éditions de l'éclat, philosophie

DIEGO MARCONI
LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE AU VINGTIÈME SIÈCLE

Table du livre La philosophie du langage au vingtième siècle


 





1. Réflexion philosophique sur le langage et «philosophie du langage».

 

On peut dire que c'est au moins à partir du Cratyle de Platon, que la philosophie s'est occupée du langage: de son origine, de ses fonctions, du fondement de sa capacité à exprimer des significations ; et plus particulièrement des différentes «parties du discours» et de leurs fonctions, des différents types de relation sémantique, du rapport entre langage et pensée, langage et monde externe, langage et société humaine, et d'un très grand nombre d'autres problèmes à propos desquels le langage est pertinent. Elle s'en est occupée plus activement à certaines époques – vers la fin du Moyen Âge – et dans une moindre mesure à d'autres, comme par exemple entre le XVIIe et le XIXe siècle (avec toutefois des exceptions remarquables, telles que Locke, Condillac et Humboldt): ce qu'on peut dire, en tout cas, c'est que le langage n'est jamais complètement sorti du champ réflexif de la philosophie. Pourtant, lorsqu'on parle aujourd'hui de philosophie du langage, on se réfère habituellement à des études dont la bibliographie remonte rarement au-delà de 1892 (année de publication de Sens et dénotation de G. Frege). Certes, il peut arriver que des travaux plus anciens soient cités: la distinction leibnizienne entre intension et extension, son critère d'identité fondé sur la substituabilité salva veritate, la théorie «idéationnelle» de la signification proposée par Locke dans le livre III de son Essai sur l'entendement humain, ou la thèse de J. S. Mill selon laquelle la signification des noms propres se réduit à leur dénotation. On a toutefois l'impression que la référence à tel ou tel de ces classiques sert principalement à anoblir des positions contemporaines – en les dotant d'une tradition –, et que les noms de ces philosophes du passé fonctionnent comme les codes de thèses intemporelles, alors que le contexte de pensée dans lequel ces thèses ont été élaborées n'est d'aucune importance. À la différence de ce qui peut advenir dans d'autres secteurs de la philosophie contemporaine, comme l'éthique ou l'esthétique, les philosophes classiques, depuis Aristote jusqu'à Nietzsche, apparaissent dans la philosophie du langage comme autant de Statues du Commandeur, ou n'apparaissent pas du tout.

On peut donner différentes raisons plausibles de ce détachement, relativement profond et radical, de la «philosophie du langage» de la tradition philosophique. Avant tout, la «philosophie du langage» a instauré depuis ses origines, un rapport plutôt étroit avec la logique formelle, discipline scientifique qui n'existait quasiment pas avant Frege; et la recherche la plus récente interagit souvent avec la linguistique, et particulièrement avec la linguistique générative, fondée par Chomsky à la fin des années cinquante (cf. § 3). Il faut toutefois préciser que ces deux interactions ne sont pas sans précédents: dans la philosophie de la fin du Moyen Âge, la relation entre logique et philosophie du langage était très étroite (une bonne part de la «logique» médiévale était plutôt de la philosophie du langage), et dans bon nombre de réflexions sur le langage entre le XVIIe et le XIXe siècles (depuis la Logique de Port-Royal jusqu'à Humboldt) le rapport avec la linguistique est significatif. Toutefois, il est important qu'aujourd'hui, il s'agisse de logique formelle, mathématique, et de linguistique générative. En outre, comme nous le verrons (§ 2), la «philosophie du langage» est, par bien des côtés, interne à la tradition philosophique analytique: une tradition qui a certes des précédents importants dans l'histoire de la philosophie (il suffit de penser à Aristote ou à Hume), mais qui appartient pour l'essentiel à notre siècle. Enfin, une bonne partie de la réflexion philosophique qui aura précédé Frege ou le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein est plus ou moins compromise (quelquefois malgré elle, quelquefois sous une forme théoriquement consentante) avec le mentalisme, qui reconduit les entités et les phénomènes linguistiques à des entités ou des processus mentaux. Nous assistons aujourd'hui à un retour significatif de thèses mentalistes également en «philosophie du langage», mais il ne fait pas de doute qu'à partir de Frege et pendant plusieurs décennies, la discipline s'est définie précisément en opposition au mentalisme (sur l'origine et les racines théoriques de cet anti-mentalisme, voir Engel, 1996: 26-39, 69-89).

Enfin, une autre raison de ce détachement particulier de la philosophie du langage (au sens étroit) de la tradition philosophique tient au niveau de consensus atteint dans cette discipline. Bien plus que ce ne sera le cas pour l'éthique ou l'esthétique, les philosophes du langage sont convenus, si ce n'est d'un certain nombre de thèses philosophiques explicites, au moins de l'importance de certains problèmes et de la centralité de certains textes qui ont contribué à leurs discussions; et ils sont également convenus d'une méthode de discussion (caractéristique de la philosophie analytique) difficilement définissable de manière précise, mais dans laquelle ont grand part les définitions et les argumentations explicites, l'emploi des contre-exemples pour invalider des propositions de solutions, le recours – non acritique, mais systématique – aux assomptions de sens commun et aux résultats des sciences naturelles et de la mathématique. Cet ensemble consensuel laisse certainement de côté, pour une raison ou pour une autre, une bonne partie des réflexions philosophiques sur le langage pré-frégéennes. D'un point de vue plus «historique», on pourrait dire que les classiques de la «philosophie du langage» – Frege, Russell, Wittgenstein – ont donné naissance à une telle masse de recherches qu'elle constitue, à elle seule, une discipline philosophique.

Ce qui ne veut pas dire que parmi ceux qui s'occupent aujourd'hui du langage d'un point de vue philosophique, le consensus – fût-il limité dans les termes que nous avons évoqués – soit universel, mais notre intention est de souligner de cette manière ce qui a été l'autorité particulière d'un ensemble relativement restreint de textes, qui constitue un cas peut-être unique dans le panorama de la philosophie contemporaine. On comprendra sans doute mieux, de ce point de vue, le rapport difficile et l'absence substantielle de dialogue entre la «philosophie du langage» et les courants actuels de l'herméneutique, qui placent pourtant le langage au centre de leur préoccupation («L'être qui peut être compris, c'est le langage» dit Gadamer; et il ajoute que «le langage, et donc la compréhension, sont des caractères qui définissent en général et fondamentalement tout rapport de l'homme avec le monde». Voir Gadamer, 1960: 405 sq.). Les différences de style philosophique sont évidentes; mais, cela mis à part, les problèmes de la philosophie analytique du langage sont substantiellement étrangers à l'herméneutique. On chercherait en vain, dans les écrits des herméneutes, des réponses à des questions telles que: «De quelle manière le sens d'une phrase déclarative dépend des sens de ses constituants?» ou: «Quelle différence y a-t-il entre le sens d'une expression comme ‘je' et celui d'une expression comme ‘Napoléon Bonaparte'?», ou: «Est-il toujours vrai que le sens d'une expression détermine sa référence?». De telles questions sont considérées soit comme banales (la réponse en est évidente), soit comme dépourvues de caractère philosophique ou, tout au plus, d'un intérêt strictement linguistique (§ 3), ou encore mal formulées. Les emplois quotidiens ou ordinaires du langage, qui sont au centre de l'attention de la philosophie du langage (parce que c'est de là qu'il faut partir) n'intéressent pas les herméneutes, qui tendent à les considérer comme dégradés par rapport à des emplois plus révélatifs de l'être ou de la vérité. Les herméneutes emploient certainement des notions comme sens ou signification : mais ce que la tradition analytique considère comme le centre de la signification – ce que Carnap (1947: 6) appelait «signification cognitive» et dont Frege (1892b: 104) disait que, d'une langue à l'autre, elle était conservée par une traduction correcte – intéresse bien moins les herméneutes que d'autres aspects, considérés comme marginaux ou secondaires par les philosophes du langage. Ces derniers s'intéressent plutôt à ce que des mots tels que «cheval» ou «destrier» ont en commun; les herméneutes à ce qui les différencie. «L'esprit orienté vers la beauté de la langue pourra accorder de l'importance à ce que le logicien considérera comme indifférent» (Frege, 1918: 178).

 

 

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Table du livre La philosophie du langage au vingtième siècle