Préface par Gilles A. Tiberghien

 

 

[n.d.e.]


Le volume paru en Italie sous le titre: Ontologia della libertà. Il male e la sofferenza, est composé de trois parties regroupant en fait deux livres dont Luigi Pareyson avait eu le projet et qu'il ne put mener à terme.
Le premier livre devait s'intituler précisément Ontologie de la liberté et aurait dû comprendre deux parties :

1. "En chemin vers la liberté", reprenant une série de conférences tenues à Naples en 1988 ; et

2. "La liberté originaire" dont trois essais étaient parus dans l'Annuario filosofico, en 1985, 1986 et 1988. Pareyson avait revu ces essais pour cette seconde édition en volume et il avait l'intention d'en ajouter un quatrième: "L'eschatologie", resté malheureusement à l'état de fragments.


Le second livre : La Liberté et le néant, devait comprendre trois essais:

1. "Étonnement de la raison et angoisse devant l'être1" (à partir d'une conférence tenue à l'Institut Italien pour les Études philosophiques de Naples en 1978);

2. "Le néant et la liberté comme commencement" (repris de la conférence inaugurale à un Séminaire international consacré à Heidegger à l'Institut Suor Orsola Benicasa de Naples en mars 1989); enfin

3. "Philosophie de la liberté", leçon de congé tenue à l'Université de Turin le 27 octobre 1988.


Nous avons retenu, pour cette édition française, la seule deuxième partie de Ontologie de la liberté, revue par Pareyson lui-même, à l'exception donc des "Fragments sur l'eschatologie", dont le caractère justement très fragmentaire nous a semblé peu adapté pour une traduction d'une œuvre encore mal connue du public français. Nous y avons joint ce qui nous est apparu comme l'envoi d'une œuvre et d'une vie: les quelques pages denses et rapides de Philosophie de la liberté1, que nos amis des éditions du Melangolo à Gênes avaient publiées en volume en 1989, sous la couverture sobre et jaune d'une maison qui avait fait de l'exigence son maître mot. Philosophie de la liberté a été prononcé en clôture de plus de trente années d'enseignement à l'Université de Turin, dispensé à des élèves aussi divers que Umberto Eco, Gianni Vattimo ou Diego Marconi pour ne citer que quelques-uns de ceux dont l'œuvre est traduite – dans des proportions diverses – en français; et comme les pages d'une vie qui s'achève – Pareyson mourra deux ans plus tard – elles peuvent être lues aussi en introduction d'une œuvre que l'on s'apprête à découvrir.
L'édition italienne de Ontologia della libertà était préfacée par Giuseppe Riconda et Gianni Vattimo. Les différentes parties non revues par l'auteur ont été éditées par Aldo Magris et Francesco Tomatis. Il nous a semblé utile pour le lecteur français de faire figurer les traductions françaises des textes latins et grecs cités par Pareyson, quand il n'en donnait pas lui-même la traduction dans le contexte. Ces ajouts figurent entre crochets. L'édition italienne adopte la translittération pour les termes et les citations en hébreu. Nous avons préféré utiliser les caractères hébraïques.


"Le moment athée
de la divinité"

par
Gilles A. Tiberghien


Le premier livre de Luigi Pareyson paru en français en 1992 fut un livre d'esthétique1, et si son auteur est désormais connu comme le théoricien de la "formativité", on ignore encore presque tout de son herméneutique et de cette "ontologie de la liberté" dont le livre posthume que nous traduisons aujourd'hui aurait dû être l'expression aboutie.
Pareyson n'a jamais dissocié sa pensée esthétique de l'ensemble de sa réflexion philosophique fortement marquée à ses débuts par l'existentialisme, auquel il consacra d'ailleurs ses premiers essais 2. Bien que ce courant philosophique fut trop lié à ses yeux à l'hégélianisme sur les ruines duquel il s'était développé, il se considérait plutôt comme un "post-existentialiste" dans la mesure où, tout en rompant avec l'idéalisme, il mettait la personne au centre de ses préoccupations. La personne n'est pas l'individu; son identité ne peut se définir en termes de particularités, extérieurement et une fois pour toutes. Elle n'est pas un terme, mais un ensemble de relations, à soi et aux autres (auto-relation et hétéro-relation), à l'être enfin. Ce rapport constitutif fonde la théorie de l'interprétation et le personnalisme ontologique de Pareyson. Mais dans la mesure où "l'affirmation de l'être ne peut être que personnelle et, en ce sens, historique 3", toute interprétation digne de ce nom, qui engage et exprime à la fois la personne tout entière, sera elle-même historique.
Ce concept de personne est également central dans la pensée esthétique de Pareyson; sans lui on ne pourrait comprendre l'importance de la dynamique interprétative qui caractérise la "formativité". D'ailleurs, et pour éclairer ce qu'il entend par interprétation, Pareyson a souvent recours à des exemples empruntés au domaine de l'art. Mais ceux-ci doivent être compris à l'intérieur de ce qui, dans Vérité et interprétation, est présenté comme "une théorie générale de l'interprétation non limitée au domaine esthétique 4". Personne et œuvres échangent leurs propriétés car "chacune de ces œuvres tire son indépendance justement de son caractère de personnalité et, par ailleurs, la personne est à son tour œuvre et plus précisément œuvre-de-soi, qui se fait à partir de soi et se construit à travers ses œuvres 5". C'est que les concepts de forme et de personne sont intimement liés: toute personne est pour soi une forme en train de se former et toute forme suppose pour être comprise l'interprétation d'une personne. Ce qu'affirmait déjà l'Estetica selon laquelle n'importe quelle œuvre humaine, pratique, théorique ou artistique était toujours formative 6.
Récusant une théorie de la connaissance qui penserait en termes de sujet et d'objet, Pareyson s'est efforcé de montrer que "sauf dans la science, l'objectivité du vrai n'est pas impersonnelle, car l'énonciation d'une vérité contient toujours la voie personnelle par laquelle on la rejoint" (C. E., p. 103). Mais personnel ne veut dire ni subjectif ni arbitraire; cela signifie implication dans le processus d'interprétation sans fin d'une vérité qui ne peut être saisie hors de tout point de vue singulier ni de tout contexte historique. La vérité ne se laisse pas saisir une fois pour toutes dans un système dominé par la raison qui considère la possession du vrai comme l'accomplissement de la liberté. Le vrai, en effet, n'est pas dissociable de son interprétation; celle-ci "n'est pas une partie de la vérité ou une vérité partielle mais la vérité elle-même personnellement possédée" (V.I., p. 767).
Dans la mesure où l'homme est tout entier rapport à l'être et où il existe entre eux une solidarité originaire, on dira que l'existence est inséparable de la transcendance, et Pareyson pourra parler d'inobjectivabilité de l'être. Si le vrai peut se dire de l'être, aucune formulation néanmoins ne peut en épuiser la signification. De là naîtra toute une réflexion sur le discours même du vrai et plus précisément sur le langage, permettant d'opposer au "mysticisme de l'ineffable" une "ontologie de l'inépuisable 8".
Dans Vérité et interprétation, Pareyson avait distingué, "pensée expressive" et "pensée révélatoire 9". La première, refusant l'implication personnelle dans la recherche de la vérité avec les risques, les essais, atermoiements et erreurs qu'elle comporte, préfère se faire l'expression d'une situation, d'un moment historique. Il s'agit d'une pensée dont la formulation doit être considérée comme "symptomatique" d'autre chose qui est sous-entendu et appartient à l'époque. La pensée révélatoire n'exclut pas l'écart entre le dit et le non-dit ; elle est révélatoire "non seulement pour ce qu'elle dit, mais aussi pour ce qu'elle ne dit pas: en effet ce qu'elle dit est cette vérité même qui réside en elle comme inépuisable, et donc bien davantage comme non dite que comme dite" (V. I., p. 2210).
Inobjectivable est la vérité dans la mesure même où elle est inséparable de son interprétation et où celle-ci n'est pas unique, mais personnelle, historique et donc toujours multiple. Cette façon d'échapper à toutes les formulations qui se voudraient définitives tout en étant indissociables de chacune d'entre elles est ce qui la caractérise en propre, ce que Pareyson appelle son ulteriorità, que nous avons choisi de traduire par "imprésentabilité 11". Dans la perspective herméneutique de Pareyson, le rapport de la vérité à la parole est un rapport originaire. Le langage n'est pas un obstacle à la vérité, mais le lieu même de sa manifestation. Dans la pensée révélatoire règne une complète harmonie entre dire, révéler et exprimer. "Que la parole soit révélatoire est signe de la validité pleinement spéculative d'une pensée non oublieuse de l'être, et que la parole soit expressive est signe de la concrétude historique d'une pensée non oublieuse du temps 12." Mais la liberté est la condition d'exercice d'une telle pensée dont l'interprétation de la vérité et la révélation de l'être dépendent.
Pour l'ontologie négative le discours est insuffisant et la philosophie n'a d'autre recours que de se réfugier dans l'ineffable et le silence. Rien de tel pour la pensée révélatoire qui manifeste continûment l'infinie richesse de l'implicite en elle et qui est, selon l'expression de Pareyson, "irradiation continuelle de significations". D'où le rapport entre pensée révélatoire et mythe que l'on trouve nettement affirmé au début de "La philosophie et le problème du mal". La pensée révélatoire, disait déjà Pareyson dans Vérité et Interprétation, " semble posséder les caractères du mythe: puisque la vérité ne se donne qu'à l'intérieur d'une perspective et ne peut être saisie sinon comme inépuisable, le discours qui la concerne a la double caractéristique d'être toujours multiple et jamais totalement explicite: toujours multiple, c'est-à-dire personnel et expressif, et jamais totalement explicite, c'est-à-dire indirect et significatif; et ces caractères ne sont-ils pas justement ceux du mythe (…)13?"
Le recours au mythe va être essentiellement envisagé par Pareyson dans la dernière partie de son œuvre philosophique qui vise à produire une herméneutique de l'expérience religieuse. Il s'agit pour lui, dès lors, non pas de renoncer à la philosophie, mais à son caractère objectivant, à ce mode de conceptualisation qui privilégie la raison par rapport au vrai. Si l'on veut penser non pas seulement l'être, mais la relation de l'homme à l'être, il faut considérer la vérité dans son rapport originaire à la personne et penser celui-ci comme une expérience dont seule l'activité herméneutique est capable de saisir la dimension existentielle. Dès lors, il ne s'agira pas d'expliciter le mythe ou de le traduire pour en saisir le noyau rationnel. Une telle opération serait réductrice puisqu'elle ne tiendrait pas compte de la spécificité du discours mythique. Une herméneutique du mythe religieux est "une interprétation philosophique de l'expérience religieuse ou de la conscience religieuse 14".
Pareyson veut parler de la religion à partir de l'expérience qu'on en peut faire, en montrant l'importance des idées religieuses pour le croyant comme pour le non-croyant. Le mythe interrogé par la philosophie permet de parler du vrai ou plutôt de laisser la vérité parler à travers lui d'une manière qui n'est ni rationnelle ni irrationnelle. Ce qui compte ce n'est pas la raison, mais la vérité, qui sont inséparables dans le mythe, dans cette pensée originaire que la philosophie a, selon Pareyson, pour tâche de prolonger par d'autres moyens. Elle peut y parvenir en recourant à des "symboles existentiels et des symboles tautégoriques" capables de rendre compte de cette expérience qui fait l'essence même du fait religieux dont la dimension culturelle est proprement abstraite et ne peut intéresser qu'une pensée purement historique.
Or, pour Pareyson, "le langage abstrait et conceptuel est exposé au péril de l'objectivation" (infra, p. 65). En revanche, dans le mythe, l'image sensible se substitue au concept; alors que, là, le signifiant était arbitrairement uni au signifié, ici, les deux coïncident. Dans le symbole – puisque tel est le nom de cette image sensible – l'objet représenté est sa représentation elle-même et ne peut être présent autrement qu'à travers elle. Une telle unité fait le caractère tautégorique 15 des symboles qu'utilise le discours mythique et en assure la capacité révélatoire.
Le symbolisme est ainsi le plus à même de rendre compte du caractère inépuisable du transcendant. À la différence de la métaphore qui est un transport de sens et suppose à ce titre un certain développement susceptible d'en expliciter la signification, le symbole est un excès de sens qui irradie continûment et dont l'interprétation exige un processus sans fin. Le caractère sensible des images-signes dont usent l'art, la poésie, les mythes, est un mixte de physicité et de transcendance qu'aucune traduction purement conceptuelle ne saurait épuiser, quelque chose comme les Idées esthétiques pour Kant, c'est-à-dire des représentations de l'imagination qui donnent "beaucoup à penser", mais auxquelles aucune pensée déterminée ne peut être adéquate.
À la différence du langage conceptuel, réducteur et objectivant, qui, croyant saisir la nature du transcendant, ne peut que parler d'autre chose ou se taire face à lui, le symbolisme "se soustrait à l'explicitation complète sans pour cela en arriver à la célébration du silence. Le symbolisme n'est pas le mysticisme: il préserve le silence dans la parole même qui s'énonce, car sa parole n'est ni explicite ni muette, mais ouverte, rayonnante, suggestive; il conserve l'ineffabilité du transcendant dans le moment même où il la transforme en une effabilité infinie" (infra, p. 74).
Si le symbolisme a un caractère révélatoire, c'est parce qu'il plonge ses racines dans l'existence humaine, parce qu'il se situe au cœur du rapport de l'homme à l'être. Le mythe comme discours symbolique est ainsi particulièrement apte à pénétrer l'expérience religieuse, car étant "expérience de la réalité et vérité, il est vérité et réalité expérimentée, ce qui implique un investissement total: humanité et transcendance, homme et Dieu" (infra, p. 111). De ce point de vue la poésie et l'art en général sont capables d'atteindre "l'inobjectivable cœur de la réalité", et Pareyson ne se fait d'ailleurs pas faute de citer des poètes comme Goethe, Novalis, Leopardi, Donne, Hugo ou même Vigny, et des romanciers comme Conrad, Bernanos, Bashevis Singer, O'Connor et surtout Dostoïevski "à la fois et en même temps, immense artiste et immense philosophe 16" – même si c'est comme écrivain qu'il le fut.
L'herméneutique de l'expérience religieuse ne consiste pas alors à démythifier le mythe, à le "purifier du langage symbolique" qui est le sien, mais au contraire à en approfondir la signification. C'est là une entreprise sans fin, mais qui ne demande pas pour autant de renoncer à la philosophie ou de donner dans la théologie ou l'apologétique. Il s'agira plutôt d'extraire la signification philosophique de thèmes religieux sans confondre aucun des deux domaines. Le choix pour ou contre l'existence de Dieu n'est pas du ressort de la philosophie; les prétendues preuves qu'elle pourrait apporter sont tout aussi inutiles car, en la matière, la philosophie pour Pareyson " n'étend pas la connaissance à de nouveaux domaines de la réalité, mais réfléchit sur des expériences existentielles: son but n'est pas démonstratif, mais herméneutique" (infra, p. 116).
Il est probable que si Pareyson s'est très tôt intéressé à l'esthétique, c'est qu'il s'est très vite méfié du discours conceptuel; son intérêt pour l'expérience, artistique ou religieuse l'a amené à explorer d'autres formes de discours susceptibles d'en rendre compte de la façon la moins réductrice possible, mais sans abdiquer la rigueur philosophique. D'où sa lecture constante de Kierkegaard et de Pascal. En fait, c'est parce que le problème de la personne était au centre de ses préoccupations qu'il a vu dans l'expérience de l'art un lieu privilégié pour en comprendre les multiples aspects. En retour, son traitement des phénomènes religieux porte souvent la marque de sa démarche esthétique. En tout cas, ce n'est que progressivement, et de façon centrale les dernières années de sa vie, qu'il s'est interrogé sur l'expérience religieuse et plus particulièrement sur le mal et la souffrance.
Certes le discours sur Dieu ne peut être qu'un discours indirect étant donné le lien intime qui unit l'homme au transcendant, en soi inépuisable. Pour comprendre l'incompréhensible il faut trouver des formes de discours qui en ménagent la fondamentale ambiguïté. Car c'est la logique ratiocinante du tiers exclu dont use la philosophie conceptuelle traditionnelle que Pareyson condamne, puisque la réalité qu'il tente d'affronter est à la fois le même et son contraire, finie et infinie, une et multiple etc. Le rêve peut traduire une telle ambiguïté, le mythe ou l'art également. Mais comment ne pas perdre le caractère "révélatoire" de ces discours, comment éviter de "substituer le logos au mythos"?
En fait il faut se résoudre à utiliser un certain type de discours "déconcertant" qui fait un large usage d'expressions paradoxales comme celles d'un "Dieu avant Dieu", d'une "puissance de l'impuissance", d'un " début éternel", d'un "moment athée de la divinité" etc., toutes formulations qui appartiennent à la conception d'un Dieu dialectique "dont la positivité n'est pensable que si elle est accompagnée de sa négativité". Chacun des termes qui le caractérise "reçoit sa vérité du terme opposé et tombe dans la fausseté s'il est pris tout seul en un sens absolu". Mais plutôt qu'hégélienne, cette dialectique devra "être du genre pascalien, celle des vérités contraires ou des vérités qualitatives de Kierkegaard. La dialectique ne doit pas consister en un processus de médiation et de dépassement des termes opposés en un troisième terme censé les concilier, mais dans la tension et la compossibilité des contraires qui ne permet pas de sortir de la duplicité, et la signification d'un terme est celui qu'il prend quand on pose aussitôt à côté de lui, pour le contrôler, le préciser ou le rectifier, le terme contraire" (infra, pp. 207-208).
L'ontologie de la liberté, le titre de ce livre, indique l'arrière-fond sur lequel doit être pensé son sujet véritable, donné par le sous-titre: le mal et la souffrance. La question du mal est la grande affaire de Pareyson dans les dernières années de sa vie sans pour autant qu'il y ait rupture avec ses précédentes réflexions. On ne peut en effet penser le problème du mal sans avoir réfléchi à la question de la liberté qui ne peut, à son tour, que nous ramener à la question du mal. Tous les grands penseurs qui se sont penchés sur ce problème l'ont compris, par exemple Jules Lequier en France, mais aussi bien sûr Schelling dont Pareyson reprend la thèse: la liberté humaine ne peut être pensée qu'à l'horizon de la liberté divine et le mal n'est envisageable que dans cet horizon.
Penser la réalité du bien et du mal suppose d'en comprendre l'origine première qui n'a de sens selon Pareyson que si on la situe dans la perspective d'un choix originel. Mais ce choix n'appartient à aucune logique et ne peut être déduit d'une nécessité première. Pour comprendre l'auto-détermination de la liberté originaire il faut penser l'être comme liberté et la liberté comme être. La liberté est "le cœur de la réalité"; celle-ci est gratuite et sans fondement. "Considérée dans sa gratuité, elle apparaît comme un surplus : don authentique dû à un geste de générosité, pur excédent devenu objet d'admiration. […] Considérée dans son absence de fondement la réalité, en revanche, montre son côté sombre; la vie apparaît comme une condamnation qui provoque à la fois le remords d'exister et le regret de ne pas exister : mieux vaut ne pas être qu'être" (infra, p. 26).
C'est cette ambiguïté de la réalité que l'ontologie de la liberté se doit d'interroger: non seulement cette ambiguïté "objet d'extase autant que d'effroi, mais aussi la duplicité de la liberté, tout à la fois positive et négative, désireuse de s'affirmer, de se confirmer et capable de se nier et de se perdre; la négation sous tous ses aspects allant du simple non-être d'une limite première à la négativité absolue du mal, du néant agissant et actif au tourment de la souffrance" (ibidem). Une telle philosophie ne peut être que tragique, interrogeant sans cesse la destiné humaine condamnée à souffrir et demandant sans fin "pourquoi?". "Est-ce que ça a un sens? Où est votre providence? À qui tout cela a-t-il pu servir? La vie est une escroquerie, une escroquerie! Pourquoi devrais-je souffrir? Qu'ai-je fait pour mériter d'être traité ainsi?" demande Almayer à la fin d'Un Paria des îles de Conrad 17.
Le mal est lié indissolublement à la souffrance qui, dans la perspective chrétienne du péché, est à la fois punition et rachat. Mais, contrairement à ce que soutenait Platon, pour Pareyson, nul n'est méchant involontairement. Le mal est délibéré; il est le résultat d'une volonté négative qui s'affirme en se détruisant. Il n'est le produit ni du hasard ni de la nécessité, mais de l'esprit humain libre et entreprenant. Il ne faut donc pas le concevoir comme un manque ou une pure privation d'être ainsi que la philosophie rationaliste a tendance à le présenter 18. Il est transgression du bien, acte positif de négativité. En agissant suivant le mal, l'homme affirme en même temps librement la négation de sa liberté.
Ce qui suppose néanmoins que le Bien, ou la Loi, préexiste au mal et au péché. Mais si la positivité est première, son statut est ambigu, car elle est "d'un côté victoire sur la négation et de l'autre affirmation à nier : en même temps victoire sur le négatif et incitation à la négation, triomphe du mal et tentation du mal" (infra, p. 145). Cette ambiguïté est en fait constitutive de la liberté et elle est le cœur même de la réalité. Certes Dieu a choisi le bien non comme objet, mais comme être ou plutôt comme être-choisi. Dieu est le choix du bien qui réduit le néant à une possibilité vaincue, mais toujours présente en lui. D'où l'expression " déconcertante " sur laquelle Pareyson revient souvent, celle du "mal en Dieu". En fait une telle expression est le seul moyen d'éviter le manichéisme dualiste; par elle "s'explique en même temps la réalité du mal, la liberté de l'homme, la positivité et l'unicité de Dieu 19".
Le mal en Dieu appartient à ce type de paradoxe capable de nous permettre de réfléchir à une question que la raison seule est impuissante à résoudre et qui produit tout au plus en elle angoisse et stupeur 20. Le mal n'est en Dieu qu'à titre de possibilité ; il est en Dieu, avant Dieu, avant que la seule existence de Dieu ne le relègue à l'état de possible vaincu. Telle est "l'ambiguïté originaire" de Dieu. La réalité du mal, elle, provient de l'homme et c'est pourquoi si Dieu en est bien l'origine il n'en est pas l'auteur. D'où la nécessité d'abandonner le concept de Dieu comme fondement car on est plutôt ici dans le domaine de l'infondé (Ungrund) ou du sans-fond (Abgrund). Ce qu'est la réalité elle-même suspendue à la liberté originaire de Dieu. Dieu est liberté absolu; comme la rose d'Angelus Silesius, il est "sans pourquoi". Ego sum qui sum: "Je suis qui je suis, qui je veux être" répond Dieu à Moïse qui l'interroge, dans l'Exode, sur son nom 21. Rien n'existe avant Dieu; rien, si ce n'est Dieu se choisissant lui-même. Des catégories de la modalité, c'est la réalité qui est la première avant toute possibilité ou nécessité : Dieu n'est pas d'abord une possibilité cherchant à se réaliser. De même son existence ne se fonde sur aucune nécessité. Sa réalité repose sur sa liberté qui, en s'affirmant, indique et écarte à la fois la possibilité du mal et du néant.
La tragédie humaine, le fait que l'homme immergé dans le négatif est toujours sujet à la douleur pour sa punition et l'expiation de sa faute, est aussi une tragédie divine " car la chute de l'homme, signant l'échec de la création, frappe son œuvre et le contraint à intervenir pour la rectifier, ce que Dieu ne peut faire sinon en souffrant à son tour car seule la douleur peut vaincre le mal" (infra, p. 169). La souffrance touche tous les hommes, coupables et innocents et c'est là son grand scandale apparent. Mais solidaires dans la faute, les hommes le sont aussi dans la douleur, et la souffrance de Dieu est un scandale bien plus grand en même temps qu'une inévitable tragédie. La figure du Dieu souffrant trouve sa plus parfaite illustration dans l'œuvre de Dostoïevski auquel Pareyson consacra un livre paru pratiquement achevé après sa mort.
Une des très fortes intuitions de Dostoïevski aux yeux de Pareyson, c'est d'avoir envisagé un athéisme supérieur, capable de réfuter l'athéisme négateur dont Yvan dans Les Frères Karamazov est le porte-parole, l'athéisme de la theologia crucis qui consiste "dans le concept non moins profond que paradoxal d'un moment athée de la divinité" (infra, p. 176). Autrement dit le fait qu'à un moment donné le Dieu des chrétiens se nie lui-même en abandonnant son fils sur la croix qui doit souffrir cet abandon. Seul ce "Dieu dialectique" est capable de racheter la douleur en la prenant sur lui. Ce que Dostoïevski montre parfaitement bien dans son œuvre en réussissant "à universaliser le christianisme au point de le proposer comme solution même au non-chrétien" (infra, p. 180).
Cette volonté de réfléchir à partir de la religion sur un ensemble de questions qui concernent chaque homme, croyant ou non croyant, de rendre valable pour tous les solutions que le christianisme propose, de réfléchir en philosophe à des questions religieuses, caractérise bien la démarche de Pareyson, comparable en cela à celles de Pascal et de Kierkegaard auxquelles il aime à se référer. Mais rares sont ceux qui dans la tradition philosophique ont souligné la positivité du mal. Kant, qui l'a bien compris comme grandeur négative, n'en a pas saisi le " caractère diabolique", n'a pas mesuré le scandale du Dieu souffrant pour une faute dont il n'est pas responsable, alors que Schelling a su lier sa réflexion sur l'essence de la liberté humaine à une méditation sur la nature de la liberté divine originaire qui, affranchi de lui-même, s'est comme dégagé de son propre être dont il a l'absolue maîtrise.
Ce n'est pas le lieu ici d'approfondir ces thèmes et réflexions. Elles évoqueront immanquablement aux lecteurs français d'autres penseurs dont on peut s'étonner que Pareyson ne les cite pour ainsi dire jamais : Jean Nabert et son Essai sur le Mal, Paul Ricœur dans son dialogue avec l'œuvre de Nabert et à travers divers essais, mais aussi dans sa propre Symbolique du mal22, Emmanuel Levinas enfin dont l'éthique, alimentée aux sources d'une autre tradition religieuse manifeste plus d'un point commun avec notre auteur 23. Mais les filiations se font suivant des affinités secrètes qui rendent contemporains des penseurs d'époques parfois très éloignées et membres d'une même communauté intellectuelle certains qui semblent pourtant s'être toujours ignorés.

Je remercie Angélique Levi qui m'a aidé pour les traductions du latin, et Michel Valensi qui a relu cette traduction.
G. A. T.

 

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